CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La présente contribution met en lumière l’impact de la crise syrienne sur les réfugiés palestiniens, tant en Syrie que dans les pays voisins, où certains d’entre eux ont trouvé refuge (Liban, Jordanie et Égypte en particulier). Le conflit syrien s’inscrit dans une histoire régionale plus longue qui a fréquemment vu les réfugiés être impliqués – souvent comme victimes, parfois comme protagonistes – dans les conflits à répétition qui ont ensanglanté le Moyen-Orient ; et c’est souvent à leurs dépens que se sont établis les nouveaux équilibres politiques. Si la majeure partie des régimes arabes affichent un soutien appuyé à la cause palestinienne, et en particulier au droit au retour des réfugiés, le statut précaire de ces derniers, en particulier en situation de crise, montre le peu de soutien dont ils bénéficient en réalité. Priment avant tout les intérêts politiques, économiques et sécuritaires des États d’accueil en fonction de la conjoncture régionale et internationale.

Les Palestiniens au Moyen-Orient : crises politiques, conflits et déplacements forcés

2 Les Palestiniens des pays arabes ont connu des régimes d’intégration divers depuis 1948, de la naturalisation temporaire et qualifiée en Jordanie jusqu’à l’apatridie agrémentée de discriminations socioéconomiques plus (Liban) ou moins (Syrie) prononcées. Mais, quel que soit leur degré d’« intégration » dans leur société d’accueil, ils demeurent des réfugiés apatrides tributaires des politiques de leur État d’accueil et des multiples mesures restrictives limitant leur mobilité – et donc leur possibilité de trouver un nouveau refuge – dans la région.

3 Le poids des politiques d’accueil est relativement plus élevé dans le cas palestinien que dans d’autres cas de réfugiés à travers le monde. Afin de préserver l’option d’un rapatriement dans leurs foyers tel que promue par l’ONU en 1948 (résolution 194 de l’Assemblée générale), les réfugiés palestiniens vivant dans les pays du Moyen-Orient se sont vu exclure, notamment sous la pression des pays arabes, du régime universel de protection juridique des réfugiés fondé sur la Convention de Genève de 1951 et sur le mandat opérationnel du HCR, à l’époque porté sur la réinstallation dans des pays tiers des réfugiés craignant des persécutions dans leur pays, et ne pouvant ou ne voulant de ce fait y retourner. [1]

4 En lieu et place, on confia dès 1950 à l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA, selon le sigle en anglais), le soin de secourir les réfugiés palestiniens et de promouvoir leur intégration dans le tissu économique des pays d’accueil en attendant que leur statut permanent soit réglé. Mais à la différence du HCR, l’UNRWA ne fut pas mandaté pour protéger juridiquement les réfugiés, une carence qui les a affectés lors des nombreux conflits dans lesquels ils ont été impliqués et qui ont souvent conduit à de nouveaux exils forcés. Trois de ces conflits se sont produits depuis le début des années 1990 et ils ont des similitudes avec l’exil forcé des Palestiniens depuis la Syrie après l’éclatement du conflit actuel.

5 À la suite de l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, près de 200 000 Palestiniens, pour la plupart originaires de Jordanie, ont été contraints de quitter le Koweït pour se mettre à l’abri du conflit et de possibles représailles que pourraient exercer les Koweitiens à leur égard en raison de la prise de position de l’OLP en faveur de l’occupant irakien. D’ailleurs, 20 000 autres Palestiniens ont été expulsés par les autorités koweïtiennes à la suite du conflit en 1991 [2]. C’est en Jordanie que la plupart de ces Palestiniens se réinstallent, un pays qui connaît à l’époque une grave crise économique. Si la Jordanie profite alors quelque peu des grosses fortunes palestiniennes rapatriées du Koweït, elle doit consentir des gros efforts (en coopération avec l’UNRWA) afin de soutenir les nombreux Palestiniens qui ont à nouveau tout perdu. Au niveau politique, l’accroissement de la population d’origine palestinienne va renforcer en Israël la conviction que la Jordanie pourrait à terme devenir un État de remplacement pour les Palestiniens ; un scénario cauchemardesque pour l’establishment jordanien, qui explique pour beaucoup ses restrictions actuelles à l’immigration des réfugiés palestiniens de Syrie.

6 En 1995, Muammar Kadhafi a décidé d’expulser les Palestiniens qui résidaient sur le territoire libyen afin de démontrer les limites des accords d’autonomie signés par l’OLP avec Israël et, plus précisément, le fait que l’organisation demeurait incapable de résoudre la question des réfugiés. L’attitude des États de la région allait lui donner raison : le Liban, dont la majorité des expulsés possédaient des titres de voyages, a refusé, comme les autres pays arabes, d’accepter sur son territoire les Palestiniens expulsés de Libye [3]. Quant à ceux originaires de Gaza, leur entrée dans leur territoire d’origine a été refusée par Israël, maître des frontières internationales des territoires autonomes palestiniens. Ne disposant du droit de résidence dans aucun autre pays, des familles entières se sont retrouvées bloquées dans un camp de fortune à Salloum, un lieu désertique à la frontière entre la Libye et l’Égypte. Après plusieurs années, les restrictions libanaises ont finalement été levées et ceux qui détenaient des titres de voyages libanais se sont réinstallés au Liban, et d’autres ont pu se réinstaller en Libye. Le cas libyen a mis en lumière l’impuissance de l’Autorité palestinienne et les réticences des pays arabes à porter secours à leurs « frères palestiniens ».

7 Plus récemment, la chute du régime de Saddam Hussein en 2003 a été marquée par de nombreuses attaques (enlèvement, intimidations, meurtres) contre une communauté palestinienne d’Irak (forte de 30 000 personnes au début des années 2000) considérée comme proche de l’ancien dictateur, plus des deux-tiers d’entre eux ayant été contraints de quitter le pays. Mais tandis que les deux pays voisins, la Syrie et la Jordanie ouvraient largement leurs portes aux réfugiés irakiens, au moins jusqu’en 2007, ils refusaient l’entrée des Palestiniens d’Irak sur leur territoire, sous prétexte que cela constituerait de leur part une acceptation de leur réinstallation permanente hors de Palestine et donc une atteinte potentielle à leur droit au retour [4]. 3 000 de ces réfugiés se sont trouvés piégés plusieurs années, là aussi dans des camps de fortune situés à la frontière de l’Irak avec la Syrie (al-Tanaf et al-Walid) et la Jordanie (Ruweished et al-Karameh). Ces camps ont été progressivement fermés courant 2010, suite à la réinstallation des derniers réfugiés qu’ils accueillaient dans des pays tiers comme le Soudan, le Chili, le Brésil, l’Islande et la Suède. Près de vingt années après les accords d’Oslo, l’expérience de ces camps a marqué la précarité continue des réfugiés palestiniens ainsi que l’échec du processus de construction étatique palestinien. [5]

8 D’autres conflits récents ont entraîné des migrations forcées de Palestiniens, de façon moins médiatisée mais très révélatrice d’une grande vulnérabilité juridique et physique de cette population.

9 Citons enfin la répression israélienne contre les soulèvements palestiniens depuis 2000 qui aurait conduit à l’émigration graduelle de quelques dizaines de milliers de Palestiniens de Cisjordanie (réfugiés ou non) vers la Jordanie [6] et encore, en 2007, le déplacement des 30000 réfugiés du camp de Nahr al Bared, dans le nord du Liban, après sa destruction par l’armée libanaise suite au conflit avec un groupe islamiste armé, Fath al Islam, qui y avait installé sa base arrière. Réinstallés dans des logements provisoires dans le camp voisin de Beddawi, les réfugiés du camp de Nahr al-Bared sont toujours en attente de sa reconstruction. [7]

Le statut particulier des Palestiniens de Syrie

Le traitement « égalitaire » des Palestiniens en Syrie

10 Comprendre la situation actuelle des réfugiés palestiniens de Syrie, et en particulier le choc subi par ces derniers dans le contexte du conflit actuel, nécessite un rapide examen de leur statut dans ce pays depuis leur arrivée lors de l’exode de 1948. L’écrasante majorité d’entre eux avaient été enregistrés par l’UNRWA, qui s’est chargé dès mai 1950 de l’instruction primaire de leurs enfants, de leurs soins de santé et des services sociaux. Parallèlement, les autorités locales se sont conformées aux recommandations de la Ligue arabe concernant la gestion politique des réfugiés palestiniens : tout en leur déniant l’accès à la citoyenneté syrienne et à la propriété de terres agricoles par respect pour leur droit au retour, elle leur a assuré (contrairement à de nombreux autres pays arabes) un accès à l’éducation supérieure et au marché du travail comparable à celui de ses propres ressortissants.

11 Cette intégration relativement harmonieuse s’explique par le credo panarabe dont les dirigeants syriens se sont traditionnellement faits les champions, mais aussi par la démographie. Le statut de réfugiés palestiniens sous mandat de l’UNRWA s’étant de facto transmis de père en fils depuis près de quatre générations, le nombre de ces réfugiés n’a cessé d’augmenter, passant de 75 000 personnes en septembre 1949, soit un dixième de l’ensemble des réfugiés palestiniens, à environ 500 000 personnes en 2013 [8]. Cependant, ils n’ont jamais représenté que de 2 % à 3 % de la population syrienne, à comparer avec les taux de 10 % au Liban et de 43 % en Jordanie, deux pays d’accueil traditionnels pour les Palestiniens, dans lesquels l’intégration des réfugiés a fait l’objet de débats très controversés depuis le lancement du processus d’Oslo en 1993. Les lieux d’implantation des réfugiés palestiniens en Syrie sont un autre facteur à considérer. Les réfugiés se sont retrouvés en majeure partie cantonnés dans les camps de réfugiés et dans les agglomérations des grandes villes que sont Damas, Homs, Hama, Lattaquié et Alep, ce qui a facilité leur insertion dans les secteurs secondaires et tertiaire du marché du travail. En revanche, cette localisation urbaine les a particulièrement exposés aux violences armées dans le cadre du conflit syrien (voir ci-après).

12 Bien plus compliquées ont été les relations politiques des dirigeants syriens avec la sphère politique palestinienne. Depuis 1982, ils ont délibérément apporté leur soutien à l’opposition palestinienne partisane du refus de toute concession face à Israël, dont les gauchistes/laïques du Front populaire de libération de la Palestine/Commandement général (FPLP/CG) et du Baath palestinien (Saïqa) ainsi que les islamistes du Hamas. Cette configuration hétéroclite explique le positionnement différencié des Palestiniens depuis mars 2001 : certains Palestiniens se sont engagés auprès des forces gouvernementales, d’autres après des rebelles, mais une majorité s’en est jusqu’à maintenant tenue à une prudente position de neutralité, voire de distanciation passive face au régime baathiste [9].

Les Palestiniens de Syrie dans le conflit actuel

13 Les réfugiés palestiniens se sont montrés particulièrement vulnérables face au conflit syrien et à ses retombées régionales. Vulnérabilité face à la nature des combats d’abord. C’est dans les agglomérations urbaines, leurs principales zones d’habitation, que les affrontements directs entre protagonistes et les bombardements de l’aviation gouvernementale ont été les plus meurtriers. Par ailleurs, les caractéristiques des camps formels et informels dans lesquels plus de deux-tiers d’entre eux vivent [10] (espaces restreints et fortes densités de population) en ont fait des lieux privilégiés pour les actions de guérilla urbaine. C’est aussi dans les camps que des Palestiniens pro-gouvernementaux et antigouvernementaux se sont affrontés, vulnérabilisant encore plus leurs populations civiles. L’immense camp (non-officiel) de Yarmouk, dans la banlieue de Damas, qui abrite à lui seul un tiers des effectifs des Palestiniens en Syrie (150 000 personnes) porte encore la trace des violents combats qui s’y sont déroulés en décembre 2012. Ils impliquèrent le FPLP/CG du côté gouvernemental et une nouvelle organisation palestinienne locale, la Brigade de la Tempête, du côté des rebelles, et ont causé une trentaine de morts, des civils pour la plupart [11]. On compte en tout près de 2 000 décès violents de Palestiniens depuis le début du conflit. [12]

14 Ce conflit aurait aussi provoqué le déplacement forcé de nombreux réfugiés. Au début de mai 2013, l’UNRWA estimait le nombre total de réfugiés palestiniens déplacés en Syrie à plus de 250 000 (près de la moitié des effectifs), en majorité du camp de Yarmouk, dont seule une minorité aurait quitté le pays, principalement en direction du Liban (50 000), de la Jordanie (6 000) et de l’Égypte (9 000). Environ 180 000 réfugiés déplacés seraient donc encore en Syrie, dans des lieux plus sûrs, mais sans garantie aucune que la ligne de front ne les rattrapera pas. 8 000 réfugiés dont les habitations ont été détruites vivent dans des installations de l’UNRWA, en général des écoles. [13] Certains déplacés sont parvenus à regagner leurs foyers, mais le nombre de nouveaux réfugiés déplacés en masse reste plus élevé. Derniers en date, les 6 000 réfugiés du camp (non-officiel) d’Ayn al-Tel situé au nord d’Alep, qui a été conquis et déclaré zone militaire par les forces rebelles en avril 2013. À l’avenir, le futur des réfugiés palestiniens en Syrie reste bien incertain. L’implication de certains d’entre eux dans le conflit fait craindre qu’ils ne deviennent pour les Syriens le bouc émissaire sur le dos desquels ils reformeront leur unité nationale ou, comme dans le cas de l’Irak après la chute de Saddam Hussein, qu’ils soient persécutés par les nouveaux maîtres du pouvoir pour collaboration de certains d’entre eux avec le régime précédent.

15 Quel que soit leur actuel lieu de résidence, 400 000 des 500 000 réfugiés palestiniens de Syrie seraient dépendants de l’aide d’urgence que l’UNRWA leur apporte sous forme de vivres, de couvertures, d’aide financière d’appoint. Vitale, cette aide humanitaire ne s’étend cependant pas à la protection juridique des réfugiés du type de celle qu’offre le HCR, et dont ils ont pourtant cruellement besoin. C’est aussi le cas des réfugiés qui ont tenté de reconstruire leur existence hors de Syrie.

Des situations contrastées dans leurs pays d’accueil

16 Les politiques d’accueil des réfugiés palestiniens sont différentes d’un pays arabe à l’autre. Un point commun les réunit cependant : ils font l’objet d’un traitement particulier distinct de celui accordé aux réfugiés de nationalité syrienne, bien qu’ils fuient le même conflit. Cette différence de traitement repose en partie sur des accords de circulation bilatéraux, qui excluent de fait les Palestiniens et ne concernent que les ressortissants des pays signataires, comme c’est le cas entre la Syrie et le Liban. Par ailleurs, les réfugiés restent soumis aux mesures de « discrimination positive » prises par les pays arabes sous prétexte de préserver leur droit au retour ; l’échec du processus de paix israélo-palestinien et la crainte d’une intégration permanente des réfugiés dans leurs pays d’accueil n’ont fait que renforcer ces discriminations.

Le Liban, un accueil réglementé des réfugiés palestiniens de Syrie

17 Selon l’UNRWA, 53 000 Palestiniens de Syrie seraient entrés au Liban depuis le début de la crise en mars 2011. Ils se seraient installés majoritairement dans le sud du pays, aux alentours des villes de Saïda et, dans une moindre mesure, de Tyr où sont concentrés cinq des douze camps du pays. [14] Ces chiffres relativement élevés sont cependant à prendre avec précaution : ils ne résultent pas d’un recensement de la présence au Liban des réfugiés palestiniens de Syrie, mais du décompte du nombre de cette catégorie de personnes ayant franchi la frontière entre les deux pays ; or parfois, le séjour n’est que temporaire, selon l’évolution de la situation en Syrie.

18 Les conditions de vie de ceux des réfugiés de Syrie qui restent au Liban sont évidemment meilleures lorsqu’ils peuvent bénéficier de l’accueil et du soutien de proches résidant de façon permanente au Liban. Pour les autres, l’assistance de l’UNRWA reste primordiale, en particulier dans les camps de réfugiés déjà surchargés et qui, du fait de l’arrivée des nouveaux venus, ont connu une pression accrue sur le prix du logement [15].

19 La politique d’immigration libanaise envers les réfugiés palestiniens de Syrie s’est cependant révélée restrictive, toujours dans l’optique de limiter les « risques » d’installation au Liban de Palestiniens non enregistrés et de voir augmenter leur nombre. Au départ, la Sûreté libanaise leur a attribué des visa limités (7 jours), dont le prix et celui de son renouvellement pour une durée d’un mois, sont relativement élevés (environ 13,00 euros et 26,00 euros, respectivement) et impossibles à assumer pour de nombreuses familles qui deviennent donc illégales. Pour ceux ayant dépassé la durée légale du séjour et se présentant à la frontière pour regagner la Syrie une amende de 50 000 livres libanaises, soit environ 25 €, était demandée. Cependant, au vu de la crise humanitaire, la Sûreté générale libanaise a supprimé cette dernière mesure en septembre 2012.

20 Quoiqu’il en soit, le droit au séjour octroyé par les autorités libanaises n’a en rien amélioré le statut discriminatoire de l’ensemble des Palestiniens dans le système social et économique libanais : leur sont niés l’accès au marché du travail, à l’éducation ou à la santé. Concernant ces deux derniers éléments, c’est l’UNRWA qui prend en charge, partiellement, les réfugiés palestiniens de Syrie qui sollicitent son assistance.

La Jordanie, et sa politique de refoulement des réfugiés palestiniens en provenance de Syrie

21 La position de la Jordanie face aux réfugiés palestiniens en provenance de Syrie apparaît comme paradoxale. Principal pays d’accueil des réfugiés palestiniens et le seul des pays arabes à leur avoir accordé dès 1949 la citoyenneté en masse afin de favoriser leur insertion socioéconomique (tout en soutenant leur droit au retour en Palestine), ses autorités se sont opposées depuis 2011 à l’immigration de ceux d’entre eux qui fuyaient la Syrie sans point d’attache en Jordanie. Cela explique que seuls 6 000 réfugiés palestiniens venant de Syrie se trouvent actuellement sur le territoire jordanien, les deux-tiers d’entre eux résidant dans les villes de Zarqa et d’Irbid, dans le nord du pays, les autres dans Amman et ses environs. [16] À l’inverse, les réfugiés syriens, aujourd’hui au nombre d’environ 500 000, ont été accueillis librement pour ceux qui pouvaient se prévaloir d’un garant jordanien ou alors ont été orientés vers le camp de Zaatari, dans le nord du pays.

22 De fait, nombre de réfugiés palestiniens se présentant à la frontière jordanienne se sont vu interdire l’accès au territoire. Quelque 200 familles ayant dans un premier temps réussi à entrer clandestinement sur le territoire jordanien ont été « parquées » dans un centre de rétention à Cyber City, un complexe industriel abandonné et en mauvais état, situé à la frontière syrienne, en attendant un retour hypothétique en Syrie ou leur réinstallation dans un pays tiers. C’est là la manifestation d’une politique adoptée depuis le début des années 2000 par les dirigeants jordaniens, visant à discréditer l’option promue par de nombreux politiques israéliens de transformation progressive du royaume hachémite en patrie de rechange pour les Palestiniens. C’est déjà en vertu de cette politique que, comme nous l’avons signalé précédemment, quelques 3 000 réfugiés palestiniens fuyant l’Irak et les violences qui y avaient lieu après 2003 avaient été assignés à résidence durant plusieurs années dans des camps de fortune à la frontière avant d’être réinstallés hors du Moyen-Orient.

23 Les considérations politiques motivant ces mesures de refoulement de réfugiés en danger ont eu raison des protestations émanant de l’UNRWA ou d’organisations de droit de l’homme telles que Human Rights Watch. Ces organisations ont souligné l’entrave au droit international humanitaire conventionnel et coutumier que constituait cette attitude [17]. Au demeurant, sa politique d’accueil généreuse à l’égard des réfugiés syriens (comme elle l’avait été à l’égard des réfugiés Irakiens après 2003 et des réfugiés et déplacés palestiniens en 1948 et en 1967), qui plus est dans un climat régional dégradé, a pour l’heure protégé la Jordanie des critiques des grandes puissances « occidentales » dont sa survie financière dépend. La population jordanienne, à moitié originaire de Palestine, et l’OLP ne se sont pas manifestées non plus.

L’Égypte, un accueil limité et discriminatoire

24 Apparemment plus libérale que celle de la Jordanie, la politique égyptienne d’accueil des réfugiés palestiniens de Syrie n’en est pas moins restée marquée par le sceau de la discrimination et de l’inégalité de traitement par rapport à celle appliquée aux réfugiés syriens. Là encore, il s’agit de la perpétuation d’une politique dite de « discrimination positive » en faveur des droits inhérents aux réfugiés palestiniens, qui s’est traduite dans les faits sous la forme de tracasseries administratives réduisant drastiquement leur liberté de mouvement. Depuis les années 1970 et le rapprochement opéré par le président Sadate avec Israël, cette politique a aussi exprimé une vision des Palestiniens comme une menace à la sécurité nationale.

25 Les autorités égyptiennes ne se sont pas opposées à l’arrivée des familles venues directement par avion de Syrie (environ 10 000 personnes), mais en revanche les familles venues du Liban ou de Turquie ont été refoulées, de même que les réfugiés palestiniens âgés de 18 à 40 ans en provenance de Syrie et voyageant seuls [18]. Le statut des Palestiniens admis à séjourner en Égypte n’a rien d’enviable. À leur arrivée, ils ne reçoivent généralement qu’un visa touristique à durée limitée, et non une carte de résidence. Celle-ci dépend en fait de l’inscription des enfants dans les écoles du pays. Mais tandis que des dispositions officielles ont été prises afin d’intégrer au mieux les 200 000 réfugiés syriens, notamment en ce qui concerne l’accès des enfants à l’instruction publique, les nouveaux immigrés palestiniens ont dû se tourner, pour ceux qui le pouvaient, vers le secteur privé. Les autres, dans l’impossibilité de travailler, vivent dans un vide juridique et matériel, dans la peur constante d’être extradés.

26 La situation en Égypte des réfugiés palestiniens de Syrie est finalement plus précaire qu’au Liban, en ce sens que l’UNRWA n’y opère pas et que le HCR ne les protège pas non plus. De plus, l’ambassade palestinienne s’est montrée des plus passives, suscitant l’ire des réfugiés qui ont organisé de nombreuses manifestations devant ses bureaux, réclamant une activation de leur dossier auprès des autorités égyptiennes et une égalité de traitement avec les réfugiés syriens [19]. Mais les idées formulées pour sortir les réfugiés palestiniens de Syrie de l’impasse sont restées pour l’instant lettre morte, que ce soit leur prise en charge par le HCR, une option à laquelle se refuse l’Égypte, ou l’extension du mandat de l’UNRWA à l’Égypte, une option que l’agence n’envisage pas pour l’heure [20].

Conclusion

27 Entre un retour hypothétique en Syrie ou une réinstallation précaire dans des pays tiers, l’avenir des réfugiés palestiniens de Syrie exilés apparaît bien incertain. Cantonnés dans des statuts temporaires qui ne leur offrent ni possibilité de résidence à long terme ni possibilité de travailler à court terme, ces réfugiés se retrouvent une nouvelle fois dans une impasse, conséquence des prises de positions politiques des États arabes et de la faiblesse de l’Autorité palestinienne. À l’heure où les soulèvements populaires se multiplient dans les pays arabes, les Palestiniens, encore privés d’une citoyenneté en dépit de la reconnaissance internationale formelle en 2012 de leur État, se trouvent marginalisés sur la scène politique régionale. La rhétorique pro-palestinienne a laissé la place à d’autres revendications sociales et politiques propres à chaque pays arabe. Les Palestiniens, la population réfugiée numériquement et historiquement la plus importante de la région, se retrouvent aujourd’hui au second plan, dépassés par l’urgence et l’ampleur de l’accueil des réfugiés syriens. Les soulèvements arabes, comme le conflit syrien, viennent renforcer la marginalisation et la vulnérabilité d’une population soumise aux aléas politiques de leurs États d’accueil, installée dans une précarité sans cesse renouvelée. Les récents changements de régime ou conflits n’ont fait que confirmer leur statut d’apatrides sans perspective d’aboutir à une solution régionale durable et juste à leur exil. ?

Notes

  • [1]
    Lorsque qu’éclate en 1948 la première guerre israélo-arabe, la communauté internationale était en train d’élaborer le système international permanent de protection des réfugiés et des apatrides. Certains États arabes ont demandé que l’on exclue les réfugiés palestiniens du mandat du HCR et du champ d’application des deux conventions relatives au statut des réfugiés et au statut des apatrides en cours de négociation. Il s’agissait pour les États arabes de refuser la banalisation des réfugiés palestiniens et leur dissolution dans le flot des réfugiés de toutes origines et surtout d’affirmer la responsabilité première des Nations unies dans leur prise en charge financière. On retrouve aussi au sein des puissances occidentales ce même souci d’écarter les réfugiés de Palestine de peur que le caractère exceptionnellement politique de leur cas (en raison de l’implication directe de l’ONU dans la question de Palestine depuis 1947) ne nuise au système humanitaire international dès sa création. En décembre 1949 un Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés était créé à quelques jours de la création de l’UNRWA et le 31 juillet 1951 la Convention relative au statut des réfugiés (Convention de 1951) était adoptée à Genève. La Convention relative au statut des Apatrides sera adoptée à New-York le 28 septembre 1954. Toutes deux contiennent une clause d’exclusion applicable aux réfugiés palestiniens sous mandat de l’UNRWA dans la zone couverte par celui-ci.
  • [2]
    Radi, Lamia, 1994, « Les Palestiniens du Koweït en Jordanie », Monde arabe. Maghreb – Machrek, n° 144, avril – juin, pp. 57-58.
  • [3]
    Le Liban a traité la question sous un angle politique, en affirmant que le pays ne pouvait accueillir les réfugiés palestiniens à chaque fois que ceux-ci étaient expulsés d’un pays tiers, et que le Liban n’avait pas vocation à être un pays de réinstallation pour les Palestiniens.
  • [4]
    Cf. Rossi S., 2008. « Le drame ignoré des Palestiniens d’Irak et l’exode vers la Syrie », Asylon (s), n° 5 [http://www.reseau-terra.eu/article808.html] & Ruppert Colville, 2007, « Shame. How the world has turned its back on the Palestinian refugees in Iraq”, Refugees, n° 142, issue 2 : 24
  • [5]
    Voir Al Husseini, J., Signoles, A., 2011, Les Palestiniens entre État et diaspora, Paris, Karthala, p.61.
  • [6]
    Voir Doraï, K., Al Husseini, J., et Augé, J.-C., 2003, “De l’émigration au transfert ? Réalités démographiques et craintes politiques en Jordanie”. Maghreb-Machrek, n° 176, pp.75-92.
  • [7]
    Puig, N., 2012, « Villes intimes. Expériences urbaines des réfugiés palestiniens au Liban », in Kamel Doraï et Nicolas Puig (dirs) L’urbanité des marges, Migrants, réfugiés et relégués dans les villes du Proche-Orient, Paris : Téraèdre
  • [8]
    Voir UNRWA, UNRWA in figures – as of 1 January 2013, http://www.unrwa.org/userfiles/2013042435340.pdfs
  • [9]
    Napolitano, V., « La mobilisation des réfugiés palestiniens dans le sillage de la “révolution” syrienne : s’engager sous contrainte », Cultures & Conflits [en ligne], 87, Automne 2012, mis en ligne le 26 décembre 2012.
  • [10]
    Il existe 10 camps officiels, gérés conjointement par l’UNRWA et les autorités syriennes (30 % des effectifs) et trois camps non-officiels gérés par ces dernières uniquement (37 %) ; voir Rueff, H., Viaro, A., March 2010, « Palestinian Refugee Camps : From Shelter to Habitat », Refugee Survey Quarterly, pp.339-359 (http://rsq.oxfordjournals.org).
  • [11]
    Voir “Syrian jets rocket Palestinian camp in Damascus”, Live mint, 17 December 2012, http://www.livemint.com/Politics/9tkqz6Zhuxv5juicH82PiL/Syrian-jets-rocket-Palestinian-camp-in-Damascus.html?facet=print
  • [12]
    Abu Toameh, K., 10 May 2013, “Palestinians in Syria Killed, Injured, Displaced”, Gateson Institute, http://www.gatestoneinstitute.org/3706/palestinians-syria-killed-injured-displaced
  • [13]
    UNRWA, 10 May 2013, Syria crisis situation update (Issue 46).http://www.unrwa.org/etemplate.php?id=1746
  • [14]
    Mais aussi dans la vallée de la Beqaa, à Beyrouth, et dans le nord du pays ; voir UNRWA. March 2013, op.cit.
  • [15]
    Environ 50 % des réfugiés palestiniens du Liban vivent dans des camps officiels.
  • [16]
    Voir UNRWA, March 2013, op.cit.
  • [17]
    Même si la Jordanie n’est pas partie à la Convention de Genève de 1951 ni au Protocole de New York de 1967 relatifs au statut des réfugiés ; voir Human Rights Watch, March 21, 2013, Jordan : Obama Should Press King on Asylum Seeker Pushbacks, http://www.hrw.org/news/2013/03/21/jordan-obama-should-press-king-asylum-seeker-pushbacks
  • [18]
    Howeidi, A., 2 May 2013, « A Double Nightmare », al-Ahram Weekly, http://weekly.ahram.org.eg/News/2478/32/A%20double%20nightmare.aspx
  • [19]
    Sans success pour l’instant, voir “Palestinian-Syrian refugees in Egypt plan rally for equal rights”, 22 April 2013, Ahram online http://english.ahram.org.eg/NewsContent/1/64/69928/Egypt/Politics-/Palestin=ianSyrian-refugees-in-Egypt-plan-rally-for.aspx. Parmi les idées formulées pour sortir les réfugiés palestiniens de l’impasse, la prise en charge par le HCR ou l’extension du mandat de l’UNRWA à l’Égypte.
  • [20]
    Sanchez, L., “Palestinian refugees from Syria face threats from embassy”, Daily News, April 13, 2013, http://www.dailynewsegypt.com/2013/04/23/palestinian-refugees-from-syria-face-threats-from-embassy/
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Depuis 2011, la crise syrienne et ses conséquences sur la population des quelque 500 000 réfugiés palestiniens qui y résident a fait rejaillir la vulnérabilité de cette population dans l’ensemble des pays du Moyen-Orient depuis son exode de 1948. Loin des discriminations sociales et économiques dont ils ont été les victimes dans certains pays voisins, comme au Liban, les réfugiés palestiniens se sont vus assurer en Syrie un accès sans entraves particulières à tous les secteurs de l’instruction publique ainsi qu’au marché du travail local. Mais la rébellion syrienne et la guerre civile qui s’en est suivie depuis 2011 les a ramenés à leur condition première : un peuple apatride, otage du conflit en cours, dépourvu d’une réelle protection étatique et exclu du système universel de protection des réfugiés mis en place par les Nations unies au début des années 1950.

Jalal Al Husseini
chercheur associé. IFPO Amman (USR 3135, CNRS – Ministère des Affaires Étrangères).
Kamel Doraï
Chercheur CNRS. Migrinter (UMR 7301, CNRS – Université de Poitiers).
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/01/2014
https://doi.org/10.3917/come.087.0095
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