CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Maintenant Israël organise sur les territoires qu’il a pris l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions et il s’y manifeste contre lui une résistance, qu’à son tour il qualifie de terrorisme»...
Général de Gaulle, conférence de presse du 27 novembre 1967.
« Jamais guerre prolongée ne profita à un pays ».
Sun Tzu. L’art de la guerre

1 Pour reprendre la définition d’un conseiller juridique du CICR, un assassinat ciblé est « l’utilisation intentionnelle, préméditée et délibérée d’une force létale dirigée à l’encontre d’une personne individuellement sélectionnée n’étant pas détenue »[1].

2 Cette pratique est presque toujours le fait d’un Etat puisque c’est lui qui, par définition, détient le monopole de la violence physique légitime. En laissant de côté ici le problème très différent des régimes autoritaires qui ont recours à ces méthodes, les assassinats ciblés s’inscrivent essentiellement dans le cadre de conflits asymétriques où un Etat est confronté à de multiples formes d’actions armées. Ce fut souvent le cas dans les guerres de libération nationale à l’époque de la colonisation; ainsi la France a-t-elle assassiné un grand nombre de cadres et de leaders algériens pendant la guerre d’Algérie. Le général Aussaresses a publié, il y a quelques années, un livre dans lequel il explique comment il procédait. Ainsi, par exemple, juste après avoir exécuté, sur ordre, un des plus importants chefs de la Révolution, il téléphone au général Massu et lui dit : « Mon général, Ben M’Hidi vient de se suicider. Son corps est à l’hôpital. Je vous apporterai mon rapport demain matin ». C’était en mars 1957 [2].

3 Aujourd’hui, dans un tout autre contexte géostratégique, l’administration Obama a recours, sur une large échelle, à ce type d’actions principalement au moyen de drones contre des terroristes présumés dans des pays comme l’Afghanistan, le Yémen et le Pakistan... Ce qui ne manque pas de susciter un vaste débat, aux Etats-Unis et ailleurs, sur la légalité de telles pratiques...

4 Avec toutes ses spécificités, le conflit israélo-palestinien est un conflit asymétrique puisqu’il oppose une Puissance occupante, au sens de la IVème Convention de Genève de 1949, à un peuple qui aspire à son indépendance et donc à un Etat sur une partie du territoire de la Palestine. Dans cette configuration très particulière, Israël a eu recours à cette pratique depuis longtemps mais surtout, comme on va le voir, depuis les années 2000.

Anatomie d’une pratique meurtrière

Modus operandi

5 Pour ce faire, Israël dispose de services spéciaux très structurés et expérimentés : le Mossad pour les actions extérieures, le Shabak [3] pour l’intérieur et les territoires occupés. Ce dernier identifie la personne, enquête sur ses habitudes, repère sa position et propose son « élimination » à l’échelon politique et militaire adéquat, en dernière instance le ministre de la Défense et le Premier ministre pour les cas les plus importants. Avi Kober [4] note que, pendant la seconde Intifada, cet accord était « automatique ».

6 L’armée procède ensuite à l’exécution extrajudiciaire par un missile tiré d’un hélicoptère, d’un avion, ou d’un drône, avec des dommages collatéraux plus ou moins graves ; par un tir longue distance d’un sniper ; par l’explosion d’une charge explosive camouflée; et, au moins une fois, par le largage d’une puissante bombe. Dans toutes ces situations, la « signature » ne fait aucun doute. C’est même une forme très explicite de revendication ; à la fois pour susciter la peur chez les Palestiniens et pour signifier à l’opinion publique israélienne que ce qu’elle considère comme des crimes ne reste pas impuni.

7 Le Mossad est contraint d’agir dans la plus grande discrétion puisqu’il porte ses coups dans des pays étrangers ; il agit donc avec des armes légères, des explosifs sophistiqués ou du poison. On ne peut donc être vraiment sûr de sa responsabilité que lorsque les choses tournent mal pour ses agents et donc bien pour leur cible, comme pour Khaled Méchaal en 1997. Dans des cas exceptionnels, on a recours à une opération spéciale mobilisant de gros moyens comme pour Abou Jihad en Tunisie (commandos arrivant par la mer, équipe venant par terre et un Boeing survolant la zone pour contrôler l’opération).

8 Israël a utilisé cette méthode pendant la guerre de 1948, avec l’opération Zarzir [5] lancée contre une vingtaine de leaders politiques et militaires basés principalement à Jérusalem et à Jaffa. Confiée à des unités spéciales de la Haganah, cette mission s’acheva une fois la guerre terminée. Par la suite, dans les années 1970, en partie en représailles à l’attaque meurtrière des athlètes israéliens par un commando palestinien aux jeux olympiques de Munich en 1972, une série de responsables de Septembre noir et de l’OLP furent assassinés par le Mossad à Beyrouth et dans plusieurs villes européennes. Entre 1980 et 2000, un certain nombre d’assassinats ciblés ont visé des responsables de premier plan à commencer par Yasser Arafat qui a échappé à plusieurs tentatives, notamment pendant la guerre du Liban en 1982 ; Ariel Sharon étant alors ministre de la Défense. Après lui, la personnalité la plus importante fut Abou Jihad (Khalil al Wazir) numéro deux de l’OLP, tué en Tunisie le 16 avril 1988. Le 25 septembre 1997, Khaled Mechaal ne doit la vie qu’à des maladresses des agents du Mossad qui l’avait empoisonné à Amman et surtout à la réaction du roi Hussein qui a aussitôt exigé et obtenu l’antidote ainsi que la libération du cheikh Ahmed Yassine.

9 A partir du déclenchement de la seconde Intifada, il ne s’agit plus seulement d’actions ponctuelles aussi importantes soient-elles. En quelques années, le Shabak va faire assassiner près de 300 personnes [6], sans compter celles qui ont dû l’être dans des actions plus globales auxquelles on doit aussi ajouter les centaines d’autres qui ont été tuées parce qu’elles se trouvaient non loin de la personne visée ; ce que les militaires appellent des dommages collatéraux. Et comment interpréter et donc comptabiliser ce qui s’est passé à Gaza le 27 décembre 2008, premier jour de l’offensive israélienne « Plomb durci », où 248 jeunes policiers palestiniens [7] ont été tués d’un coup par un bombardement dans l’enceinte de leur commissariat (Abu Medein police station) ?

Argumentaire

10 Le discours officiel israélien sur ce sujet est structuré par des éléments de langage très prévisibles et finalement assez classiques. Toute forme de résistance est évidemment assimilée à du terrorisme. Rien de plus banal. C’est d’autant plus facile quand les actions des Palestiniens font le jeu tragique de cette perception comme pendant la seconde Intifada où les auteurs des attentats-suicides en Israël ont assassiné des centaines d’innocents. Et il est donc incontestable que les Palestiniens ont eu, et tout particulièrement dans cette période, recours à des actes terroristes, c’est-à-dire à des actes meurtriers visant des innocents dans le but politique de peser dans le conflit qui les oppose à Israël. Cela dit, il faut bien prendre la mesure de ce que cette sémantique implique ; la qualification de terroriste entraîne aussitôt une double exclusion radicale : du champ politique et du champ du droit.

11 Le terroriste n’a pas sa place dans le champ politique et ne peut donc, en aucun cas, être considéré comme un interlocuteur. Il n’est pas question de chercher avec lui ou son organisation un compromis politique de quelque nature que ce soit. C’est donc aussi une négation de la nature du conflit qui, à la différence d’autres situations, comporte de multiples éléments de négociation possibles. Tout est unilatéralement ramené à un strict rapport de forces que permet la structure asymétrique de la confrontation. On ne pense plus qu’en termes d’affrontement physique et matériel. Le terroriste, dont on se garde bien de préciser le profil, le degré d’engagement, le niveau de responsabilité dans l’action et encore moins les critères de sa désignation, doit être abattu.

12 Cette approche écarte aussi toute référence au droit et notamment aux Conventions de Genève de 1949 et au Règlement de La Haye. Au cours du procès qui a donné lieu à l’arrêt de la Cour Suprême d’Israël du13 décembre 2006 [8] sur les assassinats ciblés, les représentants de l’Etat d’Israël ont estimé que les terroristes devaient être considérés comme des « combattants illégaux » puisqu’en portant des armes ils n’étaient plus des civils et qu’ils n’étaient pas non plus des combattants au sens du droit international puisqu’ils ne respectaient pas le droit de la guerre. Selon eux, le recours à des moyens militaires pour les détruire serait donc légal dans le cadre de la légitime défense au sens de l’article 51 de la Charte des nations unies.

13 Par ailleurs, la justification première de l’assassinat ciblé consiste dans le fait de sauver des vies en neutralisant les hommes qui sont décidés à tuer des civils innocents ; le meilleur moyen d’empêcher que ces actes ne soient commis c’est de faire en sorte que, préventivement, leurs instigateurs potentiels soient éliminés. C’est donc une méthode présentée comme très efficace pour faire baisser le nombre d’attentats. Il y a même des études très sérieuses comme celle d’Avi Kober, déja citée, qui font des évaluations sur le rapport coûts-efficacité avec des calculs de ratios pour montrer que les dommages collatéraux ont été bien maîtrisés par l’armée...

14 Ces éléments de langage sont repris un peu partout en Israël et ailleurs; en voici un exemple [9] : « Israël agit avec calme et sang froid. Cette politique intelligente des assassinats ciblées et les opérations aériennes de liquidations à Gaza ont permis de sauver beaucoup de vies du côté israélien comme du côté palestinien. Les frappes de Tsahal visaient uniquement les chefs terroristes actifs sur le terrain. Cela éviterait des opérations terrestres plus coûteuses en vies humaines et souvent moins efficaces. Il faut espérer qu’Israël les élimine tous avant qu’ils ne commettent d’autres attentats ». Ce texte, « idéal typique » au sens de Max Weber, est significatif en ce qu’il reproduit bien un point de vue très répandu en Israël. Il reprend aussi l’idée assénée par nombre de tenants de la ligne dure, notamment chez les militaires, selon laquelle il serait possible d’éradiquer complètement le terrorisme. Dans une période de tension extrême et de violences erratiques comme ce fut le cas pendant la seconde Intifada, ce type de justification est efficace auprès de la population juive israélienne qui, au moins à certains moments, a largement soutenu ces pratiques.

L’importance cruciale du moment

15 Si on peut admettre une part de vérité dans ces affirmations, les choses sont en réalité beaucoup plus complexes dès lors qu’on examine les circonstances précises d’un assassinat ciblé. Au-delà de ces propos convenus sur les finalités apparentes de ces pratiques, on peut se poser bien des questions à défaut de pouvoir répondre de manière certaine tant nous sommes ici évidemment dans des zones obscures où les décisions sont prises, par quelques-uns, dans le plus grand secret... Prenons trois cas, parmi bien d’autres, qui ont d’ailleurs fait l’objet de bien des interrogations, notamment dans la presse israélienne.

16 Yahia Ayache, un des chefs militaires du Hamas, est assassiné le 5 janvier 1996 par une mini bombe placée dans son téléphone portable. Ce moment est très particulier car il y a là, en ce début d’année, quelques enjeux majeurs.

17 Côté palestinien, des négociations sont ouvertes entre le Fatah et le Hamas notamment dans la perspective des premières élections législatives et présidentielles du 20 janvier. Le Hamas refuse d’y participer puisqu’il récuse les accords d’Oslo mais Yasser Arafat veut obtenir qu’il ne tentera rien d’irréparable pour déstabiliser le processus politique dans lequel il est engagé. Cela fait suite à d’autres négociations qui avaient abouti à une sorte de trêve des actions de la branche militaire du Hamas à partir de l’été 1995. Trêve d’autant plus fragile qu’il y avait des désaccords entre l’aile militaire et l’aile politique du mouvement islamiste...

18 Côté israélien, l’assassinat de Yitzhak Rabin par Ygal Amir, un extrémiste juif religieux, le 4 novembre 1995, avait provoqué une émotion considérable en Israël. Ce choc avait aussitôt discrédité la droite dure que beaucoup rendait responsable d’avoir provoqué un climat de haine contre Rabin et donc indirectement d’avoir contribué à cet assassinat. La veuve du Premier ministre, Leah Rabin, avait d’ailleurs appelé à « profiter » de cette situation en organisant des élections anticipées puisque à ce moment-là les sondages donnaient Shimon Pérès vainqueur [10]. Son argument était simple et très fort : que son mari « ne soit pas mort en vain ».

19 Entre le 25 février et le 4 mars, le Hamas commet trois attentats terribles : à Ashkélon ; à Jérusalem, dans un bus devant la poste centrale à Jaffa road ; et à Tel Aviv, devant le centre commercial Dizengoff. Le bilan est tragique : des dizaines de morts et de très nombreux blessés. Comme me le disait à l’époque Yehuda Lancry [11] : « En Israël, les attentats ne pardonnent jamais ». Et de fait, Benjamin Netanyahu, radicalement opposé à Oslo, remporte de justesse l’élection du 29 mai. Les résultats sont si serrés qu’il faut attendre les derniers dépouillements pour avoir confirmation de sa victoire. Sans le climat de peur et d’angoisse créé par cette série d’attentats, il n’aurait sans doute pas été élu...

20 A partir de cet enchaînement d’événements, il est inutile de spéculer pour savoir ce qui se serait passé si.... Mais on peut se demander pourquoi avoir pris la décision de tuer Ayache en un tel moment sachant que les radicaux du Hamas chercheraient aussitôt à le venger ? Etait-ce une erreur d’appréciation de ses conséquences de la part des responsables du Shabak et de l’armée ? Etait-ce une erreur de Shimon Pérès ? Etait-ce un calcul plus machiavélique de la part de certains ? On le saura peut-être un jour. Ce qui est certain c’est qu’en tuant Ayache on n’a sauvé aucune vie...

21 Raad Carmi est tué le 14 janvier 2002. Là encore le choix du moment est déterminant puisque un mois plus tôt Yasser Arafat avait annoncé sa volonté d’instaurer un cessez-le-feu. Pourtant le Shabak qui n’avait pas réussi une première fois à éliminer Karmi revient à la charge pour convaincre Ariel Sharon de le faire exécuter. Il semble qu’il y ait eu débat entre les principaux responsables militaires et politiques sur la pertinence de cette action. En définitive, Shaul Mofaz et Avi Dichter patron du Shabak emportent la décision de Sharon. Or Carmi est un personnage important et respecté par les Tanzim, la branche militaire du Fatah. Et jusqu’à cette date, seuls le Hamas et le Djihad agissaient au-delà de la ligne verte. Comme l’écrivent Raviv Drucker et Ofer Shelah [12] Israël s’est retrouvé face aux « forces populaires importantes et puissantes du peuple palestinien. Dans les deux mois qui ont suivi, cette guerre a coûté la vie à 200 Israéliens ». Où est donc la rationalité d’une telle décision ? Quel était vraiment l’objectif visé à travers cet assassinat ? Une chose est sûre, cette action n’a sauvé aucune vie....

22 Salah Shehadeh, chef militaire du Hamas, est tué le 20 juillet 2002 par une bombe d’une tonne larguée sur sa maison à Gaza. Le bilan est lourd : quinze morts dont neuf enfants et une centaine de blessés. Cela provoque une émotion considérable chez les Palestiniens et de multiples réactions en Israël comme sur le plan international. Là encore la question du timing est primordiale. Il y avait quelque espoir de voir la situation s’apaiser un peu avec l’éventualité d’un cessez-le-feu et d’un retrait de Tsahal des villes de Cisjordanie...Voici quelques extraits de l’éditorial de Ha’aretz du 24 juillet [13] qui pose de vraies questions : « Comment pouvait-on s’attendre à ce que la bombe n’atteigne que Shehadeh dans la disposition des lieux où cela s’est passé ?... Le choix du moment soulève aussi des questions. Des signes indiquaient ces derniers jours qu’existait, pour la première fois depuis des mois, une chance de progrès en direction d’un cessez-le-feu... Nous n’avons d’autre choix que de nous interroger sur le bien-fondé du feu vert donné par le Premier ministre à un assassinat dont les conditions d’exécution et le contexte allaient inévitablement réduire à néant ces tentatives de paix... Les Palestiniens voudront venger Shehadeh et plus encore la mort des enfants. La vérité est qu’Israël joue avec le feu depuis longtemps et que quelque chose d’essentiel a dérapé dans l’esprit des décisionnaires... ».

23 Ces trois cas sont importants mais on pourrait en recenser beaucoup d’autres tant la question du choix de la personne et du moment sont essentiels.

Le tournant de l’automne 2000

La fin du processus d’Oslo

24 L’année 2000 a marqué en effet un tournant majeur dans l’histoire du conflit israélo-palestinien : on est passé d’une période où beaucoup d’énergie avait été consacrée à faire avancer un « processus de paix » en difficulté, à une autre où tout sera fait pour l’enterrer.

25 Dans ce basculement, les responsabilités sont certainement partagées car il est clair que les radicaux de chacun des deux camps ont tout fait pour détruire Oslo. Du côté palestinien, il y aurait beaucoup à dire sur les positions du Hamas qui va entreprendre une série terrible et absolument contreproductive d’assassinats de citoyens israéliens tandis que Yasser Arafat a joué avec le feu sans prendre en compte lucidement les rapports de force auquel il avait à faire face surtout après l’échec de Camp David en juillet qu’il n’a pas su gérer.

26 Du côté israélien, pendant toutes les années 1990, il y a eu une violente confrontation entre les tenants du dialogue avec les Palestiniens et les partisans d’une ligne dure qui voulait tout faire pour en finir avec ce processus. 2000 est bien le moment où tout bascule en faveur des seconds contre les premiers qui, de surcroît, ont été affaiblis au fil des années. Il faut dire que l’échec des négociations de Camp David, présenté à tort comme le résultat de l’intransigeance palestinienne, a pesé sur ce basculement de l’opinion publique israélienne. De toute façon, Ehud Barak avait porté des coups sérieux au camp du dialogue avec ses contradictions et ses atermoiements. Ariel Sharon fera le reste. Sa prise de fonction en mars 2001 marque, en effet, la victoire décisive de ceux qui refusent toute concession à l’égard des Palestiniens, qui rejettent l’idée d’un Etat palestinien et qui veulent développer de manière intensive la colonisation afin de continuer à créer des faits accomplis sur le terrain pour annexer, le moment venu, la plus grande partie des territoires occupés.

27 Cette politique est fortement affirmée par Ariel Sharon dans un entretien à Ha’aretz en avril 2001, repris par la presse internationale. « Notre guerre d’indépendance (de 1948) n’est pas encore terminée. D’un point de vue stratégique, il est possible que dans dix ou quinze ans, le monde arabe n’ait pas la même capacité de s’en prendre à Israël qu’aujourd’hui... nous n’avons simplement pas le droit de faire la moindre concession... ». Son ministre de la Sécurité intérieure, Ouzi Landau précise quelques mois plus tard au journal Le Monde[14] : « Les accords d’Oslo ne sont pas la solution au problème. Ils sont le problème. Les Palestiniens ont lancé cette Intifada parce qu’après Oslo, ils se sont sentis les plus forts. il faut donc comme en Afghanistan détruire les infrastructures de la terreur. Je ne parle pas seulement du Hamas et du djihad islamique mais des talibans locaux qui les protègent : le tanzim, la garde rapprochée d’Arafat, toute l’Autorité à travers ses ministères et ses activités. Il faut mettre toutes ces organisations hors la loi et hors d’état de nuire... Nous devons prendre des mesures drastiques pour lutter contre l’Autorité. Tuer ses soldats, détruire ses bâtiments, l’étrangler financièrement... Le terrorisme est comme une tumeur qui prolifère si on ne le détruit pas comme le sida ou le cancer ».

28 Tout est dit et tout sera mis en œuvre. Et ce d’autant plus efficacement que les Etats-Unis vont soutenir totalement la politique d’Ariel Sharon qui a très bien compris tout ce qu’il pouvait tirer du drame du 11 septembre 2001. La guerre contre le terrorisme qui devient l’obsession de l’administration Bush et de ses collaborateurs néo-conservateurs constitue, pour lui, un effet d’aubaine. Et l’amalgame de Landau avec les talibans résume très bien cette démarche. Israël et les Etats-Unis seraient engagés dans une même lutte contre le terrorisme. Alex Fishman écrit dans Yediot Aharonot [15] : « Sharon espère que l’élimination des talibans et l’élimination de l’Autorité palestinienne seront perçus comme deux buts parallèles ». Et, bien sûr, qu’importe si la nature de ces deux confrontations est radicalement différente : il n’y a rien à négocier avec al-Qaïda alors que tout peut l’être avec les Palestiniens. Il suffit simplement que l’amalgame soit utile sur le plan politique et stratégique.

29 C’est dans ce contexte politique global qu’il faut se situer pour évaluer le sens de la pratique intensive des assassinats ciblés pendant cette période. Elle constitue un élément essentiel d’un ensemble répressif qui comprenait, avec le déclenchement de l’opération Rempart (en mars 2002) , la réoccupation des villes et de tous les territoires palestiniens, l’utilisation massive des chars, le recours banalisé aux bombardements avec des F16, l’asphyxie de l’économie palestinienne, l’instauration de couvre-feux systématiques imposés partout à la population, la destruction de l’aéroport de Gaza, l’arrestation de milliers de personnes, la destruction de tout de qui relevait de l’Autorité palestinienne et la mise hors jeu de ses responsables à commencer par Yasser Arafat. Dans ces conditions, on comprend mieux ce que pouvaient être les véritables finalités des assassinats ciblés

Effets pervers ou vrais objectifs ?

30 Comme on l’a vu, ces assassinats avaient pour objectif annoncé de prévenir, de limiter voir d’empêcher les attentats en éliminant leurs instigateurs. De l’avis de beaucoup de ceux qui ont étudié cette question, le bilan est pour le moins très mitigé.

31 Avi Kober [16] conclut en ces termes : «Targeting military leaders and operatives proved to be ineffective. It failed in affecting the stability and moral of the terrorist organizations... in thwarting planed terror attacks. It rather elevated specific individuals to martyrdom, strengthening their moral and resolve. New terrorists replaced eliminated ones.. Targeted killings… also provoked murderous retaliations... ».

32 Pour Samy Cohen [17] : « Si les assassinats ciblés ont joué un rôle dans l’érosion des capacités des groupes armés, on est en droit de se poser une question..., à quel prix ? Des dizaines, voire des centaines de civils israéliens ont péri d’une politique incapable de calculer au plus juste les capacités de rétorsion des groupes armés... ». Et il souligne, que « les forces de sécurité n’ont remporté en Cisjordanie que des succès tactiques », mais pas de succès stratégiques puisque « la motivation des groupes armés n’a pas été entamée ». Et, « dans Gaza, l’échec est patent ».

33 Gabrielle Blum et Philip Heymann [18] sont plus nuancés et concluent : «Finally, the aggression of the targeted killing tactic mandates its measured use in only the most urgent and necessary case. The government’s interest should be to tame violence not exacerbate it. Where alternatives exist, they should be pursued, not just as a matter of law but also as a matter of sound policy ».

34 L’opinion publique israélienne semble aussi avoir eu une vision nuancée de l’efficacité de ces assassinats ciblés comme le montrent les sondages même s’il faut prendre leurs résultats avec beaucoup de prudence car, sur de tels sujets, ils peuvent varier d’une période à l’autre. Dans celui publié le 13 juin 2003 par le quotidien Yediot Aharonot : 33 % estiment que cette politique est efficace et 38 % pensent qu’elle est dommageable. 18% estiment qu’elle est efficace à court terme mais dommageable à long terme.

35 Si les objectifs n’ont été atteints, au mieux, que partiellement, nombre d’analystes s’accordent pour dire que cela a exacerbé la violence, renforcé la détermination de l’adversaire, créer des martyrs tandis que les chefs assassinés étaient partout remplacés même au plus haut niveau : Chiehk Yassine par Rantissi, Rantissi par Isamël Hanié et Khaled Mechaal... On encore, sur un autre terrain, et bien avant cette période des années 2000, Abbas Mussawi, chef du Hezbollah libanais, assassiné en 1992, remplacé par Hassan Nasrallah...

36 Comment alors expliquer ces échecs ou, au moins, ces revers ?

37 L’explication la plus classique est évidemment de prendre en compte les erreurs qui auraient pu être commises. Shimon Pérès aurait mal anticipé les conséquences de l’assassinat de Yahia Ayache ; Avi Dichter a reconnu, bien plus tard, qu’il avait sans doute mal évalué le niveau de dommage collatéral dans l’assassinat de Shehadeh en 2002 ; Netanyahu aurait sous-estimé les risques de l’opération contre Mechaal en 1997... On pourrait sans doute facilement allonger cette liste mais ce serait en rester à un périmètre de raisonnement par trop limité...

38 Que des erreurs aient été commises est très probable, mais il faut aller plus loin et se demander ce que voulaient vraiment les hommes qui ont décidé de conduire une politique d’assassinats de cette ampleur... La réponse se trouve dans leurs déclarations qui sont sans ambiguïté si on veut bien les prendre au pied de la lettre : Uzi Landau dit explicitement qu’il faut « tuer les soldats » ; Pour Avi Dichter : « Un terroriste est un terroriste et s’il ne commet pas un attentat aujourd’hui, il en commettra un demain ». Le général Shaul Mofaz confirme « Dans la lutte contre le terrorisme, la seule voie c’est la guerre jusqu’au bout ». Et tous souscrivent à cette formule : « Ce qui ne peut être réalisé par la force peut l’être par plus de force »[19]. Les opérationnels des services ont même couramment utilisé une image terrible : la tondeuse à gazon ! dès que l’herbe repousse, il faut la couper. Et, de fait, ces pratiques qui privilégient seulement la force sont en définitive des modes de mise en œuvre de la politique voulue par Sharon : « la guerre de 1948 n’est pas terminée »[20].

39 Dès lors, il ne s’agit pas seulement d’empêcher des attentats, même si cela reste un objectif, mais bien d’éradiquer l’adversaire, de faire en sorte de le défaire complètement par la force. En exacerbant la violence de l’adversaire, on l’amène encore davantage sur le terrain choisi qui est bien celui de l’épreuve de force à l’état pur où tout est permis. Et, dans un conflit asymétrique, le résultat est connu d’avance si on est prêt à en payer le prix en terme de violences et donc de pertes en vie humaines. Dans ces conditions, l’échec de ces pratiques n’en est peut-être pas un. Ceux qui voulaient à tout prix, et au sens propre, écraser l’adversaire réduit au non-statut de terroriste sont arrivés à leurs fins. Ils ont détruit le processus d’Oslo et, pour longtemps, toute perspective politique. Comme l’a dit Ariel Sharon, dans une interview au Monde[21] : « Oslo n’existe plus ; Camp David et Taba n’existent plus. Nous ne retournerons jamais dans ces endroits ».

40 En définitive la question n’est donc pas vraiment – ou seulement – de savoir si ces assassinats ciblés ont été « efficaces » au regard de leurs objectifs énoncés mais bien au-delà de comprendre qu’ils furent un outil décisif pour éliminer tous ceux qui auraient pu compter dans le débat politique ; tous ceux qui auraient pu être les acteurs de la construction d’un Etat palestinien. Et je ne reviens pas ici sur les 248 jeunes policiers de Gaza tués par un seul bombardement. Mais il est difficile de croire qu’un tel tir ciblé le premier jour de « Plomb durci » ait été une erreur !

41 Ceux qui prônaient cette ligne dure ont gagné. Les itinéraires des principaux acteurs le montrent bien : même quand ils étaient dans l’opposition à l’époque d’Oslo, ils détenaient des postes clés au sein de l’appareil militaire et de sécurité ; dès 1996, Benjamin Netanyahu revient aux affaires. Ariel Sharon devient Premier ministre en mars 2001. Moshé Ya’alon a été chef des renseignements militaires, Aman, de1995 à 1998 ; chef d’état-major de juillet 2002 à juin 2005, il devient député du Likoud et, en mars 2013, ministre de la Défense. Shaul Mofaz, chef d’état-major de 1998 à 2002, était ministre de la Défense entre 2002 et 2006 ; puis leader de Kadima en 2012. Avi Dichter, tout puissant patron du Shabak de 2002 à 2005, est aujourd’hui ministre dans le gouvernement Netanyahu. Ouzi Landau, ancien ministre d’Ariel Sharon, est lui aussi dans ce même gouvernement...

42 Une dizaine d’années plus tard : le résultat est là. On continue d’assassiner à Gaza « entité hostile » [22], mais plus en Cisjordanie ; ce n’est plus nécessaire car la situation est sous contrôle ; pour le moment !

43 Mais au regard de l’Histoire, qu’ont-ils gagné ? La consolidation – provisoire – de leur domination sur un peuple et la persistance d’une occupation par la force militaire.

44 Belle victoire, en vérité ! ?

Notes

  • [1]
    Nils Melzer, Targeted Killing in International Law. Oxford: Oxford University Press, 2008. En ligne
  • [2]
    Général Aussaresses, Services spéciaux, Algérie, 1955-1957. Perrin, 2001.
  • [3]
    Shabak est l’acronyme de Shérut ha-Bitãhõn ha-Klãli. Il est connu aussi sous le nom de Shin Bet.
  • [4]
    Avi Kober, The Journal of Conflict Studies, vol. 27, N° 1 (2007), «Targeted Killing during the Second Intifada: Th Quest for Effectiveness».
  • [5]
    Zeev Schiff, «On the origins of targeted assassination», Ha’aretz, 5 juin 2006.
  • [6]
    Difficile évidemment d’avoir des données fiables sur une telle question. Cette estimation est fondée sur plusieurs sources; principalement l’ONG israélienne B’Tselem. Betselem.org
  • [7]
    Chiffre fourni par B’Tselem.
  • [8]
    The Public Committee against Torture in Israël Versus The Governement of Israël. HCJ 769/02. 13 décembre 2006.
  • [9]
    Pris sur le site : Identité juive.com
  • [10]
    Pour la première fois en Israël, suite à une révision constitutionnelle, le Premier ministre est élu au suffrage universel direct.
  • [11]
    Entretien paru dans Confluences-Méditerranée, n° 18, Eté 1996. La paix humiliée.
  • [12]
    Cité par Samy Cohen.
  • [13]
    Amos Harel, « Ni ciblé, ni préventif », Ha’aretz, 24 juillet 2002. Voir aussi l’article de Gideon Lévy, « Il tirera et ne pleurera pas », paru dans Ha’aretz du 28 février 2005 à propos de la nomination du général Dan Haloutz comme chef d’état major de l’armée.
  • [14]
    Le Monde, 14 décembre 2001.
  • [15]
    19 octobre 2001.
  • [16]
    Article cité.
  • [17]
    « Les assassinats ciblés pendant le seconde Intifada : une arme à double tranchant », Critique internationale, 2008/4 (n° 41).
  • [18]
    «Law and Policy of Targeted Killing» Harvard Law School, National Security Journal, Volume 1, 2010.
  • [19]
    Formules tirées de l’article de Samy Cohen, déjà cité.
  • [20]
    Sur cette politique, le livre de Tanya Reinhart, qui fut professeur à l’université de Tel-Aviv, est très éclairant et très lucide d’autant qu’il est publié en avril 2002, c’est-à-dire au début de sa mise en oeuvre : Détruire la Palestine ou comment terminer la guerre de 1948. La Fabrique, 2002.
  • [21]
    Le Monde du 8 septembre 2002.
  • [22]
    35 assassinats ciblés à Gaza entre janvier 2009 et juin 2013, selon B’Tselem. Mais il y a eu aussi selon la même source et pour la même période, 463 Palestiniens tués par les les forces de sécurité israéliennes à Gaza et 55 en Cisjordanie.
Français

Depuis les années 1970, Israël a eu recours à des assassinats ciblés de responsables palestiniens. Pendant la seconde Intifada, cette pratique a été utilisée de manière systématique; quelques centaines de personnes ont ainsi été tuées au nom de la lutte contre le terrorisme. Le discours officiel les a toujours présentés comme un moyen efficace de protéger les vies des Israéliens en éliminant de manière préventive les terroristes. En réalité, si cette justification peut se discuter, l’objectif de ces assassinats ciblés sur une large échelle participait de la politique de répression tous azimuts, entreprise par Ariel Sharon qui voulait, selon ses propres termes, effacer Oslo et continuer la guerre de 1948.

Jean-Paul Chagnollaud
Professeur des universités, directeur de l’Iremmo.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/10/2013
https://doi.org/10.3917/come.086.0089
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