CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Une autre nouveauté est l’attitude ferme de la CGIL, le syndicat anciennement lié au parti communiste, qui rompt avec la modération qui a caractérisé ces deux organisations dans les moments de grave crise du pays. La combativité du syndicat ex-communiste est sans doute justifiée par le fait que vingt ans de modération salariale ont provoqué une forte baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée du pays, alors que les profits et les rémunérations des professions libérales n’ont cessé de croître.

Crise de la dette et politiques de rigueur

2 Depuis la fin des années 1970, les finances italiennes sont alourdies par une dette publique creusée par le coût du Welfare State, que les gouvernements de cette décennie n’ont pas équilibré par l’impôt, si fort était le clientélisme qui les liait aux groupes sociaux qu’ils auraient dû mettre à contribution. Les emprunts faits pendant les années 1980 pour pallier ce problème ont creusé une dette qui, aggravée par les intérêts qu’elle-même engendrait, a effleuré, en 1992, cent pourcents du PIB. En effet, comme l’a dit efficacement l’économiste socialiste Luciano Cafagna, « le Welfare italien ne constitue pas une opération de redistribution, mais une opération d’endettement » [1]. À partir de 1992, après que l’ancienne classe gouvernementale ait été balayée par les célèbres vagues de procès pour corruption connues sous le nom d’opération « Mains Propres » [2], la gestion des finances publiques devint une des priorités des exécutifs qui se sont succédé tout le long de la décennie suivante. En augmentant la pression fiscale d’une part, en diminuant les dépenses de l’autre, le déficit annuel fut ramené en 1997 dans les limites prévues par le traité de Maastricht. À partir de ce moment-là, les comptes de l’État ont toujours présenté un excédent primaire [3]. Après avoir atteint son maximum par rapport au PIB en 1994 (121,8 %), la dette a ainsi commencé à diminuer. En 2004, elle a touché un palier (103,9 %), mais elle a ensuite recommencé d’augmenter, jusqu’à atteindre de nouveau, en 2011, 120 % du PIB. La raison principale de cette hausse est le fait que la croissance du PIB italien est très faible depuis 1995, et elle a été négative pendant les années qui ont suivi la crise des subprimes : ceci, faisant diminuer le dénominateur du rapport dette/PIB, a produit une augmentation de ce même rapport. Le numérateur a été de son côté affecté par les avantages fiscaux que Silvio Berlusconi avait promis à ses électeurs en 2008. L’évasion fiscale enfin, toujours forte en Italie, a beaucoup augmenté en 2009 et en 2010 (voir les rapports annuels de la Guardia di Finanza[4], résumés dans le Sole 24Ore du 31 janvier et du 24 mai 2010).

3 L’Italie semblait avoir retrouvé le chemin de la croissance en 2010, mais son économie était de nouveau essoufflée à la fin du premier semestre 2011. Notamment, la valeur des indices « PMI » (Purchasing Manager’s Index) pour les services et l’industrie manufacturière n’ont cessé de diminuer mois après mois, suscitant la crainte que le système entre dans une période de stagnation. Les détenteurs de la dette publique ont commencé à s’inquiéter, d’autant que le gouvernement n’était pas en mesure de prendre rapidement des mesures capables de les rassurer. En effet, affaibli par la défection de Gianfranco Fini et du groupe de parlementaires qui l’ont suivi, le président du conseil Silvio Berlusconi ne pouvait plus compter que sur une majorité exiguë. De surcroît, des mesures de rigueur pouvaient seulement faire baisser sa popularité, déjà mise à mal par toutes sortes de scandales. Il pouvait difficilement prendre des mesures de rigueur budgétaire, lui qui fondait son identité politique sur la promesse « qu’il ne raflerait jamais les sous des italiens » et qui, en 2008, tout en étant Président du Conseil, avait publiquement affirmé qu’il considérait moralement justifiée l’évasion fiscale [5] dans un pays comme l’Italie où l’imposition dépassait 33 % des revenus pour certains citoyens.

4 Devant la pression des marchés, demandant pour les bons du trésor des taux d’intérêt de plus en plus élevés, des agences de notation, déclassant la dette italienne, de la BCE, exigeant que le gouvernement italien mette en place des mesures conjoncturelles rapides et draconiennes ainsi que des réformes structurelles [6], et enfin devant la pression des leaders allemand et français qui, lors de la conférence de presse du 23 octobre 2011, ont montré publiquement le peu de confiance qu’ils avaient dans ses promesses, Silvio Berlusconi a accepté de prendre quelques mesures afin de contenir la dette publique : une première, puis une deuxième loi de finances rectificatives à la loi de finances [7] qui avait été votée au mois de juin. Puisque ces mesures n’ont pas suffi à apaiser les marchés, le président du conseil s’est vu contraint de démissionner le 12 novembre et son gouvernement a été remplacé par un exécutif formé d’experts, choisis pour leur formation technique et leur indépendance vis-à-vis des partis. Le nouveau président du conseil est Mario Monti, professeur d’économie, président de l’université Bocconi de Milan et ancien commissaire européen à la concurrence. Le 5 décembre, ce dernier a pris un décret-loi [8], contenant de nouvelles mesures de rigueur et réalisant la réforme des retraites ; début 2012, il a enfin ébauché une politique de libéralisation supposée favoriser la croissance [9].

La rigueur : partisans et détracteurs

5 La mise en place de cette politique économique a demandé six mois, une période pendant laquelle se sont multipliées les discussions et les critiques vis-à-vis des choix gouvernementaux. À l’intérieur même de la coalition gouvernementale, la Ligue du Nord s’est engagée dans une défense acharnée des droits acquis et du pouvoir d’achat des citoyens, tandis que le ministre de l’Économie et des Finances, Giulio Tremonti, se battait pour imposer une réforme des retraites et des mesures de rigueur.

6 De leur côté, les partis d’opposition [10] jugeaient ces mesures à la fois insuffisantes et peu équitables. Quant aux trois grands syndicats, Cgil, de tradition communiste, Uil, autrefois lié au Parti socialiste et Cisl, d’inspiration catholique, se retrouvaient dans l’opposition à la politique gouvernementale l’unité qu’ils avaient perdue quelques mois auparavant, à l’occasion d’un conflit chez Fiat. Ces mêmes syndicats faisaient front commun avec la Confindustria, l’organisation du patronat, et publiaient avec elle plusieurs documents pour demander des mesures aptes à favoriser la croissance.

7 Des économistes issus de l’Université se sont également penchés sur les initiatives gouvernementales et sur les atermoiements de la droite, exprimant leurs réserves dans la presse et sur Internet. Certains ont critiqué l’inspiration néo-libérale des mesures prises qui, à leur avis, ne pouvaient que déprimer l’économie et par conséquent aggraver le problème de la dette qu’elles cherchaient à résoudre ; mais la plupart ont au contraire critiqué le manque de résolution de ce gouvernement de droite, qui ne réalisait pas les réformes libérales (voire néo-libérales) dont l’Italie aurait, selon eux, le plus grand besoin. Ces objections n’étaient d’ailleurs que le prolongement de celles que ces mêmes économistes formulaient depuis des années à l’encontre du gouvernement Berlusconi, « the man – comme l’avait défini en juin dernier The Economist, sur la base de critiques similaires – who screwed an entire country ». Parce que par deux fois il avait conquis le pouvoir en promettant des réformes qu’il n’avait pas réalisées, préoccupé qu’il était d’échapper à la justice et de faire prospérer ses propres entreprises, et parce qu’il avait, au fond, une conception on ne peut plus anti-libérale des affaires et de la politique [11].

8 Sur le support mis à disposition par Internet, se sont enfin exprimés une myriade de comités, de regroupements, de mouvements, structurés, peu structurés, ou privés de toute structure. Ils se sont vivement et âprement opposés à la politique gouvernementale, de façon continue, sur leurs propres sites ainsi que sur les sites « sociaux ». Ils ont aussi organisé des manifestations. Certains de ces comités sont nés pour s’opposer à la politique de rigueur mais la plupart existaient déjà, et leur anti-berlusconisme semi-spontané était déjà bien rôdé. Ils se caractérisent par une certaine variété d’attitudes. Certains se limitent au refus des mesures économiques, qu’elles soient préconisées par Tremonti ou par Monti ; d’autres, au contraire, greffent ce refus sur des thématiques plus vastes, comme la revendication d’emplois stables pour les millions de travailleurs précaires qui existent en Italie, ou bien l’indignation contre le sexisme de Berlusconi, ou encore l’opposition à la ligne ferroviaire à haute vitesse Turin-Lyon . Certains trouvent leur raison d’être dans des questions strictement italiennes, d’autres s’inspirent de mouvements qui se sont affirmés dans d’autres pays, comme celui des Indignados espagnols, l’initiative Occupy Wall Street aux États-Unis, ou enfin la réaction populaire grecque aux mesures d’austérité. Deux caractéristiques les rapprochent : l’utilisation d’Internet et l’aversion pour Berlusconi. Ce personnage est en effet si haut en couleur, si égocentrique, si représentatif d’une Italie que ses opposants rejettent, qu’un clivage profond et irrémédiable se crée entre ceux-ci et ses sympathisants quelle que soit la question qu’il aborde. Plusieurs thèmes soulevés par cette gauche « télématique » ont trouvé écho dans les trois partis issus de l’aile gauche du Parti communiste, SEL (Sinistra Ecologia Libertà), dirigé par Nichi Vendola, le président de la Région des Pouilles, un homme politique populaire et dynamique, le Parti de la Refondation du Communisme et enfin le Parti des Communistes Italiens.

9 La gauche « télématique » avait montré une grande capacité de mobilisation à partir du « No Berlusconi Day », une gigantesque manifestation nationale, organisée à Rome le 5 décembre 2009 à l’initiative de deux comités, « San Precario », qui exprimait les revendications des travailleurs précaires et « Il popolo viola », qui entendait faciliter le renversement de Berlusconi en multipliant des manifestations semblables à celles qui avaient eu raison de Viktor Ianoukovitch en 2004 en Ukraine. Le 13 février 2011, une autre immense manifestation contre Berlusconi, ciblant, celle-ci, le mépris de la femme qui caractérise sa personnalité, ses télévisions, mais aussi son mélange inextricable entre coucheries et politique, avait été organisée par le comité « Se non ora, quando ? » « Maintenant ou jamais ».

10 À ces deux manifestations, dès qu’il devint clair qu’elles auraient un grand succès, les syndicats et les partis de gauche, Parti démocratique inclus, avaient apporté leur soutien. Le prestige de la gauche « télématique » a été fortement renforcé par deux succès remarquables remportés pendant la première moitié de l’année 2011. Lors des élections communales du mois de mai, son soutien aux deux candidats aux mairies de Milan et de Naples, Pisapia et De Magistris, a été déterminant. Ces derniers doivent aux comités spontanés et à leur action sur Internet non seulement leur victoire contre les candidats de la droite, mais aussi celle contre les candidats officiels du Parti Démocratique qui, à gauche, est de loin le parti le plus fort. La gauche « télématique » a ensuite pu s’attribuer, à raison, le mérite du succès retentissant des référendums du mois de juin, qui ont annulé, notamment, le programme nucléaire [12] et la loi qui permettait au Président du Conseil de ne pas comparaître devant la justice. Ces victoires ont assuré aux sites de cette gauche éparse une influence certaine dans les discussions sur la politique de rigueur, même si leurs positions étaient quelque peu naïves ou utopiques car, dans le but de ne pas faire payer l’austérité aux plus démunis, ils proposaient des mesures fondées exclusivement sur l’imposition des plus riches, sur la taxation du patrimoine ou sur la lutte contre l’évasion fiscale. Leur action a débouché sur une grande manifestation qui s’est tenue à Rome le 15 octobre. À cet événement participaient toute sorte de groupes de la gauche semi-spontanée et « antagoniste », des indignados italiens aux occupy Florence, en passant par d’anciens no-global, des adversaires de la ligne Turin-Lyon ou encore des étudiants qui s’étaient battus contre les réformes de l’école et de l’université des années passées, tandis que le site Indymedia appelait à l’insurrection. Appel un peu incongru dans l’Italie d’aujourd’hui mais qui a été pris au sérieux par un groupe de 500 casseurs de tendance anarchiste, les Black block, qui ont engagé des combats violents contre les forces de l’ordre et qui ont dévasté les vitrines des commerces. On a ainsi assisté à des scènes pour le moins inattendues pour quelqu’un qui, comme l’auteur de cet article, a vécu les événements de 68 et des années suivantes : des policiers qui protégeaient les (autres) manifestants ; des manifestants qui incitaient les policiers à taper fort.

11 Lorsque Berlusconi a enfin démissionné, le 12 novembre, la plupart des sites de la gauche « télématique » ont exulté, imaginant que Mario Monti, pourtant connu pour ses opinions modérées, serait une sorte de Robin des Bois. On a espéré un instant qu’il reviendrait sur la politique de rigueur instaurée par la droite et la remplacerait par des impôts sur le patrimoine et les plus gros revenus, qu’il titulariserait tous les travailleurs précaires et permettrait aux salaires de récupérer la perte de pouvoir d’achat des années précédentes. Faute de quoi, écrivait-t-on sur ces sites, on serait quand même soulagé que la vulgarité de l’entrepreneur milanais cède le pas à la distinction du professeur (lui aussi milanais). Mais quelques jours plus tard, lorsque le professeur présentait son propre plan de rigueur, on écrivait sur certains de ces sites : « Mais alors ? Tout ça pour faire les mêmes choses que Berlusconi, juste sans “bunga-bunga” ? ». Et de déclarer son opposition à la politique, bien plus sérieuse, et partant bien plus austère, de Monti. Cette attitude n’était pas partagée, cette fois-ci, par le Parti Démocratique, qui a donné à Monti son soutien et les voix de ses parlementaires. Au contraire des syndicats qui, comme la Cgil, ont adopté une position intransigeante. Et c’est là, selon moi, l’une des nouveautés les plus intéressantes de la situation italienne actuelle.

12 En effet, lors des grands moments de crise du passé, le Parti communiste et la Cgil, qui en était l’émanation syndicale, ont choisi de collaborer au redressement de l’économie et au rétablissement de l’ordre, même si cela comportait des sacrifices pour les travailleurs et impliquait la déception de nombreux militants. Tel fut le cas en 1944, lorsque Togliatti, qui rentrait de Moscou, choisit de collaborer avec le gouvernement Badoglio, entrainant derrière lui les autres partis de la gauche antifasciste. Il permit ainsi à la politique italienne de sortir de l’impasse où le conflit entre la monarchie et ces partis l’avaient mise. Ce n’était pas ce que les militants communistes, qui se préparaient à la révolution, attendaient ; mais il sut leur imposer sa ligne et conquit pour son parti et pour lui-même le prestige politique et intellectuel qui lui garantit l’hégémonie sur la gauche italienne pendant 50 ans. Togliatti fit aussi des choix modérés les années suivantes, lorsqu’il assura la collaboration de la classe ouvrière à la reconstruction de l’économie capitaliste [13]. Les communistes et Togliatti personnellement jouèrent un rôle important dans l’Assemblée Constituante, où leur apport fut de grande qualité intellectuelle et aussi neutre que possible du point de vue idéologique. Trente ans plus tard, dans la crise des années 1970, Enrico Berlinguer choisit à nouveau la voie de la collaboration, ce qui permit de montrer que le PCI était indispensable aussi bien pour garantir le maintien de la démocratie, que pour sortir de la crise économique. L’union des trois syndicats, guidée à l’époque par Luciano Lama, communiste et secrétaire de la Cgil, assura la collaboration des travailleurs dans le rétablissement de la situation économique – et ce malgré l’opposition de la base et de violentes contestations de la part des groupes d’extrême gauche. En 1993, la Cgil, conduite par Bruno Trentin, fut partie prenante des accords promus par le Président du Conseil Carlo Azeglio Ciampi, qui faisaient suite à la première crise de la dette publique et qui établirent, pour les années à venir, une politique de modération salariale. Celle-ci fit sortir le pays de la spirale inflationniste qui durait depuis vingt ans ; elle aurait aussi dû permettre aux entreprises de retrouver un certain souffle malgré les mesures d’austérité que le gouvernement prenait et assurer au pays une croissance (qui, malgré tout, ne fut pas au rendez-vous, comme nous le verrons). La Cgil ne fut pas contraire à la réforme des retraites réalisée par le gouvernement Dini en 1995 et collabora, bien sûr, avec les gouvernements de centre-gauche des années 1996-2001, notamment avec celui de Romano Prodi (1996-1998), bien que ce dernier menât une politique de rigueur qui permit à l’Italie d’entrer dans l’Union Monétaire Européenne dès 1998. La situation actuelle est donc inédite puisque c’est en effet la première fois que, dans une crise majeure, la Cgil ne se rallie pas à un gouvernement qui, comme celui de Mario Monti, a pour mission de « sauver le pays » et jouit du soutien du principal parti de centre-gauche, le Parti Démocratique. Il est possible que ce choix de Susanna Camusso, la leader actuelle de la Cgil, ait un but politique. Il est toutefois certain qu’un tel choix trouve un fondement objectif dans la situation du monde salarial après les 10 années de politique des revenus de la décennie 1990, suivies de 10 ans de politique berlusconienne de droite.

La patience érodée

13 Le tableau 1 nous montre la faiblesse de la croissance italienne à partir des premières années 1990 et les deux récessions (1992-93 et 2008-2009) qui ont fait suite, la première, à la crise des finances publiques de septembre 1992, la deuxième à la crise des subprimes. Cette dernière a touché l’Italie par le biais de ses exportations, même si ses banques étaient pratiquement exemptes d’actifs « toxiques ». Depuis 1992, la croissance italienne a été nettement plus faible que celle de ses partenaires européens. Le taux moyen de croissance de la France, par exemple, a été de 2,6 entre 1996 et 2001 ; de 1,8 [14] entre 2002 et 2007 ; la récession des années 2008-2009 a également été beaucoup moins sévère en France (-1,4) qu’en Italie (-3,5). En effet, du fait de la dette, pendant cette récession, le gouvernement n’a pu prendre que des mesures limitées pour stimuler la croissance et, devant l’opposition, le patronat et les syndicats, qui réclamaient des interventions anticycliques, le ministre de l’Économie, Giulio Tremonti, s’est contenté de faire des exorcismes, répétant que tout allait bien et que ces mesures n’étaient pas nécessaires.

Tableau 1

Taux moyens de croissance du PIB en volume (PIB en valeur réelle)

1971-
75
1976-
82
1983-
87
1988-
91
1992-
93
1993-
95
1996-
01
2002-
07
2008-
09
2010
PIB en volume 3,2 3,3 2,6 2,9 – 0,1 1,4 1,9 1,2 – 3,5 1,5
figure im1

Taux moyens de croissance du PIB en volume (PIB en valeur réelle)

14 On voit bien d’ailleurs, à partir des quelques données du tableau 1, que si la crise de 2008-2009 a certes aggravé les conditions de l’économie italienne, celle-ci ne fait que vivoter dès le milieu des années 1990. Au point que le thème du « déclin économique » est devenu en Italie un véritable filon, à la fois éditorial et de recherche. Le « Sole 24Ore », le quotidien de la Confindustria (qui est le journal le plus influent sur l’élite cultivée du pays, quelle que soit sa tendance politique) y a consacré l’année passée une longue série d’articles, dont le premier est paru le 24 mars 2011. Mais, depuis qu’en 2003 l’historien de l’économie Pierluigi Ciocca, alors directeur général de la Banque d’Italie, a soulevé le problème dans un article qui est devenu célèbre [15], toute une série d’ouvrages ont été publiés, pointant différentes faiblesses de l’économie italienne et leurs possibles causes. Parmi les premières, on indique la faible croissance, la perte de parts dans le commerce mondial, les gains de productivité qui sont très bas, une productivité totale médiocre (c’est-à-dire une incapacité à bien se servir du travail et des équipement dont on dispose). Parmi les causes, certains auteurs soulignent la petite taille des entreprises, qui ne peuvent pas réaliser les investissements en recherche et développement qui seraient nécessaires pour résister à la concurrence des pays émergents. D’autres auteurs considèrent que la faiblesse principale de l’Italie réside dans le fait que ses entreprises manufacturières (qui restent le secteur porteur de l’économie nationale) sont spécialisées justement dans les mêmes productions que ces pays : des biens dits « traditionnels », nécessitant peu de technologie. D’autres encore pensent que ces deux phénomènes s’expliquent par le « familialisme » des patrons des petites entreprises, qui restent éloignées des marchés boursiers de peur que le contrôle de leurs firmes échappe à la famille (et qui, pour la même raison, n’embauchent pas de managers extérieurs et compétents…) [16].

Tableau 2

Croissance moyenne du taux d’emploi

1971-
75
1976-
82
1983-
87
1988-
91
1992-
93
1993-
95
1996-
01
2002-
07
2008-
09
2010
Emploi 0,7 1 0,7 0,5 – 1,7 – 1,4 1 1,24 – 0,6 – 0,7
figure im2

Croissance moyenne du taux d’emploi

15 Le tableau 2 nous montre que l’emploi n’a pas souffert seulement pendant les périodes de récession, mais tout au long de ces vingt dernières années. Pour rendre plus fluide le marché du travail, encourager l’emploi et permettre aux entreprises de profiter d’une plus grande flexibilité, le droit du travail a été réformé d’abord par le gouvernement Prodi, en 1997, et surtout par le gouvernement Berlusconi en 2003 [17]. C’est peut-être grâce à ces réformes que le taux d’emploi a subi une certaine amélioration avant la récession de 2008-2009. Mais la réforme de 2003 a multiplié les possibilités d’embaucher des travailleurs avec des contrats précaires : contrats à temps déterminé, travail intérimaire, contrats à projet, utilisation de travailleurs indépendants pour des prestations subordonnées et continues, etc. Le résultat a été la multiplication des travailleurs précaires, que l’Ires, le centre de recherche de la Cgil (qui fait autorité dans ce domaine), estime à 3 800 000. Il s’agit, pour la moitié d’entre eux, de jeunes de moins de 35 ans. À leur propos, une donnée statistique est extrêmement préoccupante : la probabilité de devoir se contenter d’un travail précaire augmente avec la longueur des études suivies. 30 pourcents des jeunes qui ont un emploi et qui sont titulaires d’une licence, ont un travail précaire [18].

16 L’emploi dans l’administration appelle des considérations à part. On a bloqué le remplacement des fonctionnaires partant à la retraite une première fois en 1992 ; puis de nouveau en 2008 (pour les années 2010, 2011 et 2012) et, enfin, cette mesure a été reconduite en 2011 pour trois ans.

17 Une telle mesure « à la louche » a deux conséquences néfastes, de nature presque opposée. D’une part, puisque les administrations, pour fonctionner, ont quand même besoin d’employés, on a été obligé de déroger à plusieurs reprises à ces mesures, embauchant des travailleurs précaires et titularisant certains d’entre eux sans les soumettre à la procédure de recrutement par concours que prévoit la Constitution. Si bien qu’une des conséquences de ces mesures a été de contourner l’obligation des concours et les quelques garanties d’équité qu’elle donne même dans un pays comme l’Italie, où leurs résultats sont souvent truqués. L’autre conséquence est que les administrations qui, comme les hôpitaux ou les universités, grèvent lourdement le budget, ont fait l’objet d’économies particulièrement sévères. On a ainsi créé une surcharge de travail de moins en moins supportable pour les employés, et de graves dysfonctionnements de leurs services.

Tableau 3

Salaires bruts et inflation – Moyennes des taux d’augmentation annuels

1971-
75
1976-
82
1983-
87
1988-
92
1993-
95
1996-
01
2001- 2007 2008 2009 2010
Salaires bruts 16,6 20,2 10,3 8 3,7 3,5 3 3,6 2,8 2,2
Inflation[19] 12,9 17 9,3 6,2 5,3 2,7 2,7 3,5 nd nd
figure im3

Salaires bruts et inflation – Moyennes des taux d’augmentation annuels

18 Le tableau 3, tiré de plusieurs rapports de l’Ires [20], montre les taux d’augmentation annuels des salaires bruts, calculés par l’ISTAT. La deuxième ligne indique le taux d’augmentation du coût de la vie, qui montre que l’augmentation des salaires bruts a été presque entièrement érodée par l’inflation. Les mêmes rapports montrent d’ailleurs que, pendant les 30 dernières années, la distribution des revenus a fortement évolué au détriment des travailleurs dépendants. Dans les industries et les services, en 1975, si on inclut dans les salaires toutes les charges, salariales et patronales (c’est-à-dire la partie du profit qui est distribuée directement au travailleurs sous forme de salaire ou leur est redistribuée sous forme d’allocations sociales), la part du travail dépasse 65 % du revenu, le capital touchant les 35 % restants (dans l’industrie manufacturière, le rapport est 75 à 25). En 1995, la part des salaires est de 57 %, tandis que la part du capital est de 43 %. Pendant les années 2000, la part des salaires passe en dessous de 50 %. Les années 2000 ont donc vu progresser énormément les profits. Les mêmes rapports de l’Ires montrent que, pendant la décennie de Berlusconi, les rétributions réelles des travailleurs dépendants ont fortement diminué. Pendant cette même période, au contraire, les rétributions des professions libérales n’ont cessé d’augmenter.

19 Ceci peut probablement expliquer le soutien que Berlusconi a trouvé parmi cette dernière partie de l’électorat. Mais cela peut expliquer aussi que, dans la situation actuelle, le syndicat des travailleurs ne puisse accepter de bon cœur de collaborer à l’assainissement de l’économie du pays, si ce processus comporte d’ultérieurs sacrifices pour les salariés. Pour la première fois dans son histoire. ?

Notes

  • [1]
    Luciano Cafagna La grande slavina, Padova, Marsilio, 1993, p. 37. Voir aussi Salvatore Rossi La politica economica in Italia. 1968-1998, Bari, Laterza, 1998.
  • [2]
    Cf. Hervé Ryner Les scandales politiques, l’opération « Mains propres » en Italie, Paris, Michel Houdiard 2diteur, 2005.
  • [3]
    C’est-à-dire avant le payement des intérêts sur la dette.
  • [4]
    La police fiscale italienne.
  • [5]
    Au journal télévisé de Rai 1, le 4 octobre 2008, http://www.youtube.com/ watch?v=SfiO-n07FDQ.
  • [6]
    Il s’agissait de la réforme des retraites, portant l’âge de départ à 67 ans. Les requêtes de la BCE étaient contenues dans une lettre écrite le 5 aout 2011 par Jean-Claude Trichet et Mario Draghi au Président du Conseil italien.
  • [7]
    Décret-loi n°98 du 6 juillet 2011, converti en loi (n°111) le 15 juillet 2011 et décret-loi n°138, du 13 aout 211, converti en loi (n° 148) le 14 septembre 2011.
  • [8]
    Décret-loi n° 201 du 6 décembre 2011, converti en loi (n° 214) le 24 décembre 2011.
  • [9]
    La somme des économies réalisées par l’ensemble des trois décrets est (en milliards d’euros) :
    2012 2013 2014
    Entrées supplémentaires 38 455 49 791 50 907
    Moindres dépenses 9 889 25 784 30 311
    Total 48 344 75 575 81 218
  • [10]
    Le Parti démocratique, né de l’aile gauche de la Démocratie chrétienne et de l’aile modérée du Parti communiste ; le Parti populiste de centre Italia dei valori, fondé par l’ancien juge Di Pietro ; Futuro e libertà, un regroupement de droite anti berlusconien créé par le président de la Chambre, Giancarlo Fini ; les deux petits partis de centre Alliance pour l’Italie et Union de Centre.
  • [11]
    Des exemples de sites Web consacrés à l’économie, qui ont exercé une constante critique de l’action des gouvernements de Berlusconi sont : http:// www.lavoce.info;www.noisefromamerika.org;www.centroeinaudi.it. Le site http://www.quattrogatti.info, animé par de jeunes économistes, est consacré à l’explication des mécanismes des phénomènes économiques qui font l’actualité.
  • [12]
    Ce programme entendait revenir sur les résultats d’un référendum de 1987 qui interdisait les centrales nucléaires.
  • [13]
    La position de Togliatti est très bien analysée par Fabrizio Barca Compromesso senza riforme in Fabrizio Barca (dir) Storia del capitalismo italiano dal dopoguerra ad oggi, Roma, Donzelli, 1997.
  • [14]
    Moyennes des taux de croissance en pourcentage du PIB en valeur. Données de l’Insee.
  • [15]
    Pierluigi Ciocca L’economia italiana : un problema di crescita, 44e Riunione Scientifica Annuale della Società Italiana degli Economisti, Salerno, 25 ottobre 2003.
  • [16]
    Voir, par exemple, Fabrizio Onida Se il piccolo non cresce, Bologna, Il Mulino, 2004 ; Marcello Bianchi, Magda Bianco, Silvia Giacomelli, Alessio M. Pacces et Sandro Trento Proprietà e controllo delle imprese in Italia, Bologna, Il Mulino, 2005 ; Andrea Colli Il capitalismo famigliare, Bologna, Il Mulino, 2006 ; Tito Boeri, Riccardo Faini, Andrea Ichino, Giuseppe Pisauro e Carlo Scarpa Oltre il declino, Bologna, Il Mulino, 2005 ; Salvatore Rossi (dir) La nuova economia. I fatti dietro il mito, Bologna, Il Mulino, 2003 ; id. La regina e il cavallo, Bari, Laterza, 2006 ; Enrico Saltari e Giuseppe Travaglini Le radici del declino economico, Torino, Utet, 2006.
  • [17]
    Lois n° 30 du 14 février 2003.
  • [18]
    IRES Un mercato del lavoro sempre più « atipico » : scenario della crisi, Rapporto di ricerca, novembre 2011.
  • [19]
    Déflateur de la consommation des ménages.
  • [20]
    Lorenzo Birindelli Retribuzioni, produttività e distribuzionedelreddito in Italia, dans les rapports sur les salaires en Italie des années 2007, 2009, 2010.
Français

L’importante dette publique que l’Italie traîne depuis plus de vingt ans a de nouveau atteint, en 2011, le même niveau de 120% du PIB qu’elle avait déjà touché en 1994 et elle a poussé les taux d’intérêt sur les bons du trésor italiens à des niveaux que les agences de notation ont jugés dangereux pour la solvabilité de l’État. Le gouvernement de Silvio Berlusconi, en place depuis 2008, a pris des mesures d’austérité mais n’a pu convaincre ni les marchés, ni les agences, ni les autres chefs des exécutifs européens de leur efficacité. Il a ainsi démissionné le 12 novembre et a été remplacé par un cabinet formé par des experts indépendants des partis, guidé par Mario Monti, un professeur d’économie, ancien commissaire européen. Ce gouvernement, jouissant d’une plus grande crédibilité et d’un fort consensus à l’intérieur et à l’extérieur du pays, a complété les mesures de rigueur et a commencé à prendre des mesures de relance de l’économie.
Ce long processus, qui a duré six mois, a été accompagné de vives discussions, voire de contestations, de la part des syndicats, des partis, des économistes et d’une myriade de comités déjà engagés dans la lutte contre Berlusconi. Ce dernier s’est vu contesté aussi bien par des libéraux, qui trouvaient sa politique trop peu novatrice, que par une gauche mettant au premier plan les exigences des citoyens. Une nouveauté caractérisant tous ces mouvements a été l’utilisation d’Internet et des sites sociaux.

Piero Caracciolo
Chargé de cours au Département d’histoire de l’École normale supérieure, où il assure un séminaire sur l’Italie récente et actuelle. Il a dirigé Refaire l’Italie. L’expérience de la gauche libérale – 1991-2001, Paris, Editions Rue d’Ulm, 2009, 400 p.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/04/2012
https://doi.org/10.3917/come.080.0081
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