CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Pour les pays méditerranéens – par quoi l’on entendra ci-après les pays des rives sud et est de la Méditerranée, dont le Maghreb en particulier – les problématiques monétaires sont particulièrement intéressantes à un double titre : ce sont des problématiques relativement nouvelles pour des pays dont les politiques monétaires sont traditionnellement assez « tranquilles » ; ce sont des problématiques internationales, qui invitent donc à regarder le Bassin sous la perspective de son insertion dans l’économie mondiale.

2 Pour bien saisir ces problématiques, cependant, il convient de revenir très rapidement sur la nature de la crise survenue en 2007, qu’on assimile trop volontiers à une crise financière, voire seulement bancaire, alors qu’elle est profondément monétaire, tant dans ses racines, puisqu’elle est liée aux politiques de taux d’intérêt suivies depuis quinze ans ; que dans ses effets, puisqu’elle se traduit aujourd’hui par une « guerre » des principales monnaies au plan mondial. En regard, les fameux « subprime » ne paraissent qu’un épiphénomène.

3 Déroulons donc très rapidement le film des événements : en 2007, une hausse des taux d’intérêt fait immédiatement craindre le non-remboursement de crédits immobiliers dits « subprime », accordés à des emprunteurs dont la solvabilité, déjà fragile, paraît sérieusement compromise dans la mesure où ces crédits sont à taux variable. Or ces crédits fort rémunérateurs ont non seulement atteint des volumes considérables mais de plus, par voie de titrisation, ils ont été proposés comme placements aux investisseurs. De là des défaillances chez certains de ces derniers et une crise de confiance générale frappant en premier lieu les banques, lesquelles éprouvent des difficultés à se refinancer. De là, en conséquence, un resserrement du crédit provoquant l’effondrement d’une économie reposant largement sur l’endettement. Un effondrement ? Non pas en fait, sauf dans quelques cas spectaculaires (General Motors) et cela fait craindre qu’en fait de crise on n’ait encore rien vu ! Car on s’est empressé de soigner le mal par le mal et, pour sauver le crédit, de baisser les taux d’intérêt. Ceux-ci, historiquement bas, voire nuls, n’ont pas évité la récession mais ont évité un effondrement général (tout en assurant de larges profits aux banques mais ceci est une autre histoire). En somme, l’endettement public a remplacé l’endettement privé, indirectement (renflouement des banques) ou directement (rachat par certaines banques centrales de créances privées). Seulement, cet endettement public est-il soutenable ? Les USA, le Royaume-Uni, la France ou l’Espagne ont-ils vraiment les moyens de rembourser leur dette ? Ceci sans recourir aux adjuvants classiquement utilisés dans ce genre de cas : la guerre, la dévaluation et l’inflation ? Toutes options qui, à différents titres, semblent aujourd’hui inaccessibles.

4 Tout cela nous éloigne-t-il de notre sujet ? Nullement. La crise est la rançon de près de deux décennies où l’endettement facile, accompagné d’un rognage souvent brutal et assez factice des coûts, ont remplacé la productivité comme facteur de profit. Les pays méditerranéens n’échappent pas à ce constat mais, dans leur cas, il faut remplacer « endettement » par « investissement direct étranger ». Pendant dix ans au moins, seul le crédit facile, évitant l’accroissement des fonds propres, voire provocant leur diminution (rachats d’actions), a permis d’atteindre les fameux 15 % de rendement boursier, très éloignés pourtant, en France par exemple, de la rentabilité nette réelle de la plupart des sociétés du CAC 40. Mais de 2000 à 2008, le coût unitaire du travail a augmenté de 28 % en Espagne, contre 0,6 % en Allemagne. Sur la même période, il a augmenté de 15 % de plus en France qu’en Allemagne. Tandis que, sauf en Turquie, la productivité des pays méditerranéens n’a pratiquement pas bougé. Les problématiques, ainsi, sont les mêmes. De sorte qu’il paraît un peu court de féliciter les pays méditerranéens, comme on le fait volontiers, d’avoir échappé aux turbulences bancaires mondiales. C’est un peu comme se féliciter que le cyclone Katrina n’ait pas atteint la Bretagne : c’est heureux mais personne ne doit en être remercié ! En attendant, les pays méditerranéens se retrouvent totalement exposés à la récession mondiale et ce d’autant plus qu’ils ont davantage de liens économiques avec l’UE – laquelle est devenue, après le Golfe et de manière bien plus forte que ce dernier, leur principal foyer de « contamination ». Heureusement, la part de l’UE dans la croissance des exportations des pays méditerranéens est tombée en dix ans de 62 % à 22 %. Mais cela qui vaut pour les pays méditerranéens dans leur ensemble n’est pas le cas des pays du Maghreb. De sorte que le premier effet économique de la crise dans le Bassin est de creuser la fracture entre les deux blocs du Maghreb et du Machrek, en les éloignant encore davantage.

5 Pour les pays méditerranéens, la crise est apparue alors qu’ils commençaient à sortir de leur problème primordial, qui est un problème de production. Ces pays, en effet, produisent peu : le Maroc, l’Egypte, le Liban ou la Jordanie importent deux fois en montant ce qu’ils exportent. Pourtant, depuis 2000, la croissance des importations des pays méditerranéens a été réalisée à 65 % par les minéraux hors pétrole, la chimie, la métallurgie et les produits manufacturés de base. Un véritable décollage industriel a ainsi eu lieu, qui demeure encore insuffisant : les pays méditerranéens ne sont pas encore nettement positionnés sur les biens intermédiaires et les biens de consommation de moyenne gamme qui font le succès des pays émergents, dont la Turquie. Or la nécessité d’un tel positionnement a tendance à être masquée dans les pays méditerranéens par les effets d’aubaine des investissements directs étrangers et notamment des délocalisations. Pourtant, si celles-ci peuvent certainement créer quelques poches d’activité, elles ne soulageront pas un chômage de masse endémique en Méditerranée. Parce qu’on délocalise au plus près des grands marchés – ce que les pays méditerranéens ne sont pas et n’ont pas cherché véritablement à être (cf. l’UMA). Parce que les plus grandes entreprises mondiales se sont considérablement allégées : Renault ne fabrique plus que 20 % de ses voitures et n’a plus guère à délocaliser que ses chaînes d’assemblage final. Tout le reste s’intègre à des rapports de sous-traitance extrêmement exigeants et soumis à une compétition mondiale. En regard, voudrait-on parier sur des délocalisations de services, comme les call-centres ? Pour l’économie française, ceux-ci représentent 205 000 emplois, dont 7 500 seulement sont délocalisés et la tendance est aujourd’hui à leur rapatriement.

6 Au total, les pays méditerranéens paraissent mal positionnés, tant vis-à-vis d’un commerce mondial dont la croissance, portée par le dynamisme des pays émergents, est interbranches et concerne les productions intermédiaires, que vis-à-vis d’un commerce européen qui est intra-branches et dont l’accès, pour les pays méditerranéens, supposerait une montée en gamme de leurs productions. Or ces handicaps sont encore accrus par des politiques de change peu efficaces.

7 Aujourd’hui, le monde émergent est marqué par un mercantilisme d’un nouveau type – un mercantilisme « intelligent » guidé par trois objectifs :

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  • accumuler des devises fortes (le dollar particulièrement) en exportant – ce qui est l’objectif essentiel du mercantilisme, bien entendu ;
  • maintenir au plus bas le cours relatif de la monnaie domestique pour être compétitif à l’exportation et à cet effet filtrer et limiter l’entrée de capitaux étrangers ;
  • réemployer les excédents en devises pour soutenir la monnaie des pays d’accueil des exportations, lesquelles seront d’autant plus compétitives (ainsi agit la Chine vis-à-vis du dollar) et attaquer la monnaie des pays concurrents (ainsi la Chine et la Corée du Sud acquièrent-elles des bons du trésor japonais : le yen s’est apprécié de 45 % par rapport au won depuis 2007). Tel est le vrai visage de la guerre des monnaies, qui a atteint une dimension critique puisque Chine et USA se retrouvent aujourd’hui chacun en situation de ruiner l’autre ; ce qui paraît devoir se produire, sauf à maintenir une situation actuelle de dépendance réciproque qui ne paraît guère supportable à terme compte tenu du niveau d’endettement record des USA.

9 Ce mercantilisme d’un nouveau type, que personne n’aura vraiment vu venir, s’est d’abord affirmé en Asie du Sud-est, en Malaisie particulièrement, en rupture complète avec les recommandations du FMI suite à la crise asiatique de la fin des années 90. Aujourd’hui particulièrement développé par la Chine, il guide de plus en plus, aussi bien, la politique monétaire brésilienne. De fait – c’est là le vrai visage de la mondialisation – l’exportation remplace la consommation comme facteur principal de croissance, dès lors que l’économie d’endettement qui soutenait largement la consommation atteint ses limites. Autant dire que la productivité est devenue, plus que jamais, le facteur clé, qui conditionne notamment une véritable fracture européenne augurant mal de l’avenir de l’euro. Car, encore une fois, les gains de productivité ont été insuffisants en France et en Europe du Sud pour soutenir les exportations. Et dès lors qu’une dévaluation ne peut les compenser, seule pourrait jouer une réduction de la dépense nationale de ces pays si drastique qu’elle affecterait significativement leur niveau de vie moyen. On comprend, dans ces conditions, que certains, en France aujourd’hui, aient la nostalgie du protectionnisme…

10 En regard, les pays méditerranéens, eux, défendent encore un mercantilisme classique, quoique assez inefficace puisque, produisant peu, ils ne peuvent que difficilement limiter les flux de capitaux sortants au titre de leurs importations. Il reste que leur politique de change reste marquée :

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  • par la volonté de favoriser l’entrée de capitaux étrangers,
  • par la volonté réciproque de limiter la sortie de capitaux vers l’étranger, au gré d’un contrôle des changes assez poreux et paradoxalement peu favorable à l’entrée de capitaux étrangers, notamment en ce qu’il est à même de dissuader les résidents de rapatrier et de convertir en monnaie nationale les avoirs extérieurs qu’ils détiennent.
  • par la volonté de maintenir un taux de change stable et relativement élevé, comme s’il participait de la fierté nationale, plutôt que compétitif.

12 Dès lors, ces pays qui exportent peu, se placent en situation d’exporter encore moins ; tandis que tout renchérissement de leurs importations, comme tout accroissement de ces dernières, notamment en cas de « décollage », met en risque le niveau des réserves de change. Tandis que tout afflux massif d’IDE, s’il a lieu, génère des phénomènes spéculatifs ponctuels (spéculation immobilière particulièrement) ou généraux (l’Egypte, très bien servie en IDE ces dernières années, enregistre également un taux d’inflation à deux chiffres).

13 Or à ceci s’ajoute désormais une dimension liée à l’équilibre des flux reçus et payés vis-à-vis de l’extérieur en dollars ou en euros – une dimension qui pourrait peser très lourd dans l’évolution du Bassin si la dévalorisation du dollar par rapport à l’euro se révélait durable.

14 Une telle dépréciation du dollar serait assez favorable à la Turquie, dont les revenus sont aujourd’hui principalement en €, tandis que ses importations sont largement payées en dollars. Elle renforcerait l’orientation commerciale du Maroc et de la Tunisie vers l’UE, au prix néanmoins d’un surcoût payé en termes de pouvoir d’achat et tout en dépréciant la valeur de leurs exportations en dollars (dont les phosphates pour le Maroc) dans leur balance commerciale et en rendant leurs produits moins compétitifs hors UE – ce qui semble d’ores-et-déjà pouvoir être constaté dans le cadre de l’Accord d’Agadir, vis-à-vis de l’Egypte et de la Jordanie. L’Algérie présenterait en revanche un tout autre cas de figure, puisque ses ressources extérieures sont pratiquement toutes en dollars et ses importations pour l’essentiel payées en €. Or ces importations ont cru de 200 % ces dernières années… En Algérie, toute redistribution de la rente gazière se traduit ainsi non seulement par un accroissement des importations mais également par une perte significative de pouvoir d’achat dès lors que le dollar se déprécie face à l’euro. Comme la Syrie, dont 60 % des importations du secteur privé sont en € et comme, dans une moindre mesure, l’Egypte, l’Algérie aurait de fait tout intérêt à orienter ses échanges avec des économies dollars. La Jordanie, dont l’économie est aujourd’hui, comme celle du Liban, quasi dollarisée, illustre une telle option, ayant retenu le principe d’une parité fixe de sa monnaie face au $. Mais à quel prix ? En faisant des USA, à la faveur d’un Traité de libre échange, et du GAFTA, ses premiers marchés et en limitant ses importations en provenance de l’UE, qui baissent effectivement régulièrement année après année. A moins qu’à la recherche d’autres sources pour ses importations, l’Algérie ne convienne finalement d’accords de swap avec la Chine (d’ores-et-déjà son deuxième fournisseur en proportion) pour se constituer des réserves en yuan, comme depuis 2006 l’ont fait la Corée du Sud, la Malaisie, la Biélorussie, l’Indonésie et l’Argentine (comme la BCE le fait avec les pays de l’Est mais non avec les pays méditerranéens). Cela au détriment bien entendu de toute intégration économique euro-méditerranéenne ; même si une telle orientation pro-dollar chez les PSEM pourrait paradoxalement contribuer à attirer des investisseurs européens qui, à l’instar des entreprises du secteur aéronautique, cherchent à délocaliser leur production en zone dollar, pour éviter de se retrouver à facturer en dollars tout en produisant en euro – le français Safran s’est ainsi fixé pour objectif de faire baisser à 45 % son exposition aux aléas de change $/€.

15 Au total, au terme de quinze ans d’une politique euro-méditerranéenne lancée avec le Protocole de Barcelone, le Machrek se détourne ostensiblement de l’UE, en attendant que fasse sans doute de même un Maghreb pénalisé à l’exportation et faisant face à une Europe du Sud en difficulté. Aussi déplaisant ce constat soit-il, il convient de l’accepter, contre toutes les rêveries d’intégration régionale et pour considérer que c’est par le commerce que se bâtira prioritairement la Méditerranée.

16 De fait, un autre constat, bien plus prometteur, est à même de contrebalancer le précédent. Le commerce mondial tend aujourd’hui à s’aligner tout autour du 38° parallèle. Certes, on peut nous disputer la précision géographique de ce constat. Il reste que le commerce international est latéral plutôt que vertical – rien ne l’illustre mieux que l’orientation des échanges extérieurs du Brésil depuis 10 ans. Ainsi, traversée par le 38° parallèle et à la jonction de trois continents, la Méditerranée représente certainement un corridor essentiel au plan mondial. Le tout est de savoir si ses riverains sauront véritablement en profiter ; s’ils sauront saisir de concert cette opportunité.

17 Encore conviendrait-il d’aller vite, pour tendre des cordes de rappel entre les trois rives. Or deux priorités se présentent immédiatement : la mobilité des hommes et le financement du commerce international.

18 La mobilité des hommes représente non pas un blocage mais le blocage de toute la politique euro-méditerranéenne et il paraît illusoire de croire qu’on puisse travailler à des rapprochements effectifs sans s’occuper d’elle. Ce thème outrepasse notre propos et nous nous contenterons d’une analogie monétaire : il a fallu des décennies, en France, pour que l’on comprenne que libérer les prix n’allait pas créer de sur-inflation mais représentait même la seule manière de lutter contre elle. Sans doute devrait-on s’en souvenir dans le cas des questions migratoires.

19 Alors qu’il s’agit pour eux d’exporter, nous l’avons souligné, les pays méditerranéens n’ont guère les moyens d’accorder à leurs entreprises, particulièrement les PME, les garanties export que reçoivent celles des pays du Nord. Aujourd’hui encore, parce qu’elles se connaissent mal, les banques marocaines ne travaillent pas facilement avec les banques égyptiennes ou jordaniennes dans le cadre de contrats d’exportation. Les banques algériennes hésitent même à ouvrir des crédits documentaires sur des banques turques. Pour une entreprise du Sud, exporter au Nord expose à des risques d’immobilisation élevés en cas de procédures juridiques. S’imposerait donc la nécessité d’une Banque méditerranéenne, orientée non pas prioritairement vers l’investissement mais vers l’homogénéisation et la garantie des flux commerciaux extérieurs. Une banque du commerce méditerranéen donc ; le plus étonnant demeurant que personne n’y ait songé ! ?

Français

Le texte ci-dessous reprend et développe les idées qu’il a présentées lors des premières Rencontres de Cybèle organisées par l’association Euromed-IHEDN le 17 décembre 2010 à Paris, autour du thème « Les relations en Méditerranée seront durablement affectées par la crise mondiale ».

Guillaume Almeras
Consultant international.
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/06/2011
https://doi.org/10.3917/come.077.0183
Pour citer cet article
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