CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La Méditerranée a le triste privilège d’avoir connu – et de connaître encore – de nombreux régimes autoritaires qui n’ont jamais hésité à recourir à tous les moyens de leurs appareils répressifs pour mater et écraser toute velléité de contestation politique. Interminable est la liste des violations des droits de l’Homme commises depuis les années cinquante ou soixante au Maghreb, au Machrek, en Turquie, dans l’ex-Yougoslavie sans oublier la Grèce au temps des colonels, l’Espagne et le Portugal à l’époque du fascisme.

2 Lorsque ces régimes évoluent et a fortiori commencent à se démocratiser ou, au moins, à se libéraliser, surviennent des questions fondamentales et infiniment complexes pour retrouver la voie d’une réconciliation nationale : comment rendre leur dignité aux victimes ? Comment réparer les torts immenses qu’elles et leurs proches ont subis ? Comment pardonner ce qui pour beaucoup apparaît comme impardonnable ? Comment faire en sorte que les crimes d’Etat soient reconnus ? Puis, comment faire pour qu’ils soient punis ?

3 Les réponses théoriques recèlent de profondes contradictions qui sont encore aggravées lorsqu’il faut les situer dans un contexte historique particulier : dans une transition démocratique impliquant un changement de régime, après une guerre civile où tous les acteurs se retrouvent dans l’obligation de continuer à essayer de vivre ensemble, au moment d’une libéralisation d’un système politique s’inscrivant malgré tout dans la continuité…

4 En simplifiant beaucoup, on pourrait dire qu’une des alternatives essentielles dans ce type de problématiques est de savoir s’il faut punir ou pardonner les auteurs des crimes commis au nom d’une raison d’Etat dénuée de toute véritable légitimité.

5 Les victimes et leurs proches exigent toujours d’abord que la vérité soit établie ; elles veulent savoir qui est le bourreau et dans quelles circonstances précises l’irréparable a été commis particulièrement dans les innombrables cas où la personne proche a un jour disparu, enlevée par des inconnus dont on pressent qu’il s’agissait d’agents de l’Etat. La connaissance des faits et leur reconnaissance par l’Etat est donc un élément fondamental et incontournable pour le travail de deuil que les familles doivent accomplir. C’est un premier pas décisif vers la justice qui doit ensuite se mettre en marche pour punir les coupables.

6 Pardonner peut être un choix assumé par les victimes mais comme le dit si bien Nassera Dutour : « Nous ne pouvons pas pardonner si on ne nous demande pas pardon ». Ce qui renvoie pour l’essentiel à une séquence de la logique précédente liée à la nécessaire reconnaissance des responsabilités.

7 Lorsqu’on regarde ce qui s’est passé ces dernières années dans les quatre pays qui ont montré la voie – l’Argentine, l’Uruguay, le Chili et l’Afrique du Sud – on doit bien constater qu’aucun n’a permis l’exercice systématique d’une justice punitive visant les agents des régimes autoritaires même si quelques procès ont eu lieu. Il a fallu recourir à d’autres moyens où les lois d’amnistie et les commissions vérité et réconciliation ont tenu une place centrale avec, il faut le souligner, des mécanismes de réparations matérielles et symboliques en faveur des victimes et de leurs familles.

8 Les raisons de ces contournements sont multiples et complexes mais l’essentiel tient en définitive en deux contradictions majeures concernant l’Etat et la société. Comment l’Etat qui a ordonné le crime peut-il rendre la justice en punissant car, même s’il y a eu un changement de régime, la bureaucratie qui a permis cette criminalité reste en place ? Comment une partie de la société peut-elle être condamnée si on recherche une réconciliation nationale a fortiori quand toute la société vient à peine d’émerger de l’épouvantable tragédie d’une guerre civile ? Comme ces contradictions sont très difficilement surmontables, il faut trouver les compromis nécessaires permettant à la fois l’indispensable réconciliation nationale et les non moins indispensables réparations aux victimes avec toutes les graves difficultés et les lourdes frustrations que de telles formules peuvent engendrer surtout quand les amnisties octroyées préparent la voie à l’amnésie alors même que l’exigence de mémoire de la part des offensés est absolue.

9 En Méditerranée, force est de constater que ces initiatives politiques, toujours courageuses et difficiles, sont exceptionnelles. Dans nombre de pays de cette région, l’idée d’une telle démarche n’existe que dans l’imaginaire et les rêves de celles et de ceux qui subissent aujourd’hui l’arbitraire d’un pouvoir autoritaire. Dans d’autres, les blessures et les traumatismes de la guerre civile sont si profonds et si présents que l’heure d’une telle catharsis n’est pas encore venue, si jamais elle vient un jour… Dans quelques-uns, par contre, le pas a été franchi dans des configurations très différentes qui vont de l’Instance équité et réconciliation au Maroc à la Charte pour la paix et la réconciliation nationale en Algérie en passant par d’autres formules beaucoup plus spécifiques en Albanie, en Macédoine et à Chypre.

10 C’est à l’analyse de ces expériences que Confluences Méditerranée a donc décidé de consacrer ce dossier en donnant une place privilégiée à la démarche entreprise au Maroc parce qu’elle est certainement la plus forte jamais tentée dans la région.

Jean-Paul Chagnollaud
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/come.062.0011
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