CAIRN.INFO : Matières à réflexion
La thèse de Samuel Huntington sur le choc des civilisations est constamment évoquée dans le contexte actuel. Elle nous paraît à la fois erronée et dangereuse. Dans cet article, que nous avions déjà publié en automne 1994, Dario Battistella, professeur de science politique, en fait une critique d'ensemble ; il y a ajouté une postface après les événements du 11 septembre.

1 Ces dernières années, les prévisions alarmistes au sujet d'une confrontation à venir entre le monde occidental et le monde islamique n'ont pas manqué. Ainsi, dans son numéro du 26 décembre 1992 et du 8 janvier 1993, le magazine britannique The Economist imagine, pour le siècle prochain, le scénario de politique-fiction suivant : la naissance, suite à un coup d'Etat fondamentaliste en Arabie, d'un empire islamique envahissant les Balkans et n'hésitant pas à s'allier à la Chine pour, ensemble, dépecer les marches non-russes de l'ex-Union Soviétique. De son côté, le général Galvin, cité dans l'hebdomadaire allemand Dieÿ Zeit du 2 avril 1993, quitte son poste de commandement en chef des forces de l'OTAN basées en Europe sur les propos suivants : « La guerre froide, on l'a gagnée. Après cette aberration de quelque 70 ans, nous voilà revenus à la situation conflictuelle vieille de plus de 1300 ans - celle qui nous oppose à l'Islam ». Enfin, le 9 septembre 93, dans le International Herald Tribune, C. Hollingworth estime quant à lui que « le fondamentalisme musulman devient rapidement la menace principale à la paix globale et à la sécurité, (...) menace semblable à celle du nazisme et du fascisme dans les années 30, et du communisme dans les années 50 » .

2 Suscitées tantôt par l'attentat du World Trade Center, tantôt par les agressions subies en Egypte par des touristes occidentaux, sans parler de la dérive meurtrière que connaît en ce moment l'Algérie et qui ne fait qu'apporter de l'eau au moulin de ces auteurs, ces différents scénarios ne mériteraient guère de faire l'objet d'une critique approfondie, tant il est acquis que « chaque civilisation se définit comme telle en identifiant des Barbares qui lui servent de repoussoir, au moins dans sa propagande » . Reste que ces différentes visions ont fait l'objet d'une systématisation théorique - consciente ou non - dans un article retentissant de Samuel P. Huntington, intitulé « Le choc des civilisations » qui, elle, par contre, mérite que l'on s'y attarde.

« Le choc des civilisations »

3 Dans cet article, le politologue de Harvard, rompant avec l'optimisme affiché juste après la chute du Mur de Berlin par F. Fukuyama dans La fin de l'histoire ?, estime que le XXIe siècle va être caractérisé par une multiplication d'affrontements. De nature non plus idéologique, ni même économique, mais culturelle, ces conflits mettront aux prises non pas les différents Etats-nations comme jusqu'à présent, mais les principales civilisations mondiales : « Le rideau de velours de la culture a remplacé le rideau de fer de l'idéologie. (...) Dans les années à venir, les conflits qui risquent de s'étendre sont ceux qui se produisent le long des failles entre civilisations. Si guerre mondiale il doit y avoir dans le futur, ce sera une guerre entre civilisations ».

4 A l'appui de sa thèse, Huntington fait tout d'abord remarquer que les différences d'ordre culturel sont plus importantes que les oppositions politico-idéologiques, dans la mesure où, concernant les conceptions des relations entre l'homme et Dieu, l'individu et le groupe, l'Etat et le citoyen, la liberté et l'autorité, etc., elles sont « le résultat d'une production multiséculaire, et ne vont pas s'estomper de si tôt ». Il corrobore ensuite son hypothèse en invoquant la prolifération de relations de conflit et/ou de coopération obéissant à des critères ethno-culturels à laquelle le monde assiste depuis quelques années. Ainsi fait-il remarquer que le drame qui se déroule en ex-Yougoslavie remonte à la séparation de l'Empire romain en empire d'Occident - dont faisaient partie les territoires des actuelles Slovénie et Croatie catholiques - et empire d'Orient - dont relevaient les Serbes orthodoxes, eux-mêmes confrontés en Bosnie, dans le Kosovo et en Macédoine, à l'influence de la civilisation musulmane léguée par les envahisseurs ottomans. Même chose pour les relations qui se nouent entre Etats issus de la désintégration de l'ex-Union Soviétique : ainsi les Etats baltes réussissent-ils à quitter le giron russe et à se tourner vers l'Europe centrale parce qu'ils sont protestants ou catholiques, alors que l'Ukraine et la Biélorussie sont incapables de soutenir leurs rêves d'indépendance précisément parce qu'elles ont toujours fait partie intégrante de la sphère d'influence russo-orthodoxe ; quant à l'Arménie chrétienne, c'est à son alliée traditionnelle, la Russie, qu'elle fait appel pour combattre l'Azerbaïdjan musulman, alors que les Républiques d'Asie centrale sont courtisées par la Turquie et l'Iran, au nom soit de l'espace historique turcophone, soit de l' oumma islamique.

5 Enfin, après avoir rappelé que par le passé les différents conflits - dynastiques, nationaux et idéologiques - avaient tous été inter-occidentaux, il prédit pour le XXIe siècle l'avènement du « conflit qui opposera l'Occident au reste du monde ». Car si Huntington distingue entre sept ou huit civilisations - occidentale, slave-orthodoxe, islamique, hindoue, confucéenne, japonaise, latino-américaine et, peut-être, africaine (il n'est pas très sûr quant à la consistance réelle de cette dernière) -, c'est parce qu'il estime que la fin de la guerre froide sonne le glas de la domination incontestée du monde occidental et le réveil des civilisations autres qui, soumises aux pressions exercées par l'occidentalisation croissante du monde, s'opposent de plus en plus aux valeurs que l'Occident croit universelles : « Les efforts qu'entreprend l'Occident pour propager (...) les conceptions qu'il se fait de l'individualisme, du libéralisme, de l'Etat de droit (...), provoquent dans les pays de culture islamique, confucéenne, hindoue, bouddhiste ou orthodoxe une réaction contre « l'impérialisme des droits de l'homme », et une réaffirmation des valeurs indigènes, comme on peut le déduire du soutien croissant que les fondamentalismes religieux obtiennent de la part des générations les plus jeunes dans ces pays ».

6 Plus précisément, et voilà rétabli le lien avec les scénarios évoqués supra au sujet des relations entre l'Occident et l'Islam, il s'attend à ce que ce soit la civilisation arabo-musulmane, seule ou alliée à la civilisation confucéenne, qui, plus que les autres, finisse par défier ouvertement l'Occident. Notant 1) que l'histoire des treize siècles de relations que l'Occident entretient avec l'Orient arabo-musulman est une succession ininterrompue de conflits depuis Poitiers jusqu'au Koweït ; 2) que partout « l'Islam a des frontières sanglantes » - au sud avec les chrétiens animistes d'Afrique, au nord avec les orthodoxes, à l'ouest avec les pays occidentaux méditerranéens, à l'est avec les Hindous, au centre avec Israël - ; et 3) que les relations entre les « Weapon States » des deux civilisations islamo-confucéennes se multiplient, sous forme notamment d'échanges de technologies d'armement entre la Chine et la Corée du Nord d'un côté, le Pakistan, l'Iran, l'Irak, la Libye et la Syrie de l'autre, Huntington voit se profiler à l'horizon la naissance d'une « connexion confuciano-islamique visant à lancer un défi aux intérêts, aux valeurs et à la puissance du monde occidental ».

7 Face à ce défi, Huntington conseille à l'Occident de renforcer, à court terme, les liens entre l'Europe de l'Ouest et l'Amérique du Nord, d'éviter de tomber dans le piège du désarmement, de maintenir sa supériorité militaire, de combattre la prolifération des armes ABC, de soutenir l'action des institutions susceptibles de promouvoir les valeurs occidentales dans le monde, etc. en attendant qu'à plus long terme, et conscient de ce qu'il ne pourra plus, comme par le passé, imposer ses valeurs aux autres civilisations, il finisse par trouver un terrain d'entente avec les autres cultures avec lesquelles il devra nécessairement cohabiter.

8 Voilà pour la thèse de S. Huntington. Par rapport aux différentes prévisions mettant, au sujet de la structure à venir du système international, l'accent sur les nouveaux désordres qui succéderaient à l'ordre bipolaire de la guerre froide, cette analyse a un mérite incontestable, celui de rappeler aux « Occidentaux, (qui) ont tendance à penser que les Etats-nations sont les principaux acteurs sur la scène du monde, (...) que ce cas de figure ne dure que depuis quelques siècles », celui de tenir compte, autrement dit, de la transnationalisation en cours des relations internationales contemporaines et de la déterritorialisation progressive de la politique étrangère.

9 En reconnaissant le rôle grandissant que joue le facteur culturel, et plus précisément la renaissance de l'appartenance ethno-religieuse comme critère d'identification et de mobilisation politique dans la vie politique internationale, la thèse des conflits entre civilisations - et c'est tout à son avantage - intègre par ailleurs dans une vision théorique nouvelle l'impression première d'un retour à une configuration classique d'état de désordre anarchique que l'apparente multiplication des tensions de toutes sortes - dans les Balkans et dans le Caucase, au Moyen-Orient et dans la Corne de l'Afrique - a pu susciter, une fois envolée l'illusion du « nouvel ordre mondial » cher au Président Bush.

10 Plus précisément, cette thèse permet :

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  • de ne pas retomber dans le schéma souvent invoqué du retour à un ordre multipolaire rappelant le concert des nations du XIXe siècle européen ;
  • de prendre acte de la pacification en cours des relations entre démocraties occidentales dont on s'imagine mal comment elles pourraient, dans un avenir prévisible, déboucher sur des affrontements militaires ;
  • de mettre en garde contre ceux qui, victimes d'un déterminisme économique simpliste, s'attendent à ce que l'affrontement entre deux blocs idéologiques cède tout simplement la place aux tensions entre deux ou trois blocs géo-économiques.

12 Cela dit, autant la prise en compte des facteurs culturels devient de plus en plus importante pour une bonne compréhension du système-monde qui est dorénavant le nôtre, autant le fait de voir dans les conflits à venir entre l'Occident et le reste du monde - « the West versus the rest » - le stade ultime de l'histoire de l'humanité, est révélateur d'un déterminisme culturaliste qui, à l'image de toutes les explications unifactorielles en sciences sociales, mérite une critique approfondie.

13 La critique ne porte pas tellement sur les illustrations retenues pour prouver à la fois l'existence desdites civilisations et les lignes de fracture entre elles : le fait que les exemples cités puissent être réfutés par des contre-exemples tend à indiquer au contraire, si l'on fait sien le critère de scientificité de Popper, le caractère rigoureux de la thèse de Huntington. Et d'ailleurs, les exemples intéressants - dire que la politique de Bonn à l'égard de l'ex-Yougoslavie peut s'analyser en termes de solidarité catholique n'est certes pas, a priori, plus incongru qu'affirmer que le soutien à la Slovénie et à la Croatie s'explique essentiellement par les appétits économiques et géopolitiques retrouvés de l'Allemagne réunifiée - le disputent aux arguments plus douteux : ainsi, dire que l'hostilité des Français à l'égard des immigrés nord-africains les pousse à apprécier les « bons catholiques polonais », c'est oublier l'accueil réservé à la première génération d'immigrés polonais ou même italiens, pourtant cousins de civilisation, s'il en est, des Français.

14 Il ne s'agit pas non plus de critiquer la vision d'un mouvement islamique homogène défiant un monde occidental lui-même unitaire ; à ce propos : comment Huntington peut-il prétendre, d'un côté que l'Occident et l'Islam s'affrontent depuis 13 siècles, et de l'autre que les guerres qui ont eu lieu jusqu'à présent ont toutes été des guerres civiles inter-occidentales ? La critique de cette conception simpliste d'une « civilisation islamique » supposée être unitaire, identifiée à ses seules composantes extrémistes et censée être personnifiée dans des mouvements ou des gouvernements cherchant à imposer leur conception du djihad et leur vision des relations entre le Dar-al-Islam et le Dar-al-Harb, a été faite par tous ceux qui rappellent qu'un tel mouvement n'existe pas : « Contrairement au communisme d'antan, le mouvement islamique n'est pas une idéologie planétaire suffisamment puissante pour faire figure d'alternative à la démocratie. Le terme générique d'islam politique regroupe les idéologies les plus diverses et les plus désorganisées. Ce n'est qu'un, parmi tant d'autres, des éléments multiformes de la mosaïque moyen-orientale » . Quant aux exemples avancés pour prouver l'imminence du retour de l'affrontement multiséculaire entre l'Occident et l'Islam, la guerre du Golfe d'un côté, la Bosnie de l'autre, il suffit de rappeler, pour ce qui est de la première qu’elle a eu comme origine l'invasion d'un Etat arabo-musulman par un autre Etat arabo-musulman, et que la coalition dite « occidentale » ne manquait pas d'alliés arabo-musulmans, et pour ce qui est de la seconde, que les autorités bosniaques, loin de se concevoir comme l'avant-poste d'une quelconque civilisation islamique en Occident, défendent tout au contraire une conception laïque et pluraliste de la société à laquelle les responsables croates et serbes, catholiques orthodoxes, et donc a priori « occidentaux » dans la perspective d'un affrontement avec l'islam, ne nous ont pas habitués jusqu'à présent.

15 La critique est plus radicale et porte autant sur l'intérêt cognitif qui sous-tend le raisonnement de Huntington que sur le contexte de la justification des hypothèses avancées. Car ce qui pose plus précisément problème dans la thèse des conflits entre civilisations, c'est :

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  1. la culturalisation de la politique et sa conséquence logique qu'est la prééminence accordée aux civilisations par rapport aux Etats-nations comme acteurs principaux de la scène internationale ;
  2. la vision sous-jacente des relations internationales, dont l'essence est ramenée aux seuls conflits qu'il peut y avoir entre unités politiques ;
  3. les préjugés a scientifiques et, de fait, idéologiques, qui lui servent de métaphysique, et les objectifs politiques qu'elle poursuit, consciemment ou non.

Une vision culturaliste de la politique

17 Tout d'abord, la thèse de Huntington, si elle ne réduit pas la politique internationale à sa seule dimension culturelle, accorde du moins la primauté aux facteurs culturels sur les variables politico-idéologiques. Or, ce faisant, elle a une conception anhistorique, réifiante, voire fétichisante, de la notion de civilisation, de même qu'elle est victime du paralogisme d'inversion de la cause et de l'effet.

18 Comme le rappelle Z. Laïdi, les références culturelles, dont a priori Huntington réévalue à juste titre l'importance eu égard à la seule prise en compte des facteurs politico-idéologiques, « n'ont de sens que si elles sont considérées comme évolutives et ambivalentes ». Or, en voyant une continuité entre l'expansionnisme des successeurs immédiats de Mahomet et le renouveau fondamentaliste dans certains pays musulmans en cette fin de vingtième siècle, et en croyant à l'existence « de civilisations entières, intactes, éternelles, enterrées vivantes pendant les 45 années de guerre froide, et qui ressuscitent, telles qu'elles, à peine le voile idéologique levé » , Huntington prouve que le concept de civilisation qui est le sien « est un concept a politique, immobile, voire raciste » .

19 Car sa vision, c'est le moins qu'on puisse dire, fait fi de l'histoire. Pour ne rappeler que quelques exemples, l'existence d'une civilisation hellénique n'empêcha pas Sparte, vers la fin de la guerre du Péloponèse, de s'allier aux Perses pour venir à bout des Athéniens, son partenaire des guerres médiques face à ces mêmes Perses ; quant à l'empereur franc Charlemagne et au calife abbasside Haroun Al-Rachid, ils n'hésitèrent pas à entrer en contact pour tenter de se débarrasser ensemble de l'émir omayyade de Cordoue d'un côté et de l'empereur de Byzance de l'autre.

20 Il n'est pas non plus inutile de rappeler, au sujet toujours des relations entre l'Occident judéo-chrétien et le Levant arabo-musulman, 1) que même aux pires moments des Croisades ou de la « Reconquista », l'affrontement entre l'Islam et la Chrétienté n'avait jamais exclu la persistance de relations de coopération et d'interpénétration réciproques entre ces deux civilisations ; 2) que c'était toujours un mélange de considérations politico-idéologiques - ses sympathies conservatrices en politique interne allant, en la matière, de pair avec sa conception du concert européen des puissances - qui avaient en leur temps poussé Bismarck à soutenir la répression de l'Empire ottoman contre la lutte d'indépendance menée par les Grecs ; et 3) que le récent accord israélo-palestinien sur l'autonomie de Gaza et Jéricho n'a fait qu'apporter la preuve définitive, si besoin était, de ce qu'« il n'y a jamais de déterminisme culturel dans les affrontements politiques, ni de pathologie culturelle » .

21 C'est dire si, aussi bien avant qu'après que Machiavel n'érige le politique en ordre conceptuellement autonome, distinct et séparé des domaines moral, religieux ou autre, les considérations d'ordre politique - en l'occurrence, s'allier à l'ennemi « extérieur » à sa civilisation pour éliminer un rival « intérieur » à sa civilisation - l'emportaient déjà sur les considérations d'ordre culturel, la croyance en la même foi. La fin de la guerre froide n'a guère changé grand-chose en la matière.

22 Car entre le fait de constater que l'avènement d'un système-monde court-circuitant la souveraineté étatique est largement synonyme de déclin du système westphalien, et le fait de culturaliser les enjeux politiques de l'après-guerre froide, c'est-à-dire d'affirmer que l'appartenance culturelle, bien plus que l'intérêt national tel que défini par les représentants souverains des Etats-nations, sert dorénavant de critère de détermination des choix politiques, il y a un pas qu'une étude empirique ne permet guère de vérifier. Tout au contraire, dans les relations, aussi bien de conflit que de coopération, qui se nouent entre différentes civilisations depuis quelques années, c'est bien toujours l'intérêt national qui préside aux décisions et actions diplomatico-stratégiques. Mieux, c'est la politique qui utilise pour ses propres desseins des valeurs de civilisations dont elle a découvert le potentiel mobilisateur.

23 Ainsi peut-on dire, pour ce qui est des conflits ayant éclaté dans l'ex-Yougoslavie, que « le génie d'un Milosevic ou d'un Tudjman a précisément résidé dans leur habileté à présenter sous une enveloppe culturelle - la lutte contre l'islam pour les Serbes, le combat contre l'obscurantisme slave-orthodoxe pour les Croates - ce qui n'est jamais qu'une simple course au pouvoir dans la perspective de laquelle il a fallu magnifier les différences entre les entités concernées » . Il en va de même pour l'alliance islamo-confucéenne que Huntington voit à l'œuvre derrière le commerce d'armements auquel se livrent certains Etats qualifiés d'islamiques et certains Etats « confucéens » : l'on voit mal en effet, alors qu'il ne viendrait à l'idée de personne de soupçonner la naissance d'un axe occidentalo-islamique au vu des seules ventes d'armes des Etats Unis à l'Arabie Saoudite, pourquoi de tels échanges entre la Chine et l'Iran seraient à l'origine d'une « connexion confuciano-islamique ». Dans les deux cas, « il s'agit non pas d'alliances fondées sur des considérations de civilisation, mais de simples mouvements diplomatiques opportunistes ».

24 Autrement dit, il est exagéré de prétendre qu'« au fur et à mesure qu'évolue le monde de l'après-guerre froide, la communauté de civilisation et le syndrome du pays-frère sont en train de remplacer l'idéologie politique et les traditionnelles considérations d'équilibre des puissances comme facteur principal des réseaux de coopération et d'alliances ».

25 De même on ne peut guère affirmer que les civilisations se sont substituées aux Etats-nations comme entités de base de la politique internationale. Comme par le passé, les Etats-nations cherchent d'abord à satisfaire leurs intérêts de toute sorte, et les lignes de conflits actuelles suivent tout autant les considérations pragmatico-politiques qu'elles coïncident avec les failles entre civilisations : « Ce ne sont pas les civilisations qui contrôlent les Etats, mais au contraire les Etats qui contrôlent les civilisations. Les Etats savent le cas échéant se libérer des liens de civilisations qui sont les leurs ; ils voient, dans un monde qui continue d'être un monde d'acteurs solitaires ne pouvant compter que sur eux-mêmes, leurs liens de fraternité, de solidarité et de parenté là où sont leurs intérêts ».

Une vision schmittienne des relations internationales

26 Pour ce qui est maintenant - deuxième critique de fond - de la conception que Huntington se fait des relations internationales ou, pour être plus précis, des relations entre unités politiques - dans la mesure où, justement, il ne s'agit plus, dans sa conception, d'acteurs étatico-nationaux -, le fait de dire que les conflits entre civilisations globales vont succéder aux conflits étatiques du passé constitue certes une remise en cause salutaire du state-centrism dominant de la pensée politique internationale. Mais loin de signifier le passage à une vision post- ou trans-nationale de la politique internationale, la thèse des conflits à venir entre civilisations reste tout ce qu'il y a de plus fidèle à l'idée de l'essence fondamentalement conflictuelle de la vie politique internationale.

27 D'entrée de jeu, une telle nature conflictuelle de la politique internationale est postulée, affirmée, hypostasiée, sans esprit critique aucun : « La politique mondiale entre dans une ère nouvelle (...) où la cause fondamentale de conflits ne sera pas d'ordre idéologique ou économique, (...) mais résidera dans l'affrontement entre civilisations ». L'idée que le siècle à venir puisse tout autant être un « état de détente » qu'un « état de guerre », pour reprendre les termes forgés par Vattel et Hobbes, idée après tout plausible quand on pense que la guerre froide, période d'intenses tensions, a pris fin sans déboucher sur une conflagration générale, n'est pas analysée ni même prise en compte par Huntington ; pis, elle n'effleure même pas son esprit.

28 Or, ce faisant, ce dernier ne constate pas la réalité, mais ne perçoit qu'une partie de celle-ci, à laquelle il réduit toute la complexité internationale. Car à une époque où les murs tombent comme autant de dominos - murs de Berlin, de l'apartheid, de Jéricho -, le fait de mettre unilatéralement l'accent sur la résurrection de conflits datant de l'avant-guerre froide ou même sur l'émergence de tensions inédites d'après-guerre froide plutôt que de souligner la multiplication d'accords de paix et de coopération, prouve moins la lucidité de l'observateur détaché qu'une incapacité profonde à distinguer entre les lois invariantes de l'activité sociale et les préjugés réifiant des rapports idéologiquement figés que sont précisément les conflits entre entités réputées ennemis héréditaires.

29 Contrairement à ce qu'affirme Huntington dans la réponse qu'il adresse à ses détracteurs , sa thèse est donc loin de constituer un nouveau paradigme des relations internationales. Ce qu'il appelle d'un côté « le paradigme de la guerre froide », caractérisé par l'affrontement bipolaire de nature politico-idéologique entre l'Est et l'Ouest, et de l'autre « le paradigme de l'après-guerre froide », caractérisé par les affrontements d'ordre culturel entre grandes civilisations, ne sont jamais que des cas de figure conjoncturels du seul et même paradigme réaliste cher à Thucydide et Aron en passant par Machiavel, Hobbes, Clausewitz, Morgenthau, etc.

30 Certes, le fait pour Huntington de considérer la communauté culturelle et non plus l'Etat-nation souverain comme unité de base des relations internationales implique que sa thèse sorte du cadre étatico-national qui est celui de l'état de guerre hobbésien stricto sensu.

31 Mais cette différence somme toute secondaire - le concept d'état de guerre était implicitement utilisé dès l'Antiquité gréco-romaine, à l'époque des cités et empires, ainsi que par Confucius et Mencius en Chine, et Kautilya en Inde, bien avant l'avènement de l'Etat-nation territorial souverain - ne saurait faire oublier que Huntington ne quitte ce cadre que pour mieux s'inscrire dans le paradigme schmittien de la politique selon lequel « la discrimination de l'ami et de l'ennemi » constitue le présupposé existentiel du politique, quelles que soient les unités politiques concernées.

32 En voyant dans les conflits opposant par exemple l'Irak aux Etats-Unis, ou la Serbie à la Bosnie, ou Israël à certains pays arabes, non pas des conflits d'intérêts traditionnels portant sur des enjeux économiques, territoriaux ou idéologiques, mais des conflits de civilisations, Huntington en vient en effet à « plaider l'inévitabilité des conflits et à minimiser leur solvabilité politique », et ce dans la mesure où, par sa conception anhistorique des relations entre ensembles politiques censés « se situer les uns par rapport aux autres selon qu'ils sont amis ou ennemis » , il refuse d'accorder au domaine politique l'autonomie conceptuelle à laquelle le système international post-médiéval doit la dédivinisation et la dépassionnalisation progressive des relations entre unités politiques indépendantes.

Un appel idéologique à la lutte contre le « nouvel empire du mal »

33 Bref, on peut poser comme hypothèse que le fait de culturaliser ainsi les enjeux de politique internationale révèle un intérêt extra-scientifique et, pour tout dire, politique, très concret, à savoir la volonté d'en appeler à une nouvelle croisade contre les infidèles.

34 Car c'est à cela que revient l'affirmation manichéenne selon laquelle, après l'intermède qu'aurait été la guerre froide, l'Occident judéo-chrétien se retrouverait face à son ennemi de toujours, l'Orient arabo-musulman. C'est bien parce qu'il est à la recherche d'un ersatz au traditionnel facteur de guerre potentiel qu'était l'opposition Est-Ouest que Huntington, parmi les différentes civilisations non-occidentales qu'il distingue, accorde une importance particulière au monde musulman : la thèse d'un affrontement entre civilisations cache mal l'hostilité qu'il cultive à l'égard de l'Islam que, plus que toute autre civilisation, il rend coupable d'empêcher l'Occident de continuer à « promouvoir les valeurs de la démocratie et du libéralisme comme universelles, de conserver sa prédominance militaire et de faire avancer ses intérêts économiques ».

35 Et nous en sommes arrivés ainsi aux préjugés métaphysiques qui sous-tendent la thèse du choc entre civilisations, aux présupposés idéologiques qui s'expliquent par le contexte de fin de siècle qui hante de nombreuses réflexions relatives à l'après-guerre froide. Si Huntington insiste à plusieurs reprises sur le fait qu'« avec la fin de la guerre froide, la politique internationale quitte sa phase occidentale pour concerner essentiellement les interactions entre l'Occident et les civilisations non-occidentales » ou sur le fait que dorénavant « les peuples et les gouvernements des civilisations non-occidentales cessent d'être des objets de l'histoire (...) et rejoignent l'Occident comme sujets et acteurs de l'histoire », c'est parce qu'il est, à l'image de Spengler il y a un siècle, habité par la crainte obsessionnelle d'un nouveau déclin de l'Occident.

36 C'est cette hantise qui explique le besoin qu'il ressent de désigner LE nouvel ennemi de l'Occident. L'on sait en effet, depuis les travaux relevant de la sociologie des conflits , que lorsqu'un groupe, quel qu'il soit, ne fait plus face à un ennemi, il s'en cherche, plus ou moins inconsciemment, un nouveau. Peu importe, à ce sujet, que les menaces soient réelles ou imaginaires : dans la mesure où les conflits avec les groupes extérieurs ont pour fonction de renforcer la cohésion intérieure en réaffirmant notamment le système de valeurs du groupe en question, l'essentiel est que les membres du groupe en question éprouvent le sentiment d'une menace extérieure pour qu'ils soient réceptifs aux appels à l'union sacrée et à l'esprit de croisade. De ce besoin qu'expriment tous les croisés d'un Occident que la fin de la guerre froide a rendu orphelins, Huntington se fait le porte-parole, en désignant l'Islam comme ennemi de substitution susceptible de prendre le relais de l'ancien ennemi qu'était l'Union Soviétique.

37 Car à l'image des auteurs cités tout au début de cette étude, Huntington tend lui aussi à faire de « l'islamisme militant le nouvel empire du mal » et à lui faire endosser, « à quelques retouches près, cet habit qui avait été taillé sur mesure pour l'Union Soviétique ». Vues sous cet angle, les recommandations pratiques auxquelles il aboutit à la fin de son analyse prennent toute leur signification : fidèle à sa vocation de conseiller du prince, il ne fait en réalité que suggérer, sous couvert d'une analyse empirique, la nécessité d'une politique d'endiguement à l'encontre de ce nouvel empêcheur d'« occidentaliser » en rond que serait devenu l'Islam.

38 Le tout-Washington ne s'y est d'ailleurs pas trompé, lorsqu'il n'a pas hésité à voir dans l'article de Huntington l'équivalent - pour l'après-guerre froide - de ce que l'article de G. Kennan - alias « Mr. X » - sur l'endiguement du communisme avait été à l'après-Deuxième Guerre mondiale en 1947…

Postface (décembre 2001) Pan sur le bec ?

39 Et si Huntington avait raison ? Et si « le nouvel n’ordre mondial » était bien, comme l’affirme John Vinocur au lendemain des attentats de New York et de Washington, « un choc des civilisations » (International Herald Tribune, 13 septembre 2001) ? Depuis le 11 septembre 2001, ces questions taraudent de nombreux esprits, à commencer par ceux qui – ils sont légion – ont critiqué cette thèse.

40 Et pour cause. Le fait pour les prévisions de Huntigton de constituer bien davantage le reflet d’une inquiétude existentielle qu‘une réflexion scientifique ne l’empêche pas d’avoir le potentiel d’une prophétie auto-réalisante, et pas seulement du côté des décideurs américains. Certes, après avoir désigné certains Etats arabo-musulmans comme rogue states, les Etats-Unis ont tout fait, nolens volens, pour que ceux-ci se comportent de façon telle à ce que le pronostic de Huntington se confirme : pour preuve, leur soutien inconditionnel à Israël, leur politique d’embargo et de bombardements contre l’Irak mais dont sont victimes les populations irakiennes, leurs liaisons privilégiées avec les pétromonarchies néo-patrimonialistes. Mais de toute évidence, les entrepreneurs identitaires islamistes qui exportent leur seule ressource politique qu’est la violence sont eux aussi à la recherche d’un ennemi, rêvant d’enrôler dans leur djihad la rue musulmane, frustrée par les traumatismes provoqués par deux siècles d’humiliations subies de la part des puissances coloniales et impériales.

41 Reste pourtant qu’un réseau terroriste, probablement manipulé par les services plus ou moins secrets de l’un ou l’autre des Etats arabo-musulmans, n’est pas la civilisation arabo-musulmane : aucune armée ni aucun peuple n’ont été mobilisés dans les attentats du 11 septembre, qui demeurent l’œuvre d‘une secte mortifère dont les membres voient dans le suicide et la mort d’autrui la seule délivrance possible d’un monde dépravé parce que dominé par un Occident à la fois séducteur et corrupteur. Quant à l’ennemi visé par ceux qui tirent les ficelles de cette secte, ce n’est pas la civilisation occidentale, ni même la démocratie, mais la superpuissance américaine. Loin de constituer les prémices d’une bataille à venir entre deux grandes abstractions, Occident et Islam, les attentats du 11 septembre sont bien l’expression d’une forme pervertie de l’islam utilisée par un mouvement politique dans sa lutte contre la puissance hégémonique américaine ; quant aux bombardements américano-britanniques contre Al-Qaïda et les Talibans, ce sont moins des croisades que des opérations de police, de maintien de la pax americana, entreprises par la puissance impériale et sa principale alliée parmi les puissances satisfaites de l’ordre existant.

42 Subtilités de professeur ? Peut-être. Mais lorsqu’il était étudiant, les étudiants révolutionnaires d’origine africaine ou arabo-musulmane que ledit professeur côtoyait dans les amphithéâtres étaient volontiers tiers-mondistes, alors qu’aujourd’hui, les étudiants contestataires originaires des mêmes pays auxquels il a affaire comme professeur sont plutôt islamistes. Voilà qui est rassurant. Si l’habillage idéologique a changé, le combat mené par les deux générations est le même : il s’agit d’une lutte contre la domination, en l’occurrence américaine. Point de choc des civilisations à l’horizon autrement dit...

Dario Battistella
professeur de science politique à l'Université Bordeaux-Montesquieu et à l'IEP de Paris
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/come.040.0081
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