CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 - Confluences Méditerranée : Les gouvernants de l’époque des législatives de décembre 1991, à la fois le gouvernement officiel et l’armée, avaient-ils conscience que ces élections allaient donner la victoire au FIS ou y avait-t-il une incertitude ?

2 Ils devaient, me semble-t-il, en être conscients puisque le FIS avait remporté les élections municipales en 1990. Il est évident que le parti qui détient les deux tiers ou les trois quarts des municipalités, dans un pays comme l’Algérie où l’administration influe sérieusement sur la sincérité du scrutin, est sûr de remporter les élections. Ne nous trompons pas ! Nous ne sommes pas encore arrivés au stade d’élections honnêtes, propres, claires et représentatives de l’opinion des électeurs. Je dirais même qu’il reste encore beaucoup à faire. Il est évident qu’à ce moment-là il paraissait donc aléatoire de procéder aux élections. Estimant que le pouvoir avait manipulé le découpage des circonscriptions de façon à assurer la victoire du FLN, le FIS avait ordonné la grève insurrectionnelle à la suite de quoi devait tomber le gouvernement Hamrouche le 4 juin 1991. Ainsi tout le monde était conscient et des dispositions de la loi électorale et du caractère déterminant de ces élections.

3 Sid Ahmed Ghozali, pressenti pour succéder à Hamrouche, m’avait consulté, comme plusieurs autres personnes. Le 18 ou le 19 juin 1991, il me proposa d’entrer au gouvernement. Eloigné de toute activité politique depuis 1964, je n’étais pas au courant des secrets des décideurs mais je me rendais très bien compte, comme simple citoyen, que si aucune mesure n’était prise, la majorité allait se prononcer en faveur du FIS. En effet, beaucoup ont estimé que voter FIS - le seul parti réellement structuré en dehors du FLN, - c’était le moyen le plus sûr d’éliminer ce dernier, dont on subissait l’oppression depuis vingt-neuf ans. Lorsque le FIS a poursuivi sa campagne électorale pendant l’été, on s’est rendu compte qu’il contrôlait toutes les mosquées et par là disposait de puissants moyens de pression sur les électeurs. Par exemple, il avait installé des micros dans tous les lieux de prière et tous les jours - donc pas seulement le vendredi - , et cinq fois par jour, au moment de la prière, de jeunes imams lançaient des appels à la mobilisation contre le FLN, au djihad contre le pouvoir taghout, c’est-à-dire tyrannique.

4 Parmi les mesures retenues par le gouvernement pour réduire la pression, on avait envisagé l’interdiction d’utiliser les micros dans les mosquées, mais à l’époque une telle mesure paraissait pratiquement irréalisable. Le gouvernement semblait alors incapable de prendre une décision aussi simple que celle de supprimer les haut-parleurs ou d’obliger les gens à faire la prière à l’intérieur des lieux du culte et non dans les rues avoisinantes. Le FIS s’était en effet arrogé le droit d’investir, le vendredi, tout accès aux mosquées bien avant l’heure du sermon. Des nattes étaient disposées dans les rues adjacentes et la circulation automobile et piétonnière pratiquement impossible. Ainsi, une voie de fait du FIS l’emportait sur le pouvoir légal, la force primant le droit. Pour le fidèle, soucieux de sa sécurité personnelle, il ne restait qu’une solution que commandait la prudence : s’aligner sur les militants du FIS et faire sa prière aux côtés des vainqueurs prévisibles. Or, dans un pays comme l’Algérie où le facteur religieux est déterminant, celui qui a prise sur la religion est certain de s’emparer du pouvoir politique.

5 Quand la grève insurrectionnelle éclata en juin et que Abbassi Madani se rendit auprès du Président Chadli, celui-ci promit que le découpage électoral serait rectifié et que les élections auraient certainement lieu. C’était là un engagement solennel du président de la République. Aussi faut-il rendre justice à Sid Ahmed Ghozali : son gouvernement n’a pas été formé pour savoir s’il était opportun ou non de préparer des élections, il a été constitué avec l’obligation de les organiser avant la fin de l’année.

6 - Cela signifie donc que le pouvoir de l’époque a organisé des élections qu’il savait perdues d’avance ?

7 Le pouvoir n’avait plus les moyens d’agir autrement. Si le Président Chadli était revenu sur son engagement du mois de juin, on allait de nouveau vers de graves événements, comme la grève insurrectionnelle précédente, mais d’une plus grande ampleur. Même une partie des travailleurs lassés de l’obéissance inconditionnelle de l’UGTA au FLN avait adhéré au SIT, le syndicat islamiste. Il semble aussi que les services de sécurité aient été quelque peu bernés par les agents du FIS qui avaient infiltré tous les rouages de l’Etat. De plus, le scrutin uninominal à deux tours fit qu’une légère majorité de voix aboutit à une très grande majorité de sièges. Au scrutin proportionnel, l’Assemblée aurait été gérable. Sur treize millions d’électeurs environ, trois ont voté pour le FIS. Et, à la proportionnelle, un rapport de trois sur treize n’aurait pas pu donner la majorité écrasante dont a bénéficié le parti intégriste.

8 - Mais ce n’est pas le FIS qui avait décidé du scrutin uninominal à deux tours !

9 Non. C’est le FLN, parce qu’il espérait qu’avec un scrutin uninominal à deux tours et le découpage qu’il avait concocté, il pouvait conserver une majorité suffisante pour gouverner. Ce fut un faux calcul. Rappelons-nous qu’à cette époque l’Assemblée ne comprenait qu’un seul parti. Tous les députés étaient membres du FLN. Le pluralisme promis par Chadli après les événements de 1988 n’était pas encore appliqué dans les faits. Or, lorsque le gouvernement Ghozali avançait des propositions de modification de la loi électorale, il se heurtait au mur infranchissable de la direction du FLN avec laquelle il était à couteaux tirés. Tout cela a joué en faveur du FIS. Et le mode de scrutin lui a permis d’obtenir le 26 décembre 1991, date du premier tour, 184 ou 186 sièges sur 420, avec seulement 24% des voix exprimées des électeurs inscrits.

10 - Chaque acteur ayant joué son jeu, on se retrouve dans une situation assez complexe. Le premier tour se déroule avec les résultats que vous avez rappelés et une décision est prise : celle d’interrompre les élections. Qui l’a prise ? Quels sont les acteurs qui sont intervenus ?

11 Ces questions sont en effet importantes. Lorsque les résultats tombent, le chef du gouvernement paraît complètement bouleversé. Les ministres ne le sont pas moins. C’est un séisme politique d’une ampleur jusque-là inconnue. Le surlendemain, en conseil du gouvernement, si certains - une minorité, il faut le dire - préfèrent par un prudent calcul attendre de voir d’où le vent souffle, d’autres s’expriment aussitôt et pensent qu’il n’est pas possible de continuer ce simulacre d’élections qui nous achemine vers une situation à l’iranienne. Les ministres sont décidés à y mettre un terme, mais ne savent comment procéder. Personnellement, je me situais dans cette ligne-là. Quelques rares intervenants ont laissé entendre, sans le dire expressément, qu’après tout on pouvait laisser le FIS accéder au pouvoir, suivre les événements et réagir en conséquence. Mais ce n’était pas l’avis de la majorité. Il faut également rappeler qu’au niveau des syndicats, de certains partis politiques, d’une grande partie de la société civile, spécialement des organisations féminines, cela fut ressenti comme un véritable saut dans l’inconnu. En qualité de ministre des Droits de l’Homme, j’ai reçu dans mon bureau des responsables de sociétés féminines qui me suppliaient d’agir pour les sauver. Certaines se sont évanouies. Une autre implorait : « J’ai trois filles. Je ne peux vivre dans un pays qui deviendrait le Soudan ou l’Iran. Je n’ai nulle part où aller. Ne nous abandonnez pas ! » Peu de jours après, des citoyens patriotes se sont retrouvés pour réfléchir à la manière de stopper la chute inéluctable dans la théocratie totalitaire. C’est alors que s’est créé en dehors du gouvernement le Comité national de sauvegarde de l’Algérie (CNSA). Il regroupait l’UGTA, l’Organisation nationale des moudjahidine (ONM), certains partis politiques (pas très puissants, parce qu’à l’époque il n’existait pas de parti qui compte en dehors du FLN et du FIS), d’autres personnalités parmi lesquelles de nombreux intellectuels, dirigeants d’associations, artistes, directeurs de journaux indépendants nouvellement fondés, entrepreneurs, etc...

12 Au niveau du gouvernement, il était difficile de prendre une décision apparemment anticonstitutionnelle et d’interrompre le processus électoral. Fallait-il demander à l’armée d’intervenir avec ses propres moyens ? Une telle mesure semblait impensable et d’ailleurs personne ne l’envisageait. Il a donc été décidé de créer un comité de réflexion regroupant deux militaires et deux civils. Le comité s’est aussitôt attaché à étudier la manière d’endiguer ce processus, tout en respectant la Constitution en vigueur. C’était vouloir résoudre la quadrature du cercle. Mais, le 4 janvier, l’Assemblée terminait sa législature et la nouvelle devait se réunir après le second tour des législatives. Une solution pouvait alors se dégager des dispositions de la Constitution. En effet, l’article 84 vise les cas de vacance de l’Assemblée et d’empêchement du président. Ses paragraphes 8 et 9 prévoient même la conjonction de vacance de l’Assemblée et de décès du président. Dans ce cas limite, le président du Conseil Constitutionnel assure l’intérim de la Présidence de la République pour une durée de quarante-cinq jours, au cours de laquelle les élections présidentielles sont organisées, préalablement à tout autre scrutin.

13 Dès lors, estime le comité de réflexion, la solution est trouvée : les élections législatives seraient régulièrement suspendues sous réserve que l’on constate l’état d’empêchement du président de la République et que le président du Conseil constitutionnel accepte l’intérim. Il fallait donc créer l’événement. Heureusement pour lui, le président de la République se portait très bien ; il n’était ni malade, ni dément. Il ne restait plus que la démission. Certaines personnes furent donc chargées d’aller lui exposer les solutions possibles.

14 Dans une première hypothèse, le second tour des élections se poursuivrait et le FIS s’emparerait du pouvoir. Il allait alors indubitablement se venger de Chadli. N’oublions pas que le slogan du parti intégriste pendant ses grandes manifestations était : « La illaha ila Allah oua Chadli adou Allah » (il n’y a de divinité que Dieu et Chadli est l’ennemi de Dieu). Or, en théocratie, l’ennemi de Dieu doit être mis à mort. Un autre slogan développé par le FIS dans les rues d’Alger au cours de ses nombreuses démonstrations de force était : « La ‘amal, la dirassa hatta tasquot er-riyassa » (pas de travail, pas d’études jusqu’à la disparition du président). La guerre civile était alors inévitable.

15 Dans une seconde hypothèse, le président démissionnerait, les élections législatives seraient interrompues, et l’on s’acheminerait légalement vers des élections présidentielles dans les quarante-cinq jours.

16 - Quand vous dites « certaines personnes », c’est qui ?

17 En définitive une seule personne est allée voir le président : c’était Khaled Nezzar. Il l’a d’ailleurs écrit dans ses mémoires. C’est ainsi que Chadli, convaincu, décida le 9 janvier 1992 de démissionner, démission qui fut rendue publique le 11.

18 - Vous n’avez pas parlé de l’armée.

19 Mais on en parle beaucoup ces temps-ci, surtout dans les médias étrangers. Aussi et avant d’intervenir sur ce chapitre controversé, je voudrais d’abord me situer. Jusqu’au mois de juin 1991, je ne connaissais personne au sein de cette armée. J’avoue que j’étais loin de la porter dans mon coeur. Reportez-vous à ce que j’ai écrit dans L’Eté de la discorde. J’ai toujours jugé -- à tort ou à raison -- que la prise du pouvoir en 1962, suite à un rapport de force et non par consensus entre tous les dirigeants de la lutte pour l’indépendance, a embourbé le pays dans une crise politique dont il n’est pas encore complètement dégagé. Que l’état-major de l’armée des frontières, rebellé contre le Gouvernement provisoire de l’époque, ait fini par le disloquer, que les bataillons fidèles à cet état-major aient constitué le noyau dur de l’armée algérienne, que cette armée, après l’intermède de Ben Bella dont elle s’est vite débarrassé, ait pratiquement, à travers son chef, géré un pays où le pouvoir, le parti, le gouvernement et l’administration ne constituaient qu’une seule et même autorité... tout cela est incontestable. D’ailleurs, les qualificatifs « démocratique » et « populaire » dont la République s’est parée sous l’empire du parti unique et de la pensée unique, entre 1962 et 1988, étaient doublement mensongers, la démocratie n’étant qu’une façade et le peuple n’ayant que le droit d’applaudir aux injonctions du pouvoir. Durant cette période, l’armée, dont certains chefs formaient une toute-puissante oligarchie, s’est généralement comportée en privilégiée du système, surtout lorsque le chef de cette armée était à la fois président de la République, ministre de la Défense, Chef d’état-major, numéro 1 du Parti unique et que, les députés renvoyés dans leurs foyers, il légiférait par voie d’ordonnances. Evidemment tout le monde ne partage pas cette approche et certains cadres de l’armée moins que tout autre.

20 Il serait cependant mal venu de nier, comme il le serait aussi de contester certaines réalisations de ce régime autoritaire telles que le raffermissement de l’unité nationale, le respect, non sans crainte, du pouvoir central, une instruction de masse sinon de qualité et la dignité du pays préservée à l’intérieur de ses frontières et au dehors. Il serait injuste encore de minimiser les effets du retrait de l’ANP du Comité Central du FLN, comme la révolution des mentalités opérée après octobre 1988 et clairement exprimée dans le rapport des généraux au président Chadli en décembre 1990 où la hiérarchie se déclarait « républicaine et démocrate face aux dangers de l’intégrisme islamiste ». En décembre 1991, sans l’armée, les démocrates ne pouvaient rien entreprendre avec quelque chance de succès. Ensuite l’armée n’a imposé ni au gouvernement ni aux civils la solution épargnant au pays le fatidique second tour. Elle semblait plutôt respectueuse des décisions prises au niveau politique. Quant au CNSA, comme je vous l’ai dit, il s’est créé spontanément, sous l’emprise des événements. Nombreux sont ceux en Europe qui ne veulent pas croire qu’à un moment donné une conjonction d’intérêts rapprocha les démocrates du CNSA des décideurs au sein de l’armée. Et pourtant, les choses se sont réellement passées ainsi. Pour ma part cependant, je dois souligner qu’à partir du moment où, dans les circonstances difficiles de fin 1991, j’ai approché certains officiers supérieurs, j’ai révisé mon jugement initial : l’armée n’était plus celle de 1962.

21 - Moi je veux bien le croire, mais après c’est l’armée qui a pris les choses en main. Quel a été le rôle de Nezzar dont on a tant parlé ?

22 En tant que ministre de la Défense et Chef d’état-major, il a joué un certain rôle. C’était normal. Mais il n’a pas imposé la voie à suivre. Voyez-vous, certaines idées préconçues collent aux militaires comme le parasite à son support. Je les ai partagées avec beaucoup, jusqu’à cette période dramatique de décembre 91-janvier 92. A l’occasion d’une visite, des journalistes de T.V. américaines m’ont affirmé : « Vos militaires sont des dictateurs et des traîneurs de sabre ». Estimant cette réaction purement raciste, j’ai répliqué aussitôt : « Pourquoi donc un Chef d’état-major de pays comme l’Angleterre, la France ou les Etats-Unis d’Amérique se comporterait par nature en démocrate, tandis qu’un général algérien serait par essence fasciste et dictateur ? Pourquoi pensez-vous qu’un officier de l’armée américaine croit la démocratie indispensable à la gestion de notre société des XXème et XXIème siècles et que l’idée même ne peut pas effleurer l’esprit des militaires algériens ? » Aujourd’hui, au niveau de la direction de l’ANP, nombre de responsables partagent, me semble-t-il, l’idée de primauté de la démocratie dans la gestion des affaires publiques. Dans les rangs de cette armée et à divers échelons, il existe sans doute des boutefeux, des candidats au putsch et des assoiffés de pouvoir, comme un peu partout ailleurs. Mais, je vous le répète : ceux que j’ai connus et côtoyés pendant cette période difficile ne m’ont pas paru animés de pareilles intentions.

23 - Pour résumer, et sans déformer votre pensée, je l’espère, ce n’est pas l’armée qui a arrêté le processus électoral, c’est en fait une configuration complexe, avec des acteurs différents qui sont arrivés à un accord, et l’armée a joué son rôle.

24 Un rôle décisif certes. Le « comité des quatre », dont je vous ai parlé, a examiné le problème des jours durant pour trouver la sortie idoine. A aucun moment, les deux militaires n’ont imposé leur point de vue et si cela avait été, je n’aurais pas manqué de me retirer, comme l’aurait fait sans aucun doute mon ami Aboubakr Belkaïd, membre civil de ce comité et qui fut d’ailleurs, quelques mois plus tard, assassiné par les intégristes.

25 - Et les militaires, c’étaient Nezzar et qui ?

26 Non, Nezzar n’y était pas. Le Comité comprenait deux généraux, mais pas Nezzar. Au bout de quelques jours, les civils ne savaient pas trop si les militaires étaient prêts à s’engager réellement. Alors, l’un des civils a lancé : « Si vous ne faites pas ce qu’il faut, nous, avec le CNSA, nous le ferons. Nous nous ferons « occire », c’est clair, mais nous irons jusqu’au bout. Alors, vous nous aiderez parce qu’il y va de votre intérêt de nous soutenir ». Il convient ici de rappeler ce qui semble avoir été oublié : alors que les porte-parole du FIS veulent faire croire aujourd’hui qu’ils ont été victimes d’un putsch, il faut souligner qu’il se produisit un mouvement populaire profond pour s’opposer à un intégrisme, qui, après deux ans de violences, donnait un avant-goût de la dictature qu’il se proposait d’instaurer.

27 A la réflexion, il est clair que la démocratie ne se limite pas à la formalité du scrutin. L’histoire est là pour nous l’enseigner. Quand Hitler est régulièrement arrivé au pouvoir en 1933, il avait déjà publié Mein Kampf. Si vous aviez été allemand avec vos idées, et si j’avais été allemand avec les miennes, nous nous serions opposés au Führer, même parvenu légalement au pouvoir. Et la postérité ne nous aurait pas condamnés. Or, dans ses diverses publications, le FIS avait fait connaître son programme politique qui se résume à ceci : s’emparer du pouvoir par la voie des urnes et ensuite interdire toute élection, puisqu’il appliquerait la seule loi qui vaille, la loi de Dieu, dont il s’autodéclare le dépositaire et l’interprète exclusif. Il s’agit donc de savoir si la démocratie consiste uniquement à introduire un bulletin dans l’urne et à en appliquer mécaniquement le résultat. Or, pour l’intégrisme, la démocratie exprimée par l’élection est une invention de l’Occident athée et constitue une apostasie qu’il convient de combattre et d’éliminer à jamais. Si quelqu’un vous déclare : « Je considère la démocratie impie et, une fois au pouvoir, je l’abolirai », quelle sera votre position ? Ne convient-il pas de l’en empêcher ? Mais si vous estimez qu’au nom d’un démocratisme formaliste et finalement suicidaire, il faut se résigner au résultat des urnes, alors !...

28 - Il y a une logique ?

29 Mais il ne faudrait pas que cette logique aboutisse en fin de compte à détruire ce qu’elle prétend sauver. Beaucoup y ont réfléchi. Devant le dilemme : interrompre le processus électoral, ce qui alors, aux yeux du monde, paraissait comme une atteinte au processus démocratique, ou laisser l’intégrisme rétrograde parvenir au pouvoir et en fin de compte assassiner la démocratie, le choix ne souffrait pas de doute pour nous.

30 - Vous parlez du monde. Parlons de la France. Quelle était la position de la France ?

31 Apparemment, à l’époque, la France prétendait ne pas s’en mêler. Or, cette apparence voilait le sentiment réel de Mitterrand qui déclarait : « Il faut que l’Algérie renoue avec le processus démocratique », sous-entendu que la suspension des élections est attentatoire à la démocratie. Alors que nous vivions ces événements dramatiques sur le terrain, nous pensions que stopper le processus électoral, c’était précisément, sauver les chances de la démocratie future. Au demeurant, Mitterrand n’était pas seul à penser de la sorte. Ainsi lorsque Boudiaf m’a chargé d’expliquer à plusieurs gouvernements européens les raisons de l’interruption, beaucoup rétorquaient : pourquoi ne pas laisser le FIS parvenir au pouvoir puisqu’il est majoritaire aujourd’hui et, aux prochaines élections, l’en exclure légalement par la voie des urnes ? C’était là, évidemment, une vue de l’esprit. En Iran, a-t-on pu jusqu’à présent mettre en minorité les ayatollahs et les obliger à céder la place ? Alors que les nazis ont accédé au pouvoir par la voie des urnes, en ont-ils été chassés par un bulletin de vote ? Quant aux talibans, croyez-vous qu’ils céderont aux résultats d’un scrutin contraire ?

32 - En France, cela a fait partie des multiples polémiques. On a dit que Mitterrand avait une position officielle et que, d’une manière plus discrète, il encourageait plutôt l’arrêt du processus électoral.

33 Absolument pas. Il y eut peut-être des encouragements dans ce sens au niveau des hommes politiques français, mais du côté de l’Elysée l’on échafaudait sans doute d’autres projets.

34 - Ce qui a été dit çà et là était donc faux... Nous en étions au 9 ou au 11 janvier ?

35 Nous n’en étions pas encore là. Nous avons évoqué le « comité des quatre », réfléchissant à la solution souhaitable. Or, le 4 janvier, le mandat des députés prenait fin et l’Assemblée terminait son mandat. Comme l’idée de démission du président faisait son chemin, le Comité pensa alors aux dispositions de l’article 84 de la Constitution en vigueur. Permettez que je vous en donne lecture. Le paragraphe 4 dispose : « En cas de démission ou de décès du Président de la République, le Conseil Constitutionnel se réunit de plein droit et constate la vacance définitive de la Présidence de la République ». Et le paragraphe 6 d’ajouter : « Le président de l’Assemblée populaire nationale assume la charge de Chef de l’Etat pour une durée maximale de quarante-cinq jours, au cours de laquelle des élections présidentielles sont organisées ». L’on se trouvait alors en perspective d’absence d’Assemblée, donc du président de cette Assemblée. Lorsque, le 9 janvier, la démission du président de la République devient effective, le Comité se rabat sur le paragraphe 9 de l’article 84 prévoyant le cas de conjonction de vacance de l’Assemblée et de décès du président de la République. En la circonstance, c’est le président du Conseil constitutionnel qui assure l’intérim du Chef de l’Etat pendant quarante-cinq jours.

36 Le plus inquiétant, durant ces journées infernales, était bien le compte à rebours qui, inexorablement, nous rapprochait de l’échéance fatidique. Il fallait absolument trouver la voie salutaire avant le 15 janvier, date du second tour du scrutin. Conformément à la Constitution, l’on devait pressentir le président du Conseil constitutionnel, ce qui a été fait. Il a refusé la mission au motif, discutable en réalité, que, le président n’étant pas décédé, il n’y avait pas lieu d’invoquer le paragraphe 9. Procédant à une analyse littérale du texte, il s’est estimé incompétent pour assurer l’intérim. D’après son opinion, soutenue d’ailleurs par ses collègues du Conseil constitutionnel, la concomitance - vacance de l’Assemblée et décès du président - n’étant pas réalisée puisque le Président a en l’occurrence démissionné, les conditions d’application du texte ne sont pas réunies. Le « Comité des quatre » allait être confronté à une situation inédite. Dans son arrêt, le Conseil constitutionnel avait tranché deux questions importantes. D’abord il ne pouvait être procédé désormais qu’à l’élection présidentielle, les élections législatives étant ipso facto ajournées. Ensuite, il appartenait aux instances compétentes prévues par la Constitution, en particulier le Haut conseil de sécurité, de prendre toute mesure permettant le fonctionnement normal des institutions. Il chargeait donc le Haut conseil de sécurité de combler ce vide constitutionnel.

37 Le problème s’est alors posé en ces termes : fallait-il désigner une personnalité pour mener à son terme le mandat en cours du président démissionnaire ? L’option paraissait difficile, parce que aucun homme politique réellement représentatif n’aurait accepté une telle responsabilité. Alors l’idée a germé de créer un comité de cinq personnalités pour gérer la présidence transitoire. Cette instance collégiale, dénommée « Haut comité d’Etat » ou « HCE », allait hériter de toutes les attributions de Chef d’Etat et de président de la République. Par précaution, le texte créant le HCE limitait sa mission à la durée du mandat présidentiel en cours.

38 - Et là, nous sortons du chemin constitutionnel : le HCE est une création, la création d’une instance de la Constitution.

39 Suite au refus du président du Conseil constitutionnel d’assurer l’intérim, il fallait bien créer une institution de transition. Le problème essentiel était de savoir qui mettre à sa tête. Il était très important d’y placer une personnalité historique, d’un charisme indispensable pour donner au comité un poids politique, dès lors qu’il n’était pas élu mais désigné. A l’époque dont je vous parle, Ben Bella avait beaucoup perdu de son prestige. Il avait créé un parti qui n’avait pas enregistré le succès escompté. Lui-même ne jouissait plus de l’aura qu’exige la fonction. Aït Ahmed a été sollicité. Il a refusé la proposition, l’estimant anticonstitutionnelle comme il le croit encore aujourd’hui. Pour lui, l’interruption des élections constituait un coup d’Etat. Il ne restait plus que Boudiaf. Mais il était loin !

40 - Vous cherchiez dans les historiques ?

41 L’on a recherché surtout la légitimité. Aussi a-t-on finalement pensé à Boudiaf. J’ai été chargé d’aller le voir au Maroc. L’on m’avait choisi pour cette mission en raison des liens d’amitié qui nous unissaient depuis qu’il fut, au début de la guerre d’indépendance, mon responsable direct au sein du FLN. Au premier contact il hésita à s’engager s’estimant loin des réalités profondes du fait de son exil trentenaire. Il finit par me déclarer : « Je n’irai pas par quatre chemins ! L’Algérie est dans l’impasse. La seule force existante, la seule structure solide, c’est l’armée. Qu’elle prenne le pouvoir, qu’elle l’exerce pour un, deux ou trois ans, qu’elle remette le pays en ordre et procède alors à de vraies élections. Il ne faudrait pas demeurer inhibé par son état d’âme. A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles ». J’ai rétorqué : « L’armée ne peut pas et ne veut pas. Si elle avait désiré s’emparer du pouvoir, personne ne l’en aurait empêchée, et certainement pas Chadli. Au contraire, en contribuant de façon déterminante à l’arrêt du processus électoral, elle a , me semble-t-il, sauvé la vie de Chadli car le FIS au pouvoir l’aurait sans aucun doute exécuté. L’exemple de l’Iran est éloquent dans ce sens. Mais l’armée estime sa mission terminée. Avec l’évolution des mentalités dans le pays et les nouveaux rapports internationaux, elle ne saurait, comme elle l’avait fait depuis 1962, imposer son point de vue à un peuple alors épuisé par sa longue lutte contre l’occupant colonial et finalement soumis à la puissance de sa propre armée ».

42 Boudiaf hésitait encore. Finalement apparut une solution médiane. Afin de s’informer, il allait venir en Algérie pour une nuit, à titre purement officieux pour ne pas dire clandestinement. Il prendrait attache avec les syndicats, le gouvernement, l’armée, ses amis et quiconque pourrait l’éclairer, ce qui fut fait. Il a ainsi rencontré certains membres de l’état-major, Sid Ahmed Ghozali chef du Gouvernement, Aboubakr Belkaïd qui était demeuré très proche de lui, Abdelhak Benhamouda, secrétaire général de l’UGTA, Ali Kafi, secrétaire général de l’ONM (Organisation nationale des moudjahidine), et bien d’autres personnes dont j’ai oublié les noms. Le dîner qui nous réunit villa Aziza fut animé. Cette nuit-là, Boudiaf dormit très peu. Le lendemain matin, il me déclara en aparté : « La situation est excessivement grave et l’Algérie au bord du gouffre. Il faudra encore se sacrifier. Je rentre à Kenitra pour prendre quelques effets et revenir ». Deux jours plus tard, il revenait officiellement. A son arrivée, dans un discours prononcé le soir même, il exposait les grandes lignes de son programme.

43 - Qui faisait partie du HCE ?

44 Mohammed Boudiaf en était le président. Khaled Nezzar représentait l’armée. Ali Kafi siégeait au nom de l’ONM. Tedjini Haddam, recteur de la Mosquée de Paris, était en quelque sorte le garant de l’orthodoxie religieuse au sein du Comité et moi-même qui, à l’époque, exerçais la fonction de ministre des Droits de l’Homme, j’étais pour ainsi dire la caution de l’opinion démocratique.

45 - Qui a choisi les autres ?

46 A la vérité, ce sont d’abord les civils qui ont avancé le nom de Boudiaf. L’armée au plus haut niveau ne le connaissait pas personnellement. Lorsque l’idée nous était venue, il était minuit ou une heure du matin. Nous en avions aussitôt informé Khaled Nezzar, ministre de la Défense en exercice. Il avait donné son accord, s’attendant toutefois à un refus de Boudiaf car, dans la situation de l’Algérie du moment, on ne lui offrait pas un cadeau. Il pensait pourtant que si l’exilé de Kenitra acceptait, ce serait la voie de sortie.

47 - On a le sentiment, en vous écoutant, c’est un peu logique, d’une assez formidable improvisation…

48 Tout a fait. Quand le gouvernement, dans sa grande majorité, se résigna à la suppression du second tour, nous ne savions pas réellement comment la mettre en oeuvre. Par machiavélisme, certains affirment aujourd’hui que tout était manigancé depuis le début. Je vous assure que le résultat du premier tour fut ressenti comme un terrible cataclysme et tout le monde en fut profondément ébranlé.

49 - Et pourtant, c’était prévisible. Vous l’avez dit vous-même tout à l’heure. C’est cela qu’on ne comprend pas très bien.

50 C’est parce qu’une opposition sourde mais violente confrontait la direction du FLN à Sid Ahmed Ghozali que les élections se sont déroulées dans cette confusion. Comme le parti unique tenait encore presque toutes les structures en main, il était persuadé de remporter les élections. Le parti était assuré de sa victoire, mais le gouvernement l’était moins, sans compter, bien entendu, les trucages, les pressions, les centaines de milliers de bulletins sélectivement non distribués, faisant de ces élections des élections « ni propres ni honnêtes ».

51 - Il y a une configuration

52 Chacun tirait de son côté. Et croyez-moi, on nageait dans l’improvisation. Il a fallu trouver les solutions au jour le jour.

53 - La responsabilité de ces quatre personnes, dont vous étiez, était considérable !

54 Le hasard.

55 - Le hasard vous a mis dans une situation où votre responsabilité était considérable.

56 Quand l’incendie fait rage, que la maison s’effondre, vous ne perdez pas de temps à chercher qui l’a allumé. Vous essayez d’abord de trouver le moyen de l’éteindre.

57 - Dans ce que vous décrivez, il y a une chose particulière. Vous dites que d’abord il y a eu plusieurs personnes, plusieurs groupes et que, finalement, cela s’était réduit à quatre personnes, dont on a l’impression qu’elles étaient autonomes.

58 Précisons les faits. Il y eut plusieurs groupes au sens large, partisans de la suspension des élections, mais un seul réduit à quatre individus pour trouver le moyen d’y parvenir. Ces personnes étaient certes autonomes, mais leur décision aurait été sans efficacité aucune, si le soutien d’un plus grand nombre ne s’était manifesté. D’un côté le CNSA les appuyait et de l’autre, l’armée, en somme, une partie importante de la société civile, soutenue par la force des armes.

59 - Les quatre étaient toujours en contact avec le CNSA ?

60 Oui. Belkaïd, ministre chargé des relations avec le Parlement, faisait partie du CNSA, et même de sa cellule dirigeante. Il assurait la liaison. Les deux généraux membres du « Comité des quatre » étaient en contact permanent avec l’armée.

61 - Dans votre présentation, on a l’impression que l’armée est un acteur, mais un acteur qui ne pèse pas dans les initiatives.

62 Ce n’est pas tout à fait exact. Elle a pesé d’un poids certain, mais entendons-nous bien. On se fait une fausse image de l’armée. Comme toute institution elle a ses qualités et ses défauts, et parmi les premières, sa discipline. Au niveau de sa direction se trouvent, ainsi que nous l’avons vu, des républicains authentiques, et parce qu’elle est disciplinée, l’on pouvait être assuré de ses réactions républicaines. C’est, me semble-t-il, le cas de l’ANP aujourd’hui. Voila pourquoi elle a pesé dans le choix de l’option démocratique.

63 - Ce n’est pas ce que vous dites dans votre livre L’Eté de la discorde !

64 Que vous ai-je dit tout à l’heure ? L’ANP de 1992 n’était plus l’armée de 1962. Et quand je parle de l’armée de 62, je vise plus spécialement l’armée des frontières et son état-major.

65 - Vous me disiez vous-même, la dernière fois, que la structure qui s’est mise en place en 1962 donnait un pouvoir à l’armée et un pouvoir civil qui, malgré la constitution, était finalement plutôt dépendant de l’armée.

66 Cela a été vrai jusqu’à la mort de Boumédiène. Par la suite, les choses ont évolué. L’ANP, qui jouait un rôle primordial dans la direction du parti unique, a décidé de se retirer du Comité central, même si, sur le plan des faits, cela a demandé et demande sans doute encore du temps. Elle n’entendait plus influer sur le plan politique. Depuis, l’on enregistre une évolution constante dont on ne prend pas suffisamment conscience à l’étranger, parce que l’armée ne communique pas ou communique mal. Je suis à l’aise pour en parler. Mon parcours ne me prédispose à aucune indulgence envers le militarisme, de quelque nature qu’il soit. Mais je dis ce que je crois vrai.

67 - Revenons sur la période charnière de janvier. Le HCE s’est mis en place, sous la présidence de Boudiaf, et cela va durer six mois, jusqu’à ce qu’il soit assassiné. Boudiaf était un homme de conviction, d’un évident courage politique. C’est d’ailleurs ce courage politique qui l’a. Comment peut-on expliquer que ce personnage, qui est devenu central, finisse par être assassiné dans des circonstances très douteuses, très suspectes ? Il y a l’hypothèse islamique. Il y a l’hypothèse des cercles de l’armée. Il y en a peut-être une troisième. Quelle est la vôtre ?

68 Il sera toujours présomptueux de répondre à cette question, sans preuve à l’appui. Connaissant l’homme, ses convictions et son courage, on comprend qu’il ait accepté de s’engager une seconde fois à soixante-douze ans pour sauver le pays, menacé de sombrer dans les ténèbres d’une théocratie totalitaire. Son passé explique cet engagement non dénué de risques. Il ne faut pas oublier que le créateur du FLN, c’est Boudiaf, même si Ben Bella s’est vu placé au pinacle, alors qu’il vivait au Caire depuis deux ans au moment du déclenchement de la lutte armée. En réalité l’Homme de parti, l’Homme d’organisation, l’Homme de structure, c’est Boudiaf. La déclaration du 1er novembre, on la lui doit. Avec son retour, s’est-il attiré des ennemis capables d’attenter à sa vie ? Quand on parvient en moins de six mois à une notoriété sans égale, lorsqu’on suscite tout naturellement un amour sincère du petit peuple et des jeunes, on peut se le demander.

69 Quant à la vérité sur son assassinat, je ne sais si on pourra un jour l’établir. Certes, l’assassin était militaire, un sous-lieutenant chargé de sa garde au deuxième rang. Il est par ailleurs évident, et ce n’est pas contesté, que cet officier était islamiste. Il est aussi établi que l’ANP, à l’image du peuple algérien, en compte certainement dans ses rangs. Alors on peut raisonnablement penser que cet homme qui avait programmé le meurtre de Chadli, n’ayant pas abouti, a visé Boudiaf comme il l’aurait fait pour tout autre chef opposé à l’instauration de l’Etat islamique. N’a-t-il pas déclaré qu’il voulait d’abord attenter à la vie de Nezzar et de Larbi Belkheir ? En fait, Boudiaf n’était pas personnellement visé. C’était le chef à abattre. Comme le pense le professeur Bachir Ridouh, médecin psychiatre, chargé de l’expertiser, Boumaarafi serait un « idéaliste passionné », un « magnicide » à l’instar des régicides d’autrefois.

70 - Donc le fait que Boudiaf ait pu, à un moment donné - cela a été écrit, mais je ne sais pas si c’est vrai - , gêner certains responsables militaires importants, notamment sur le plan économique, n’est qu’une hypothèse.

71 Il y eut trop d’erreurs accumulées, d’imprudences successives et de négligences additionnées. Un élément qui ne devait pas faire partie de l’équipe de protection s’y trouvait cependant. Il portait sur lui depuis longtemps une grenade qu’il n’avait pas le droit de détenir et personne ne l’a su. Il avait suivi les enseignements de Ali Djeddi, un des six dirigeants du FIS et cela n’avait pas suscité l’éveil de ses supérieurs ! Autant de choses que l’on aurait dû savoir pour le mettre dans l’incapacité de nuire. Des erreurs graves ont donc été commises au niveau des services de sécurité, ce qui fit penser au complot visant l’assassinat de Boudiaf. Etait-ce une succession de défaillances coupables ou des négligences intentionnelles dans le but précis de parvenir au meurtre ? En définitive, beaucoup d’hypothèses peuvent être avancées, mais aucune certitude.

72 - Ce personnage dont vous parlez... Cela vous paraît-il plausible qu’il puisse avoir été manipulé ?

73 Manipulé directement, cela ne résulte ni de l’enquête de la commission ni de l’instruction du procès. Indirectement, c’est possible et peut-être probable. Avec les progrès de l’endoctrinement inconscient, il ne serait pas interdit d’y penser.

74 - Par qui ? On ne sait pas ?

75 Pendant son interrogatoire, il a bien déclaré : « Je voulais tuer le Chef de l’Etat qui empêche l’Algérie de parvenir à la perfection de l’Etat islamique ». On ne peut pas être plus clair sur les mobiles qui ont motivé l’assassin.

76 - Ces hypothèses simples ne sont-elles pas toujours un peu douteuses ?

77 On a tellement glosé sur l’assassinat de Lincoln, celui d’Henri IV et, plus près de nous, de Kennedy et d’Indira Gandhi. J’ai lu récemment que Ravaillac aurait été manipulé par des comploteurs !... C’est possible. Je ne peux pas dire plus que je ne sais sur la mort de Boudiaf. Je crois cependant que sa fin tragique, suivie en direct par les téléspectateurs du monde entier, l’a propulsé, au-delà de l’Histoire, dans la légende.

78 - Revenons au HCE. Il a pris, sous la présidence de Boudiaf, des décisions tout à fait essentielles, notamment au sujet du FIS. Une question a dû se poser au sein du HCE : comment se sortir de là ? Ces dix-huit mois ont dû être assez particuliers après la mort de Boudiaf.

79 Boudiaf lui-même ne se sentait pas suffisamment assuré, dès lors qu’il ne jouissait pas de la légitimité des urnes, malgré son passé historique. Aussi la dissolution du FIS a-t-elle été ordonnée par décision de la justice compétente, et non par un acte du gouvernement. Comme président du HCE, institution transitoire, son but était de se faire légitimer par le suffrage universel. C’est pourquoi il avait prévu quatre ou cinq tournées en Algérie. Et des meetings furent programmés à Oran, Annaba, Ghardaïa, Tizi-Ouzou et Alger. L’élection présidentielle était prévue pour octobre. Il a été assassiné à Annaba, au cours de sa deuxième sortie. Privé de Boudiaf, je dois dire que le HCE perdait 80% de sa crédibilité et autant de sa légitimité. Que pouvait-on faire ? Comme prévu par le texte constitutif du HCE, en cas de disparition de l’un de ses membres, les quatre autres choisissent son remplaçant. C’est ainsi que Redha Malek, qui était à l’époque président du Conseil Consultatif, fut choisi comme cinquième membre du HCE. Le Haut Comité d’Etat devait doter le pays d’un président de la République élu. S’il avait pu résoudre le problème du terrorisme et ramener une certaine sécurité, il aurait préparé l’élection présidentielle dans les dix-huit mois restant à courir pour l’expiration du mandat précédent. Or, les années 1992, 1993 et 1994 furent marquées par une extension dramatique du terrorisme. Il fut pratiquement impossible d’organiser des élections crédibles pendant cette période.

80 Après discussion avec l’ensemble des partis politiques, le HCE rédigea donc une « plate-forme de consensus » prévoyant une conférence nationale, qui allait amender cette plate-forme, puis élire un président de l’Etat (et non de la République). Ce président avait pour mission de restaurer la sécurité et préparer les élections présidentielles. La période de transition devait durer trois ans. Effectivement, la conférence s’est tenue fin janvier 1994 au Club des Pins. Bouteflika était le candidat pressenti. Mais, en fin de compte, il s’est désisté. C’est donc Liamine Zeroual qui fut proposé pour assurer la transition. Au bout d’un an, estimant que sa fonction ne lui conférait pas une légitimité suffisante pour régler les problèmes graves du pays, il décida des élections présidentielles anticipées. Elles eurent lieu un an plus tard. Liamine Zeroual fut élu président de la République parmi cinq candidats en lice. A cette occasion, il faut rappeler que malgré l’appel au boycott lancé par le groupe de « San’Egidio » qui prétendait représenter 80% de l’électorat, la participation au vote a été de près de 75% (je donne le chiffre de mémoire). A mon avis - et cet avis vaut ce qu’il vaut - nous n’étions pas encore parvenus à des élections absolument sérieuses et crédibles. Cependant je crois que, pour la première fois en Algérie, une élection à candidatures multiples s’est déroulée de manière relativement correcte, malgré quelques tricheries aux échelons locaux.

81 - Redha Malek n’avait pas pu se présenter ; cela a posé problème ?

82 Effectivement, et nous n’avons pas manqué de le soulever. Conformément à la loi électorale, les 75.000 signatures des partisans de Redha Malek ont été déposées. Mais, d’après le Conseil constitutionnel, le dossier était incomplet. Comment et pourquoi ? Nous ne l’avons jamais su. A-t-il annulé des signatures ? Combien et pour quelles raisons ? Il était impossible de le savoir puisque l’arrêt du Conseil constitutionnel n’est pas susceptible de recours. Il restait donc quatre candidats en compétition, et c’est Zeroual qui l’a emporté.

83 - On a le sentiment, avec l’arrivée de Zeroual, que c’est le retour de l’armée, comme si l’armée s’était décidée à mettre l’un des siens au premier rang.

84 C’est à la fois vrai et faux. Les électeurs ont voté Zeroual parce que, vu la situation du pays, le terrorisme en expansion et l’insécurité généralisée, ils ont pensé que seul un président bénéficiant de l’appui total de l’armée pourrait y mettre un terme. Il a été élu dans cette optique. L’armée l’avait certes proposé, mais il a été réellement l’élu de la nation avec une nette majorité. Le second, loin derrière, était le candidat islamiste.

85 - Si un homme comme Redha Malek s’était présenté, pensez-vous qu’il aurait fait un score important ?

86 Certes, Redha Malek, présenté par le terrorisme intégriste comme « éradicateur » et qui avait déclaré sur la tombe de Alloula, dramaturge assassiné par les islamistes, que « la peur doit changer de camp », bénéficiait sans doute d’une grande audience auprès des démocrates. Mais il est difficile de répondre à cette question, parce que, là aussi, d’après les indices que nous avons pu déchiffrer, l’armée n’aurait pas appuyé Redha Malek. Pourquoi aurait-elle agi ainsi ? Je ne le sais pas. A-t-elle estimé qu’il fallait un homme de poigne, un militaire jouissant d’une influence considérable sur l’armée pour restaurer la sécurité ?

87 - Le HCE s’est dissous à quel moment ?

88 Il s’est dissous dès que Zeroual a été désigné par la Conférence nationale. A ce propos, il me paraît intéressant de souligner que, pour la première fois dans l’histoire de l’Algérie, un pouvoir transmettait dans la sérénité et d’une manière dirais-je, « paisible », le flambeau à son successeur. Le HCE a exercé ses fonctions à la tête du pays pendant deux ans (1992 et 1993). Lorsqu’il s’est retiré, l’on voyait côte à côte, sur le podium, le président sortant et celui qui arrivait au pouvoir. Le premier fournissait le compte rendu de l’activité du HCE, souhaitant plein succès au second, qui le remerciait courtoisement. Cela ne s’était jamais vu. Dans le monde arabe et le Tiers-Monde en général, il est rare d’assister à un tel événement. C’est le plus souvent dans la violence que l’on accède au sommet de l’Etat. Aussi me semble-t-il que cette transmission « policée » a constitué un précédent bénéfique dans la vie politique algérienne.

89 - J’ai suivi toute cette période de près et, d’après ce que vous décrivez, j’ai le sentiment que cela s’est très bien passé alors que la représentation qu’on en a eue était différente. En fait, à partir de 1992, l’armée a pris les choses en main. On a le sentiment qu’il y a effectivement eu ce déroulement dont vous parlez mais que l’armée était, tout de même, extrêmement vigilante et qu’elle a placé quelqu’un à la Conférence et présenté quelqu’un d’autre à la présidentielle, qui avait un sacre incontestable. C’est l’armée qui semble avoir été derrière tout ceci. C’est peut-être trop schématique.

90 Ce que vous dites est vrai. Mais, dans ces circonstances, comment faire autrement avec un terrorisme d’une sauvagerie inconnue de notre histoire. Il était difficile d’imaginer un civil à la place de Zeroual !

91 - Il y avait Bouteflika qui se présentait !

92 Certainement qu’à l’époque Bouteflika, candidat avec le soutien de l’armée, aurait été élu président de l’Etat. Il n’y aurait pas eu d’opposition sérieuse. A la fin de la mission du HCE, il pouvait lui succéder. Mais, comme je l’ai dit tout à l’heure, il a refusé pour des raisons que j’ignore.

93 - Dans la période 1992-1993, que peut faire une instance comme le HCE, qui n’a pas de légitimité en dehors de celle de Boudiaf, face à une situation pareille ? Quel rôle pouvait-il avoir alors que c’était l’armée qui devait être sur le terrain pour lutter contre le GIA ?

94 L’armée a été, quoi qu’on en ait dit, et malgré les regrettables dépassements, un facteur important de préservation des institutions de l’Etat et de la sécurité des citoyens. Dans tous les pays, en période de troubles, l’armée et les services de sécurité sont amenés à jouer ce rôle déterminant. Ce que je voudrais préciser, c’est que si, à une époque donnée, cette armée était la source de tout pouvoir, la conception de son rôle a, par la suite, singulièrement évolué. Aujourd’hui elle ne peut plus imposer sa vision à l’ensemble de la nation et elle en est consciente. Une évolution des mentalités s’est manifestée en profondeur parmi les dirigeants de l’ANP. Certes les analystes européens pensent généralement que l’armée est toute-puissante et que, depuis 1988, une espèce de décor civil a été planté en devanture, alors que les « décideurs » seraient la hiérarchie militaire. Cette vision réductrice ne correspond pas à la réalité. Du moins ce n’est plus la réalité algérienne.

95 - En allant dans votre sens, c’est vrai que l’on a ce regard-là. Constatant les faits, je vois bien que l’armée recule dans son rapport de force, mais ce que vous dites concernant l’évolution

96 Il est concevable qu’en période de trouble le pouvoir civil, quel qu’il soit, appelle l’armée et les services de sécurité pour rétablir l’ordre. Et l’Algérie fut confrontée à une lutte multiforme et sans merci. On oublie simplement que le terrorisme algérien, branche de l’internationale intégriste, dispose de ressources, d’appuis et de soutiens colossaux sur le plan mondial. L’Etat a donc besoin de moyens, au moins équivalents. Et si, d’une manière générale, armée et police agissant de concert sur le plan sécuritaire, au plan politique des couches de plus en plus nombreuses adhèrent à cette action. Au sein du peuple - y compris parmi ceux qui à un moment ont répondu au chant des sirènes du FIS-, on ne croit plus guère en un avenir bâti sur la théocratie totalitaire prônée par certains, mais à travers l’option démocratique. La société civile, avec l’aide de l’armée, oeuvre aujourd’hui dans ce sens. Et c’est cela que certains commentateurs européens et arabes confondus s’obstinent à occulter, ce qui est particulièrement regrettable.

97 - Et l’action de la corruption ? On a l’impression que l’armée est bien atteinte par ce fléau.

98 Parlons donc de la corruption ! Il est évident que certains militaires disposent de relations privilégiées auprès de la douane, de services liés au commerce extérieur et d’autres administrations aux décisions « juteuses ». Et ils en tirent profit. C’est ainsi que l’on a pu parler du « général sucre » ou du « général médicaments », présentés comme les magnats monopolistiques de ces produits, sans les individualiser pour autant. Un tel comportement, absolument déplorable, ne caractérise cependant pas les officiers supérieurs de l’armée algérienne qui, dans leur immense majorité, vivent normalement de leur solde. Mais les exploiteurs de passe-droits se situent aussi dans d’autres sphères. A écouter des commentaires orientés, on a l’impression que les grands potentats et les grands profiteurs de la corruption sont uniquement des généraux. Ce n’est pas vrai. Corrupteurs et corrompus se trouvent aussi ailleurs et à tous les niveaux. Et cela prit naissance, me semble-t-il, avec l’option d’un certain socialisme auquel adhéra le pays.

99 Dans l’Algérie soumise au système de l’économie dirigée, à une époque où tout contrat conclu avec les sociétés nationales se chiffrait par millions de dollars, un directeur de ces entreprises avait plus d’occasions de s’enrichir que nombre d’officiers réunis. Sa signature valait son pesant d’or. C’est ainsi que de hauts cadres de l’Etat, aujourd’hui disparus du paysage politico-économique, ont perçu des commissions colossales. Ils n’étaient pas militaires pour autant. Certes, la corruption existe, mais il n’est pas sûr qu’elle soit plus forte qu’ailleurs. Elle sévit dans les pays du Tiers-Monde, entre autres, parce que nous vivons une période de libération de l’emprise coloniale. Je m’explique. Le colonialisme a été essentiellement exploiteur, et l’on colonisait d’abord pour s’enrichir. On faisait légalement fortune à milliards aux colonies avec les produits miniers, le caoutchouc, le café, les bananes, l’alfa, etc. Aujourd’hui on ne procède plus de la sorte. On y parvient désormais avec la complicité des corrompus que sont devenus nombre de nouveaux maîtres des pays anciennement colonisés. Généralement les corrupteurs demeurent les mêmes, car les colonisateurs se sont mus en fournisseurs et leurs anciens sujets en clients. Pour cela, le binôme corrupteur/corrompu est insécable. Mais, à mesure que le pays s’inscrit dans la démocratie, à mesure que le peuple dispose de moyens de contrôle sur ses dirigeants politiques et sur les grands secteurs de l’économie, il est à espérer que la corruption ira décrescendo. Il appartient donc aux détenteurs du pouvoir, comme à tout citoyen, de s’y employer avec détermination.

100 - Quel bilan en tirez-vous ?

101 Avant de dresser un bilan, permettez-moi une remarque. On prétend souvent que si l’on n’avait pas interrompu le processus électoral, le FIS au pouvoir se serait discrédité au bout de quatre ans et les prochaines élections l’en auraient exclu. Je n’en suis pas si sûr. Ce qui se passe dans les pays où l’intégrisme islamiste a dominé nous le confirme. Les malheureux peuples de ces pays ne s’en sont pas encore sortis et ne s’en libéreront pas avant longtemps.

102 Quant au bilan - et ce serait moins une conclusion qu’une analyse - c’est qu’au fond l’Algérie a été confrontée aux séquelles de la fin de la guerre froide. L’intégrisme islamiste y développe les conséquences lointaines de la guerre d’Afghanistan. Lorsque le monde occidental et spécialement les Etats-Unis ont appuyé les moudjahidines afghans par la fourniture d’armes, d’argent et la formation technique, c’était pour affaiblir leur principal ennemi, l’URSS. Celle-ci vaincue, les intégristes disposèrent alors d’une technique guerrière qu’ils croyaient suffisante pour faire triompher l’islamisme politique.

103 D’abord dans le monde musulman, où l’exploitation de la religion prédisposait les masses à écouter leur discours, les intégristes visaient, par le prêche et la violence, à imposer cette idéologie. S’ils ont combattu naguère le « Satan soviétique », c’était avant tout pour instaurer sur terre la « Cité de Dieu » revue et corrigée par Hassan El-Banna. Le but atteint en Afghanistan et le mur de Berlin effondré, ils se sont alors retournés contre leurs anciens soutiens, alliés et bienfaiteurs car l’islamisme intégriste vise - même si cela paraît dérisoire aux yeux de certains - à l’hégémonie mondiale, d’où l’expansion du terrorisme en Occident, devenu à son tour un « Satan » à détruire.

104 Voyez ce qui s’est passé à New York au World Trade Center [1], au Canada, en France avec l’attentat du métro Saint-Michel et ceux contre les ambassades américaines un peu partout dans le monde. Depuis longtemps les Français étaient prévenus que le terrorisme islamiste qui déstabilise gravement l’Algérie ne situe pas la France hors de sa portée. Il a fallu qu’il sévisse pour s’en convaincre à la fin et instaurer le plan « vigie-pirate ».

105 L’intégrisme, idéologie totalitaire - vous l’avez dit vous-même « un fascisme, un nazisme vert » -, a l’ambition de s’imposer non seulement en Algérie ou dans les pays musulmans, mais aussi dans le monde entier. Pourquoi a-t-il choisi l’Algérie ? C’était le terreau par excellence. Dans l’inconscient populaire du monde arabe, l’Algérie demeure, malgré la décennie rouge, comme le seul pays qui se soit libéré par le combat armé. C’est pour ces peuples à la fois une consolation, un idéal et un exemple. Aussi le succès de l’intégrisme aurait-il eu un retentissement incalculable, de l’Atlantique à l’Indonésie. S’il y avait triomphé, l’année suivante les deux ailes du Maghreb auraient succombé, puis tout le monde arabe. Certes, la lutte menée en Algérie avait pour objectif d’échapper au fléau du totalitarisme théocratique, mais l’Europe devrait comprendre que les Algériens se sont également sacrifiés pour leurs voisins directs comme pour ceux de la rive nord de la Méditerranée.

106 - Vous ne répondez pas exactement à la question du terreau. En France il peut y avoir quelques mouvements ici ou là, mais je ne pense pas que cela puisse prendre, tandis qu’en termes d’insertion sociale, en Algérie ou dans d’autres pays, comme la Palestine... En Algérie cela correspond à des difficultés sociales et économiques. Le FIS a une implantation sociale qui va bien au-delà du terrorisme que vous venez d’évoquer.

107 Entendons-nous bien. Je ne parle pas des partis islamistes mais de l’intégrisme et de son expression terroriste. Il faut tenir compte qu’en Algérie, l’islam est la religion de la quasi-totalité de la population. Mais une politique islamiste n’aurait droit de cité que dans la mesure où elle se conformerait aux dispositions constitutionnelles.

108 - Et le FIS, pour vous c’est quoi ?

109 Il n’est plus question de savoir ce qu’il était, mais ce qu’il est. Aujourd’hui le FIS est dépassé. En 1991, il était porteur d’un danger qu’apparemment il ignorait. Ceux qui maintenant dans les maquis utilisent les armes sont les activistes du FIS. Celui-ci n’était pas conscient qu’il entretenait en son sein les germes de sa propre destruction. La preuve en est que beaucoup d’élus du FIS : municipaux, régionaux et nationaux qui ont rejoint les maquis, ont été assassinés par leurs propres partisans.

110 - Le rôle du HCE n’a-t-il pas finalement joué le jeu de ces extrémistes ?

111 De toutes façons, avant même la naissance du HCE, ses mots d’ordre étaient : « Par le vote ou par le fusil, nous prendrons le pouvoir ». L’arrêt du processus électoral n’a pas déclenché la violence, au contraire elle l’avait devancé depuis 1982, avec l’affaire Bouyali.

112 - Elle était relativement limitée ?

113 Parce qu’elle n’en était qu’à ses débuts. Elle allait d’ailleurs rapidement empirer. Quand on a brûlé vive une femme sous prétexte qu’elle était de moeurs légères, quand on a vitriolé des jeunes filles parce qu’elles portaient des jupes un peu courtes, quand on a mitraillé puis égorgé de jeunes soldats à Guemmar au mois de novembre 1991, bien avant l’interruption des élections, il est peu sérieux d’affirmer que cet arrêt a déclenché la violence. Le terrorisme est consubstantiel à l’intégrisme, qui entend s’emparer du pouvoir par tous les moyens, y compris les plus violents.

114 - Sans refaire l’histoire, pensez-vous que les choix qui ont été faits en 1992, par vous-même et les autres personnalités, étaient les bons malgré le prix payé ?

115 Si une erreur a été commise, elle n’a pas concerné l’option choisie, mais bien l’évaluation du sacrifice consenti. Et pourtant lorsque le destin d’un pays et celui de plusieurs générations sont en jeu, lorsqu’il faut se déterminer sous peine de disparaître, peut-on marchander le prix de la survie ? L’on a sans doute sous-estimé le nombre de victimes potentielles et la durée de la lutte. Or, hier, l’Algérie a payé très cher son accession à l’indépendance. Elle consacre aujourd’hui son tribut à la démocratie, vecteur de justice et de liberté, de tolérance, de progrès et de modernité, indispensables à son insertion dans le monde du XXIème siècle.

Notes

  • [1]
    Ndlr : il est fait ici référence au 1er attentat contre le World trade center pour lequel le Cheikh Omar Abderrahman a été condamné, l’entretien ayant été enregistré bien avant le 11 septembre 2001.
Entretien avec
Ali Haroun
Le 27 décembre 1991, au soir du premier tour des élections législatives en Algérie, le FIS arrive très largement en tête avec plus de 47% des suffrages exprimés. Le second tour prévu pour le 16 janvier n'aura pas lieu : il est annulé par le Haut Conseil de sécurité. L'Assemblée populaire nationale termine son mandat le 4 janvier et, le 11 janvier, le président Chadli démissionne. Pour assurer la continuité de l'Etat dans ce vide institutionnel, il est créé un Haut comité d'Etat (HCE) composé de cinq membres : Mohamed Boudiaf, qui en assure la présidence, Ali Kafi, Tedjini Haddam, Khaled Nezzar et Ali Haroun qui a joué un rôle important dans la création de cette nouvelle instance comme dans le retour de Mohamed Boudiaf de son exil marocain.
Avocat, Ali Haroun a exercé de multiples responsabilités pendant la guerre d'Algérie notamment à la tête de la Fédération de France du FLN et au début de l'indépendance en tant que député à la Constituante. En désaccord avec Ahmed Ben Bella, il quitte la scène politique fin 1963 pour rejoindre son cabinet où, presque trente ans plus tard (en 1991), Sid Ahmed Ghozali vient le chercher pour lui confier le poste de ministre des Droits de l'Homme. Dans l'entretien qu'il a accordé à Confluences, il donne son explication de cet épisode crucial de l'histoire contemporaine algérienne.
Propos recueillis par  
Jean-Paul Chagnollaud
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/come.040.0213
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