CAIRN.INFO : Matières à réflexion
La décennie qui vient de s’achever a été sans doute une des périodes les plus fécondes de l’histoire des relations internationales depuis les années 20. Rarement, en effet, autant de premières pierres pour la construction d’un monde où le droit aurait toute sa place ont été posées en si peu de temps dans des domaines essentiels. Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples significatifs, des accords ont été conclus : sur la limitation des armes stratégiques nucléaires (en juillet 1991 et en janvier 1993), sur la limitation des forces conventionnelles en Europe (novembre 1990), sur la prorogation pour une durée illimitée du traité de non-prolifération nucléaire de 1970 (avril 1995), sur l’élimination des armes chimiques (janvier 1993), sur les mines antipersonnel (décembre 1997), sur le désarmement nucléaire régional (décembre 1995 et mars 1996), sur l’interdiction totale des essais nucléaires (septembre 1996), sur la Cour pénale internationale (juillet 1998)... Et durant la même période, la multiplication des opérations de maintien de la paix conduite par l’ONU a pu faire croire un (court) moment au renouveau de son influence....

1 Cette énumération semble signifier que le droit international serait ainsi venu réguler, davantage que dans le passé, un monde en proie à une vertigineuse perte de repères consécutive au vide laissé par la fin de la guerre froide où les équilibres de puissance suffisaient à donner l’illusion d’une certain ordre. Outre le fait que ce rappel de quelques grandes rencontres diplomatiques ne dit rien des limites intrinsèques des textes évoqués, il laisse dans l’ombre toutes les réformes essentielles qui n’ont pas été entreprises, en particulier celles concernant les Nations unies et, surtout, il néglige un point capital : pendant toute cette période, les Etats-Unis n’ont pas cessé d’affirmer leur hégémonie d’unique superpuissance dans le mépris constant des attentes et des valeurs de nombreux Etats du Sud et au détriment d’une Union européenne plus absorbée par sa fuite en avant vers un élargissement incertain que par une réflexion sur sa place dans le monde. Les Etats Unis n’ont donc accepté de nouvelles règles notamment en matière de désarmement qu’à la condition qu’elles soient pleinement conformes à leurs intérêts vitaux. Quand ce n’était pas le cas, ils ont refusé de s’engager alors même que ces dispositifs constituaient un incontestable progrès pour la paix dans le monde.

2 Depuis l’arrivée de la nouvelle administration Bush, force est de constater que cette attitude arrogante de superpuissance qui se considère au-dessus des lois internationales n’a fait que s’accentuer au point que Washington n’a pas hésité à revenir sur des engagements pourtant essentiels pris par l’administration Clinton, par exemple en matière d’environnement. La date du 20 janvier — l’arrivée de George W. Bush à la Maison Blanche — est donc à prendre très au sérieux dans le tournant que l’histoire des relations internationales a pris en 2001.

3 Le drame du 11 septembre lui a fourni les raisons d’aller beaucoup plus loin encore dans l’affirmation de cette nouvelle stratégie censée répondre à une menace globale et multiforme pesant sur la sécurité nationale des Etats-Unis et leurs intérêts partout dans le monde. Après l’écrasement du régime taliban, cette stratégie s’est déployée sur de multiples terrains. Ainsi, au mois de décembre 2001, les Etats-Unis ont pris le risque d’une relance de la course aux armes biologiques en faisant échouer la conférence d’examen de la Convention de 1972 qui se tenait à Genève, lancé une offensive contre le projet de Cour pénale internationale par le vote au Sénat d’une loi interdisant toute coopération avec cette nouvelle juridiction et dénoncé le traité ABM de 1972 qui limitait très strictement les systèmes des défenses antimissiles pour avoir les mains libres dans le développement de leur projet de « bouclier » antimissile.

4 Cette approche stratégique se traduit par le renforcement et la sophistication croissante de moyens militaires adaptés à la spécificité des nouveaux conflits asymétriques, c’est-à-dire des conflits n’opposant plus deux forces armées de structure équivalente mais impliquant une confrontation militaire avec des acteurs qui peuvent être aussi bien des groupes terroristes que des « Etats voyous » utilisant tous les moyens possibles y compris des attaques avec des armes chimiques, biologiques ou même nucléaires.

5 Les analyses stratégiques sont évidemment nécessaires mais, si elles ne sont pas intégrées à une indispensable vision politique d’ensemble, elles risquent de se réduire à n’être qu’un gigantesque et dangereux bricolage idéologique aux conséquences dramatiques. Et c’est bien ce qui semble se passer, comme si les « brillants » stratèges américains n’avaient rien appris de l’histoire du monde et de ses conflits, comme s’ils se refusaient à considérer les dimensions politiques, sociales et culturelles des problèmes auxquels ils sont confrontés pour ne s’en tenir qu’à des schémas très réducteurs où seuls les rapports de force comptent. Dans cette perspective, leur attitude à l’égard du monde musulman est très révélatrice. Faite d’un mélange de fausse tolérance, de profonde défiance et d’un mépris mal dissimulé, elle s’inscrit de manière insidieuse dans la trame de la théorie du « choc des civilisations » telle qu’elle a été développée par Samuel Huntington. Aucun geste politique autre que purement formel ou tactique n’a été fait en direction des pays arabes et, plus largement, des pays musulmans comme si ces mondes n’avaient pas d’autre importance que celle d’un pion sur un échiquier stratégique. Il en est de même pour l’islamisme considéré comme un bloc monolithique forcément générateur de terrorisme. Et c’est ainsi qu’on retrouve sur la liste officielle de Washington désignant les groupes terroristes aussi bien Al-Qaïda — qui est une secte de dangereux fanatiques — que le Hamas ou le Hezbollah sans voir le rôle social et politique que ces deux dernières organisations assument au sein de leur société.

6 Rapportées à la Méditerranée, ces considérations conduisent à des constats très préoccupants pour l’avenir de cette région, en particulier au Proche et au Moyen-Orient. Déjà il semble acquis que de nouvelles attaques américaines d’envergure vont frapper des pays suspectés d’abriter des terroristes mais aussi d’autres Etats qui représentent pour Washington une menace. La Somalie, le Yémen et l’Irak seraient ainsi les nouvelles « cibles ». Dans cette nouvelle configuration, en Israël le gouvernement Sharon semble disposer d’une marge de manœuvre sans précédent. En pratiquant tous les amalgames possibles, il peut désormais mettre en œuvre un plan d’agression préparé de longue date contre les Palestiniens en le présentant comme un élément central de la guerre mondiale que les Américains mènent contre le terrorisme. Dans un récent forum organisé à Jérusalem, le conseiller à la sécurité d’Ariel Sharon, le général Ouzi Dayan, l’a d’ailleurs clairement dit : « Le nouveau système régional a un impact sur notre région qui est positif pour Israël.. le Hezbollah et la Syrie ont des raisons d’être inquiets », ce qui est une manière d’annoncer « ses » prochaines « cibles »...

7 Rien dans tout cela ne montre ne serait-ce que l’esquisse d’une réflexion politique en profondeur susceptible de préparer les indispensables initiatives diplomatiques qui seules permettraient aux peuples de cette région d’espérer un jour vivre dans la paix, l’équité et la sécurité. Si rien ne vient infléchir ces stratégies aveugles, on risque donc d’aller vers des situations terribles où l’ accumulation de souffrances, d’humiliations et de frustrations constituera le terreau des violences de demain.

Jean-Paul Chagnollaud
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/come.040.0013
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