CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Marwan Barghouti appartient à cette nouvelle génération de responsables politiques palestiniens qui a vécu tous les traumatismes que la population de Cisjordanie et de Gaza a subis depuis une vingtaine d'années ; comme il le dit lui-même : "J'ai tout connu : l'occupation, la prison, la torture, la déportation et la première Intifada"... Aujourd'hui, il est un des leaders les plus populaires dans les territoires palestiniens ; selon un sondage récent, il apparaissait au cinquième rang des personnalités les plus appréciées par les Palestiniens. En tête, très largement, figure Yasser Arafat, suivi d'assez loin par le chef du Hamas, Ahmed Yassin. Ensuite, on trouve un personnage atypique bénéficiant d'un grand prestige moral, Haïdar Abdelshafi, qui fut notamment le patron de la délégation palestinienne à la conférence de Madrid, puis Saeb Erekat, sans doute le négociateur le plus impliqué dans le processus de paix depuis dix ans et, enfin, Marwan Barghouti, juste devant Faycal Husseini et Hanan Achrawi. Son organisation, le Fatah, apparaît nettement comme le parti dominant dans les territoires. L'influence des formations de gauche - FPLP, FDLP, et PPP (ex-PC) - semble désormais très réduite alors qu'elles ont eu longtemps une assez forte implantation, notamment à travers de multiples activités militantes. Quant aux islamistes, leur poids politique s'est très sensiblement affaibli, même si leur influence est loin d'être négligeable.

2 Nous l'avons rencontré à Ramallah dans son bureau où régnait une atmosphère très lourde à la mesure des tensions constantes que l'on ressent partout de Naplouse à Gaza puis dans un lieu beaucoup plus apaisé où il a pu s'exprimer plus tranquillement. Ce qui ressort d'abord de ces conversations, c'est sa déception profonde et même son évidente amertume quand il évoque toutes ces années de négociations qui n'ont finalement rien donné sinon une terrible accumulation de frustrations : "Nous nous sommes pleinement engagés dans ce processus de négociations et il a échoué à nous donner l'indépendance. Au cours de celles qui ont eu lieu à Camp David (en juillet 2000) et à Taba (en janvier 2001), les Israéliens ont essayé d'obtenir comme une sorte de réorganisation de l'occupation en Cisjordanie et à Gaza Ils ne voulaient faire de véritable compromis ni sur les colonies, ni sur Jérusalem, ni sur le droit au retour des réfugiés. Alors de quel type d'accord sont-ils en train de parler ? De quel genre de paix ? Tout au long de ces discussions, Barak a tenté de faire pression sur nous en nous demandant de faire rapidement des concessions pour éviter l'arrivée de Sharon au pouvoir. Cela ne nous a pas impressionnés. Et Sharon est au gouvernement maintenant mais pour combien de temps, six mois, un an ?"

"Le seul langage que les Israéliens comprennent"

3 La discussion en vient ensuite à cette situation très radicalisée qu'on peut constater partout dans les territoires palestiniens comme dans les débats avec des Israéliens à Tel-Aviv, Jérusalem ou Haïfa. D'un ton à la fois navré et déterminé, il explique qu'après des années de résistance pacifique et de négociations, il en est arrivé à la conclusion que le combat politique doit être renforcé par la lutte armée : "C'est terrible à dire mais le seul langage que les Israéliens comprennent en définitive est celui de la force. Je sais bien qu'ils le disent aussi de nous avec leur formule classique "les Arabes ne comprennent que la force". Mais c'est la réalité. Il nous faut donc avoir aussi recours à la lutte armée car c'est notre droit de résister à l'occupation par tous les moyens. Il faut comprendre à quel point elle est absolument insupportable au quotidien. Je vous donne un seul exemple : en tant que député du Parlement palestinien, je voulais faire installer un réseau d'eau entre Ramallah et un village situé à trois kilomètres... En six ans d'efforts, je n'ai pas réussi à le faire parce qu'il me fallait une autorisation du gouvernement militaire israélien qui ne me l'a jamais donnée. Savez-vous que depuis 1967 les Israéliens n'ont jamais construit une seule salle de classe pour les écoles palestiniennes ni le moindre centre de santé ? C'est pourquoi il faut absolument en finir, par tous les moyens. Dans les territoires palestiniens, il ne faut pas leur laisser la moindre tranquillité”. Et pourtant, ajoute-t-il aussitôt : "Ce n'est pourtant pas ce que nous voulons. Je suis triste quand j'apprends qu'un Israélien a été tué. Mais nous n'avons plus le choix ; ils veulent tout : occuper, coloniser et parler... Nous cherchons avant tout à nous défendre. Quand ils n'hésitent pas à assassiner nos cadres politiques, comment ne pas réagir par la violence ? Et ce sont aussi des actes absurdes : un de ceux qui sont tombés récemment sous leurs balles est un homme qui a participé à des dizaines de réunions politiques avec des Israéliens pour dialoguer ! Et on l'a tué parce qu'il disait non à l'occupation. Et croyez-vous que quand nous aurons eu mille morts cela arrêtera les boîtes de nuit de Tel-Aviv ? Je le répète, nous avons le droit de résister à l'occupation par tous les moyens en Cisjordanie, à Gaza et à Jérusalem-Est. Par contre, nous sommes contre toute forme d'actes militaires en Israël même. Pour nous c'est très clair".

4 Quelques jours plus tôt, deux Israéliens avaient été tués à Tulkarem alors qu'ils étaient là - semble-t-il - simplement pour rencontrer des Palestiniens sur le plan professionnel. Cette affaire qui faisait évidemment la première page des journaux israéliens était importante notamment en raison de son caractère exceptionnel. Avant l'Intifada et depuis des années, les civils israéliens pouvaient aller dans les villes ou les villages palestiniens en toute sécurité dès lors qu'ils y venaient de manière pacifique. Dans ce nouveau climat, la question était donc de savoir quel était le contexte de ce double meurtre : s'agissait-il d'un acte isolé ou d'un acte politique ? La réponse fut sans ambiguïté : "Je ne connais pas encore tous les détails de cette affaire mais les Israéliens devaient s'attendre à des représailles palestiniennes puisqu'ils ont assassiné - il y a quelques semaines - un des leaders du Fatha de cette ville. Un de ceux qui sont accusés d'avoir tué ces Israéliens est son neveu. C'est donc bien un acte politique".

5 Cela signifie-t-il qu'il n'y a que la violence dans la stratégie actuelle des Palestiniens ? "Non, même maintenant nous continuons à avoir recours à des méthodes non violentes comme, par exemple, le boycott des produits israéliens dans les territoires palestiniens..."

6 La conversation en vient ensuite à cette peur insidieuse et omniprésente qui taraude aujourd'hui tant d'Israéliens pour ne pas dire tous les Israéliens. Sa réaction à ce sujet apparaît sereine comme si on venait d'aborder une question qui lui est vraiment très familière, comme s'il avait une longue habitude de cette attitude faite d'un mélange de peur et de dureté... "Oui. Ils ont peur. A chaque instant important de mes relations avec eux et dans des situations très différentes, j'ai toujours senti cette peur. Ils nous occupent et ils ont peur. Ils nous placent systématiquement depuis trente-trois ans dans des situations de totale insécurité et c'est eux qui ont peur. Même quand j'ai été torturé, avant Oslo, j'avais l'impression là aussi qu'ils avaient peur... Ces attitudes contradictoires sont déconcertantes : ils sont forts mais ils se prétendent faibles. Un ancien député du Meretz que je connais bien me disait en privé : "Nous les Israéliens, nous avons le sentiment de n'avoir plus d'avenir." Je lui ai répondu que j'étais prêt à échanger avec lui pour avoir enfin un présent qui pour nous est si difficile depuis si longtemps".

7 Au moment de cette rencontre, Sharon venait d'être élu mais son gouvernement n'était pas encore constitué ; la dernière information à ce sujet était l'annonce du renoncement définitif de Barak à en être membre. Cela fournit l'occasion de revenir sur les conditions du retour de Sharon sur l'avant-scène politique avec sa visite provocatrice sur l'esplanade des Mosquées. "Le responsable de cette escalade est aussi Barak car il a commis des erreurs majeures lorsque le chef du Likoud a voulu se rendre sur l'esplanade. Il a mobilisé des centaines d'hommes qui ensuite ont tiré sur la foule. Il aurait pu gérer cette affaire sans recourir à la force pour apaiser la tension. Mais il n'a pas su le faire et en trois jours tout a basculé avec des dizaines de morts palestiniens".

"Il ne faut pas que le monde nous laisse seuls face aux Israéliens"

8 Marwan Barghouti revient sur ces événements pour insister sur le fait qu'ils sont bien à l'origine de cette Intifada Al-Aqsa : "C'est cette répression meurtrière, sur fond d'immenses frustrations accumulées depuis des années, qui a déclenché cette nouvelle Intifada. En aucune manière, ce ne fut le résultat d'une décision politique. C'est d'abord la réaction spontanée d'une population qui n'en peut plus... Quant à notre résistance, elle est d'abord une révolte populaire. Nous n'avons pas d'armée. Nous avons eu beaucoup de morts et de blessés dont certains le sont gravement. Et qu'on cesse de nous dire qu'on envoie des enfants combattre des soldats alors que cela représente une angoisse terrible pour les parents qui ne peuvent pas empêcher leurs enfants d'aller se battre pour en finir avec l'occupation. Ces adolescents ne supportent plus cet enfermement qui dure depuis qu'ils sont nés.... La violence initiale est d'abord dans le fait même de l'occupation. Quant à Sharon, on le connaît. On sait ce qu'il est capable de faire. Les Israéliens l'ont élu pour punir les Palestiniens de s'être révoltés et donc pour se rassurer car ils croient qu'il va leur apporter la sécurité. Mais dans trois ou six mois, ils comprendront que c'est impossible : Sharon ne peut pas leur apporter la sécurité. En agissant ainsi, les Israéliens essaient de fuir la réalité, de la contourner. Nous allons faire ce qu'il faut pour qu'ils comprennent qu'ils n'auront pas de sécurité tant que durera l'occupation. Car nous aussi nous voulons la sécurité. Et l'occupation c'est pour nous l'insécurité absolue".

9 Face à une situation si dramatique, une des solutions provisoires théoriquement possibles serait l'envoi d'une force d'interposition qui permettrait à la fois de protéger la population palestinienne de la répression israélienne - qui est particulièrement brutale au quotidien même si les médias occidentaux n'en parlent guère - et de préparer un retrait de l'armée israélienne sans doute dans le cadre d'un règlement global. Cela a été demandé à plusieurs reprises par Yasser Arafat sous réserve d'une certain nombre de conditions politiques. Est-ce toujours une demande palestinienne ? "Nous sommes en faveur d'une telle initiative si cette force venait prendre la place de l'armée d'occupation israélienne et non pas s'installer à côté. Nous ne voulons pas d'une zone tampon entre nous et les Israéliens car dans ce cas cette force serait une force de protection de l'armée d'occupation... Il y a de multiples agressions contre les Palestiniens ; chaque jour nous avons des morts et de nombreux blessés... et donc nous faisons appel à la communauté internationale pour qu'elle prenne une telle initiative. Pour qu'une force vienne prendre la place des Israéliens, observer son retrait des territoires palestiniens et faciliter la vie des Palestiniens en attendant un règlement global. Il ne faut pas que le monde nous laisse seuls face aux Israéliens. Les manifestations de soutien qui ont lieu un peu partout et tout particulièrement en Europe sont très importantes pour nous. Cela nous donne le sentiment que nous ne sommes pas seuls et nous aide beaucoup sur le plan moral dans notre lutte pour l'indépendance palestinienne".

10 Etes-vous en faveur de la reprise des négociations ? "Oui, mais sur des bases claires. Il n'est plus question de discuter de pourcentages de retraits limités de l'armée d'autant que les Israéliens n'appliquent par les accords qu'ils signent. Après Camp David, on s'est senti nu : il n'y avait plus rien, ni accord intérimaire ni perspective d'accord sur le statut final. Nous voulons l'application des résolutions des Nations unies et d'abord l'application de la 242, c'est-à-dire l'application du principe : la paix en échange des territoires. En attendant, la situation est très difficile et va sans doute encore se détériorer avec Sharon au pouvoir. Mais nous avons beaucoup d'expérience de ce type de confrontation avec les Israéliens et nous avons la mémoire de la précédente Intifada. En dépit de toutes les souffrances que nous endurons, nous avons la volonté de continuer notre combat jusqu'à la fin de l'occupation. C'est pourquoi, je pense qu'à l'avenir les Israéliens vont souffrir aussi. Nous allons réussir à créer une nouvelle configuration dans laquelle ils auront à payer un coût élevé pour cette occupation. C'est notre moyen de gagner notre l'indépendance et de mettre fin à l'occupation et cela quel que soit le nom du Premier ministre en Israël".

Rencontre avec
Marwan Barghouti
Propos recueillis et traduits par 
Jean-Paul Chagnollaud
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/come.037.0019
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