CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La réputation est communément considérée comme un actif, ou un capital : un individu, une firme, une organisation sont crédités d’une bonne (mauvaise) réputation parce que des jugements favorables (défavorables) sont portés sur eux ou plus exactement sur ce que ceux qui émettent le jugement attendent d’eux. D’un sportif, le public attend une performance, mais les journalistes attendent de la disponibilité pour l’interview et les sponsors espèrent, outre la performance, un comportement charismatique. Ainsi, selon la situation, les arguments de la réputation attachée à une même entité varient. La hiérarchie des caractéristiques soumises à appréciation fait la hiérarchie des réputations. Un sportif charismatique, mais sur le déclin, sera typifié autrement qu’un champion au mauvais caractère. Si de nombreuses caractéristiques d’une entité évaluée importent, la réputation de celle-ci résultera d’une agrégation d’évaluations séparables.

2Dans ce premier examen de la notion, deux traits essentiels apparaissent : la comparaison évaluative, qui fait le prix des qualités recherchées ; la persistance de ces qualités ou, plus exactement, la persistance de leur capacité à produire le résultat demandé ou attendu, au-delà de l’évaluation initiale. Considérons une réputation positive formée lors d’une transaction qui met en relation des offreurs et des acheteurs de biens ou de services. La valeur de ce que produisent l’individu ou l’entreprise offreurs est attribuée par ceux qui en retirent une utilité, quelle qu’elle soit : communauté scientifique détectant le talent d’un jeune scientifique, parents d’élève reconnaissant les qualités d’une enseignante, lecteurs de romans se recommandant entre eux le livre d’un romancier qui émerge de la surabondance des publications de la rentrée littéraire, clients d’une firme automobile dont les produits sont jugés fiables et qui n’hésite pas à rappeler un million de véhicules en raison d’un défaut mineur de conception [1]. Ici intervient le second étage du raisonnement. Assimiler la réputation à la notoriété qui s’attache à l’entité considérée oriente entièrement la compréhension de la notion du côté du comportement de l’opinion qui exerce son jugement, souvent sous l’influence de prescripteurs, ou par contagion mimétique au sein d’un groupe social d’appartenance.

3Dans cet usage de la notion, l’attention est portée sur la formation des préférences du consommateur, sur la quantité et la qualité des informations dont il dispose pour exercer son jugement et ses choix, et sur les mécanismes de délégation qui font intervenir des acteurs et des dispositifs intermédiaires agissant en compléments ou en substituts de l’information directe du consommateur. Dans le dernier chapitre de son livre Les Mondes de l’art, Howard Becker [2] critique notamment l’un des arguments de ce qu’il appelle la « théorie de la réputation » et selon lequel la réputation (entendue comme la reconnaissance obtenue auprès du public professionnel ou profane) exigerait, pour être fondée en raison, une information parfaite de tous ceux qui contribuent à la produire, à partir de l’ensemble des comparaisons évaluatives possibles. L’exigence d’une information complète propre à un état de concurrence parfaite est incompatible avec la situation de production infiniment différenciée des arts, qui peut être assimilée à un monde de concurrence monopolistique. La mise en cause des postulats de la théorie de la réputation débouche sur une critique de la rareté : l’allocation de réputation repose sur la concentration de la quantité disponible d’attention (ou d’admiration) qui, si elle se dispersait sur un plus grand nombre d’artistes et d’œuvres, augmenterait le bien-être social, selon Becker.

4Sans entrer dans la discussion des thèses de Becker [3], je dois mentionner un point de son raisonnement qui me permettra d’orienter l’analyse de la réputation vers l’autre versant, celui du comportement du producteur ou de l’offreur, dans la relation d’échange ou dans l’interaction. D’un côté, l’hétérogénéité de la production d’un artiste est manifeste, comme l’attestent les décisions très conscientes qui sont prises par l’artiste lui-même pour trier dans sa production et les décisions prises par ceux qui peuvent intervenir sur l’identification et la valorisation publique de la production de l’artiste afin d’opérer des distinctions et de fixer des hiérarchies dans son corpus. De l’autre côté, la réputation de l’artiste agit comme une certification de crédibilité et de valeur qui s’étend promptement à l’ensemble de sa production, qui diminue la variance des évaluations particulières de chacune de ses productions et qui autorise toutes les opérations stratégiques (exhumation, réévaluation, réattribution, etc.) dont le marché et les institutions culturelles sont si friands. Ces observations peuvent conduire à renforcer simplement la critique contre l’imperfection des mécanismes d’évaluation et d’allocation de réputation, si l’on demeure sur le versant de la demande de marché. Mais dès lors qu’elles déplacent la perspective vers les intermédiaires des marchés et vers leurs stratégies de valorisation d’un actif artistique, d’une part, et vers les artistes qui sont l’origine première de la production, d’autre part, elles font apparaître une autre dimension de la réputation qui qualifie le comportement des acteurs en situation d’interaction stratégique.

5C’est sur cette dimension que j’insisterai dans mon article. Seule une analyse en termes d’interaction stratégique peut rendre compte du mécanisme de la réputation et éviter de confondre celle-ci avec des notions de sens commun comme la notoriété, la célébrité, ou avec des catégories analytiques reliées mais non superposables comme l’imputation de valeur. La confusion, comme je le montrerai, surgit dès que les deux ressorts essentiels du mécanisme réputationnel sont dissociés : la dynamique du comportement de chaque acteur dans un contexte d’interaction stratégique et l’horizon temporel de la répétition de la situation d’interaction stratégique. Le premier élément permet de souligner, sur l’exemple des mondes artistiques évoqué à l’instant, que l’artiste, comme n’importe quel autre producteur d’un bien ou d’un service, se comporte stratégiquement. Après la publication d’un livre, après une exposition personnelle, après la sortie d’un film, l’auteur de l’œuvre et ses partenaires de travail réagissent à la réception de celle-ci, qui fera varier positivement ou négativement les ressources et l’environnement de leur travail ultérieur. Comme les épreuves d’évaluation qui agissent sur la réputation se répètent, le comportement de chacun doit prendre en compte l’horizon temporel de leur engagement. Par exemple, l’argument selon lequel l’artiste devrait rester indifférent aux réactions du marché pour préserver la pureté de ses intentions créatrices équivaut à une qualification normative du type sur lequel l’artiste devrait choisir de fonder sa réputation espérée [4]. Une qualification analytiquement mieux fondée énoncera que la réputation de motivation intrinsèque, dont l’artiste sait mieux que quiconque qu’elle est un facteur fortement corrélé à la créativité, indique le choix d’un horizon long d’investissement professionnel ou, exprimé en d’autres termes, le choix d’un jeu stratégique répété avec le public destinataire des œuvres, sur un segment donné de marché. La probabilité pour que le jeu se répète dépend des caractéristiques du marché : la demande pour le type d’œuvre proposé, le degré de dépendance à l’égard du marché, la capacité de l’artiste à gérer ses risques sur le long terme, en ayant une économie personnelle de diversification de ses ressources, etc. La distinction proposée par Bourdieu [5] entre les marchés culturels de grande consommation, à succès rapide et bref, et les marchés à carrière lente et succès progressivement accumulés, peut être interprétée dans le vocabulaire de la théorie des jeux. Sur le premier marché, les gains sont maximisés par les producteurs qui n’ont pas le projet de coopérer avec un public pour construire des carrières d’artistes, mais qui réalisent instantanément le profit le plus élevé possible. Sur le second marché, l’organisation des carrières repose sur l’espoir de construire des relations répétées entre l’artiste et un public. Le choix du type d’interaction stratégique n’est pas rigide, car la dynamique d’apprentissage et les liens faibles de dépendance entre les acteurs sur un marché de projet créent les conditions des carrières et des appariements à profil stochastique.

6Dans l’analyse de la réputation qui suit, j’énoncerai d’abord l’argumentation dans sa généralité, puis j’examinerai une diversité de cas d’application, en fonction des caractéristiques de la situation d’interaction stratégique. Dans la dernière partie du texte, je considérerai une situation qui a intrigué la recherche en sociologie économique : le cas où producteurs et consommateurs sont tous incertains des qualités qu’ils proposent ou recherchent. La réputation y acquiert un pouvoir fonctionnel de réduction d’incertitude qui ne suffit pourtant pas à stabiliser les anticipations des acteurs.

Le mécanisme de la réputation : l’interaction stratégique et son horizon temporel

7La réputation a pour fonction première de permettre à ceux qui interagissent de façon répétée avec une entité (individu, firme, organisation, etc.) de s’assurer du comportement présent ou futur de cette entité, sur la base des observations et des informations concernant ses actions et son comportement passés. Si ce passé est pleinement observable, l’argument de la réputation se résume à une simple hypothèse de réplication du comportement en situation : sachant comment l’entité s’est comportée dans une situation donnée et supposant que son comportement correspondait rationnellement au choix de la stratégie qui maximisait ses gains dans la situation examinée, autrui fait l’hypothèse que dans une situation semblable, l’entité agira de la même manière, parce que son comportement correspond à sa stratégie d’équilibre, et autrui détermine son propre comportement en conséquence. Comme l’indiquent les travaux consacrés à la théorie des jeux, cette qualification de la notion de réputation ne contient aucun pouvoir prédictif : elle sert à spécifier un profil stratégique d’équilibre [6]. L’exemple classique est celui du jeu répété du dilemme du prisonnier. A choisit la solution coopérative et suscite une réponse identique de B, pourvu que, par hypothèse, B observe parfaitement le comportement de A : l’équilibre coopératif est maintenu tant que l’un des acteurs ne dévie pas. La réputation de comportement coopératif est détruite sitôt que l’un des acteurs devient non coopératif, rompt l’équilibre et suscite les représailles de l’autre.

8L’intérêt fonctionnel de la réputation est plus visible en situation d’information incomplète et de différenciation des acteurs. Qu’il s’agisse d’individus (consommateurs, travailleurs, employeurs), d’organisations, de professions, de gouvernements, de magasins, de firmes, le recours à ce qui constitue une réputation suppose une interaction dans laquelle l’une des entités (un acteur) cherche à inférer le comportement, les qualités, les aptitudes de l’autre acteur ou d’une multiplicité d’autres acteurs à partir de ce qui peut être connu du passé de ce(s) dernier(s). La situation d’interaction a des caractéristiques spécifiques : quels sont les objectifs, les options disponibles et les gains attachés aux différentes options pour chacun des acteurs ? Comment prévoir les réactions d’autrui face aux choix que je peux faire ? Quelle hypothèse puis-je faire sur ce qu’autrui s’attend à me voir faire ? Nous sommes dans un cadre classique d’interaction stratégique. Pour me guider dans mes anticipations, je peux étudier le comportement passé adopté dans des conditions similaires par celui avec qui j’interagis. En me guidant sur cette information je peux supposer qu’autrui se comportera de manière cohérente avec son passé dans la situation sur laquelle doit porter ma prévision. Cette anticipation de la cohérence et de la stabilité dans le comportement d’autrui permet de lui attribuer une réputation. La réputation d’une entité est, pour employer la formulation de Kreps, « une description raisonnablement condensée de son comportement futur tel qu’il peut être anticipé [7] ».

9Dans ce cas, ma réputation n’est plus conçue seulement comme le socle des anticipations qu’autrui fait sur mon comportement, mais aussi comme un actif dans lequel je suis incité à investir pour obtenir un gain à long terme supérieur à celui que j’aurais obtenu à court terme en choisissant une solution plus opportuniste ou moins coûteuse. L’une des raisons de la coloration ordinairement positive de la notion de réputation peut être identifiée ainsi : celle ou celui qui choisit de coopérer sacrifie un gain immédiat pour un espoir de gain futur et l’équilibre qui en résulte peut se comprendre comme un gain à l’échange répété, qui est une manière de faire société et d’induire un comportement d’apprentissage chez autrui.

10Le sacrifice d’un gain immédiat est le signal d’un engagement sur le futur, mais pour que la situation diffère de celle décrite à l’instant du dilemme répété du prisonnier, il faut que l’incertitude soit introduite sur les caractéristiques des acteurs. En langage de théorie des jeux, on dira que des types variés de joueurs existent et que le joueur A ne sait pas exactement de quel type est le joueur B (quelle est la matrice exacte de ses gains dans les différentes situations possibles), ou quel type le joueur B choisit d’être, ou quelles contraintes pèsent sur les capacités de B à choisir comment agir. Dans ce cas, le motif de la réputation ne spécifie plus simplement l’équilibre obtenu, mais permet de déterminer quels équilibres sont robustes et avantageux parmi les multiples équilibres possibles [8].

11L’essentiel du travail analytique porte alors sur la spécification des caractéristiques du jeu (de l’interaction stratégique) qui servent à déterminer l’ensemble des équilibres possibles et à spécifier les avantages éventuellement procurés par le facteur réputationnel pour sélectionner l’équilibre le plus profitable. C’est à partir d’une telle spécification que l’on dira d’une firme qui entend opérer à long terme sur un marché, qu’elle se préoccupe d’établir et de maintenir une réputation si elle a affaire à une succession d’acheteurs qui interagissent ponctuellement avec elle et que son choix est de produire durablement des biens de grande qualité, alors même qu’elle pourrait exploiter à son avantage le caractère bref et séquentiel des interactions avec des acheteurs mal informés sur la qualité ou sur la distribution de qualité du bien considéré. L’argument de la réputation permet de désigner un équilibre de long terme dont la sélection qualifie l’investissement en réputation par un sacrifice de gains à court terme en échange d’un gain ultérieur.

12L’attribution de réputation comporte donc deux caractéristiques élémentaires. Elle opère dans un cadre stratégique d’interaction : chaque acteur est guidé par son intérêt et par ses préférences. Le mécanisme de la réputation engage par ailleurs une dimension temporelle : dans le vocabulaire de la théorie des jeux, on dira que la réputation est basée sur l’histoire des actions (des coups) du joueur. L’information ou le signal transmis sur le comportement adopté dans le passé suscite une anticipation extrapolative : dans une interaction aux caractéristiques similaires, le comportement attendu sera du type de celui qui a été observé.

Un exercice contrefactuel

13Pour préciser la notion et la fonction de la réputation, procédons de manière contrefactuelle. D’une part, la garantie et le pouvoir incitatif de la réputation n’ont pas cours si la situation des acteurs est celle d’une connaissance complète des caractéristiques de la situation. Par exemple, dans une transaction commerciale, l’acheteur et le vendeur détiennent une connaissance identique et complète des biens et de leur valeur marchande (de la distribution des prix sur un marché concurrentiel), et la transaction est réalisée à un prix d’équilibre. S’il existe bien une situation telle que l’information des deux acteurs est complète, elle permet de caractériser complètement le déroulement de l’interaction présente, parce que passé et futur sont contractés dans le présent. Les états antérieurs du monde et les actions antérieures des joueurs sont connus et les états futurs sont probabilisables. Ainsi, si un futur de la transaction est impliqué (par exemple, en cas de paiement contingent, conditionnellement à un état futur du bien ou à un état futur de la solvabilité de l’acheteur), la situation d’information complète signifie qu’il est possible de rédiger un contrat complet basé sur la description de tous les états probables du monde dont la connaissance est pertinente pour l’organisation de la transaction. Je n’ai nul besoin de faire des hypothèses sur le comportement d’autrui puisque je sais ce que sera son comportement, sur la base de l’information complète que j’ai sur l’histoire et sur l’évolution de la situation (du jeu) telle que je l’observe à chaque instant.

14Si donc les actions ou les comportements de chaque partie lors de l’échange sont pleinement observables par l’autre et si chacun peut parfaitement anticiper le déroulement de la transaction, la relation peut demeurer sans mémoire et n’a pas de contenu informationnel propre : chaque acteur se détermine en fonction de son information, sans que le déroulement de la transaction lui apprenne rien. C’est un cas où l’interaction n’a pas d’épaisseur sociale particulière et où chaque acteur, de chaque côté du marché, est interchangeable avec d’autres. Si le type de comportement d’un acteur varie au gré de la répétition de l’interaction, l’information qu’ont les autres sur lui, à partir des observations qu’ils font, doit être actualisée continûment, de sorte que les anticipations que fait chacun sur l’identité et le comportement d’autrui puissent être révisées sans difficulté.

15Les deux conditions, de complétude et de symétrie, peuvent être disjointes. Considérons le cas où l’information est identiquement incomplète pour tous les acteurs. Il s’agit d’une incertitude quant aux futurs états possibles du monde, à laquelle sont confrontés tous les acteurs de la situation considérée. L’incertitude est exogène et est endogénéisée par le biais des croyances que forment les acteurs sur la situation, comme dans le cas des modèles à anticipation auto-réalisatrice : l’influence des tâches solaires sur le comportement de l’économie n’existe que si les gens forment la croyance qu’elles ont une influence. C’est seulement si une différence apparaît parce que certains croient et d’autres ne croient pas à cette influence qu’un mécanisme réputationnel peut s’enclencher. À certains sera prêtée une information ou une capacité d’analyse ou d’anticipation telle que s’ils parviennent à déclencher une diffusion persuasive de leurs croyances, ils seront crédités d’une aptitude particulière et deviendront influents. La réputation émerge si la situation se répète : faute d’information sur la réalité de l’influence des tâches solaires, les individus observent le comportement de ceux qui sont parvenus à déclencher une prophétie auto-réalisatrice. Ils leur attribuent un type, de bon (ou de mauvais) prévisionniste, ou d’acteur chanceux (malheureux).

16Retirons à présent la condition de l’interaction stratégique. Une situation qui n’implique pas qu’une action soit engagée en fonction de l’anticipation de la réaction d’autrui ne donne pas lieu à la formation d’une réputation. Le vocabulaire de la réputation est par exemple omniprésent dans le monde des arts. On attribue une réputation à l’artiste, au marchand, à l’éditeur, au critique, dès qu’il s’agit de caractériser leur comportement et leur aptitude à produire des œuvres, à détecter des talents, à opérer des évaluations dont la qualité probable peut être inférée de leurs actions passées. Mais dira-t-on d’une œuvre qu’elle a une réputation, bonne, grande ou médiocre ? Répondre oui, c’est en réalité se contenter d’assimiler la réputation à l’attribution d’une valeur reconnue au bien. Seul le versant de la demande est concerné, si je reprends la distinction établie au début de mon texte. Pour être pertinente, l’attribution d’une réputation à une œuvre doit opérer également sur l’autre versant, celui de l’initiative et du comportement de ce à quoi est conférée une réputation. Comment transformer l’œuvre en un acteur ? En procédant à une décomposition d’un bien ou d’une œuvre en une somme de qualités ou de caractéristiques relevant chacune de registres particuliers d’évaluation. C’est l’agrégation de ces caractéristiques que vise et résume une attribution de valeur, mais c’est leur sollicitation variable, dans un contexte donné, qui permet de conférer une réputation à une œuvre ou à un bien. Ainsi, dans le cas d’une œuvre d’art ou d’un bien patrimonial, il est aisé de distinguer des caractéristiques esthétiques, sociales, symboliques, historiques, spirituelles, et des données identitaires, telles l’authenticité ou la complétude de l’œuvre [9]. Le poids respectif de ces caractéristiques et celui des utilités qui leur sont associées ne peuvent pas être déterminés hors du contexte dans lequel l’appréciation de l’œuvre est placée. L’imputation d’une réputation à une œuvre prend sens lorsque l’environnement intervient, autrement dit lorsque l’œuvre est replacée au centre d’un ensemble d’interactions qui sollicitent diversement ses multiples caractéristiques. Dès lors, l’œuvre est vue comme un bien apte à délivrer un flux de services qui sont spécifiés par la demande qui lui est adressée. Il est ainsi concevable de qualifier la réputation d’une œuvre dramatique ou lyrique à partir de la variabilité des interprétations et des productions scéniques de celle-ci. Sa représentation peut solliciter une combinaison de facteurs qui rendent la réussite incertaine (l’œuvre sera réputée difficile à monter) ou faire l’objet de controverses idéologiques et politiques (e.g. l’antisémitisme avéré de Wagner considéré, ici plutôt que là, comme une origine causalement déterminante de ses choix musicaux et littéraires). Une peinture célèbre qui est mise en vente sans que la série de ses anciens propriétaires soit complètement connue sera affectée d’un soupçon d’inauthenticité : elle aura mauvaise réputation pour ceux qui la considèrent comme un actif financier dont le potentiel de revente est incertain, parce qu’elle recèlera une information douteuse dont certains pourraient tirer profit auprès d’acheteurs ignorants ou mal conseillés. Dans ces différents exemples, les deux éléments essentiels de ce que je considère comme le cœur de l’argument de la réputation apparaissent : la répétition de l’interaction et la variabilité de celle-ci. La première condition tient à la durabilité du bien. Le bien peut être considéré comme un acteur dans une relation stratégique d’interaction parce que sa consommation est durable : le bien ne disparaît pas après consommation. En étant durable, demeure-t-il identique à lui-même ? Ici agit la seconde condition : la variété des services qu’il peut rendre et la variabilité de son identité.

17Si la qualité du bien durable était fixée d’emblée, nous aurions simplement à faire à une situation dans laquelle le producteur du bien (par exemple, un constructeur automobile) s’est engagé sur une qualité et l’a spécifiée avec assez de précision pour que l’horizon temporel de l’utilisation du bien soit incorporé dans la définition de sa qualité et puisse donner lieu à des dispositifs de garantie agissant sur cette durée définie. Le bien est censé fournir les services prévus dans les conditions normales d’utilisation. Son obsolescence tient à sa dégradation et à la baisse relative de qualité du service rendu au regard de biens concurrents et d’innovations. Le producteur réputé est celui qui fidélise une clientèle et peut alors incorporer le coût de son investissement réputationnel dans le prix des biens nouveaux à lui vendre. Mais, dans le cas d’un bien superdurable comme l’est une œuvre d’art, soit dans son identité de bien unique, soit dans celle de matrice d’une série potentiellement infinie de réalisations, les conditions dans lesquelles elle rendra les services attendus évoluent. Si l’œuvre peut durer, c’est précisément parce que ses différentes caractéristiques forment un ensemble variable : elle appelle et supporte l’intervention d’autrui pour délivrer de nouvelles significations et de nouvelles satisfactions. Pour que l’œuvre, et non pas seulement son auteur, soit créditée de réputation et que cette réputation de l’œuvre ait des propriétés fonctionnelles comparables, il faut donc distinguer la qualité de ses réalisations et des contextes qui font varier l’importance de ses caractéristiques. C’est en ce sens que l’œuvre a une durabilité si particulière : elle n’est pas rendue simplement obsolète par des innovations esthétiques et elle ne dure qu’en étant ce que j’ai appelé un bien intermédiaire durable, la source de multiples réalisations et interprétations qui entretiennent sa consommation finale [10]. Elle sera réputée pour ce qu’on peut faire d’elle, positivement ou négativement.

18On objectera que le vocabulaire de la réputation ne s’applique pas ici directement parce que nous ne sommes pas dans une situation d’interaction de la forme « jeu stratégique » et que l’œuvre n’est pas un joueur, ou plutôt ne le devient qu’en étant placée sous la responsabilité de « joueurs » qui vont la servir et s’en servir. Le même motif d’absence de situation d’interaction stratégique permet aussi de qualifier des relations entre des acteurs de même espèce autrement que dans le vocabulaire de la réputation, alors même qu’il y a asymétrie. Ainsi, comme le notent Geoffrey Brennan et Philip Pettit [11], ce n’est pas la réputation mais l’estime ou la mésestime qui entre en jeu dans la valorisation ou la dévalorisation d’une entité, quand l’attribution de valeur (positive ou négative) n’est pas fondée sur une relation répétée ni sur une réidentification future des qualités de l’objet de l’estime, ou quand l’attribution de valeur (positive ou négative) est fondée sur une manifestation de déférence ou de mépris qui, comme c’est le cas en présence d’une hiérarchie statutaire, peut ignorer l’histoire complète du comportement et des réalisations passés de l’entité concernée. Dans ce dernier cas, la hiérarchie statutaire produit l’équivalent d’une compression instituée du passé dont la réactivation n’est pas nécessaire.

19Le cas de l’allocation de réputation se distingue précisément de celui de l’allocation d’estime en ce que l’horizon temporel de l’interaction est essentiel : la récurrence des liens transactionnels est la condition et la conséquence de la formation d’un équilibre dans une relation d’interdépendance stratégique sous asymétrie informationnelle, comme le montrent les résultats simples et robustes de la théorie des jeux. Le vendeur ou l’acheteur détient un avantage informationnel, mais choisit de ne pas en tirer avantage, en escomptant que le bénéfice d’un tel comportement sera supérieur au gain (escompté du risque de représailles) qu’il aurait pu retirer en se plaçant dans la deuxième situation. S’il agit ainsi, c’est en raison des gains qu’il peut extraire de la répétition de la transaction qu’il a ainsi favorisée ou qu’il sait probable. Est donc introduite, outre l’asymétrie des acteurs, une dimension temporelle qui agit sur la structure des gains et qui donne la supériorité à l’échange coopératif ou mutuellement avantageux. L’acteur moins bien informé reçoit donc de l’acteur à qui pourrait bénéficier l’asymétrie informationnelle des signaux lui indiquant que ce dernier se comportera de manière coopérative, non opportuniste, et que son comportement présent peut devenir une référence pour le futur, ou que le comportement passé sur lequel il livre des signaux ou des informations crédibles (vérifiables) est celui que son partenaire peut s’attendre à voir se perpétuer.

Un milieu hétérogène de transactions : les biens d’occasion

20Les analyses économiques et sociologiques concernant les phénomènes de réputation portent essentiellement sur une configuration d’information incomplète et asymétrique, qui est celle des jeux à information imparfaite [12]. Le propre des modèles à information imparfaite est de circonscrire la clause d’incertitude ou d’imperfection informationnelle à sa nature stratégique : A détient une information sur ce qu’il engage dans l’échange (la qualité d’un bien ou d’un service à vendre, ou la qualité d’un conseil à prodiguer, ou d’une recommandation à faire, ou le niveau d’effort dans l’exercice d’une activité salariée) et il est en mesure de choisir comment user de cet avantage informationnel. Si l’horizon de la relation est celui du court terme, celui d’un échange sans futur ni mémoire, A exploite son avantage à court terme, ce qui soit rend l’échange impossible si B anticipe que cet échange ne lui sera pas profitable, soit profite à A si l’échange est réalisé, à condition que l’avantage détenu par A ne soit pas détecté par B (que les coûts de détection de l’avantage exploité soient trop élevés).

21L’exemple simple et très évocateur d’un tel type d’échange à asymétrie informationnelle est celui des biens d’occasion. Considérons le cas du marché aux puces. Les badauds ou les touristes de passage y sont nombreux et les vendeurs peuvent chercher à maximiser leur profit puisque la relation commerciale a peu de chances de se répéter ultérieurement. Mais si tous les acheteurs étaient floués par tous les vendeurs, le déséquilibre informationnel et ses effets asymétriques deviendraient de connaissance commune et ces marchés s’effondreraient rapidement. Akerlof a montré comment un marché d’automobiles d’occasion pouvait disparaître purement et simplement si divers mécanismes d’engagement de la part des vendeurs ne venaient pas garantir aux acheteurs une concurrence loyale par les prix sur la base d’une qualité donnée d’un bien [13]. Ici, le marché aux puces tout entier, en tant que place marchande, souffrira d’une mauvaise réputation si les transactions sont systématiquement déséquilibrées en faveur du vendeur. Or le propre de ce type de marché est de pouvoir faire jouer aussi la relation déséquilibrée dans l’autre sens : l’acheteur peut espérer faire une affaire si le vendeur n’est pas capable d’estimer correctement la valeur du bien qu’il propose et s’il pratique un prix qui est favorable à l’acheteur.

22Il est possible de concevoir ce marché en termes d’asymétrie avantageuse plutôt que destructrice, si les acteurs incluent dans leurs transactions une prime de risque (celle de la mauvaise affaire, pour l’acheteur ou pour le vendeur) qui varie avec la qualité des biens et avec le coût de l’information que doit rechercher un acteur pour évaluer correctement les biens. Nous voyons ainsi émerger une distribution de vendeurs et une distribution d’acheteurs : ces distributions sont formées à partir de la distribution de la qualité des biens et de la quantité des informations à rechercher sur les caractéristiques de ces biens et sur leur valeur marchande. Les acteurs de ces marchés qui détiennent la plus forte expertise et qui négocient les biens les plus chers ont plus de profit à s’engager dans des transactions répétées. Dans son enquête sur le marché aux puces de Saint-Ouen, Hervé Sciardet [14] établit que la population des brocanteurs est hétérogène, fonctionnellement – depuis les professionnels établis jusqu’aux opérateurs occasionnels – et socialement – depuis les « héritiers » des milieux du négoce jusqu’aux marginaux et aux déviants qui exploitent les occasions de gains procurées par l’accès à des sources d’approvisionnement délinquant en patrimoine privé. La différenciation est identique du côté des acheteurs, occasionnels, habitués ou professionnels. Et la distinction entre les positions d’acheteur et de vendeur est elle-même très labile, puisque le marché aux puces est un vaste marché d’intermédiation et d’arbitrage. Les transactions s’ordonnent en un continuum, depuis les plus anonymes jusqu’aux plus personnalisées.

23Cette distribution des profils de transaction est le ressort de la carrière des objets. Au départ de la séquence des transactions qui vont déplacer les objets dans le monde hiérarchisé des puces, un approvisionneur déballe sa marchandise au « cul du camion ». Le marché paraît avoir d’abord des propriétés walrasiennes : les vendeurs (les biffins) et les acheteurs (les brocanteurs situés au bas de la hiérarchie des séquences d’arbitrage) n’utilisent guère d’autre information que le prix pour former leur offre et leur demande. Les biens sont peu caractérisés. Puis s’engagent des opérations de revente et d’achat qui distribuent les biens dans les filières spécialisées de brocante : le prix se modifie à mesure que l’information sur le bien est complétée, à travers une cascade de relations asymétriques qui font varier le prix avec la qualité d’identification du bien – son identité réelle (de quoi s’agit-il au juste ? quelle authenticité ? quelle provenance ? quel état de conservation ?), sa classe d’appartenance (à quelle série de biens de collection l’apparier ?), son potentiel de vente (quelle catégorie de marchands et quelle catégorie de clients, ou même quel client particulier sera intéressé directement ?), l’urgence de la transaction (sous la pression d’une forte demande de mode ou d’une forte attente d’un client connu pour convoiter le bien).

24Ce séquencement hiérarchisé de transactions asymétriques permet d’identifier une hiérarchie de marchés différents qui apparient vendeurs et acheteurs en fonction de la connaissance que détiennent les uns et les autres sur la qualité et la valeur espérée des biens, et en fonction de l’écart informationnel entre eux. Un bien complexe peut s’élever, par le jeu des transactions entre intermédiaires, jusqu’à la strate où il est complètement identifié par ses caractéristiques intrinsèques et par sa position possible dans une collection, c’est?à-dire par sa valeur d’appariement avec le patrimoine d’un acheteur (ou d’un marchand) collectionneur. La concentration spatiale des acteurs permet de réagir plus efficacement aux aléas liés aux nombreuses trames temporelles de l’activité : cycles des modes, des engouements et des désaffections, saisonnalité des migrations d’acteurs et d’objets, aléas des occasions d’approvisionnement liées à la réception d’informations et à l’activation de contacts, vitesse des transactions lors des déballages et vitesses différenciées d’écoulement des lots acquis et triés, continuité ou discontinuité temporelle des liens interpersonnels, temps chaotique de la volatilité de l’information, temps d’accumulation des compétences et de la réputation.

25La densité et la vitesse des transactions opérées selon le maillage des liens récurrents, des contacts sporadiques et des aléas d’approvisionnement permettent de cerner l’influence des mécanismes réputationnels. La cotation de la réputation change de signe selon la position des acteurs dans la chaîne des transactions. L’exposition au risque de poursuite pénale est élevée au début de la chaîne, pour les biffins qui viennent écouler des marchandises dont une partie non négligeable est issue de vols et de cambriolages. À ce stade, de tels marchés ont mauvaise réputation. Un brocanteur détient rarement une information complète sur l’origine des biens qu’il écoule, mais la situation étant de connaissance commune, sa marge de manœuvre pour construire des récits d’identification est supérieure à celle qui a cours dans des marchés plus réglementés. Comme le marché est organisé selon des principes de stratification qui coordonnent des rôles (approvisionneur, brocanteur, marchand), des types de comportement concurrentiel (concurrence par le prix, concurrence par le niveau d’information et de connaissance, concurrence par le capital social procuré par l’entretien de réseaux de transaction) et des positions au regard de la légalité des activités, le bien se déleste progressivement des stigmates de sa provenance incertaine pour être relocalisé dans un espace de qualités pour lesquelles la demande est formée. L’asymétrie d’information change de teneur. Les marchands qui tiennent boutique au sein de ce marché, ou qui s’y approvisionnent régulièrement, peuvent construire une réputation positive s’ils rendent crédible l’information qu’ils détiennent sur les qualités du bien en dépit du coefficient d’incertitude qui frappe sa provenance, les deux facteurs étant à l’origine de leurs gains dans les opérations d’intermédiation.

26Une condition déterminante de la viabilité de tels marchés tient aux dimensions non monétaires des transactions, qui modifient le comportement à l’égard du risque et qui augmentent le potentiel d’apprentissage des acteurs. Clifford Geertz, dans son article sur l’économie du bazar marocain [15], analyse un marché dont les acteurs se côtoient dans un système d’interaction et de communication qui rend laborieuse, incertaine et irrégulière la recherche d’informations sur les biens et sur les partenaires de l’échange. Pour résoudre ces problèmes lancinants d’information, ce marché dispose de deux leviers essentiels, la récurrence des liens de transaction (la constitution de clientèles fidèles et de réseaux de contacts) et le développement de compétences de négociation, car les négociations sont multidimensionnelles et comportent de nombreux éléments non monétaires [16]. Elles sont en outre intensives plutôt qu’extensives : sur un tel marché, mieux vaut, dit Geertz, chercher l’information de façon clinique en se forgeant, à partir des interactions avec un nombre limité d’acteurs, un diagnostic sur la valeur et les caractéristiques de l’échange plutôt qu’en pratiquant une exploration à grande échelle fondée sur une information rationnellement comparative. L’ensemble des traits de ce marché définit la nature de l’interaction : une opposition claire d’intérêts, couplée à une interdépendance fonctionnelle.

27De l’analyse par Geertz, je retiens l’importance des divers mécanismes endogènes de production d’information. Le jeu des négociations et des marchandages qui peut rapprocher les positions des acteurs n’est pas seulement un tâtonnement sur le prix, mais fait varier les termes de la transaction sur de multiples dimensions, une fois établie la récurrence des liens. Il serait donc trop simple de s’en tenir à une description monétaire des échanges et des conditions de formation de la réputation. Certes, un marchand qui ne fait aucun profit ne se maintiendra pas dans l’activité, de même qu’un acheteur insatisfait ne reviendra pas vers le même vendeur. Mais le comportement des acteurs a son économie non monétaire, comme on le voit pour le marché aux puces, avec les aspects ludiques et agonistiques du commerce de brocante, le plaisir de la découverte d’objets recherchés, le goût pour les stratégies de poker (bluff, pari, rapidité de la décision) et toute la quantité d’informations que les liens d’interconnaissance produisent sur les façons d’agir de chacun et sur la variabilité des scénarios possibles de transaction.

Réputation et communauté d’acteurs

28Comme l’avait indiqué Akerlof, un marché de biens ou de services à forte asymétrie informationnelle peut fonctionner si des garanties sont proposées pour produire une labellisation des biens et des vendeurs. Les mécanismes de certification ou, avec un degré de contrôle beaucoup plus élevé sur la qualité attendue des prestations, d’autorisation d’exercice (licensing) dans l’univers des professions réglementées jouent un rôle comparable [17]. Ainsi, le contrôle des compétences exigées à l’entrée dans la profession médicale et, de manière plus incertaine, au maintien dans celle-ci pour remédier à l’obsolescence des compétences, et la valeur des garanties offertes en cas de mauvaise pratique et de préjudice constituent un socle réputationnel pour la profession tout entière. Mais les garanties proposées agissent d’abord à la manière de certifications administratives, à l’abri desquelles opèrent une concurrence par la réputation directe et individualisée des professionnels et des organisations (hôpitaux, cliniques, cabinets d’avocats), et une concurrence par les prix, que ces professions devraient s’interdire théoriquement (au nom de la dimension éthique de la garantie fournie en échange du monopole d’exercice), mais qu’elles pratiquent plus ou moins sélectivement selon les contextes et l’organisation des marchés des services considérés. Dès que les asymétries d’information (le décalage entre savoir professionnel et savoir profane) sont fortes, comme en médecine, et que la sensibilité à la qualité du service rendu est très élevée, une double hiérarchie informationnelle apparaît entre professionnels et entre clients : les clients capables de se procurer les informations les plus discriminantes bénéficient de la hiérarchie réputationnelle des professionnels au-delà de ce qui résulte d’une simple concurrence par les prix.

29La régulation collective des marchés à forte imperfection informationnelle peut prendre une autre forme que le contrôle réglementaire ou l’engagement collectif de la partie détentrice de l’avantage informationnel. Introduisons la clause de la communication entre les acteurs. Si B détecte, après vérification, que A a abusé de son avantage informationnel, B peut renégocier l’échange avec A si une telle clause lui est ouverte et si le coût de la renégociation n’est pas excessif. Ou bien il peut infliger un dommage réputationnel à A en diffusant auprès de tous ceux que A est susceptible de contacter (à un coût qui n’excède pas son utilité espérée) l’information sur le comportement de A. Dans ce second cas, la dimension réputationnelle s’est infiltrée dans la relation d’interaction parce que l’équivalent d’une réitération de l’échange est constitué : si la renégociation n’a pas eu lieu ou n’a pas été suffisante pour créer les conditions d’un échange équilibré, B n’échangera plus avec A, et ceux qui auraient pu entrer en relation avec A sont désormais avertis et connaissent le comportement antérieur de A, grâce à B.

30Le marché des biens d’occasion sur Internet, tel qu’il est organisé par des firmes comme Amazon ou eBay, a l’intérêt de révéler comment les acheteurs sont sollicités pour former une communauté qui prend en charge une partie des coûts d’entretien d’un système de réputation et contribue ainsi à rendre ce marché viable et efficace. Le vendeur forme son prix en fonction de la valeur à neuf du bien, de son état, de sa rareté s’il n’est plus commercialisé à l’état neuf, et de la distribution des prix des concurrents, qui est publique, si le bien est disponible auprès de plusieurs vendeurs. Il décrit sommairement l’état du bien et les coûts et délais de livraison. L’intermédiaire établit les conditions d’une renégociation en cas d’insatisfaction de l’acheteur. Il recommande à l’acheteur d’évaluer la qualité de la transaction (renégociation éventuelle comprise). Il tient à jour une statistique publiquement accessible des évaluations et il donne accès aux commentaires évaluatifs des clients, autrement dit à l’historique des transactions qui renseignent sur le comportement du vendeur. La qualité évaluée du vendeur devient ainsi une information publique et constitue un indice réputationnel : l’acheteur peut anticiper, sur la base d’une information compilée sur le déroulement des transactions passées avec tel vendeur, le déroulement de celle dans laquelle il choisit de s’engager, et il ajuste le prix qu’il est prêt à payer si le bien est disponible auprès de plusieurs vendeurs. L’acheteur lui-même peut acquérir une réputation à travers les évaluations qu’il produit sur la qualité de ses transactions. Dans les systèmes d’enchères en ligne, vendeur et acheteur sont invités à renseigner le site sur leur satisfaction à l’égard de la transaction, en cotant l’intégrité et l’efficacité du partenaire.

31L’ensemble des acheteurs (qui sont aussi potentiellement des vendeurs) bénéficie de la cotation réputationnelle des vendeurs, à la production de laquelle ils contribuent, moyennant un coût limité – celui de réaliser les opérations d’évaluation de leurs transactions. En d’autres termes, chaque transaction comprend une dimension privée et la révélation publique de la qualité de la transaction. Ceci produit l’équivalent fonctionnel d’une transaction répétée, non pas avec un acheteur singulier, mais avec une communauté d’acheteurs qui consolident, par la production de leurs évaluations, le mécanisme de correction réputationnelle de l’asymétrie informationnelle et peuvent ainsi éviter à des transactions ponctuelles le sort qui leur serait réservé si les acheteurs n’avaient pas le moyen de se communiquer ex post une information sur les vendeurs. La concurrence par le prix devient possible, alors que les facteurs habituellement responsables de la dislocation d’un tel marché – l’asymétrie informationnelle couplée à la transaction ponctuelle – sont présents. Ce marché n’est cependant nullement immunisé contre les manipulations. Un vendeur peut user d’identités multiples et capter une clientèle sur la base d’une bonne réputation initiale qu’il laisse se dégrader en dupant ses clients avant de s’enregistrer sous une nouvelle identité. Il peut aussi se doter de plusieurs identités et organiser entre elles des transactions fictives qu’il fait s’évaluer au plus haut, ce qui lui permet de se forger une excellente réputation à coût nul [18].

32L’exemple que je viens de décrire est un cas simple. La transaction est organisée dans des délais bien délimités (délais de livraison, délais d’appel et de renégociation en cas d’insatisfaction de l’acheteur et délais de compensation et de remboursement). Et elle engage, pour l’acheteur, des montants unitaires de transaction en moyenne peu élevés et un coût faible ou nul de vérification de la qualité du bien acheté. L’équipement réputationnel du marché peut être produit à faible coût.

33Lorsque les différents paramètres de la transaction sont modifiés, les conditions de production de la réputation évoluent corrélativement. Si la qualité du bien est la résultante d’un grand nombre de caractéristiques dont certaines ne se révèlent qu’avec sa détention et son usage prolongés ou si la fourniture d’un service peut révéler ses effets sur la durée et que son évaluation est incertaine (en raison de l’interaction avec des facteurs non liés, qui introduisent du bruit dans l’estimation de la qualité du service rendu), les coûts de formation de la réputation augmentent pour les vendeurs. Examinons le cas des transactions sur le marché de l’art. La valeur d’une œuvre d’art ou d’un bien précieux dépend des qualités que les cycles successifs d’évaluation font émerger. Elle dépend aussi des informations qui sont disponibles sur son authenticité et qui incluent, par exemple, la liste complète des propriétaires successifs du bien. Dans ce négoce, la qualité certaine des biens n’est qu’un cas limite, celui des œuvres classées [19]. La réputation d’un marchand dépend de la qualité de l’information qu’il détient sur un bien et de sa capacité à garantir le caractère loyal de son comportement, notamment lorsqu’il opère sur un marché d’actifs risqués, comme l’est le marché de l’art contemporain. Deux ressorts essentiels permettent de consolider un système de réputation dans le fonctionnement de tels marchés : la récurrence des liens et la part non monétaire des gains à l’échange.

34Raisonnons a contrario. Le potentiel d’exploitation de l’avantage informationnel est maximal dans certains cas de bulles spéculatives : des acheteurs dépourvus de compétence et d’expérience mais dotés d’un fort pouvoir d’achat entrent ostentatoirement sur le marché et font monter les prix des artistes sur lesquels ils spéculent [20]. La situation peut se généraliser à un pays entier, dans une conjoncture d’expansion de l’industrie financière et d’intense spéculation immobilière, qui sont les deux types de marché dont les profits alimentent le plus directement les investissements en art. Le cas de la formation et de l’éclatement de la bulle du marché de l’art au Japon, dans les années 1990 [21], fournit une illustration saisissante de l’exploitation fiévreuse des asymétries informationnelles, la maximisation du profit sur des biens de qualité certaine, mais surpayés, le disputant à l’écoulement de biens d’origine douteuse, d’œuvres d’attribution incertaine et de faux.

35Le levier de l’asymétrie informationnelle est manié avec précision par les marchands d’art dans la gestion de leur clientèle quand ils établissent une distinction décisive entre les transactions aléatoires et non récurrentes avec des acheteurs occasionnels et les transactions récurrentes avec un noyau stable d’acheteurs. L’amateur qui entre dans le portefeuille de clientèle d’un marchand constituera un actif sûr pour soutenir le négoce du marchand, si ce dernier lui transfère une partie du capital de connaissance et d’information qu’il détient pour orienter ses choix et pour le conseiller dans la gestion de sa collection comme un placement. Génératrice de gains mutuels à l’échange répété, la relation durable repose sur une coopération dans la gestion de la cote des artistes vendus et collectionnés : le galeriste peut assortir ses ventes d’un engagement de rachat à un prix défini pour décourager chez l’acheteur un comportement opportuniste qui viserait à maximiser l’espérance de profit à court terme par la revente sur le second marché ou aux enchères d’une œuvre d’un peintre dont la cote aurait vivement progressé et risquerait de se retourner en cas de contagion de reventes. Ces clauses de rachat visent en somme à protéger le potentiel d’asymétrie d’information contenu dans les transactions privées.

36L’efficacité des liens durables entre vendeur et acheteur est particulièrement forte ici parce que les biens de collection et les biens d’art appartiennent à une classe particulière de biens d’expérience : leur variété et donc leur exploration sont illimitées, et l’identification de leurs qualités conduit à hiérarchiser et à graduer finement les réputations de ceux qui les produisent, de ceux qui les négocient et de ceux qui les acquièrent. La consommation de ces biens est apte à délivrer des satisfactions marginalement croissantes, à la manière d’addictions socialement valorisées : non seulement la connaissance de leurs caractéristiques, en progressant, aiguise les capacités de jugement et de discrimination et augmente le rendement d’une unité d’expérience de consommation, mais ces consommations sont le support d’échanges sociaux dans les réseaux personnels et dans les communautés d’appartenance de l’acheteur-collectionneur.

37L’analyse peut être étendue à tous les marchés de biens qui associent trois caractéristiques essentielles : la durabilité du bien, la grande variété des qualités, qui organise une compétition monopolistique fondée sur la décomposition des biens en caractéristiques multiples et donc sur l’imparfaite substituabilité de ces biens, et la construction de hiérarchies très finement graduées de qualités et de couples prix-qualité. Le cas qui, depuis une décennie, a beaucoup intéressé sociologues et économistes, est le marché des vins et des grands crus [22]. Les vins, comme les produits et spectacles culturels, les repas gastronomiques ou les services de l’experience economy[23], appartiennent à cette catégorie de biens dits d’expérience [24], dont le marché repose sur une concurrence par la variété, mais dont la qualité est malaisée à évaluer préalablement à leur consommation. Les coûts de formation du jugement, du côté des consommateurs, expliquent l’influence des experts (critiques, guides, etc.) et les stratégies de signalement de qualité couramment employées par les entreprises, tels la construction de marques, la création de labels de qualité, le pouvoir de signalement contenu dans le prix et dans la rareté des quantités offertes ou dans la rigidité à la hausse des prix en présence d’excès de demande [25], et l’investissement dans la réputation auprès de « communautés de goût ».

38Les vins de garde sont en outre des biens suffisamment durables pour être traités comme des actifs et des réserves de valeur, et donc comme des supports d’investissements spéculatifs. Et leur variété est intensément explorée et cotée, dans un terroir donné, dans un pays donné et dans la compétition entre le nombre grandissant de pays producteurs aptes à offrir une gamme complète de qualités. Les consommateurs se distribuent eux-mêmes sur une échelle finement graduée d’expertise, dont les auteurs de guides et autres critiques occupent les positions élevées. La hiérarchie des qualités identifiables organise la stratification du marché. Sans la constitution d’une expertise apte à conférer un sens et un langage à l’expérience, à organiser une carrière de consommation et à soutenir la désirabilité de la qualité finement hiérarchisée, il serait impossible aux firmes productrices d’actionner le levier de la réputation. En d’autres termes, pour celles des firmes qui produisent des biens de faible qualité, la compétition par les prix domine la compétition par la qualité. À mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des qualités, la formation d’une réputation, incarnée dans un nom ou dans une marque, permet d’ancrer dans la durée la relation d’échange entre le producteur et le consommateur. Cette durée constitue le socle d’un investissement symétrique, sur les deux versants du marché.

39Du côté du producteur, c’est d’abord sur les segments de qualité élevée d’un marché que l’investissement dans une réputation a un profil stratégique : pour entrer sur ces segments, le marchand vendra à un prix proche de ses coûts de production tant qu’il n’aura pas établi sa réputation. La marge positive sera ensuite la rémunération de son investissement dans sa réputation et lui servira à consolider celle-ci en maintenant une qualité élevée de ses produits [26]. L’investissement dans la réputation représente un coût d’entrée sur le marché plutôt qu’une barrière à l’entrée destinée à restreindre la concurrence, pour le producteur, à condition qu’il puisse disposer d’un flux de profits suffisant pour n’être pas tenté d’abaisser sa qualité de manière opportuniste. L’établissement de relations durables avec des consommateurs a cette propriété, car les gains à long terme sont supérieurs aux bénéfices tirés d’une manipulation de la qualité à court terme [27].

40Pour le consommateur, les signaux réputationnels (valeur de la marque, nature des certifications et des labels, qualité de la stratégie publicitaire) sont des substituts de l’information sur le comportement passé du producteur et sur la qualité de sa production. En réitérant la transaction, le consommateur ajuste son information : les signaux réputationnels deviennent des compléments après avoir été des substituts. C’est dans la mesure où la concurrence par les prix place le producteur sous la menace de la défection du consommateur que le signal réputationnel est incorporé dans le prix. Le prix peut fournir une information crédible sur la garantie que fournit le producteur de délivrer une qualité conforme à l’attente du consommateur.

41La situation diffère selon qu’il s’agit de biens durables ou non durables. Les biens d’expérience non durables connaissent généralement une trajectoire de consommation simple, avec une option d’exit aisément disponible. Si la fréquence d’achat de tels biens est suffisamment élevée, la réaction à une insatisfaction sera immédiate : le consommateur se tournera vers des firmes rivales à partir d’un arbitrage prix-qualité dont le résultat incertain sera consolidé rapidement ou révisé à son tour. Les éléments réputationnels permettent d’abaisser le coût de recherche, dans un univers de variété croissante des biens d’expérience substituables. À l’inverse, l’acquisition de biens durables ou de biens et services complexes, fait de la déception qui peut résulter de l’expérience une source de tension qu’il est plus difficile de réduire, comme le montre Hirschman [28]. Dans ce cas, la réputation peut agir comme un levier de réduction de la dissonance via un investissement à long terme : je suspends mon insatisfaction de court terme (je sacrifie du bien-être de court terme) pour espérer augmenter ma satisfaction de long terme si la réputation du producteur agit comme une garantie [29].

Réputation et statut

42Jusqu’ici, j’ai examiné des cas d’asymétrie qui conféraient à la réputation la valeur fonctionnelle d’un signal réducteur d’incertitude. Dans ces cas, l’acteur dont le comportement ou les caractéristiques sont imparfaitement observables est, par hypothèse, certain de se connaître et de pouvoir agir en contrôlant au mieux les facteurs qui sont mal observés par l’autre acteur. Mais il existe des activités et des univers de production-consommation dans lesquels les individus font l’objet d’incessantes attributions réputationnelles sans être eux-mêmes certains de leurs qualités [30]. Les ressources nécessaires et, dans le cas de l’action individuelle, la combinaison d’aptitudes (talents), de compétences, d’efforts et de chance, qui sont à l’origine de la qualité de ce qui est produit, y sont beaucoup plus difficiles à spécifier. J’examinerai brièvement le cas de la création artistique qui a l’intérêt d’exiger un coefficient élevé de variabilité de l’activité et qui fait de la double incertitude, intrinsèque et stratégique, le ressort initial de l’innovation. L’argument peut être résumé ainsi. Dans les activités de création, la concurrence se fait par l’originalité et par la différenciation horizontale des productions : la nouveauté n’aurait en effet aucune qualité émergente si elle était prévisible (déductible d’un ensemble d’inputs dont on connaîtrait la combinaison optimale). L’innovation est valorisée à proportion de son surgissement imprévu. On peut certes abaisser le coefficient d’incertitude, en distinguant l’innovation incrémentale de l’innovation radicale, mais on abaisse alors aussi la valeur de l’innovation. Enfin, la fonction de production est multiplicative et non pas additive : la contribution d’un individu talentueux a, sur le succès des entreprises ou des équipes auxquelles il prend part, une incidence plus que proportionnelle à ce qui le distingue de ses collaborateurs et de ses concurrents.

43Comment peut-on apprécier la qualité d’une œuvre et d’un créateur dans un tel régime de compétition par l’originalité et par la différenciation illimitée ? Par un jeu incessant de comparaisons relatives, hors de toute commensurabilité fondée sur des appréciations cardinales. Le mécanisme fonctionnel qui organise cette compétition est l’excès d’offre, qui est une réponse rationnelle à l’incertitude des épreuves de comparaison sans critères fixes. Beaucoup d’œuvres et beaucoup de créateurs sont mis en comparaison, avant que l’attention sélective des diverses catégories de publics et l’imputation de qualité se concentrent sur un très petit nombre d’entre eux et créent des écarts de réputation. Qu’est-ce que la réputation ? C’est une information qui synthétise les évaluations relatives, concurrentes et évolutives, des pairs, des critiques et des publics profanes, et qui réduit l’incertitude sur la qualité attendue des productions à venir d’un artiste ainsi signalé. Parce que les caractéristiques de la qualité sont malaisées à spécifier en une formule facilement identifiable et parce que le travail s’organise essentiellement en séquences de projets suffisamment différents pour demeurer originaux, la réputation constitue un système d’information qui identifie rapidement les individus et leur potentiel sur la base des génériques de réalisations passées. Cette propriété fonctionnelle de la réputation est sollicitée autant du côté des employeurs et des professionnels que du côté des consommateurs.

44C’est en ce point que le mécanisme de cotation réputationnelle des individus devient un levier d’amplification des écarts de qualité mis en évidence par les comparaisons relatives. L’efficacité de signalement par la réputation est double. La sensibilité des consommateurs aux différences de qualité est exploitée par les entrepreneurs des marchés. Ceux-ci ont d’abord tâtonné et provoqué l’excès d’offre, avant de concentrer leurs investissements promotionnels sur les artistes et sur les œuvres qui émergent, afin d’élargir le marché de celles-ci, en faisant du succès obtenu un effet et une cause de la qualité identifiable par les consommateurs.

45Si l’exploitation de l’incertitude confère aux signaux réputationnels une telle importance, la réduction de l’incertitude qui s’ensuit agit sur le comportement des consommateurs tout comme sur celui des producteurs. D’un côté, le consommateur ou l’employeur d’un artiste (le principal du couple principal-agent) usent de la réputation pour caler leurs anticipations sur la valeur de la production future de l’artiste ou des productions qui l’impliquent. De l’autre côté, comme le montre l’analyse mertonienne des dynamiques amplificatrices de la réussite, dans les activités à cotation réputationnelle, il devient plus aisé pour un artiste réputé (ou pour un scientifique réputé) de produire un travail d’une qualité donnée ou, pour l’exprimer autrement, il devient moins coûteux pour lui d’augmenter la qualité et la visibilité de sa production. Ses chances de travailler avec des partenaires de réputation égale ou supérieure à la sienne augmentent en effet et ce mécanisme d’appariement sélectif lui permet d’accumuler des expériences formatrices et donc du capital humain. D’où le mécanisme d’autorenforcement observé. Sa production bénéficie par ailleurs d’un effet de halo qui s’étend à sa production passée.

46La réduction symétrique d’incertitude n’équivaut pourtant pas à une suppression de l’incertitude. En suivant la distinction proposée par Podolny entre réputation et statut [31], on dira que la réputation acquise agit comme un réducteur d’incertitude sur la qualité de ce que produit le créateur. Pour autant, la liaison ne devient pas rigide entre la réputation de l’individu et la valeur de ses productions : la production d’un individu n’est pas homogène et la compétition par l’originalité soumet la réputation acquise à des fluctuations d’évaluation. Ici intervient le mécanisme statutaire. Le statut est un indicateur hiérarchique de qualité utilisé dans un système de relations et d’échanges, et il a pour propriété de réduire l’incertitude sur la qualité informationnelle des signaux réputationnels liés aux réalisations passées. La stratification d’un monde d’activité en réseaux d’appariement, de cooptation et de collaboration alloue des statuts. Une différence remarquable entre l’allocation de réputation et l’attribution statutaire est, selon Podolny, dans le caractère de jeu à somme nulle de l’attribution statutaire [32]. Si, dans une concurrence par l’originalité et par la nouveauté, la valeur reconnue à un artiste fait de sa réputation une garantie (imparfaite) sur la qualité future de son travail, ce signalement agit longitudinalement, sans incorporer une dimension explicite de rareté dans l’imputation de qualité. Dans le cas de la hiérarchisation statutaire, la logique est positionnelle : la valeur des entités dépend de leur rang dans un ensemble identifié et limité de positions, et de leurs relations avec des entités de rang équivalent ou supérieur. C’est cette géométrie ordinale qui fait du statut un bien positionnel [33] et qui explique pourquoi le détenteur d’un tel statut peut bénéficier d’un avantage concurrentiel rapidement cumulatif.

47

48La distinction introduite dans la dernière section de cet article entre réputation et statut a quelque chose de troublant. La réputation paraît pouvoir être tenue pour un signal non rival : bénéficier de la réputation d’agir loyalement ou honnêtement nous rapproche d’une morale de l’action dont la formule extrême est la maxime kantienne qui prescrit de ne jamais dévier d’un principe moral même si les chances de détection de la déviation sont nulles. L’analyse économique rapatrie la maxime kantienne dans l’espace de la rationalité maximisatrice en examinant pourquoi, en cas d’échanges ou d’interactions répétés, l’entretien d’une réputation est un engagement plus profitable, à long terme, que la tentation d’abuser aussi vite que possible d’une bonne réputation en exploitant l’asymétrie d’information. En introduisant les distinctions entre le court et le long terme, et entre les relations récurrentes et les relations non répétées, l’analyse économique souligne que l’engagement de réputation a des bénéfices et des coûts. Et qu’il entre dans les arguments de concurrence, du côté des agents, et d’évaluation comparative, du côté des principaux. En d’autres termes, si l’information et donc la recherche et l’acquisition d’information ont un coût, l’asymétrie d’information est génératrice d’avantages (de désavantages) qui ont un prix. J’ai montré comment, dans un cadre dynamique de récurrence des interactions ou des transactions, la réputation non seulement agissait comme un levier de réduction de l’incertitude stratégique inhérente à la situation ouverte par l’asymétrie, mais pouvait enclencher des comportements d’apprentissage réducteurs de l’asymétrie d’information, du côté du principal (cas du consommateur ignorant qui investit dans la connaissance d’un univers de qualités finement différenciées qu’il entreprend d’explorer). Le cas de l’incertitude et de la réduction d’incertitude symétrique examiné en dernier lieu révèle l’interaction complexe entre la valeur informationnelle de signalement de la réputation pour le principal, incertain de la valeur à estimer, et l’acquisition progressive d’information sur soi du côté de l’agent, incertain de sa dotation en qualités responsables de ses chances de succès. C’est dans ce dernier cas que la réputation agit le plus directement comme un mécanisme d’autorenforcement de l’avantage concurrentiel, jusqu’au point où elle finit par structurer un espace de positions statutaires : la réputation engendre un bien rival et dévoile la valeur de rareté de la qualité, à rebours d’une conception anthropologique de la confiance comme bien non rival.

Notes

  • [1]
    Sur le recours à des tournois de certification de la qualité capables de conférer une réputation aux firmes victorieuses, dès l’origine de l’industrie automobile, voir Hyagreeva Rao, « The Social Construction of Reputation : Certification Contests, Legitimation, and the Survival of Organizations in the American Automobile Industry : 1895-1912 », Strategic Management Journal, vol. 15, 1994, p. 29-44.En ligne
  • [2]
    Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, trad. fr., Paris, Flammarion, 1988.
  • [3]
    Je me permets de renvoyer le lecteur au chapitre 6 de mon livre Le Travail créateur, Paris, Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Études », 2009.
  • [4]
    D’une tout autre portée est l’extrapolation de l’argument selon lequel la compétition serait en tout état de cause une force destructrice de la motivation intrinsèque. Les travaux pionniers de Deci (1975) et Deci et Ryan (1985) ont montré sous quelles conditions la situation de compétition avait un effet inhibiteur, mais aussi pourquoi l’activité à résultat incertain était inconcevable sans feedback évaluatif.
  • [5]
    Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, vol. 22, p. 49-126.
  • [6]
    Cf. George J. Mailath et Larry Samuelson, Repeated Games and Reputations, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 459 ; Drew Fudenberg et Jean Tirole, Game Theory, 1991, Cambridge, MIT Press, p. 367.
  • [7]
    Cf. David Kreps, Microeconomics for Managers, New York, Norton, 2004, p. 568.
  • [8]
    Cf. George J. Mailath et Larry Samuelson, 2006, op. cit., p. 461.
  • [9]
    Voir Xavier Greffe, La Valeur économique du patrimoine, Paris, Anthropos, 1990 ; David Throsby, Economics and Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
  • [10]
    J’ai développé cette analyse dans « Le travail à l’œuvre. Enquête sur l’autorité contingente du créateur dans l’art lyrique », Annales HSS, 2010, n° 3, p. 743-786.
  • [11]
    Cf. Geoffrey Brennan et Philip Pettit, The Economy of Esteem, Oxford, Oxford University Press, 2004.
  • [12]
    Sur cette terminologie et son contenu, voir Louis Phlips, The Economics of Imperfect Information, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.
  • [13]
    George Akerlof, « The Market for “Lemons” : Quality Uncertainty and the Market Mechanism », The Quarterly Journal of Economics, 1970, vol. 84, no 3, p. 488-500.
  • [14]
    Cf. Hervé Sciardet, Les Marchands de l’aube. Ethnographie et théorie du commerce aux puces de Saint-Ouen, Paris, Economica, 2003.
  • [15]
    Clifford Geertz, « The Bazaar Economy : Information and Search in Peasant Marketing », The American Economic Review, 1978, vol. 68, n° 2, p. 28-32.
  • [16]
    Geertz écrit ainsi : « Though price setting is the most conspicuous aspect of bargaining, the bargaining spirit penetrates the whole of the confrontation. Quantity and/or quality may be manipulated while money price is held constant, credit arrangements can be adjusted, bulking or bulk breaking may conceal adjustments, and so on, to an astonishing range and level of detail. In a system where little is packaged or regulated, and everything is approximative, the possibilities for bargaining along non-monetary dimensions are enormous » (ibid., p. 31).
  • [17]
    Cf. Christopher Curran, « Regulation of the Professions », in Peter Newman (Ed.), The New Palgrave Dictionary of Economics and the Law, Londres, Macmillan, 1998, tome 3.
  • [18]
    Eric Friedman, Paul Resnick, Rahul Sami, « Manipulation-Resistant Reputation Systems », in Noam Nissan, Tim Roughgarden, Eva Tardos, Vijay Vazirani (Eds), Algorithmic Game Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 677-698.
  • [19]
    Cf. Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992.
  • [20]
    Raymonde Moulin, ibid. ; Howard S. Becker, « La distribution de l’art moderne », in Raymonde Moulin (dir.), Sociologie de l’art, Paris, La Documentation française, 1986.
  • [21]
    Cléa Patin, Une approche sociologique du marché de l’art au Japon : réseaux d’intermédiation marchands pour la vente, la circulation, la diffusion et la formation de la valeur des œuvres d’art, Paris, EHESS, thèse de doctorat, 2012.
  • [22]
    Voir notamment Orley Ashenfelter, « Predicting the Prices and Quality of Bordeaux Wines », Economic Journal, 2008, 118, p. 40-53 ; Pierre-Marie Chauvin, Le Marché des réputations. Une sociologie du monde des vins de Bordeaux, Bordeaux, Féret, 2010 ; Marie-France Garcia-Papet, Le Marché de l’excellence. Les grands crus à l’épreuve de la mondialisation, Paris, Seuil, 2009 ; Lucien Karpik, L’Économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007 ; Klaus Storchman, « Wine Economics », Journal of Wine Economics, 2012, vol. 7, n° 1, p. 1-33.
  • [23]
    Joseph Pine, James Gilmore, The Experience Economy, Boston, Harvard Business School Press, 1999.
  • [24]
    Philip Nelson, « Advertising as Information », Journal of Political Economy, 1974, vol. 82, n° 4, p. 729-754.
  • [25]
    Voir Gary Becker, « A Note on Restaurant Pricing and Other Examples of Social Influences on Price », Journal of Political Economy, 1991, vol. 99, n° 5, p. 1109-1116. Becker montre comment l’excès (le défaut) de demande pour un bien ou un service constitue une information aisément observable sur la qualité et comment l’engouement pour un même bien ou service, malgré les effets négatifs de congestion (queue au cinéma, au musée ou au restaurant, délais allongés de livraison), relève d’une analyse en termes de social learning et de maximisation des chances et des profits de sociabilité autour des consommations concernées. L’argument clé est que le producteur n’a pas intérêt à relever immédiatement ses prix pour exploiter l’excès de demande car la demande est versatile et le bandwagon effect se dissipe rapidement.
  • [26]
    Cf. Carl Shapiro, « Premiums for High Quality Products as Returns to Reputations », The Quarterly Journal of Economics, 1983, vol. 98, n° 4, p. 659-680.
  • [27]
    Benjamin Klein, Keith Leffler, « The Role of Market Forces in Assuring Contractual Performance », Journal of Political Economy, 1981, vol. 89, n° 4, p. 615-641.
  • [28]
    Cf. Albert Hirschman, Bonheur privé, action publique, trad. fr., Paris, Fayard, 1983.
  • [29]
    Dans une recherche sur le public de la musique contemporaine, j’ai appliqué le raisonnement de Hirschman à des biens dont l’utilité subjective est incertaine pour le consommateur. La réputation de l’organisation de concerts (l’Ensemble InterContemporain alors dirigé par Pierre Boulez) est telle qu’elle rend crédible une formule d’investissement à long terme de la part du consommateur dans une trajectoire d’apprentissage et d’accumulation d’expériences. Cf. « L’oreille spéculative. Consommation et perception de la musique contemporaine », Revue française de sociologie, 1986, vol. 27, n° 3, p. 445-479.
  • [30]
    Joel Podolny, Status Signals, Princeton, Princeton University Press, 2005. Dans le chapitre 9 de son livre, Podolny établit une distinction entre altercentric et egocentric uncertainty pour caractériser des marchés à partir de combinaisons variables entre ces deux types d’incertitude. Dans mes propres travaux, j’ai distingué l’incertitude intrinsèque de l’incertitude stratégique dans l’exercice des activités non routinières : voir « Artistic Labor Markets and Careers », Annual Review of Sociology, 1999, vol. 25, p. 541-574 ; Le Travail créateur, op. cit.
  • [31]
    La distinction entre réputation et statut est établie par Podolny, dans Status Signals, de la manière suivante. Dans sa définition sociologique reçue, le statut est une position dans la hiérarchie sociale qui résulte d’une accumulation d’actes de déférence. Lorsque cette définition est appliquée à l’organisation des activités dans un environnement concurrentiel, le statut devient relationnel : le statut d’une personne ou d’une entreprise est influencé par celui des entités avec lesquelles elle est affiliée. Réputation et statut interviennent, dans l’analyse de Podolny, comme deux mécanismes suppléant le défaut d’information sur la qualité de l’entité dont il faut connaître le comportement, les produits ou les services passés pour en inférer l’action future. La réputation intervient quand l’information sur le passé peut être obtenue dans des conditions normales (à des coûts non prohibitifs de recherche). Lorsque cette information est trop difficile à trouver ou qu’elle est ambiguë, le statut intervient. Il intervient aussi dans la caractérisation dynamique de la situation quand la relation entre la réputation d’un individu ou d’une entité économique et la qualité de ce qu’il fait ou produit évolue de manière incertaine. En ce sens, la référence au statut comme signal de qualité réduit l’incertitude sur la valeur prédictive de la réputation parce que celle-ci ne peut pas offrir des garanties constantes. L’une des expressions les plus convaincantes de la valeur des signaux émis par le statut d’un individu ou d’une entité tient aux relations avec des individus ou des entités de qualité égale ou supérieure à la leur. C’est à partir de cette conception relationnelle du statut que Podolny développe une analyse de la concurrence interindividuelle ou interfirmes en termes de statut et identifie des mécanismes statutaires d’inégalité tels que l’avantage cumulatif dont bénéficient les individus détenteurs d’un statut enviable dans la compétition. Pour une application à l’analyse du marché de l’art, voir Fabien Accominotti, « Marché et hiérarchie. La structure sociale des décisions de production dans un marché culturel », Histoire & Mesure, 2008, vol. XXIII, n° 2, p. 177-218.
  • [32]
    Voir aussi Matthew Bothner, Frederic Godart, Wonjae Lee, « What is Social Status ? Comparisons and Contrasts with Cognate Concepts », Working Paper, 2011.
  • [33]
    Sur la notion de bien positionnel, voir Fred Hirsch, The Social Limits to Growth, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1976.
Français

L’article analyse la réputation comme un jeu stratégique répété. C’est la dimension stratégique qui distingue la réputation d’autres notions, comme celles de notoriété ou de célébrité. Les interprétations stratégiques de la réputation voient en celle-ci une façon de réduire l’incertitude sur les actions possibles d’un joueur. Un joueur peut renoncer à des bénéfices immédiats et son partenaire dans l’interaction lui faire confiance en dépit de son information incomplète, si chacun voit les avantages d’une interaction répétée et durable. Un cas particulier concerne les situations où l’incertitude sur le comportement des acteurs ou sur la valeur de ce qu’ils échangent est symétrique. Dans ce cas, la réputation ne suffit plus à réduire l’incertitude : le recours à des garanties statutaires intervient, mais à la différence de la réputation et de la confiance, biens non rivaux, la position statutaire est un bien rival et l’avantage qu’il procure est cumulatif.

Español

El artículo analiza la reputación como un juego estratégico repetido. Es la dimensión estratégica que distingue la reputación de otras nociones, como la notoriedad o la fama. Las interpretaciones estratégicas de la reputación ven en estas una manera de reducir la incertidumbre sobre las acciones posibles de un jugador. Un jugador puede renunciar a sus beneficios inmediatos y el que juega con el tenerle confianza a pesar de su información incompleta, si cada uno ve las ventajas de una interacción repetida y durable. Un caso particular es relativo a situaciones donde la incertidumbre sobre el comportamiento de los actores o sobre el valor que cambia es simétrica. En este caso, la reputación no basta más en reducir la incertidumbre : el recurso a garantías estatutarias interviene, pero a diferencia de la reputación y de la confianza, bienes que no son rivales, la posición estatutaria es un buen rival, y la ventaja que proporciona es acumulativa.

Mis en ligne sur Cairn.info le 13/11/2013
https://doi.org/10.3917/commu.093.0147
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