CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Commençons par cette fameuse assertion de Lacan lors de son séminaire intitulé Encore : « Le corps, ça devrait vous épater plus » (1975a, p. 99). Ce qui devrait nous « épater plus » peut être relatif au corps dans sa dimension de discord, alors même que cette dimension est la plupart du temps recouverte, ce qui explique que ça devrait nous épater plus que ça.

2 Le discord est, en musique, le contraire de l’accord, c’est ce qui n’est pas accordé ou ne s’accorde pas. Cette dissension peut aller jusqu’à la discorde : le corps serait alors le lieu du discordant. Pourquoi ne pas entendre le discorps comme un autre nom du corps parlant ? Proposons d’emblée son équivalent en langue anglaise : « bodysorder », néologisme apte à faire entendre dans la polysémie, cette faille intrinsèque et constituante du corps. Ainsi, le discorps permet d’entrevoir ce qui s’inscrit comme coupure nécessaire afin de se soutenir comme corps parlant. Selon la structure subjective, lorsque ce rapport ne peut s’inscrire symboliquement, du côté du symptôme, la coupure peut s’avérer littérale, jusqu’à produire une suppléance dans le registre du sinthome, comme nous allons pouvoir le présenter au travers de certains cas cliniques.

L’imaginaire, écran du discorps

3 Par quoi cet autre nom du corps est-il recouvert ? En premier lieu, il s’agit du registre imaginaire du corps : le corps spéculaire, le corps comme forme unifiante (Gestalt), pris comme unité, indivisible, support des identifications imaginaires. Ce corps captive l’être humain au point de percevoir le monde autour de lui via l’image de son corps : le monde, « son Umwelt, ce qu’il y a autour de lui, il le corpo-réifie, précise Lacan, il le fait chose à l’image de son corps » (1975b), ajoutant que l’homme n’a pour autant pas la moindre idée de ce qui se passe dans son corps, comment ce corps survit, se répare, s’arrange. Cette ignorance s’explique par l’adoration de l’être parlant pour son corps, comme unique rapport à celui-ci (Lacan, 2005, p. 66).

4 Michel Foucault (1966) peut l’énoncer autrement en témoignant ainsi : « Dès que j’ai les yeux ouverts, je ne peux plus échapper […] il est ici irréparablement, jamais ailleurs. Mon corps, c’est le contraire d’une utopie, ce qui n’est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps. Mon corps, poursuit-il, topie impitoyable […] lieu sans recours auquel je suis condamné […] tous les matins, même présence, même blessure », car on ne peut échapper à cette idée de ce corps-là, de « l’inévitable image qu’impose le miroir ». Et, en même temps, cette topie est le point zéro qui permet de concevoir toute utopie possible, là où le corps se fait incorporel, « corps incompréhensible, énonce Foucault, corps pénétrable et opaque, corps ouvert et fermé : corps utopique » (ibid.).

5 Dans le champ des névroses, il est permis d’user d’un certain rapport au corps : une certaine idée du corps qui permet précisément d’oublier le corps, de l’escamoter, jusqu’à un certain point. Le sujet névrosé a en effet la possibilité d’une certaine approximation quant à certaines questions et notamment au regard du corps, le recouvrant de l’écran du fantasme. Ce qui permet au sujet névrosé de se passer la plupart du temps de certaines dimensions du corps, pour rêver le corps, notamment dans le fantasme d’atteindre au partenaire, laissant entendre la névrose porté par le rêve de perversion (Lacan, 1975a, p. 80).

6 Mais lorsque le corps se rappelle au névrosé, il convoque la division subjective, mais aussi la dimension de finitude. Le corps surgit alors comme essentiellement discorps, venant contrecarrer l’idée du corps comme Un, unité élémentaire, enveloppante et unifiante pour se penser. Le discorps c’est aussi le retour de ce qui cloche, du corps dit morcelé, notamment, retour de l’étrangeté au cœur du familier – l’Unheimlichkeit freudien (Freud, 1919a, p. 208-263).

7 Qu’à cela ne tienne, un certain projet trans-humaniste vise à en modifier la donne, afin de se passer du corps une fois pour toutes, soit passer outre les limites que le corps jusqu’alors semble imposer, en ayant le projet d’un homme augmenté, palliant ses défauts et ses faiblesses originels, d’un « post-humain » qui tende, par le salut technologique, vers l’immortalité et qui soit au summum de la compétitivité. Dans ce mouvement de déshumanisation afin de soulager l’humain, nous assistons à des projets qui tentent de réaliser pleinement le démenti de la castration, ainsi que de faire consister un être phallique enfin débarrassé de toute limitation existentielle.

8 Ces perspectives rejoignent au fond cette question, mue par l’imaginaire du corps : comment habite-t-on le corps ? La question implique un dualisme, et laisse donc à penser le corps comme réceptacle de l’esprit, mais pouvons-nous en rester à cette partition épistémologique et anthropologique occidentale ? Un autre rapport au corps n’est-il pas évacué dans ce qui peut se concevoir comme « faille épistémo-somatique » (Aubry et Lacan, 1966) ?

Le nouage du signifiant et de la jouissance

9 Une autre voie possible serait d’approcher la question de l’être chez l’humain, qui finalement apparaît toujours très problématique : l’être comme ousia (substance), comme essentia (essence) nous échappe dès qu’on essaie de le penser [1]. Or, il s’agirait sans doute de ne plus tant parler de « l’être humain » mais d’une assonance plus juste : « l’être humilié, l’être humus » (Lacan, 1975b), dans la mesure où la seule ontologie possible s’écrit avec un h (la honte-ologie) (Lacan, 1991, p. 209), c’est-à-dire que s’approcher de l’être ne peut se faire que par l’affect, soit là où précisément on est et où on ne pense pas, où l’être s’entend comme réel du sujet (Lacan, 2013, p. 450-451). N’est-ce pas précisément là où est mis en jeu le corps, ou plutôt une certaine accep-tion de celui-ci ?

10 Aussi, l’être dit humain n’est pas simplement parlant, mais un parlêtre, au sens d’un corps parasité par le langage (Lacan, séance du 15 février 1977), et de ce fait, il manque à être du fait même de ce parasitage de la parole, de cette sensibilité d’être pris dans la lalangue, orienté, découpé par le signifiant. L’être est ainsi « dénaturé » par les morsures de cette lalangue sur le corps.

11 Puisque le parlêtre se spécifie d’un corps cisaillé par le signifiant, un renversement de la question de comment habiter le corps s’opère : nous habitons en premier lieu le langage et non le corps. Et si celui-ci est affecté du signifiant, nous pouvons préciser la notion de pulsion, non plus seulement avec Freud comme poussée depuis le corps, mais comme « l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire » avec Lacan (2005, p. 17).

12 Le parlêtre vient donc faire nouage entre le symbolique et le réel du corps, nous permettant de repérer que se produit ici le nœud du discorps, hétérotopie [2] nécessaire pour supporter l’ordre des discours. Pris dans le champ de l’Autre, administré par le signifiant, le corps est mortifié : l’humain est donc cet « être animal » qui, pris par le signifiant, peut « dominer son immanence du vivant et s’apercevoir comme déjà mort » (Lacan, 1998, p. 465). Nous retrouvons là le corps dans sa dimension du cadavre – le corps comme corpse en anglais, ou bien les corps promis à la mort décrits par Homère dans les premiers vers de l’Iliade (le terme ἑλώρια / éloria, corps en pâture, corps devenu proie de l’ennemi), qui désignent par anticipation les cadavres de la guerre de Troie (Homère, 1989, chant 1, vers 4, p. 19). Le corps se fait lieu clos, fini, où on se sent foutu, bien ou mal, mais foutu quand même, c’est-à-dire marqué de la finitude.

13 Et en même temps, le corps s’entend comme « substance jouissante », ce qui signifie que nous ne savons ce que c’est que « d’être vivant sinon seulement ceci, qu’un corps cela se jouit » (Lacan, 1975a, p. 26). Et pour ce faire, il y faut le signifiant comme « cause de la jouissance », faisant « halte à la jouissance » (ibid., p. 27). La dimension réelle du corps se saisit du côté de la chair éprouvée, de cette substance jouissante dont une topologie orificielle se dessine : le corps comme tube (forme torique allongée, Lacan, séance du 14 décembre 1976) aux bords excitables prévaut ici, tel « un boyau avec deux orifices, celui par où ça rentre et l’autre par où ça sort » (Lacan, 2013, p. 453).

14 Cette tension dialectique entre symbolique et réel orientant le corps est clairement mise en perspective dans les développements d’A. Abelhauser, concernant le corps comme Autre : à partir des énoncés de Lacan proposant le corps comme principe de l’Autre dans la mesure où le corps est « fait pour être marqué » (Lacan, séance du 10 mai 1967) – support pour inscrire la marque, soit support de l’inscription signifiante –, A. Abelhauser prolonge ces liens en développant le corps à la fois comme « lieu de l’étrange et de l’étranger » (2013, p. 322), comme rapport qui échappe à toute saisie tout en donnant l’illusion de maîtrise. Certains usages pervers du corps le révèle parfois comme Autre consistant, comme « Autre-qui-consiste dans et par sa défaillance même » (ibid., p. 320) ; le corps nous fait appréhender cette radicale altérité, « cette intimité qu’on ne peut reconnaître » car « il est cet étranger à nous-même qui nous constitue ; il est cet «ex-time» » (ibid., p. 326). Aussi, le corps se fait matrice de toute formation symbolique dans la mesure où celui-ci est « le réel qui appelle le trait, la marque […] la trame du symbolique » (ibid., p. 324).

15 Par ailleurs, ce nouage du réel et du symbolique, qui fait discorps, prend toute sa portée si nous concevons l’objet petit a comme point nodal de notre propos, soit cette trace depuis le corps de la subjectivation primordiale : en effet, le corps pâtit du signifiant jusqu’à l’extraction et la chute de l’objet petit a. Ce petit a, est « l’être en reste » (Lacan, 2013, p. 446), le « réel irréductible du sujet […] irréductible à la symbolisation au lieu de l’Autre » (Lacan, 2004, p. 382), incommensurable morceau attendu à la fois comme résidu et comme objet de coupure au niveau du corps.

16 Ce reste qui chute en tant qu’équivalent de l’objet perdu, peut alors s’entendre comme prélèvement sur le réel du corps, à savoir « la livre de chair » (ibid., p. 254). Autrement dit, pour le parlêtre, ce registre du corps, en tant que « tripe causale » (ibid., p. 250) comme l’indique Lacan, est requis dans la constitution du désir : depuis cette présence et implication du corps aux prises avec le signifiant, la « livre de chair » est ce reste sacrifié, séparé et fondamental (ibid., p. 254), pouvant être qualifié par ailleurs « d’objet dernier, abject et dérisoire » (ibid., p. 370).

17 Sans doute est-ce celui-là même qui advient lorsque le corps, d’être affecté jusqu’à l’angoisse, la honte, l’humiliation, ne peut plus être tenu par l’ego vacillant et se laisse emporter comme possible déchet.

Le discorps dans la clinique : du serrage au corps captif

18 Présentons en premier lieu un cas clinique où la dimension du discorps apparaît dans ce qui fait symptôme. Linda, une jeune trentenaire, est interpellée par son corps, lieu d’un désir qui l’intrigue et la tenaille. Surgit pour elle, en elle, en même temps qu’une chaleur dans le bas ventre, un fort sentiment de détestation, de haine pour son partenaire. Cela l’angoisse beaucoup, d’autant plus qu’elle exige explicitement de celui-ci une certaine emprise sur elle, notamment en demandant d’être étranglée durant leurs relations sexuelles. Rien de plaisant pourtant, dans ce qui pourrait apparaître comme le caractère ludique d’une pratique masochiste pour cette femme. Ce serait d’ailleurs un malentendu des plus fréquents que de réduire la jouissance sexuelle au plaisir, là où, au contraire il s’agit d’entrevoir en quoi la contiguïté, voire l’homologie entre angoisse et orgasme se révèle ici. En effet que s’agit-il d’étrangler dans l’étreinte, de redoubler dans ce serrage, de retrouver dans cette contrainte du corps pressé si ce n’est les signifiants jusqu’alors tus dans son histoire qui font marques de jouissance, singulièrement ? C’est par ces indices étreignant le corps, questionnant le désir, que la névrose de Linda s’exprime ici.

19 En contrepoint, la position masochiste s’avère tout à fait différente, dans la mesure où la dimension du discorps émerge, convoquée comme instrument d’un impératif, faisant irruption, arrachant le corps au-delà de ses représentations spéculaires, pour tenter de marier l’objet a et l’Autre et ainsi de faire rapport sexuel. Dans cette position, le sujet trouve sa place pour répondre à l’Autre dans un point de jouissance, « essentiellement repérable comme jouissance de l’Autre » (Lacan, séance du 15 février 1967) : le corps en tant que substance jouissante est alors livré comme offrande à l’Autre, jouissance de l’Autre. C’est le médium essentiel pour refuser le statut de sujet et se réduire vers une identification à l’objet dans son versant de déchet : mais cette « construction acharnée » (Lacan, séance du 14 juin 1967) afin de dérober un point de jouissance, doit en passer par un contrat avec l’Autre – principe d’un impératif kantien qui dicte tout autant à l’Autre qu’au masochiste lui-même (Lacan, séance du 10 mai 1967) –, pour régler cette jouissance qui contraint le corps au plus haut point. Aussi, l’énoncé freudien « Je suis battu(e) par le père » (Freud, 1919b, 225) révèle tout autant l’ambiguïté comme ressort fondamental de la position masochiste, car on ne saurait dire « dans quelle mesure le sujet participe à l’action de celui qui l’agresse et le frappe » (Lacan, 1994, p. 117), que le rapport de démonstration qui s’offre à l’Autre captif par l’instrumentalisation du corps. À ce titre, Lacan fait remarquer que le masochiste n’est pas un esclave, mais au contraire « un petit malin, quelqu’un de très fort [qui] sait qu’il est dans la jouissance » (Lacan, séance du 31 mai 1967) : en remettant son corps à la merci de l’Autre, il aspire à être le véritable maître, tenant l’Autre par captation de sa jouissance.

Discorps et coupures

20 Si nous évoquions précédemment la capacité d’oublier le corps pour le sujet névrotique, il semble que dans certains phénomènes psychotiques, c’est l’impossibilité de l’oubli du corps qui s’impose au sujet, dans un retour traumatique, xénopathique, intrusif d’une jouissance dans « sa brutalité opaque » (Lacan, 1998, p. 466).

21 À défaut de coupure symbolique, il y a parfois des coupures littérales qui restaurent le sujet dans son corps, qui le réinscrivent dans le monde, souvent au prix d’évacuer le discorps, laissant place à un corps suppléé par la coupure réelle.

22 La pratique du cutting peut à cet égard nous intéresser : pratique de scarification vécue comme impérieuse, celle-ci ne relève pas, comme le tatouage, d’une inscription dans un lien social ou communautaire, dans un code, dans un discours, sous le regard d’un grand Autre, et elle ne relève pas non plus du phénomène suicidaire ou d’autodestruction, mais plutôt comme l’évoque Slavoj Žižek d’« une tentative radicale visant à être en (re)prise sur la réalité, ou (autre aspect du même phénomène) à enraciner solidement le moi dans la réalité corporelle pour combattre l’angoisse insupportable de se sentir ne pas exister » (2002, p. 30).

23 Cette particularité clinique du cutting chez certains sujets permet de souligner l’opposition entre réel et réalité : le cutting tend, dans ce cas-là, à combattre une possible perte de l’ancrage à la réalité, sous la menace d’effraction du réel. Le sujet se mutile alors pour ne pas mourir : « après avoir vu le sang, rouge et chaud, s’écouler de la blessure qu’ils se sont infligée, ils se sentent revivre, fermement arrimés à la réalité » (ibid.).

24 Lukas, homme d’une quarantaine d’années (Strong, 1998), peut se souvenir d’une expérience inaugurant sa pratique ultérieure du cutting : un jour, seul chez lui, plutôt « déprimé » dans un contexte où un certain acharnement au travail ne le fait plus autant « tenir » qu’auparavant, il se plonge profondément un couteau à viande dans le mollet. L’explication de Lukas sur ce geste est tellement évasive – il dit que c’était « pour voir ce que ça faisait » – qu’elle emporte une dimension énigmatique. S’ensuit une pratique régulière de coupures profondes, ayant pu atteindre des artères, et nécessitant alors des transfusions sanguines aux urgences.

25 Lukas précise que le cutting ne relève pas de l’acte suicidaire ou d’autodestruction. En fait, il coupe essentiellement pour le sang, dit-il. Regarder le sang jaillir le soulage, le « lave », précise-t-il. Sans doute cette pratique du cutting a permis à Lukas de suppléer à une certaine « fuite » pour tenter de tempérer des éprouvés corporels, qui auparavant pouvaient passer par le travail et des addictions diverses. Ainsi il peut confier : « De me voir saigner « à la mort », comme ça, ça me rend heureux, parce que la sensation qui me vient quand je coupe la veine avec le sang qui sort, c’est mieux que tout. C’est mieux que de boire, c’est mieux que n’importe quelle drogue que j’ai pu prendre, c’est mieux que le sexe » (ibid., p. 10).

26 L’advenue d’un gain de jouissance – un plus-de-jouir – est ici explicite, doublée de la présentification de l’objet a comme « tripe causale » : or, cette jouissance du corps propre semble permettre une suppléance à la question du désir, ici court-circuité. Pour Lukas, il apparaît que la coupure a une fonction de canalisation et de tempérament, voire de pacification de la jouissance du corps, tout en réactualisant le mode de la saignée. Mais cette pratique de la coupure, pratique active, impérieuse et réitérative, nous fait insister sur la question de l’acte sur le corps comme possible tentative d’inscrire réellement une séparation non advenue dans le symbolique. Le cutting semble être alors une modalité possible pour certains sujets de se stabiliser activement, de faire suppléance au prix d’une répétition de l’acte.

27 Cette pratique de la coupure ici est à distinguer de la scarification visant à faire cicatrice, cette cicatrice qui est investie parfois par certains sujets, comme marque métonymique de la coupure (soit un rapport d’aperception en même temps que de recouvrement de la coupure), marque qui peut être érotisée également, comme le montre très bien le film Crash de David Cronenberg [3] – c’est à ce titre un document clinique riche : il s’agit là d’une autre économie psychique de la coupure, non plus comme ouverture effective en tant que telle, mais comme laissant des traces, des marques indicielles du risque pris, c’est-à-dire indices d’une limite, d’une frontière séparant la vie et la mort. En cela l’érotisation possible de la cicatrice apparaît de manière similaire au fétichisme, soutenant le désir tout en faisant écran, tout en voilant ce qu’il y a derrière, ce qui s’en supporte, ou plutôt s’en insupporte, l’horreur de la castration.

Sortir du discorps : le cas d’albert piq…

28 Un autre cas, exhumé des discussions de la Société Médico-Psycho-logique de juin 1929 (Massary et coll., 1929, p. 144-150), permet d’entendre un traitement réel du corps afin d’en évacuer la dimension du discord, ici insupportée, pour produire une forme de sinthome soutenant la position subjective : il s’agit d’Albert Piq..., jeune homme de 25 ans présentant un cas d’émasculation, effectué seul chez lui, un soir, très sereinement. Après avoir coupé ses organes génitaux, qu’il jette dans les toilettes, il stoppe l’hémorragie, passe la nuit sur une chaise, de peur de salir le lit et part comme d’habitude, le lendemain matin, à son travail (ibid., p. 144-145). Il est interné par la suite, emmené par son père et il faudra un certain temps pour qu’il s’explique son geste. L’idée, dit-il, lui est venu d’un seul coup tout simplement, parce que son sexe le gênait, notamment durant l’érection.

29 Pendant deux ans durant passé à l’asile où il se trouve très heureux, après l’émasculation, les propos d’Albert n’ont pas varié : il se sent dégagé de tout souci depuis, n’éprouve aucun remord, aucun regret et soulagé, parfaitement satisfait de lui-même. Il recommencerait même, si la chose était encore possible. Il peut confier à un soignant, tellement heureux : « faites comme moi, vous verrez combien vous serez plus tranquille ! » (ibid., p. 146). Que peut-on entendre de cette vérité subjective dans cette tranquillité qui se veut définitive, radicale ? Ne fait-il pas entendre que pour lui, l’émasculation prend une valeur fondamentalement autothérapeutique, et que dans ce corps, fini, il y a cette chose qui pousse et qui se meut, de manière tellement indéfinie, énigmatique, tellement étrange et inquiétante, au point de ne plus en supporter la charge angoissante, le kakon, jusqu’à vouloir s’en extraire, dans un geste libérateur ?

30 Remarquons qu’un même motif ne produit absolument pas les mêmes effets selon la structure. Car, qu’en est-il de la phobie du petit Hans, si ce n’est une manière d’élaborer un symptôme à l’endroit-même où Albert Piq... « tranche » la question produisant un nouage sinthomatique pérenne ? Le symptôme phobique chez Hans vise à produire un arrangement plus ou moins réussi avec le discorps. Pour Hans, il s’agit bien de faire avec ce qui est accroché au bas de son ventre, et qui bouge de temps à autre, pour en fonder le principe de sa peur. Rien d’auto-érotique ici, ajoute Lacan : cette rencontre avec la réalité sexuelle et sexuée, est « tout ce qu’il y a de plus hétéro » -érotique (1975b), c’est-à-dire discordant, traumatique.

31 Le cas d’Albert Piq... rejoint sans doute certains témoignages de cas d’apotémnophilies, ou autrement dit d’amputismes (soit le désir fixe et obsédant d’être amputé d’un membre dit sain), témoignages qui semblent rejeter explicitement tout discord dans le corps, dans la recherche d’un bien-être essentiel, afin de rejoindre une idée du corps unitaire et unifiant, rapport stabilisant, faisant jusqu’alors défaut.

32 La coupure littérale serait donc à entendre comme une affliction nécessaire afin de préserver la subjectivation même. Proposons ici que le sujet s’aphlige de la coupure, du cutting, de la mutilation, de l’amputation, afin d’inscrire une perte, un manque qui n’est pas advenu dans le symbolique. Le sujet s’aphlige, comme affliction nécessaire pour soutenir un rapport au phallus, soit un rapport au manque (Lacan, 1975c, p. 27). Et quand cette perte n’a pas été inscrite, un moyen possible est sans de doute prélever du côté de la chair, en payer réellement, littéralement du côté de « la livre de chair » (Shakespeare, 1597, p. 1216-1217) afin de trouver pour ces sujets une position subjective vivable, dans un corps qui puisse se soutenir comme supportable, dans un tempérament du discorps.

33 Pour avancer dans l’étude de cette « faille épistémo-somatique » et tenter de nous décaler des représentations dualistes, circonscrivant et découpant le corps, le discorps apparaît comme une ouverture possible, un champ d’étude du corps comme Autre, à la fois lieu de l’intime et radicale altérité, cette hétérogénéité que le sujet ne reconnaît pas et qui pourtant le fonde et le détermine.

Notes

  • [1]
    C’est d’ailleurs le projet de la métaphysique aristotélicienne.
  • [2]
    Notion de Michel Foucault, ici au sens de la mise à l’écart à l’intérieur, synonyme de « sépartition », partition à l’intérieur chez Lacan (Lacan, 2004, p. 273 ; Foucault, 1967, p. 46-49).
  • [3]
    Crash, film de David Cronenberg, sorti en 1996.
Français

Cette étude propose d’aborder la question du corps à travers les différents registres de l’imaginaire, du symbolique et du réel afin de concevoir le corps non comme support de la pensée et de l’esprit, mais comme partie intégrante et fondamentale de la position subjective. Aussi nous proposons la notion de discorps pour souligner cette dimension du corps parlant, tout en mettant en lumière les phénomènes de dissonances et de discords. Ce travail permet d’aborder une clinique du corps, à travers différents cas, venant interroger leurs positions subjectives : du surgissement de l’affect, en passant par les actes de mutilations, le corps apparaît comme le lieu où tente de s’inscrire le sujet.

Mots-clés

  • Corps
  • pulsion
  • parlêtre
  • signifiant
  • jouissance
  • auto-mutilation
  • objet a

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Alexandre Lévy
Maître de conférences en psychopathologie, LUNAM université, université catholique de l’Ouest (UCO), Faculté de sciences humaines et sociales, Institut de psychologie appliquée (IPSA), Laboratoire multi-site E.A. 4050 « Recherches en psychopathologie : nouveaux symptômes et lien social » – 3 place André Leroy, F-49008 Angers
alexandre.levy@uco.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/09/2017
https://doi.org/10.3917/cm.096.0007
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