CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Nul n’est dégoûté de sa propre mauvaise odeur. »
Proverbe antique

Un dégoût au cœur d’une odeur

1 Le dégoût représente un éprouvé qui m’a fait buter au sein de ma fonction de psychologue clinicienne, tout en constituant paradoxalement la pierre angulaire de mon travail. Celui-ci s’est élaboré dans un établissement recevant des adultes autistes. M’exprimer sur mon vécu expérientiel m’a amenée à amorcer de nouvelles recherches psychanalytiques à son sujet, en l’articulant avec l’odeur. Cela m’a permis de saisir au plus près la vérité subjective à l’œuvre dans cet affect, et ce, dans l’objectif de lui donner un statut théorique. Tous les deux, odeur et dégoût, sont de l’ordre du ressenti du corps mais pas seulement. Ils n’ont pas que fonction de séparation et d’éloignement.

2 Il m’est apparu important de les traiter de manière diagonale et transversale. Mon expérience clinique m’a poussée à concevoir l’hypothèse qu’associée au dégoût, l’odeur représenterait bien plus qu’un éprouvé sensoriel, qu’une sensation cénesthésique, et constituerait un objet qui aurait un impact au sein de différents phénomènes : transférentiels, affectifs, et subjectifs.

3 Cet affect, selon Freud, correspondrait à un « processus de décharge dont les manifestations finales sont perçues comme sensation » (1915, p. 4). En m’appuyant sur les hypothèses freudiennes, j’ai constaté dans mes rencontres que le dégoût entretenait des liens dialectiques avec l’odeur. Ils sont restés caractéristiques de mon expérience sur le terrain par le biais de ma réalité psychique, dans une dimension intrasubjective, mais également par le biais d’une réalité relationnelle faisant appel à une dimension intersubjective. L’odeur a rarement été explorée en psychanalyse. Comme l’indique Gisèle Harrus-Révidi : « La défense de la psychanalyse contre l’odorat et tout ce qui y est afférent est totale : tout se passe comme s’il gisait là une telle archaïcité, un primitif si peu élaboré, qu’il serait inabordable, et peut-être intranscriptible dans le domaine du langage » (1987, p. 57-58). Pourtant, il tient une place prépondérante dans les rencontres. L’olfaction permet de sentir l’indicible qui se dégage des êtres, pouvant amener à des découvertes au-delà (ou en deçà) des mots. Nous allons tenter d’aborder celle-ci à partir des sensations qui ont mobilisé une institution. Les propriétés intrinsèques de l’olfaction sont à rechercher dans l’inconscient collectif et individuel. L’odeur et le dégoût, de par leurs différents états et manifestations, ont produit des effets paradoxalement autant sidérants que constructifs dans mon vécu analytique avec des patients autistes. La façon dont l’odeur s’est imposée à moi et à l’équipe impliquait que nous ne pouvions pas l’ignorer. Elle a représenté un objet invisible dans le visible, auquel je pus difficilement échapper mais sur lequel il était nécessaire d’achopper. Elle a progressivement constitué un support organique dans les rapports intersubjectifs. Certaines odeurs ont été identifiables à partir de l’instant où je me suis aperçue qu’elles pouvaient être investies par une puissance symbolique.

4 Il m’est apparu incontournable de pouvoir « mettre les odeurs en paroles » (Pfeffer, 2003, p. 228-230) car j’ai été amenée à penser que les parler pouvait leur conférer un pouvoir signifiant.

5 À travers cet article, je souhaite analyser la dimension psychique que peut susciter l’olfaction, au-delà du simple orifice nasal, la qualifiant tel un désir perceptuel en mouvement. Pour que cette élaboration opère, il faut s’en référer primitivement au nez, qui désigne « ce qu’il y a de plus sauvage […], de plus animal » (Clair, 1992, p. 47) en l’être humain. À mes yeux, il faut pouvoir être en mesure de renifler l’odeur dans la rencontre, afin de la percevoir comme un symptôme qui nous est adressé de manière indirecte. Ces ressentis que sont l’odeur et le dégoût m’ont amenée à les penser comme des facteurs jamais constitués mais toujours constituants pour le sujet. Ils ont des fonctions intégratives dans la subjectivité. J’ai pensé le dégoût tel un affect structurant de la personnalité.

Malaise dans la civilisation : l’inédit du nez

6 C’est à partir de Malaise dans la civilisation, mais également du cas Dora, que Freud avait pu mettre le dégoût en relation avec l’odeur. Cela l’avait amené à comprendre certaines spécificités de la genèse humaine par le biais de l’olfaction : humer était caractéristique à l’humain. Dès 1897, il développait l’idée selon laquelle l’odorat était un sens déterminant pour la sexualité. La même année, il traitait la question du dégoût, qui ne serait pas quelque chose de mauvais en soi. Il disait notamment que le dégoût mais également la morale et la honte pourraient apparaître comme des forces qui empêcheraient la libido de retourner vers des zones érogènes interdites du corps, assurant ainsi le primat de la génitalité. Puis, en 1929, au sein de Malaise dans la civilisation, il postulait qu’au début de l’ère humaine, lorsque l’homme marchait à quatre pattes, les odeurs du sol ne lui inspiraient pas encore le dégoût. Ce n’est que dans un second temps, une fois le passage à la station droite, que ce dernier adviendrait, parallèlement à la survenue du refoulement originaire qui concernerait « un refoulé originaire de nature organique » (Delrieu, 2008, p. 1378) et qui correspondrait au sens olfactif.

7 Il pensait ainsi la fonction du nez tel un opérateur structural pour le refoulement qui serait, par conséquent, constitutif de l’inconscient. L’odorat constituerait alors le support organique de ce concept analytique essentiel. Freud repoussait l’expérience sexuelle olfactive dans le passé. L’olfactif serait ainsi ce qu’il y a de plus refoulé. J’ai construit mes réflexions à partir de cette base théorique, et du refoulement organique de l’odorat que j’ai été invitée malgré moi à vivre, et qui correspondrait à un facteur de civilisation. Pour que celui-ci puisse opérer, il était nécessaire qu’advienne une multitude d’éléments : « redressement ; diminution des sensations olfactives ; dégoût » (Freud, 1897, p. 354). Il serait primordial qu’une foule de sensations antérieurement intéressantes qui émanaient du sol évoluent de manière repoussante afin que ce dernier devienne psychiquement sale. Les sensations olfactives verraient leurs rôles modifiés et régresseraient au bénéfice de l’investissement du regard. Ainsi, certaines pratiques, telles que l’érotisme anal, succomberaient au refoulement organique, frayant la voie à la culture. Ce même processus en cours permettrait que la honte accompagne le plaisir lié au stade psychosexuel précoce. Les changements organiques du nez tiendraient ainsi un rôle majeur dans le refoulement de la sexualité en produisant une neurasthénie. L’olfaction deviendrait alors progressivement un sens atrophié chez l’homme et permettrait au sujet de naître. Dans le même ouvrage, Freud (1929, p. 50) avait travaillé sur l’association entre le dégoût, l’excrémentiel et l’odorat, liant le dégoût avec l’analité et l’éducation. Il indiquait notamment que l’impulsion à être propre procèderait du besoin impérieux de faire disparaître les excréments devenus désagréables à l’odorat. Alors, le travail de la culture permettrait d’assurer la frontière entre l’homme et son reste de terre.

8 Afin que la propreté opère dans la civilisation actuelle, il s’avère donc nécessaire que s’instaure une mise à l’écart des excréments, devenus inconvenants, tant pour la perception sensorielle que pour la sphère culturelle. Or, la rencontre avec les patients autistes nous ramènent à ces origines. Dans la dynamique psychique du sujet soignant, il fallait ainsi que s’opère une transposition des pulsions.

Malaise à l’institution : dégoût, analité et autisme

9 Je m’appuierai sur les points théoriques précédents pour développer certains aspects de ma clinique dans ma pratique avec les autistes, sous un abord phénoménologique et ontologique. Nous savons que, dans la réalité sociale actuelle, « chacun se doit de garder pour soi ses excrétions et ses odeurs intimes » (Peker, 2010, p. 9). Or, ce ne fut pas le cas d’Ingrid, patiente diagnostiquée « autisme de Kanner très régressée » dont j’ai essayé dans cet article de restituer l’histoire par le biais des mouvements contre-transférentiels de l’équipe soignante mais aussi des éprouvés de sa famille. Dans le service, elle demeurait régulièrement assise par terre ou à quatre pattes, au plus près du sol. Ces positions semblaient avoir été développées en partie au cours de son enfance. En effet, il m’avait été transmis par l’équipe qu’au vu de sa symptomatologie si archaïque, les parents avaient mis en place, dès le plus jeune âge d’Ingrid, un parc grillagé, conçu par son père, dans le jardin de la propriété familiale. C’est de cette manière-là qu’ils avaient pensé contenir ses excès et c’est ainsi que le travail de civilisation avait été amorcé. Ils semblaient l’avoir considérée comme objet dégoûtant et honteux. Telle une parcelle de la nature faisant honte au logis, elle était rejetée hors de la communauté des humains. Les premières odeurs, les premières saveurs infantiles au sein desquelles Ingrid semblait avoir été conditionnée étaient sauvages, pas assez civilisées. Nous y reviendrons.

10 Il n’en demeurait pas moins que dans l’actuel, sa psychopathologie confrontait l’équipe soignante à des visions quotidiennes l’amenant aux limites de ses tolérances olfactives. L’intérieur d’Ingrid expulsait vers l’extérieur. Son corps était rarement évité mais souvent évidé. Les matières sortaient, étaient mangées, recrachées puis laissaient des traces sur les murs ou les sols. Quotidiennement, j’ai été amenée à percevoir des odeurs fétides et putrides ; mon odorat devenait un terrain propice au développement du dégoût, et cela parce que l’expérience guidée par mes sensations m’imposait à vivre une impression d’intrusion de mon être. Ses odeurs convoquaient une dimension viscérale chez l’autre. J’étais en proie à de nombreux conflits intrapsychiques face au non-être que représentait pour moi Ingrid.

11 Avec Ingrid, ce n’était pas chacun sa merde, bien au contraire, c’était sa merde pour chacun. Les soignants étaient amenés à renifler ses matières d’un peu trop près et ne s’en sentaient pas toujours prêts. Les perceptions olfactives leur donnaient l’impression d’une rencontre qui semblait plus se situer à un stade infraverbal, c’est-à-dire une forme de communication qui serait plus axée sur le corporel. Je remarquais qu’en vivant la rencontre ainsi, les soignants avaient l’impression d’annuler l’aspect psychique de celle-ci.

12 Évelyne Sechaud dit que « notre naissance s’accomplit au milieu des matières fécales, de l’urine, et aussi du sang, premières odeurs qui nous confrontent déjà au sexuel » (2001, p. 1143) : Ingrid ne semblait jamais être sortie de cet état originaire. En effet, elle était le plus souvent engluée, enveloppée voir dérobée par ses propres matières. Par ses manifestations, je me suis souvent demandé si elle se sentait elle-même. Ces observations rejoindraient les théories freudiennes affirmant qu’« en dépit de tous les progrès accomplis par l’homme au cours de son développement, l’odeur de ses excréments ne le choque guère » (Freud, 1929, p. 51). Ingrid ne paraissait pas se sentir, à l’image de Victor de l’Aveyron, enfant sauvage qui avait été étudié par Jean Itard, médecin et pédagogue du XIXe siècle, dont il disait à son sujet qu’il avait « l’odorat si peu cultivé qu’il recevait avec la même indifférence l’odeur des parfums et l’exhalaison fétide des ordures dont sa couche était pleine » (Malson, 1964, p. 134).

13 Par ses comportements, Ingrid dépassait la mesure du discours et destituait, de ce fait même, le sujet soignant « de sa puissance d’agir, pour l’exposer à subir » (Vollaire, 2011, p. 90). Ces restes pouvaient être « à l’origine d’un diagnostic plus rapide que celui auquel parviendrait n’importe quel appareil ou examen » (Duperret-Delange, 1995, p. 9), bien en deçà d’un signe. Ici, la nature franchissait le seuil de la culture. Son odeur indiquait sa présence et nous faisait prendre conscience de son manque à être. Le corps d’Ingrid était représenté par les soignants comme pure matière organique, vaporisé, et qui, par « la présence intime de la peau de l’autre corps captée par le nez » (Arce Ross, 2007, p. 265) affectait. Il arrivait qu’elle aille vers le soignant, cherchant une étreinte, mais, le plus souvent, au vu de son apparence dégoûtante, elle était repoussée. Cette odeur, ce signifiant archaïque marquait les esprits, jusqu’à « déclencher des réflexes émotionnels et psychiques involontaires mais profondément personnels » (Mueller, 2006, p. 801). Elle ébranlait ce que nous avions jusqu’à présent refoulé. Son odeur répulsive nous confrontait à des éléments à la fois instinctifs et bruts, convoquant une dimension prélinguistique. Ce n’était pas assez humain. Ce qui devait être normalement de l’ordre du privé devenait public, le tout formant un ensemble silencieux irrespirable. Son ventre devenait l’antre des puanteurs qui suintaient dans le collectif. Il arrivait à Ingrid de faire de l’aérophagie, d’émettre par le rectum des gaz, soit des bruits qui provenaient de l’intérieur de son corps puis qui s’expulsaient dans l’air. Cela semblait être sa manière de se faire entendre et se faire sentir. Les soignants tentaient de mettre à distance sensoriellement les odeurs charnelles d’Ingrid en masquant celles-ci par des « leurres olfactifs » (Pfeffer, 2003, p. 229), représentés matériellement par des sprays odorants. Par ce biais, les odeurs corporelles naturelles étaient converties au profit d’odeurs uniformisées car ils en étaient venus à ne plus pouvoir la sentir, autrement dit, dans un sens littéral, à la rencontrer en se bouchant le nez. Elle produisait des éléments qu’elle nous forçait malgré elle à sentir et le nez se détournait (détour-nez), par le biais d’une apnée salutaire, « avec dégoût de la chose malodorante » (Arce Ross, 2007, p. 259). En l’assimilant momentanément à la puanteur et au dégoût, les soignants trouvaient ainsi le moyen de la « rejeter de l’autre côté d’un seuil » (Peker, 2010, p. 15), afin de la tenir résolument à distance d’eux, celle-ci permettant paradoxalement de la conserver au sein d’une dimension humaine.

14 Au fil des odeurs dégoûtantes, j’observais Ingrid, tel un rodeur autour de son odeur. Celle-ci formait une sorte d’enveloppe atmosphérique, une trace, qui insistait. Il était impossible d’être dans le déni olfactif. Souvent, je devais, pour me protéger, maintenir une distance physique afin de pouvoir penser et ne pas réduire notre rencontre à de l’unisensoriel. Paradoxalement, malgré le dégoût qu’Ingrid m’inspirait, je ne la méprisais pas car je considérais ses odeurs comme quelque chose qui faisait partie de son manque à être et qu’il fallait accepter avant de pouvoir, par la suite, par le biais des mots, s’en dégager et l’analyser. Son odeur pouvait envahir le champ perceptif du discours du soignant des heures durant et cela assurait sa permanence telle une première forme symbolique. Rencontrer la famille d’Ingrid m’a aidée dans la compréhension de mes éprouvés.

L’horreur de l’odeur d’une famille

15 L’odeur d’Ingrid, je l’ai retrouvée lors d’une rencontre avec ses parents. Il était difficilement supportable de rester dans la même pièce qu’eux tellement l’odeur était proche du dégoût. J’entendais le message odorant parental comme tel : étant donné leurs absences répétées à nos invitations de rencontre, nous les avions pratiquement forcés à venir, en vue de l’élaboration d’un projet. J’avais ainsi émis l’hypothèse qu’ils montraient à leur manière qu’ils voulaient nous « emmerder », par le biais de l’odeur de leur corps. Aussi, je m’orientais vers une autre hypothèse clinique en m’interrogeant sur un possible phénomène transitionnel au niveau de l’odeur à la naissance, une archaïque fonction de l’olfaction qui se serait transmis, entre les parents et Ingrid. Un reste perdurait et l’odeur représentait alors une modalité de transmission, au-delà d’une sensation olfactive. J’ai le souvenir qu’une fois les parents partis, nous nous étions précipités à la fenêtre afin de nous libérer de l’odeur familiale pour pouvoir nous sentir. Nous ne faisions qu’un tas, notre odeur ne nous appartenait plus. Elle envahissait l’espace groupal, ce qui provoquait une confusion entre les corps et bouleversait les frontières de la propriété. Avoir la famille dans le nez semblait être la seule chose qui pouvait tous nous réunir. Nous étions confrontés à la relation primaire du sentir. Dans cette situation, il paraissait difficile de nous détacher de l’odeur sans nous détacher de nous-mêmes. Ces odeurs représentaient un élément familial devenu institutionnel. Dans les deux situations, les sens semblaient être l’essence de la rencontre. Ces modes relationnels m’ont permis de m’apercevoir que l’odeur pourrait constituer un mode d’expression du sujet. Repérer l’odeur et l’associer avec le dégoût m’ont permis d’évoluer dans mes observations et la construction des analyses des pratiques.

Les analyses des pratiques : de l’éprouvé du dégoût vers la subjectivation par la honte

16 Bien que faisant appel à « la mémoire la plus ancienne, celle des sens » (Biard et coll., 2010, p. 76), Ingrid m’avait conduite à reconnaître qu’il fallait poser sur elle un autre regard. Quant aux soignants, ils devaient admettre que la sentir sans la penser pouvait s’avérer être « un premier temps nécessaire dans le contre-transfert » (Durmanova, 2010, p. 38) mais que cela n’était pas suffisant pour les soins. Pour faire face à ce trop-plein et aller au-delà du sentir, j’incitais les soignants à se concerter. J’ai ainsi été mise au travail par la souffrance de l’équipe. Au cours d’une réunion de synthèse, une soignante me disait que l’odeur d’Ingrid « ne partait pas des mains malgré le lavage ». Une trace était restée sur sa chair. Elle continua : « Je ne sais plus comment faire avec elle, ni comment être… Je me perds complètement dans son odeur : je pue, elle pue… Je ne sais plus quel sens donner à mon soin, c’en est trop ! » L’odeur semblait devenir un symptôme sur le corps soignant. La puanteur à laquelle elle convoquait n’était pas seulement là où nous l’avions détectée à l’origine. Dans ce contexte, l’éprouvé olfactif dominait, malgré l’absence de la patiente. L’équipe baignait dans une atmosphère de déchet persistant et cela suscitait des résonances intrapsychiques car le départ d’Ingrid ne suffisait pas à « se débarrasser de sa présence » (Jacobi, 2005, p. 100). Face à cet « être-né », les soignants devenaient des « êtres-nez » (Lhopital, 1992). Son odeur intoxiquait les pensées et dérangeait les élaborations : l’omniprésence du réel se conjuguait avec l’absence de symbolisation. L’excrétoire se manifestait par le biais de propos exécrables allant en deçà du découragement vers du dégoû-ragement, autrement dit, du dégoût et de la rage. Pendant les temps de réunion, les paroles échouaient dans leurs fonctions régulatrices, car les excrétions posaient le problème de leurs représentations. Pour la plupart des soignants, les interventions orales au sujet d’Ingrid étaient présentes, spontanées ou désordonnées (« elle nous fait vivre l’enfer », « on n’en peut plus », « qu’est-ce qu’on peut faire pour elle ? », « on est tous les jours dans sa merde », « elle ne changera pas », « on ne peut plus la sentir »), mais restaient sans réponse. Aussi paradoxal que cela puisse être, l’absence de sens faisait souffrance. D’un point de vue phénoménologique, il n’était pas aisé pour l’équipe de séparer les odeurs du dégoût qui lui était associé. Pour pouvoir entendre subjectivement ce transfert olfactif dégoûtant, je pus trouver quelques réponses dans les propos d’É. Sechaud, qui dit que les odeurs peuvent s’illustrer tel un « moyen de se présenter à la surface de la conscience » (2001, p. 1143). Selon cette hypothèse, les odeurs pouvaient rendre conscients les soignants de leur dimension d’être : elles constituaient des objets volatils qui pouvaient être constitutifs d’une rencontre.

17 Ces réunions de synthèse avaient permis de faire émerger une problématique groupale qui méritait d’être traitée au sein d’un dispositif plus adapté. Des analyses des pratiques ont été proposées. Elles avaient pour fonction de réintroduire l’être du sujet là où il était en danger de disparaître. Dans un lieu et un cadre précis, on pouvait dire Ingrid et sa famille, même si tout le monde ne l’entendait pas de la même oreille. Ces temps de rencontre se sont élaborés dans un espace différencié du lieu d’origine où avait été placée Ingrid dans l’institution et qui se matérialisait par la salle de réunion. Mes interventions ont consisté à réunir l’équipe une heure par quinzaine. Les plaintes des membres devaient se réorganiser afin de ne plus être entendues comme telles, en élaborant un travail de régulation face à la déliaison, de mise au jour du refoulé dans un cadre contenant thérapeutique, bref, en créant un nouveau dispositif de rencontre avec l’institution afin de mieux penser Ingrid. L’obscène était dit sur une autre scène. Le réel, qui avait été jusqu’ici trop présent se devait d’être renoué avec le symbolique et l’imaginaire. Le dégoût représentait le dernier rempart, la dernière frontière, avant la chute. Il était, ce qui du corps, trahissait le pulsionnel qui le travaillait. Le dégoût que les soignants éprouvaient pour elle, pouvait rapidement devenir un dégoût de soi. Les identifications et les identités commençaient à être bouleversées. Son odeur touchait l’équipe jusqu’au vertige psychique car confrontée à une « action purement sensorielle de la sensation » (Peker, 2010, p. 149). Le malaise que les soignants vivaient se transformait en mal-être, associant ainsi la question du mal à la problématique ontologique de l’être. Mon travail avec les équipes a consisté à libérer des paroles afin d’éviter une éventuelle agressivité physique envers Ingrid ou un refus de soin. Il était nécessaire de reprendre les impensés olfactifs et de les rendre pensables en développant le champ de la parole et du langage, d’en dépasser l’approximation. L’expulsion verbale constituait un premier temps et était synonyme pour une soignante d’« exutoire », qui, par définition, est un « dispositif qui sert de trop-plein dans un réseau d’égout  [1]» ; « ce qui permet de se soulager, de se débarrasser de quelque chose de gênant [2] ». Ce mot pouvait donc marquer un début d’aménagement symbolique face à une expérience clinique traumatique. Progressivement, la parole paraissait aller au-delà d’un simple dire, à l’image de ce qu’indique Benjamin Jacobi : « L’effet d’une parole ne tient pas à son expulsion, mais à sa capacité d’inscription pour celui qui peut s’entendre la dire » (2001, p. 153).

18 Ce type de vécu traumatisant, puis symbolisé s’est illustré à travers un autre exemple, celui de Marc, un infirmier, qui m’adressait son éprouvé : « Elle est dégoûtante, elle pue, moi, personnellement, je n’en peux plus ! » Il indiquait parfois être « dégoûté par elle » mais aussi « pour elle ». Autrement dit, il était question ici d’identification imaginaire. Il vivait le dégoût pour Ingrid, à sa place. Par ce biais, il tentait de redonner une dimension intersubjective au dégoût, mais aussi humaine à Ingrid. Marc prenait la mesure du réel en cause. Je lui répondis en disant : « Est-ce que, selon vous, il serait possible de la penser autrement que par du dégoût ? » En réponse à ma question, Marc relata un épisode où Ingrid avait eu des conduites excrémentielles tellement excessives que cela avait nécessité la mise en chambre d’isolement. Isoler Ingrid afin de mieux la contenir, voilà qui provoquait bien des affects et des réflexions de la part de l’équipe. Le collectif était interrogé par le biais de cette action. Puis il poursuivit : « Autant quand je la vois chier partout je suis dégoûté par elle, autant de la voir sous contention, j’ai honte… J’ai autant honte d’elle que de moi, de n’avoir pas su trouver d’autres solutions, moins violentes. » Sa honte venait heurter son éthique. L’action d’isolement semblait mettre à mal sa représentation du soin. Cependant, en disant « j’ai honte », Marc avait déjà conscience de sa honte et il changeait le statut de celle-ci qui, d’attribut, devenait objet (Scotto di Vettimo et Jacobi, 2003, p. 124), et allait ainsi au-delà de l’odeur. Marc avait dit une parole qui modifiait le réel de la situation. Dire sa honte lui avait permis d’instituer une distance sur le lieu même où il était appelé, malgré lui, par Ingrid, au dégoût. En verbalisant cela, il coupait la répétition du dégoût.

19 En déplaçant la pulsion, en faisant émerger de nouveaux signifiants, vers de nouveaux affects, un dégoût d’Ingrid avait pu se dire, sur fond de honte. Pour que cela puisse opérer au sein de la dynamique groupale, je prenais l’image statique de l’éprouvé corporel que les soignants vivaient et je la mettais en mouvement par le verbe : « vous avez eu envie de vomir », « elle vous a dégoûtés », « vous la trouvez abjecte ». Des points d’intersection s’élaboraient [3] car les soignants pouvaient ainsi émettre « la honte du dégoût qu’ils ressentaient » (Ciccone et Ferrant, 2009, p. 68), portant un nouveau regard sur eux. Le dégoût de l’autre pouvait devenir constructif en éprouvant de la honte pour l’autre, par identification imaginaire envers Ingrid. L’activité fantasmatique institutionnelle s’est progressivement réinstaurée. C’est par le canal du transfert, de chaque manifestation transféro-contre-transférentielle, que les expériences odorantes ont pu se représentifier. De la répétition étaient nées de nouvelles élaborations, qui permettaient la restauration de l’équilibre narcissique groupal. Face à l’invasion d’un trop de dégoût, un mouvement avait pu s’opérer, et cela n’avait pu se réaliser qu’en déplaçant la charge transférentielle « de l’espace de la relation entre le patient et le professionnel à l’espace d’analyse de pratique » (Gaillard, 2008, p. 41). Des moments d’humour, à entendre comme un moyen pour traiter les débordements d’affects, ont pu faire leur apparition. Aussi, par l’expression de mots d’esprit, ils ont pu rire de ce qui, à l’origine, les dégoûtait : « Elle pète la forme aujourd’hui !» « Ça semble gazer pour elle !». Cela permettait la renaissance de la pulsion de vie.

20 C’est à partir de ces éprouvés que les soignants ont pu entendre le niveau symbolique de la métaphore. La dynamique groupale instaurée a permis une réémergence significative des questions tournant autour de la civilisation et de la culture. Les sensations pures sont devenues perceptions puis mises en mots, par le biais d’un accompagnement thérapeutique vers une recherche de sens. Des objets symboliques amorcés par la parole ont pu se substituer aux objets de la pulsion. Un renouage a progressivement opéré, sous un aspect topologique, entre le symbolique et le réel. Petit à petit, chaque parole s’est déplacée dans sa singularité ce qui a permis de donner un nouveau sens aux ressentis en portant une « intelligibilité symbolique » (Ham et Scotto di Vettimo, 2007) sur le vécu singulier du soignant. Le dégoût est devenu un affect mentalisé et la honte a eu des effets civilisateurs. L’expérience d’un vécu odorant dégoûtant partagé a permis qu’un travail psychique puisse se réaliser. Un dialogue a pu émerger par le biais d’un dispositif, permettant de « saisir un temps pour dire les instants » (Mira, 2011, p. 13), ce qui a permis de donner un sens psychique aux sens physiques. Les soignants ont commencé à modifier leur mode relationnel avec Ingrid, créant un lien moins pathologique. Ils étaient moins sidérés dans leurs soins. L’odeur était devenue secondaire dans la rencontre. Le dispositif proposé a permis de mobiliser différemment l’investissement des soignants auprès d’Ingrid et de lui redonner une dimension plus humaine dans le regard de l’équipe. La reprise du désir s’est manifestée à travers le développement de certaines idées de rencontre avec la patiente, qui ont suscité quelques interrogations. Par exemple, la cadre de santé a pris l’initiative d’acheter une tente de camping dans l’espoir qu’Ingrid puisse l’investir et avoir un lieu à elle, donné par un autre. Elle voulait l’aborder en la bordant. Mais Ingrid n’y prêta guère attention. Cependant, elle déplaça son attention vers un lieu plus intime : les toilettes. Il arriva qu’elle se dirige vers ces derniers sans pour autant qu’elle n’y fasse intégralement ses besoins : elle laissait les produits odorants et dégoûtants sur place, certes, mais elle semblait avoir repéré le lieu « pour faire ».

21 Bref, même si les actes d’Ingrid ne se sont réellement jamais modifiés, il n’empêche qu’en la parlant, nous nous sommes orientés d’un dégoût possible à une honte pensable dans les éprouvés collectifs. Il a fallu du temps à l’élaboration, à la mesure de l’horreur vécue de ces affects. Les analyses des pratiques semblaient avoir fait fonction de pare-excitation, filtrant la relation avec Ingrid.

Subjectiver une expérience olfactive : de l’avoir à l’être

22 Cette quête subjective à travers le dégoût m’a permis de dépasser mon état de sidération et d’aller au-delà d’une odeur. Cet affect a constitué un point d’accrochage correspondant à mon vécu expérientiel de clinicienne. Pour donner la parole au dégoût, j’ai dû vivre ce qui pourrait être un phénomène ressenti au plus profond de ma chair, en deçà de mon humanité, pour ensuite pouvoir évoluer subjectivement dans l’après-coup. Ce vécu dégoûtant m’a amenée dans un premier temps vers une certaine catégorie de réel qui « se présente mais ne se représente pas » (Peker, 2010, p. 143). L’afflux de l’odeur a impliqué l’expression d’une quantité d’affects dont le dégoût était à mes yeux le plus pertinent tant au niveau manifeste que latent. Il m’est apparu clairement ici que l’odeur avait un impact dans la dynamique transféro-contre-transférentielle, comme l’indique Gisèle Harrus-Révidi, « toute odeur dans l’espace analytique prend un sens fondamental à l’intérieur du transfert » (1987). Cela inciterait à penser que l’odeur ne serait pas qu’une enveloppe olfactive et constituerait de manière très archaïque l’être du sujet qu’il nous faut sentir et dire. Mes expériences cliniques m’ont conduite à la réflexion selon laquelle il serait nécessaire, dans certaines formes de thérapies, de pouvoir ressentir les éprouvés, puis les interpréter, dans l’objectif de subjectiver une expérience olfactive, aussi désagréable apparaît-elle au premier abord car elle pourrait être à l’origine d’une relance élaborative. Au cours de ce travail de recherche, les statuts ontologiques qu’ont suscités l’odeur et le dégoût sur le sujet névrosé par le sujet autiste n’ont cessé de me questionner afin de pouvoir faire advenir l’être en devenir. Selon moi, les répercussions psychiques provoquées par l’odorat ont mérité et méritent encore d’être explorées en psychanalyse.

Notes

Français

À partir de son vécu de psychologue clinicienne en institution avec des patients adultes autistes, l’auteure a tenté ici de travailler subjectivement sur l’odeur et ses effets. Elle s’est basée sur les approches phénoménologiques et ontologiques, articulant ces dernières avec l’affect de dégoût. Au sein du corpus théorique, les sensations odorantes et dégoûtantes ont également été repérées et associées avec les écrits freudiens. À travers cet article, l’auteure cherchera à démontrer le statut thérapeutique que peut receler le dégoût par le biais de l’odeur, en portant ses éprouvés au-delà des ressentis manifestes, à partir des sensations freudiennes. Ils ont été à l’origine de phénomènes transférentiels et identificatoires importants. De ce point de vue, elle les a situés au centre de la psyché humaine. Elle a pu constater la détermination du dégoût, son implication subjective, éthique et enfin ses ambiguïtés lors d’un travail psychothérapique avec l’équipe soignante.

Mots-clés

  • Dégoût
  • odorat
  • affect
  • sensation
  • subjectivité

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Alexandra Roumaud
Psychologue clinicienne - 73, rue de Roquebillière, F-06300 Nice
a.roum@wanadoo.fr
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/10/2016
https://doi.org/10.3917/cm.094.0271
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