CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« S’il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine, il existe pourtant une universalité humaine de condition. »
Jean-Paul Sartre, 1996

1 Entre la préface et le début du premier chapitre de l’ouvrage Stigmate d’Erwing Goffman, on retrouve une lettre écrite par une jeune femme née sans nez (Goffman, 1975). Alors que bon nombre d’auteurs se réfèrent à Goffman lorsque la notion de stigmate est évoquée, cette lettre, à ma connaissance, n’a pas fait l’objet d’une reprise. Pourtant, ce choix de l’auteur est, me semble-t-il, un signe aux lecteurs, une manière de souligner des mécanismes importants dans le processus de stigmatisation.

2 Il s’agit d’une lettre écrite par une adolescente de 16 ans, qui demande une solution à sa situation désespérée. L’auteure de la lettre explique que sa mère pleure quand elle la regarde, qu’elle est l’objet de moqueries de la part des garçons en raison de son visage déformé par l’absence de nez. Elle se demande : « Qu’est-ce que j’ai bien pu faire pour avoir un sort aussi horrible ? » Tout en reconnaissant avoir fait de mauvaises choses pendant sa petite enfance, elle conclut que celles-ci ne pourraient aucunement être à l’origine de son handicap, puisqu’elle est née ainsi. Son père argumente qu’elle a pu faire quelque chose de mal dans une autre vie, par exemple. Sans trouver de réponse à la cause de sa difformité, sa lettre conclut avec une interrogation poignante : « Dois-je me suicider ? » La lettre est signée : « Amicalement, désespérée. »

3 Avec cette lettre, Goffman plante le décor et nous offre une équation de ce qui se joue pour le sujet lorsqu’il est porteur d’un stigma. Règnent ainsi dans la lettre à la fois le poids du regard de soi sur soi, le rôle fondateur du regard de l’autre et le rejet provenant des autres. Honte et culpabilité transpirent de cette lettre interrogative sur la causalité, comme un cri de douleur d’être née, d’être ce qui lui manque et qui la définit : un nez.

4 La lettre nous laisse pressentir que le processus de stigmatisation est le fruit d’une coconstruction qui se joue sur le plan duel, groupal et social, et qui ne laisse pas celui qui est porteur dans une position passive. Être porteur d’un stigma conduit la personne qui le porte à un travail psychique : trouver un sens à son visage déformé, au stigma qui l’identifie comme un être porteur d’une faute commise et dont elle doit payer la dette quitte à s’ôter la vie, mourir pour ne pas continuer à souffrir.

Handicap, le travail de théorisation profane

5 Chez l’homme, la douleur consécutive à la perte est souvent une invitation à des interrogations existentielles, à la découverte d’énigmes. La confrontation personnelle au handicap, avec la part de douleur, les pertes, les séparations et l’angoisse de mort qui s’y rattachent, n’est pas seulement accompagnée d’affects dépressifs. C’est parfois d’un sort terrible qu’émerge une profonde soif d’exister. Murphy, éminent anthropologue américain, universitaire et atteint d’un mal incurable, souligne que « en me transformant peu à peu en paralytique, j’allais découvrir, comme si je subissais une nouvelle sorte d’éducation, l’effervescence et la puissance de la rage de vivre » (Murphy, 1987, p. 16).

6 Chez le sujet porteur d’un handicap, confronté au scandale de la souffrance intime provoquée par sa naissance, par sa marque qui le différencie, qui trace une cicatrice si profonde qu’elle reste invisible à l’œil nu, la riposte peut être celle d’une succession de questions qui l’obligent à penser. Bien entendu il y a des pensées ruminantes, obsédantes, destructrices sur les raisons qui pourraient expliquer un tel destin (comme celles de la lettre ci-dessus). Murphy se demandera : « La mort n’est-elle pas préférable à l’invalidité ? » (ibid., p. 314). Question qui vient du for intérieur du sujet mais aussi d’une société qui, par son regard sur le handicap, adresse selon Murphy une « ultime calomnie » aux handicapés physiques en mettant en question la valeur de leurs vies et leur droit même à exister. La perte de la dignité chez le sujet peut entraîner une menace d’extrême annihilation. Le sentiment de honte ayant perdu toute valeur de signal d’alarme, peut se transformer en une « honte à mourir », telle que Roussillon (2012, p. 291) la décrit dans la clinique des situations extrêmes. Cette honte peut conduire la personne à préférer disparaître, fuir, ou encore à ne plus vivre mais seulement à survivre psychiquement.

7 Je souhaite insister ici sur l’idée que le handicap avec le sentiment d’être amputé du monde des « normaux » peut être l’occasion, lorsque le sujet peut le réaliser, d’un travail intense de théorisation profane. La douleur psychique, lorsqu’elle est prise dans un univers symbolique, peut être mieux supportée que celle qui reste sans représentation associée, sans logique, sans symbolisation possible.

8 L’expérience clinique démontre que ce processus de théorisation se retrouve également chez des personnes avec une déficience intellectuelle, pour qui la différence et le sentiment d’exclusion ne sont pas inexistants, comme bien souvent on peut être tenté de le croire. Simone Korff-Sausse a déjà bien illustré les fantasmes qui sous-tendent ces pensées dans ses travaux sur psychanalyse et handicap, affirmant ce que le handicap mobilise en termes de représentations : filiation fautive, transmission dangereuse, procréation interdite (Korff-Sausse, 2010).

9 Les tentatives réalisées par le sujet pour expliquer son mal, son manque, sa faille, son « anormalité », rappellent ce que Roland Gori définit comme une construction imaginaire que la personne « se donne spontanément pour expliquer ce qui lui arrive » (1997, p. 10). Ces explications fonctionnent comme un réordonnancement des signifiants de sa propre histoire dans un « roman » qui serait la preuve du penchant inépuisable de l’homme pour la causalité. L’être humain ne peut s’empêcher d’attribuer une cause et un sens à tout événement, aussi absurde soit-il.

10 Roland Gori illustre l’importance que le sujet attribue à cette causalité à travers la plume de Stefan Zweig : « Tout être qui souffre cherche à découvrir le sens de sa souffrance », « La maladie lui paraît toujours envoyée par quelqu’un, et l’être inconcevable qui l’envoie doit avoir ses raisons pour le faire pénétrer précisément dans tel ou tel corps », « Quelqu’un doit en vouloir à l’homme qu’elle atteint, être irrité contre lui, le haïr », « Le punir pour une faute, pour une infraction, pour un commandement transgressé ». Zweig rend compte ainsi de la dimension surmoïque, punitive et accusatrice que la maladie et le handicap peuvent provoquer chez le sujet qui les porte (Gori, 1997). Nous retrouverons chez Murphy, tout au long de son ouvrage Vivre à corps perdu, l’importance accordée à ses propres interrogations sur son invalidité qu’il qualifie d’hallucinatoires et teintées de peurs obsédantes. Murphy suit la conception freudienne du mythe d’Œdipe pour faire des liens entre invalidité corporelle et sentiment de culpabilité. Il rappelle que, dans l’interprétation psychanalytique du mythe, la cécité d’Œdipe rend compte d’une opération symbolique de castration, châtiment qui suit l’inceste et le parricide. La cécité rappelle la faute commise et constitue sa conséquence. Pour illustrer l’opération symbolique de castration Murphy avance l’idée que l’invalidité paralytique représente pour un individu de sexe masculin comme une sorte d’émasculation totale menaçant les valeurs culturelles attachées à la virilité : force, activité, rapidité, vigueur et courage (Murphy, 1987, p. 137). Dans mon expérience clinique auprès de femmes atteintes d’un handicap d’origine neurogénétique, l’opération symbolique de la castration se situerait en creux, dans un vide froid, un dessèchement des organes internes en lien avec la procréation et la sexualité. En ce sens il est habituel de constater combien les femmes en situation de handicap peuvent vivre leur désir de grossesse dans la crainte d’être jugées, incomprises par leurs propres parents et leurs substituts représentés notamment par la figure du médecin vécu comme un persécuteur.

11 La quête d’une cause fonctionne comme un véritable attracteur psychique des souvenirs infantiles, des théories sexuelles infantiles, de la scène originaire et de la distribution des places dans cette scène. Pour Ciccone : « Chaque famille, comme chaque sujet, va construire et se raconter un scénario concernant cet évènement potentiellement traumatique que représente la rencontre avec le handicap » (Ciccone, 2013, p. 62). Il souligne que ce scénario puise ses représentations dans la culture du groupe social, dans la culture propre à la famille ou dans celle du sujet lui-même. Il introduit une notion importante qui est celle des « fantasmes de culpabilité », notion qui s’avère très pertinente dans la clinique du handicap. Il définit ces fantasmes comme « des scénarios construits pour traiter la culpabilité que mobilise le handicap et pour gérer les effets traumatiques de l’expérience de rencontre avec le handicap » (ibid., p. 63). Il suggère que la culpabilité, dans ce contexte, concerne le fait de ne pas avoir pu l’éviter, de ne pas pouvoir le réparer ou l’annuler, d’être impuissant, d’imposer à un enfant une vie faite de souffrances, de désirs de mort, d’abandon. L’auteur attribue à cette activité fantasmatique une double valeur positive. D’une part, dans la mesure où le sujet est coupable, l’évènement demeure moins scandaleux, donnant ainsi à ces fantasmes une valeur protectrice de pare-excitation. D’autre part, le fantasme permet de réaliser un travail d’appropriation par un mouvement de reprise subjective : dans le « je suis coupable » se trouve un « je » qui organise son histoire traumatique dont il pourrait se sentir l’objet.

12 Ces fantasmes de culpabilité apparaissent dans la clinique autant chez la personne concernée directement que chez ses proches : parents, grands-parents, fratrie. Même s’ils sont douloureux pour le sujet, ils témoignent du développement de l’humain, dans le sens où ils attestent de l’accès à la position dépressive caractérisée par la peur d’avoir endommagé la mère et d’un désir de réparation consécutif, qui est à la mesure de l’agressivité et de l’envie éprouvées. Les fantasmes de culpabilité sont des opérateurs de bon augure pour la suite du processus psychique qui accompagne la découverte de la maladie et du handicap qui s’ensuit. C’est ainsi que le propose Gammill lorsqu’il évoque la position dépressive au service de la vie, tout au long de la vie (Gammill et coll., 2011). Il souligne l’importance de ne pas la réduire à un stade du développement, ni de la confondre avec un état pathologique. Cette capacité dépressive serait le carburant et l’essence du travail psychique devant la séparation et la perte. Les fantasmes de culpabilité dans le contexte du handicap peuvent être entendus comme des rejetons de la souffrance dépressive.

13 Les représentations subjectives du handicap sont indissociables des processus de stigmatisation, nous verrons ci-dessous comment les enjeux de celles-ci sont primordiaux dans ce phénomène qui doit être compris non seulement en termes d’attribut mais aussi en termes de relation.

Le stigma et la stigmatisation

14 Un stigma se construit par un double mouvement : s’identifier (à sa marque) et être identifié (comme porteur d’une marque). En effet, selon Goffman, le mot stigmate « sert à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en termes de relation et non d’attributs qu’il convient de parler » (Goffman, 1975, p. 13). Cela suppose que le stigmate est une véritable co-construction.

15 Goffman met aussi l’accent sur la production active du discrédit social d’un individu comme le résultat d’un mouvement social : « Un individu qui aurait pu aisément se faire admettre dans le cercle des rapports sociaux ordinaires possède une caractéristique telle qu’elle peut s’imposer à l’attention de ceux d’entre nous qui le rencontrent, et nous détourner de lui, détruisant ainsi les droits qu’il a vis-à-vis de nous du fait de ses autres attributs » (ibid., p. 15). À travers le concept de stigmate Goffman réalise une analyse de la relation qui lie un « normal » et un « handicapé », c’est-à-dire quelqu’un d’affecté d’un stigmate, qu’il s’agisse d’un handicap physique ou social, quelqu’un de discrédité socialement. Pour lui la dramaturgie existante entre le « normal » et le « stigmatisé » représente une métaphore de la vie sociale.

16 La figure du handicap comme objet de stigmatisation implique que le handicap est provocateur de craintes, de violences qui se jouent sur le théâtre de l’intime ainsi que sur la place publique de notre société. La personne handicapée fait figure d’étranger. Elle est, comme telle, source de projections violentes, de sentiments d’étrangeté, de craintes, de contagion, de dégoût ainsi que de toute la gamme de formations réactionnelles qui résultent d’un retournement en leur contraire des motions destructrices se transformant en attitudes opposées : apitoiement, compassion, hyperprotection, idéalisation. Murphy évoquera le corps infirme comme une « maladie des relations sociales » (Murphy, 1987, p. 157). Pour l’auteur, les personnes atteintes deviennent des étrangers, et même des exilés dans leur propre pays. Susan Sontag (2005) évoquera, pour parler de la personne malade, la métaphore d’un individu ayant une double nationalité, parlant deux langues, celle de la vie saine et celle de la vie malade, qui s’annulent parfois dans la confusion qu’elles créent.

17 La part du visuel est au cœur de la notion de stigma puisque, à l’origine, « le stigmate désigne des marques corporelles destinées à exposer ce qu’il y avait d’inhabituel et de détestable dans le statut moral de la personne ainsi signalée » (Goffman, 1975). Le stigma n’était pas une marque déjà existante mais au contraire une marque effectuée avec violence, gravée sur le corps au couteau et au fer rouge pour identifier celui qui devait être différencié des autres : esclave, criminel, traître, frappé d’infamie, personne à éviter.

18 On observe ainsi que la société grecque produisait des catégories de personnes détestables dont « la tare » était à la base invisible puisque d’ordre moral. L’ouvrage de Goffman introduit de nouvelles formes « d’identité abimée » et de stigmatisation contemporaines, soulignant le passage du moral à d’autres types de différences qu’il caractérise ainsi : la monstruosité du corps avec les différentes difformités ; les tares du caractère qui, aux yeux des autres, prennent la forme d’un manque de volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles, de croyances égarées et rigides, de malhonnêteté ; la race, la nationalité et la religion (ibid., p.14).

19 Il est certain que les travaux de Goffman se situent dans un contexte et dans une époque donnée : la société américaine des années cinquante. Mais, au-delà des discours inclusifs et progressistes actuels en matière de handicap, la discrimination, la stigmatisation existent bel et bien et peuvent se détecter dans le langage, les interactions sociales et l’absence d’accessibilité architecturale urbaine dans laquelle nous vivons au XXIe siècle. On peut affirmer que l’analyse de Goffman reste, dans bien des pays – sauf de rares exceptions –, de grande actualité, surtout lorsqu’il affirme que la société exerce une stigmatisation par laquelle elle réduit, parfois à son insu, les capacités vitales des personnes en situation de handicap.

Stigmatisation comme processus actif

20 L’individu n’est pas un réceptacle passif en situation de stigmatisation (Cavayas et coll., 2012). La manière dont une personne réagit à sa propre stigmatisation est éminemment hétérogène et l’impact s’étend à ses proches (MacRae, 1999 ; Corrigan et coll., 2010). Dans ce sens l’auto-stigmatisation représente l’impact de l’internalisation du stigma public (Corrigan, 2002). Selon Cavayas, une personne qui s’autostigmatise plaque les croyances discriminantes sur sa propre personne, la menant ainsi à se dévaloriser et à perdre l’estime d’elle-même (Cavayas et coll., 2012).

21 Cavayas, Raffard et Gély-Nargeot réalisent une revue de la littérature des études portant sur le processus de stigmatisation dans la maladie d’Alzheimer dont les conséquences sont dévastatrices pour les individus qui en sont atteints et pour leurs familles (ibid.). Ils concluent à l’absence d’études sur le processus de stigmatisation dans cette population et soulignent la nécessité d’évaluer les représentations explicites et implicites associées au groupe social stigmatisé. Certains auteurs ont décrit les processus de stigmatisation comme aussi délétères que les symptômes de la maladie elle-même (Feldman et Crandall, 2007). Link et Phelan (2001) observent ainsi une forme de processus de stigmatisation comportant différentes phases qui se renforcent : l’identification, l’étiquette, la mise en application des stéréotypes et préjugés, les conséquences en termes de discrimination et d’autostigmatisation. Cette autostigmatisation est définie comme l’internalisation du stigma public : la personne qui s’autostigmatise applique les croyances stéréotypées, préjudiciables et discriminantes à sa propre personne, l’amenant ainsi à se déprécier.

22 Lors de la rencontre entre soi et autrui, chacun cherche à « typifier » l’autre pour l’identifier. La différence entre soi et autrui est traitée comme une inégalité et cette « étiquette » attribuée à autrui devient un stigmate.

23 La difficulté apparaît lorsqu’un décalage se produit entre l’identité attribuée par autrui et l’identité revendiquée par soi. De l’écart résultent : résignation, révolte, négociation, fuite et isolement.

24 Mon expérience de psychologue clinicienne à l’hôpital avec des personnes porteuses des marques, des stigmates, des traces d’une pathologie somatique, d’un handicap mais aussi d’une souffrance psychique gravée en elles mais invisible à l’œil nu, m’a permis de constater combien le repli sur soi, l’enfermement, voire l’auto-exclusion sont des mécanismes révélateurs d’un effort du sujet pour maintenir une image et une estime de soi à l’abri du regard d’autrui ; regard perçu parfois comme destructeur, blessant, étranger à l’image que la personne peut se faire d’elle-même.

25 Une femme de 38 ans, atteinte d’une maladie neurogénétique, l’ataxie cérébelleuse, m’expliquait que sa maladie, dans son évolution, lui infligeait une démarche ébrieuse. Progressivement, elle restait recluse chez elle pour éviter les regards, les commentaires des personnes qui pensaient qu’elle avait bu. Chaque sortie dans la rue représentait pour elle une exposition aux regards qu’elle qualifiait d’insultants. Sa fille âgée de 7 ans lui demanda un jour de ne plus venir la chercher à la sortie de l’école car ses camarades lui disaient que sa mère avait bu, qu’elle était bizarre et qu’elle devait sûrement être une prostituée. L’amour de soi était entamé, elle se sentait jetée hors de la communauté humaine. Ce qui aggravait davantage ses problèmes moteurs était le sentiment d’être dans la rue « comme au bord d’un gouffre qui pourrait l’engloutir », disait-elle. Ce qui la stigmatisait n’était pas tant sa maladie mais son identité sociale de mère qui était réduite au discrédit par la discordance entre l’un des ses attributs et les attentes normatives sociales. Ce n’est pas la femme malade qui produisait de la violence et réveillait de la suspicion mais sa démarche ébrieuse qui ne correspondait pas à ce qu’une mère devrait être pour la société.

26 Ce processus est fréquent chez les personnes en situation de handicap souffrant de maladies invalidantes, qui sont exclues et s’excluent des interactions sociales parce qu’elles interrogent les rapports à la norme et les caractéristiques qui sont socialement reconnues, acceptées et partagées. Une mère ne doit pas marcher de travers, elle doit être comme les autres mères, se tenir droite faute de quoi elle peut être qualifiée d’alcoolique et de prostituée. Ces effets, produits sur les autres, faisaient écho à son histoire d’enfant. Elle avait été « donnée » par ses parents biologiques à sa tante maternelle et son mari qui, eux, n’avaient pas pu avoir d’enfant. En échange, ses parents adoptifs devaient payer les parents biologiques pour leur avoir donné l’une de leurs filles, monnayant ainsi la possibilité de la garder dans leur foyer. Cette révélation sur sa véritable filiation est intervenue au moment où elle déclarait la maladie car son père biologique était atteint de la même maladie qu’elle. Le sentiment honteux d’avoir cru ses parents adoptifs, la blessure d’avoir été donnée-abandonnée dans d’autres bras (alors qu’elle découvrait qu’elle avait d’autres sœurs qui, elles, vivaient avec ses parents biologiques) se reproduisaient à chaque fois qu’elle sortait dans la rue. Ce qu’elle engendrait à présent dans le regard des autres (être stigmatisée) et dans sa vérité imaginaire (s’identifier au stigma) était le reflet de ce qu’elle avait expérimenté au plus profond d’elle-même : être une enfant déviée et mauvaise, donnée à d’autres parents en échange d’argent.

Les stratégies de dissimulation

27 Marcel Calvez (1994) souligne que la personne stigmatisée peut avoir recours à des stratégies de dissimulation qui ne vont pas sans nous rappeler le faux-semblant. La personne se voit ainsi contrainte de créer des subterfuges pour éviter que l’un de ses attributs soit visible pour les autres. Ces stratégies de dissimulation, avec la part inconsciente de déni qu’elles comportent, peuvent être au service d’une non-acceptation de la réalité que le handicap impose.

28 Monsieur C., patient atteint d’une maladie neuromusculaire d’origine génétique et transmissible potentiellement à ses enfants, refusait de dire à ses deux enfants qu’il était atteint de la même maladie que sa propre mère. Cette dernière se trouvait à un stade évolué de la maladie : elle ne marchait plus et était dépendante pour tous les actes de la vie quotidienne. Monsieur C. développait des stratégies de dissimulation pour ne pas montrer à ses deux enfants âgés de 6 et 11 ans les signes moteurs dont il souffrait. Pourtant sa démarche était déjà marquée par les difficultés à monter une marche ou faire un parcours à pied. Il préférait ne rien dire à ses enfants, « car j’ai peur de les effrayer », disait-il. Alors que sa femme lui expliquait que les enfants se posaient des questions, il refusait catégoriquement l’idée de leur annoncer sa maladie en arguant qu’il le ferait plus tard, lorsque les enfants seraient « en âge de comprendre ». Il trouvait des excuses à son incapacité à se déplacer et à exercer son rôle social : il n’accompagnait plus ses enfants à aucune activité scolaire, n’allait plus faire les courses avec sa femme, renonçait à toute proposition dans le domaine professionnel par peur d’être dévoilé dans son incompétence. Selon Calvez (1994), ces stratégies conduisent à un déguisement de compétences qui conduisent les personnes à tenter de vivre normalement en anticipant la détection du stigmate. Dans son analyse le rapport à la déficience suppose de situer les interactions dans le cadre social et culturel, nous rajouterons aussi dans le cadre individuel, subjectif et sur fond d’histoire et d’inconscient. Pour monsieur C. la maladie s’inscrivait dans un interdit de dire, de reconnaître ce qui existait et qui était donné à voir, perçu par les autres. Les mécanismes de dénégation ne concernaient pas la maladie elle-même, puisqu’il était conscient de ses troubles, mais ils se dirigeaient vers les autres : « Ce n’est pas ce que vous croyez voir. » C’est le « ce n’est pas » qui souligne ses efforts, au prix de mécanismes de défense extrêmes, pour se maintenir sur le plan narcissique, menacé d’un effondrement imminent.

Liminalité, mécanismes de défense, identifications, contre-transfert

29 La difficulté existentielle à être devant le handicap et à le vivre est définie par Murphy (1987) tout au long de son œuvre Il refuse toute équivalence entre sa paralysie et une forme de déviance. Ce refus le conduit à s’emparer de la notion de liminalité, introduite par Van Gennep (1909) pour qualifier la condition sociale des personnes handicapées physiques. Murphy fait un travail minutieux d’auto-analyse des processus externes et internes devant l’épreuve de sa propre maladie et de son incapacité progressive.

30 Il compare cet état de liminalité aux rites de passage et d’initiation qui ont pour but d’engager la communauté dans les moments de passage d’une position à une autre. Il définit trois étapes : isolement et instruction de l’initié, renaissance rituelle et enfin réincorporation dans la société avec un rôle nouveau. La situation de liminalité se situerait entre la phase d’isolement et celle de renaissance. Dans ce temps, le sujet se retrouve dans un « entre-deux », « sur le seuil », suspendu dans les limbes et maintenu en dehors du système social. S’inspirant des travaux de Van Gennep, Durkheim, Mauss et Turner, il arrive à des affirmations telles que : « Les handicapés à long terme ne sont ni malades ni en bonne santé, ni morts ni pleinement vivants, ni en dehors de la société ni tout à fait à l’intérieur. » Le handicap laisse pour Murphy planer le doute sur leur condition humaine. Il distingue très clairement la situation de liminalité dans le contexte de la maladie et dans celui du handicap. Le malade vit en état de suspension jusqu’à ce qu’il guérisse, le handicapé passe sa vie dans un état liminal : « Il n’est ni chair ni poisson », il est un individu indéfini et ambigu (Murphy, 1987, p. 184).

31 Le stigma permettrait de remarquer d’un simple coup d’œil les bons et les mauvais, les étranges, les malades, les handicapés. Par l’intermédiaire de la stigmatisation le monde se séparerait en deux : ceux qui le portent (les stigmatisés), ceux qui ne le sont pas (les normaux). Cela ne va pas sans nous rappeler les mécanismes de défense archaïques étudiés par Melanie Klein : le clivage, la projection et l’identification projective. Ces mouvements défensifs sont des mécanismes importants dans les premières phases du développement humain, mais sont présents tout au long de la vie. Dans l’identification projective : « des parties du soi et des objets internes sont détachées et projetées dans l’objet externe, lequel devient alors une possession des parties projetées, qui le contrôlent et auquel elles s’identifient » (Segal, 1969, p. 33). L’expulsion des parties de soi haïes dans l’autre permettraient-elles de valider ses propres sentiments d’indignité ? Les réactions individuelles et collectives devant les personnes handicapées rappellent le besoin d’avoir une bonne image de soi en face, quitte à détourner son regard devant celui qui marche de manière étrange, qui bave, qui parle mal en raison de son handicap.

32 Simone Korff-Sausse situe la clinique du handicap dans les cliniques de l’extrême, soulignant que ces dernières mettent « à l’épreuve les capacités d’identification, mises à mal par les aspects déshumanisants et narcissiquement blessants, mais aussi par le risque d’une captation spéculaire d’une horreur médusante » (Korff-Sausse, 2011, p. 145). Elle soutient l’hypothèse que le handicap provoque des styles identificatoires opposés : soit il met en échec les identifications par les aspects déshumanisants et narcissiquement blessants, soit il provoque un trop-plein d’identification mais sur des modalités archaïques et primitives qui terrorisent le sujet. Elle trouve ici l’une des raisons pour laquelle peu de psychanalystes se sont jusqu’à présent intéressés à ces patients : « Ils se sentent démunis, voire mis en échec par cette atteinte marquée par une organicité, qui leur paraît incompatible avec l’approche psychanalytique » (Korff-Sausse, 2011, p. 146). Dans la clinique du handicap, les réactions contre-transférentielles du thérapeute sont souvent intenses, elles peuvent provoquer découragement, fatigue, évitement mais aussi fascination. Simone Korff-Sausse souligne le poids du réel et l’impact d’une réalité irrémédiable et d’une « corporalité traumatisée et traumatisante, dont l’effet médusant provoque une sidération ou un rejet produisant une butée de la pensée » (Korff-Sausse, 2007, p. 40). L’envahissement par la réalité se fait jour dans l’espace thérapeutique par le poids de l’organicité, du savoir médical, par les pratiques rééducatives, les soins quotidiens, la présence des appareillages (corset, fauteuil roulant, béquilles). Ces réalités peuvent devenir des obstacles à l’écoute des enjeux psychiques, des fantasmes inconscients liés à la réalité envahissante du handicap. Si le contre-transfert est une épreuve pour le thérapeute, c’est bien parce que le handicap vient frapper à la porte de nos plus profondes angoisses, de nos peurs infantiles et de nos propres positions dépressives. En conséquence, le désir de réparation nous guette et nécessite d’être travaillé par le thérapeute pour qu’il ne sombre pas dans une hyperactivité verbale (nombreuses interventions, remplissage des silences, banalisation, fausses réassurances) qui ne laisse pas le sujet exprimer ses fantasmes mais qui le propulse plutôt dans un discours opératoire qui l’éloigne d’un travail de symbolisation et de subjectivation. La rencontre clinique n’est possible que si elle convoque le désir du thérapeute d’être là, présent à l’autre, capable de se reconnaître aussi dans l’autre, si étrange soit-il, de se reconnaître dans l’enfant blessé qu’il a été et qui peut se sentir terrorisé par l’image que le handicap renvoie. Il nous semble qu’un autre élément est présent chez le thérapeute, c’est la surprise, l’étonnement de notre oubli total et complet du handicap. C’est lorsque nous pouvons reconnaître la personne comme porteuse d’une marque et que cette marque disparaît, devenant invisible, que nous l’écoutons dans ce qu’il a à nous dire des profondeurs de sa vie psychique.

Conclusion

33 Je voudrais conclure avec un souvenir personnel d’adolescence présent tout au long de l’écriture de ce texte. J’avais 13 ans et je devais rentrer à la capitale depuis l’endroit où je me trouvais en vacances dans la maison familiale. C’était la première fois que je prenais le train seule et ce jour avait pris pour moi une grande importance sur le plan fantasmatique. Mes parents m’avaient accompagnée à la gare, restaient sur le quai pendant que je m’installais sur mon siège côté fenêtre. Pendant qu’ils me faisaient les dernières recommandations à travers la vitre fermée, je me suis aperçue qu’un homme s’était assis à mes côtés. Il était trachéotomisé et sa vision provoqua en moi un effroi infini. En me tournant vers la fenêtre j’ai essayé de dire à mes parents ce qui arrivait. Alors que je gesticulais ma peur, je me suis rendu compte que les deux personnes sur le quai à côté de mes parents étaient la femme et le fils du monsieur assis à côté de moi. Ils avaient vu l’horreur sur mon visage ! J’ai vu dans les leurs la peine ! Moi qui partais pour un voyage perçu comme le signe d’une autonomie naissante, j’étais rappelée à l’ordre par la terreur d’être réduite à l’état d’objet passif troué à la gorge. J’ai commencé ce texte en évoquant la stigmatisation comme une coconstruction. En le terminant je dirai qu’en stigmatisant l’homme et sa famille j’ai été marquée au fer rouge par cet évènement qui, bien des années plus tard, lorsque sa remémoration a été possible, est devenu un matériel important dans la compréhension de ma vocation et de mes choix professionnels.

Français

La figure du handicap représente un paradigme intéressant pour réfléchir aux enjeux de la ségrégation et de la stigmatisation : elle fait figure d’étranger, éveille des représentations de monstruosité ; elle est source de projections violentes, d’un sentiment d’inquiétante étrangeté, de contagion et de dégoût. Notre expérience clinique avec des personnes porteuses de marques, de stigmates résultant des traces d’une pathologie somatique et/ou d’un handicap nous a permis de constater combien le repli sur soi, l’enfermement, voire l’auto-exclusion sont des mécanismes révélateurs d’un effort du sujet pour se maintenir sur le plan narcissique devant le regard d’autrui. Nous concluons que le processus de stigmatisation est le fruit d’une coconstruction sur le plan duel, groupal et social. Il ne laisse pas celui qui est porteur du stigma dans une position passive. Les représentations subjectives du handicap interviennent de manière active dans le processus de stigmatisation qui doit être compris non seulement en termes d’attribut mais aussi en termes de relation.

Mots-clés

  • Handicap
  • psychanalyse
  • stigmatization

Bibliographie

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Marcela Gargiulo
Maître de conférences Paris-Descartes (laboratoire PCPP), hôpital Pitié-Salpêtrière, Institut de myologie (AIM), Paris – Groupe Hospitalier Pitié Salpêtrière – Bâtiment Babinski, 47-83 boulevard de l’Hôpital, F-75651 Paris Cedex 13
marcela.gargiulo@parisdescartes.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/10/2016
https://doi.org/10.3917/cm.094.0125
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