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La nosographie ségrégative

1 Le diagnostic en psychiatrie a quelque peu changé de nature depuis ces dernières décennies. Son usage a longtemps été réservé à la sphère savante des psychiatres qui ont façonné au cours du temps une nosographie détaillée et fondée sur l’observation clinique. Les discussions cliniques passionnaient les psychiatres à la recherche d’une sémiologie la plus fine possible, grâce à une observation de plus en plus différenciée ; néanmoins, ces raffinements avaient peu d’impact sur la conduite thérapeutique et même la plupart du temps pas d’impact du tout. Cette observation était marquée de préjugés idéologiques, colonialistes et racistes. Néanmoins cette période a laissé un immense corpus dont l’enseignement est très formateur et qui peut à l’occasion aujourd’hui s’avérer utile. On pourrait par analogie avec une langue morte dire que le diagnostic en psychiatrie, à ce moment, appartenait à un savoir mort car coupé de toute utilité thérapeutique pour celui qui le portait. À cette époque la démarche diagnostique était discriminatoire : elle consistait à observer les patients comme à la limite on observe des animaux en cage au zoo ou des plantes, même si nombre de praticiens se conduisaient de manière humaine. Cette situation a duré jusqu’à l’arrivée des psychotropes.

Psychotropes, antidiscrimination ?

2 Les psychotropes sont des médicaments qui agissent sur les émotions, sur les comportements, sur les affects, sur l’humeur et par leur action ils ont bouleversé les paramètres de la nosographie. À partir des années soixante et de plus en plus au cours du temps la nosographie psychiatrique est devenue pharmaco-induite, les pathologies mentales ont été redistribuées et renommées par l’action des médicaments. Par exemple, on s’est aperçu que les antidépresseurs agissaient sur des angoisses aiguës alors que les tranquillisants agissaient sur les angoisses chroniques, d’où une nouvelle dénomination des états anxieux. On est alors passé de l’angoisse aiguë à l’état de panique et de l’angoisse chronique au trouble anxieux généralisé dit TAG. L’accent est mis sur les symptômes, cibles de médicaments, plus que sur le vécu ou le contexte. Si l’arrivée des psychotropes doit être saluée comme un progrès évident elle a aussi, à la longue, entraîné une certaine déshumanisation : le diagnostic pharmaco-induit pouvait mettre à distance l’écoute de la parole des patients, de leur vécu, pour laisser la place à une sémiologie de type médical où on attribue une signification de pure forme au symptôme réduit à un signe, où on ne s’attache qu’à l’enveloppe formelle du symptôme.

3 La généralisation de l’usage des psychotropes a entraîné de multiples conséquences mais son impact sur la discrimination des malades mentaux est à nuancer. D’un côté, les psychotropes ont libéré les patients les plus sévèrement atteints en leur donnant une certaine autonomie et en leur permettant un certain lien social, un contact avec les autres. Quoi qu’on en dise la « camisole chimique » n’a rien de comparable avec la camisole physique. Pour les patients moins ou peu sévèrement atteints les psychotropes ont eu parfois une conséquence particulière : couper le sujet de la signification de ses symptômes. Le symptôme psychique, cible du médicament, est extériorisé par le diagnostic dans le sens où le savoir est du côté du médecin et la signification du symptôme est réduite à un signe servant à la prescription. Certains patients considèrent que la prescription de médicaments psychotropes est dévalorisante et quelles que soient les bonnes ou les mauvaises raisons de cette appréciation il faut la prendre en compte. Les psychotropes donnent à certains un sentiment d’aliénation : ils ne se sentent plus maîtres de leur psyché. Ce sentiment peut être transitoire ou persister même après le retour à la normale. Ils sont à l’occasion soulagés de leur angoisse, de leurs sentiments dépressifs, de leurs affects douloureux mais dans le même temps ils se disent dépossédés ; ils ont l’idée que la prescription est discriminatoire, dans le sens où elle serait réservée aux seuls « malades », à ceux incapables de s’en sortir par la parole, par une parole recueillie dans un cadre psychothérapique car ils ne seraient plus malades ou jugés comme tels par une démarche diagnostique. Le médicament discriminant opérerait une sélection entre les malades qui ont besoin d’une aide chimique et les autres. Bien sûr l’art du médecin, du psychanalyste ou du thérapeute peut se déployer pour contrer cette idée ou permettre son élaboration mais il n’en demeure pas moins que la prescription et le médicament psychotrope font acte de séparation avec la parole du sujet et son écoute ; cette séparation peut produire un sentiment de dépersonnalisation parfois associé à une idée de discrimination, reprise dans un narratif de dévalorisation et d’atteinte à l’estime de soi. La prise de médicaments est associée à un diagnostic psychiatrique qui médicalise un état psychique. La maladie dont souffrirait celui qui prend des médicaments est « objective ». Par exemple, le sujet souffre d’une maladie dite « état dépressif » et le médecin lui administre un médicament appelé « antidépresseur ». Cela ne correspond pas à la réalité clinique dans bien des cas, ni au vécu ni à l’action réelle du médicament. Il s’agit d’un semblant médical qui marche dans certains cas mais qui laisse aussi « un reste » quand le patient a le sentiment qu’il n’a pas pu parler ou qu’il n’a pas été écouté.

Le changement de paradigmes des années 1980 et son impact sur la ségrégation des malades mentaux

4 Avec l’arrivée de la troisième édition du DSM (Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux), manuel américain qui a progressivement assuré son hégémonie sur la psychiatrie mondiale, nous avons assisté à un grand changement de paradigmes dans le champ psychiatrique. Plusieurs facteurs ont alors contribué à rendre le diagnostic psychiatrique moins ségrégatif.

5 Tout d’abord, la promotion de l’idée que les maladies mentales étaient assimilables à des maladies du cerveau, qu’elles étaient liées à un « déséquilibre chimique » devant être traité par un médicament. Cette thèse a fait le bonheur et les affaires des laboratoires pharmaceutiques. Les auteurs du DSM III puis IV, sous influence scientiste et réductionniste, croyaient en l’arrivée prochaine de marqueurs biologiques qui permettraient de faire un diagnostic, d’établir un pronostic, voire de déterminer une cause. Or, si les maladies mentales sont des maladies cérébrales, on peut imaginer qu’elles sont des maladies comme les autres : il ne vient à l’esprit de personne de discriminer des patients atteints d’une maladie cardiaque ou hépatique, il devrait en être de même pour une maladie du cerveau qui est après tout un organe comme un autre. Le Royal College of Psychiatry, organisme regroupant tous les psychiatres anglais, a lancé il y a quelques années une campagne sur ce thème : « La maladie mentale est une maladie comme les autres. » Récemment une nouvelle campagne s’est développée dont le titre est suggestif « Only Us [1] » sous-entendu pas « Eux et Nous » mais « seulement Nous ». Le résultat n’a pas été probant car la campagne reposait sur l’idée que la peur de la folie est liée à une absence d’explication quant à ses causes ; en réalité, la peur de la folie, qui est une cause importante de la ségrégation visant les maladies mentales, n’est pas réductible à une ignorance sur l’étiologie : elle est anthropologique ou tout du moins culturelle et ces campagnes, dont je ne conteste pas l’utilité, sont quelque peu naïves.

6 Ensuite, les usagers sont devenus partie prenante dans le processus de détermination des diagnostics. Avant les années 1980 le lieu de l’expertise était chez le clinicien, chez le psychiatre ; avec l’émergence des usagers de la psychiatrie, il est apparu une nouvelle expertise : l’expertise d’expérience. Les familles des enfants malades mentaux, ou les anciens malades mentaux rétablis se sont regroupés dans des associations qui participent aux discussions et à l’élaboration des classifications psychiatriques, qui ont leur mot à dire sur les pathologies, leur dénomination qu’ils peuvent juger discriminatoire. Le fait que les usagers soient partie prenante au plus haut niveau est le reflet d’une magnifique avancée démocratique. Évidemment il y a des effets pervers car un diagnostic psychiatrique est une ouverture de droits sur des prestations sociales, scolaires, éducatives ou sur des aides financières : l’histoire récente du DSM a prouvé que cet aspect d’ouverture de droits avait pour conséquence un lobbying de certaines associations pour faire reconnaître l’inclusion de certaines pathologies.

7 C’est un paradoxe mais nous sommes depuis quelques décennies dans une période où le diagnostic psychiatrique est revendiqué : il n’est plus associé à un statut stigmatisant, il permet à l’individu de « connaître » ce dont il souffre, d’apprendre à vivre avec le mieux possible grâce aux pairs aidants qui sont passés par la même expérience et qui pratiquent l’entraide mutuelle dans les maisons des usagers. Leur professionnalisation est à l’ordre du jour ainsi que celle de l’aide de l’éducation thérapeutique pratiquée par des professionnels sur le modèle de ce qui se fait avec les diabétiques.

8 Si le diagnostic psychiatrique est parfois revendiqué, il n’est pas accepté par tous. Cette non-acceptation n’est pas seulement individuelle, elle est partagée par des professionnels et des usagers qui forment ce qu’on appelle les antipsychiatries. Dans cette mouvance, qui existe depuis les années soixante, se retrouvent pêle-mêle des grands penseurs de la folie comme Basaglia, Szasz, des novateurs et des tenants de secte [2]. Ces mouvements ont bien souvent été inspirés par les psychiatres eux-mêmes : l’un d’entre eux a lancé il y a deux ans une pétition pour l’abolition du diagnostic psychiatrique [3].

9 Nous sommes en fait en présence de deux grandes tendances idéologiques qui se renforcent mutuellement : d’un côté, la réduction de la maladie mentale à une pathologie cérébrale cause de handicap, poussant à une intégration du diagnostic psychiatrique dans le champ de la médecine et donc à l’élimination de fait de la « folie » entraînant la peur de l’enfermement et de la ségrégation, et, d’un autre coté, un grand mouvement qui refuse la médicalisation de la folie en revendiquant publiquement, avec l’organisation de « Mad Pride[4] », tout à la fois le droit à la différence, le droit à avoir une autre façon d’être, la citoyenneté entière pour les malades mentaux ou la neurodiversité.

10 Enfin, une nouvelle conception, encore balbutiante, du diagnostic psychiatrique a vu le jour : fondée sur l’idée de facteurs transdiagnostiques, en particulier l’internalisation (présente à la fois dans l’angoisse, la dépression, les phobies) et l’externalisation (présente dans les passages à l’acte, les addictions), elle propose un redécoupage de la nosographie et des diagnostics. Ces facteurs joueraient un rôle prépondérant pour déterminer l’impact sur la socialisation et les effets de discrimination. Les études ne sont pas assez nombreuses pour juger mais c’est peut-être une voie heuristique.

La disparition de la psychiatrie et de ses diagnostics est-elle la solution à la ségrégation?

11 La psychiatrie, depuis l’origine, est chargée de deux péchés. Le premier c’est sa supposée non-scientificité et le second c’est l’enfermement. Depuis plus de deux siècles des voix se sont régulièrement élevées pour dénoncer ces péchés et agir en conséquence. Je citerai Pinel, et son action libératrice, Freud redéfinissant la barrière entre la normalité et la folie [5], Szasz éliminant la maladie mentale reléguée à un mythe, Tosquelles et ses successeurs humanisant la psychiatrie avec le mouvement de la psychothérapie institutionnelle, Basaglia permettant l’ouverture des asiles mais aussi Laing et Cooper prétendant que l’aliénation mentale est une forme d’aliénation sociale qui disparaîtra avec la libération politique, et bien d’autres comme Foucault bien sûr. La liste est longue, leurs pensées très intéressantes et leurs actions ne vont pas dans le même sens mais elles se rejoignent dans une critique de la psychiatrie.

12 Schématiquement on pourrait dire que le DSM, en abaissant les seuils d’inclusion dans les pathologies, en psychiatrisant tous les comportements et les affects ordinaires, en inventant des maladies chimériques sous l’influence des laboratoires pharmaceutiques (le fameux « disease mongering »), nous incite à considérer que tous les normaux sont fous ; les antipsychiatries nous proposaient l’inverse. Freud, plus prudent, disait que tous les normaux ont une part de folie et que tous les fous gardent une part de normalité.

13 La critique de la psychiatrie est nécessaire mais sa disparition probable et programmée en tant que discipline médicale et son remplacement par une nouvelle neurologie fondée sur les avancées neuroscientifiques et par un service psychosocial de prise en charge, est économiquement viable, politiquement réalisable mais cela permettra-t-il de réduire la ségrégation des malades mentaux ? Je n’en suis pas sûr ; l’avenir nous le dira, car à vrai dire, comment imaginer une disparition de la folie ? Impossible, la folie est liée aussi au langage, au social et à la liberté, au traitement politique des « jouissances » ; elle constitue, selon Lacan [6], un réel incontournable dans le sens où elle enserre un noyau réel non assimilable à du social ou du politique et le degré démocratique d’une société se mesure à la manière dont elle traite les malades mentaux.

14 Il ne faut pas confondre une lutte politique pour « libérer » les individus de l’aliénation mentale, lutte promue dans les années soixante-dix et encore aujourd’hui par une certaine antipsychiatrie, et une lutte politique anti ségrégationniste pour un traitement juste, égalitaire et humain des individus porteurs de pathologies mentales où peuvent se rejoindre les usagers et les professionnels de la psychiatrie. Autrement dit la disparition de la psychiatrie n’est pas la solution miracle à la ségrégation.

Notes

Français

Les rapports entre la ségrégation et le diagnostic psychiatrique ont évolué au cours du temps. De ségrégatif raciste et colonialiste, le diagnostic psychiatrique est devenu pharmaco induit et,sous l’influence du réductionnisme, il s’est détaché des conceptions cliniques classiques dans un mouvement de naturalisation de la maladie mentale. Puis le diagnostic psychiatrique a été revendiqué par les uns comme ouverture de droits, légitimé par les autres comme droit à la différence et à l’égalité citoyenne, enfin rejeté par les antipsychiatries comme stigmatisant. Les facteurs transdiagnostiques pourraient servir à évaluer la discrimination. Mais la maladie mentale n’est toujours pas une maladie comme les autres et la disparition de la psychiatrie n’est pas la solution à la discrimination dont souffrent les malades mentaux.

Mots-clés

  • Ségrégatif
  • pharmaco-induit
  • revendiqué
  • facteurs transdiagnostiques
  • disparition de la psychiatrie

Bibliographie

  • Freud, S. (1892). « Pour une théorie de l’attaque hystérique », dans Résultats, idées, problèmes, t. I, Paris, Puf, 1984.
  • Freud, S. (1924). « La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973, p. 299-303.
  • Freud, S. (1925). « La négation », dans Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, Puf, 1987, p. 135-139.
  • Hochmann, J. (2015). Les antipsychiatries : une histoire, Paris, Odile Jacob.
  • Lacan, J. 2001. Autres écrits, Paris, Le Seuil, p. 361-371.
  • Landman, P. (2015). Tous Hyperactifs, Paris, Albin Michel.
Patrick Landman
Psychiatre, pédopsychiatre, psychanalyste, juriste, président de Initiative pour une clinique du sujet, STOP DSM, ancien président d’Espace analytique - 71 Rue Claude Bernard, F-75005 Paris
patrick.landman@wanadoo.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 27/10/2016
https://doi.org/10.3917/cm.094.0117
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