CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La question de la condition animale a acquis, depuis les années 1970 environ, une ampleur de plus en plus grande qui mobilise l’éthologie, l’anthropologie, la philosophie [1], la morale, la politique et même la théologie, afin de soutenir la cause des animaux contre la domestication, l’exploitation et la surexploitation industrielles, voire simplement l’élevage dont ils font l’objet, c’est-à-dire leur usage à titre de simples moyens ou instruments en vue des fins de l’homme, qu’elles soient alimentaires, affectives, scientifiques, ludiques ou autres. Le but est donc de changer radicalement la condition animale, non seulement pour faire sortir l’animal du statut de victime expiatoire muette d’une cruauté souvent radicale et insoutenable, parfois moins manifeste et cependant toujours présente sous des formes masquées, mais aussi, pour restituer aux animaux leur propre vie, leur permettre de la vivre auprès de nous, que ce soit avec ou sans nous. Il faut donc arracher l’animal à sa condition tragique séculaire, pour ne pas dire millénaire, tragédie d’autant plus impitoyable et inexorable qu’elle se reproduit, se renouvelle, s’étend et s’approfondit d’âge en âge, sans que la victime ne puisse jamais et définitivement porter d’accusation contre son bourreau, ni, et c’est peut-être pire encore, en transmettre la mémoire. L’existence et les archives de la condition animale sont confisquées par les hommes en toute bonne conscience, dans la certitude et la sérénité puisqu’aucun animal ne viendra demander de comptes. Il s’agit donc de restituer à l’animal sa nature authentique.

2Cette condition tragique, dont les formes sont aujourd’hui séculières, renvoie à une origine biblique, c’est en dire la profondeur, puisque au commencement – mais après le péché dont l’origine est un animal, le serpent qui séduit Ève laquelle séduit à son tour Adam – selon le récit de la Genèse, Dieu donne à l’homme non seulement la mission de nommer les bêtes, mais aussi de les utiliser et de les consommer selon ses besoins. Le châtiment divin de l’homme s’est ainsi transformé en châtiment humain de l’animal, victime expiatoire de substitution, selon le principe biblique du sacrifice. C’est donc une tradition plus large que l’Occidentale qui est remise en cause par la reconsidération du statut de l’animal, dans ses origines judéo-chrétiennes, mais aussi grecques, sans oublier la dimension islamique qui s’inscrit dans le même courant. C’est ce que Derrida nommait dans son recueil L’Animal que donc je suis, le préjugé anthropocentrique « épiprométhéeo-judéo-christiano-islamique [2] » et qu’il voit se propager dans toute la philosophie moderne et contemporaine de Descartes à Lacan, en passant par Kant, Heidegger et Levinas, malgré leurs oppositions, et déjà avant eux dans la pensée grecque. J’y reviendrai. En ce sens, la tradition occidentale élargie à l’islam a réservé un sort sans rémission, sans recours et sans appel aux animaux. Il n’y avait aucune nécessité à cela, comme le prouvent diverses cultures indigènes à travers le monde dans lesquelles l’homme entretient des relations réciproques amicales, voire de parentèle avec les animaux, c’est-à-dire conçoit tout autrement le rapport nature/culture que nous ne le faisons en rejettant la condition animale dans la nature brute, sans oublier les civilisations antiques ou encore contemporaines qui sacralisent certains animaux, voire les divinisent.

3On voit donc jusqu’à quelle profondeur métaphysique ou post-métaphysique, comme on voudra, la remise en cause de la condition animale engage, non certes tous les partisans de la libération animale ou de celle des droits des animaux, qui ne vont pas pour la plupart jusque-là, mais certains d’entre eux. Ce sont les (fausses) certitudes que nous avons sur nous-mêmes, les raisonnements (en principe) les mieux établis, les arguments (prétendument) les mieux attestés qui ont vocation à être par là ébranlés. Repenser la condition animale, on le voit bien, c’est devoir également repenser la condition humaine de fond en comble. En particulier, remettre en cause ce que l’on a, depuis l’Antiquité, appelé le propre de l’homme. Nous touchons au cœur de l’affaire : la soumission, l’exploitation, l’instrumentalisation, la chosification de l’animal, tiennent à la différence non de degré mais de nature par laquelle l’homme s’est posé par rapport à l’animal non humain. De quelque manière que cette différence, ce propre, ait été pensé : la rationalité, la parole, la capacité de simulation, l’art de la guerre et jusqu’au visage [3] (les animaux ont‑ils un visage ?), son but est en fait identique : exclure l’animal de la sphère morale, mettre une barrière infranchissable entre l’homme et la bête.

4On comprend donc que la question de la condition animale ne renvoie pas seulement aux mauvais traitements infligés aux animaux, à leur surexploitation industrielle, à leur instrumentalisation scientifique ou à leur domestication. Elle engage plus profondément l’humanisme sous toutes ses formes qu’il convient d’ébranler, même ce qu’il en reste chez les plus antihumanistes (Heidegger en particulier) qui maintiennent et peut-être renforcent même la barrière infranchissable entre l’homme et l’animal [4]. C’est aussi, et corrélativement, le spécisme [5] qui fait l’objet des attaques les plus virulentes. Au-delà, l’ensemble de la sphère de l’éthique, mais aussi celle de la politique doivent être réformées de fond en comble [6] pour qu’une ère nouvelle s’inaugure dans la condition animale et dans les rapports entre les hommes et les animaux.

5Que penser ? Que faire ?

6Je n’aurai d’autre ambition ici que d’examiner quelques-uns des arguments centraux des partisans de la cause animale en vue de déterminer s’ils atteignent bien leurs objectifs. En somme, de déterminer si leurs démarches permettent de surmontrer l’anthropocentrisme vers un zoocentrisme incluant dans une nouvelle morale tous les animaux, humains et non humains.

7Il convient de partir de la pensée utilitariste de Jeremy Bentham. C’est lui qui opère un tournant fondamental concernant la condition animale. Tous les penseurs, qu’ils soient utilitaristes ou non, qu’ils le reconnaissent ou non, lui sont redevables d’avoir mis le doigt sur le point central à partir duquel toutes les autres considérations ou conceptions touchant la condition animale se sont développées. Je me permets de citer son texte pourtant très célèbre, tiré d’une note à son Introduction aux principes de morale et de législation (rédigée en 1780 et publiée en 1789) parce que s’y trouve énoncé le tournant à l’instant évoqué.

8

Le jour arrivera peut-être où le reste de la création animale acquerra les droits que seule une main tyrannique a pu leur retirer. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’était pas une raison pour abandonner un homme au caprice de ses persécuteurs, sans lui laisser aucun recours. Peut-être admettra-on un jour que le nombre de pattes, la pilosité ou la terminaison de l’os sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner un être sentant à ce même sort. Quel autre critère doit permettre d’établir une distinction tranchée ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de parler ? Mais un cheval ou un chien adulte est un être incomparablement plus rationnel qu’un nourrisson âgé d’un jour, d’une semaine, même d’un mois – il a aussi plus de conversation. Mais à supposer qu’il n’en soit pas ainsi, qu’en résulterait‑il ? La question n’est pas peuvent‑ils raisonner ?, ou peuvent‑ils parler ?, mais peuvent‑ils souffrir[7] ?

9Ce texte comporte la plupart des arguments centraux des défenseurs postérieurs de la cause animale : la cruauté tyrannique du traitement humain des animaux, la mise en parallèle de l’esclavage humain et du sort fait à la condition animale, la symétrie du point de vue de la rationalité et du langage entre le nourrisson humain et l’animal adulte, à quoi s’ajoutera postérieurement la symétrie entre un handicapé mental (enfant ou adulte) humain et l’animal. Tout cela en vue de démontrer le caractère moralement injustifiable du traitement ordinaire des animaux, sans état d’âme de la part des humains. Mais l’argument le plus important porte bien sûr sur l’existence de la souffrance animale. Celle-ci ne peut être, en effet, mise sur le même plan que la faculté de raisonner ou celle de parler. La souffrance a un statut tout à fait particulier parce qu’elle est la condition à partir de laquelle on peut dire qu’un être a un intérêt pour soi. Comme le dira Peter Singer, dans la veine utilitariste de Bentham, « la capacité à souffrir et à éprouver du plaisir est une condition nécessaire sans laquelle un être n’a pas d’intérêt du tout, une condition qui doit être remplie pour qu’il y ait un sens à ce que nous parlions d’intérêts [8] ». Cet intérêt est au minimum un intérêt à ne pas souffrir. D’où Peter Singer tire le principe moral d’une nécessaire « égalité de considération » en fonction des intérêts propres aux différents êtres sensibles ou sentients, qu’ils soient humains ou non-humains. Il n’y a donc pas lieu d’accorder un privilège à l’animal humain sur l’animal non-humain. C’est ce qu’Étienne Bimbenet décrit, à juste titre, ainsi : « Un vivant quel qu’il soit, dès qu’il est capable d’éprouver plaisir et douleur, bien-être et souffrance, prend parti pour soi et ses intérêts propres : la douleur est un refus pour soi du mal qui nous est fait ; le bien-être acquiesce à ce qui nous est bon. L’affectivité est premièrement autoaffection [9]. » C’est de ce point de vue que s’opère une égalisation des êtres sensibles, chez P. Singer, qui ont donc par là un intérêt pour eux-mêmes, dont il convient de tenir compte, contre le spécisme qui privilégie l’humain.

10Cependant, cette égalité de considération ne veut pas dire que nous devions traiter tous les êtres de la même manière, mais de manière différenciée selon précisément leurs intérêts spécifiques : « Ce que cette préoccupation ou considération exige précisément que nous fassions peut varier en fonction des caractéristiques de ceux qui sont affectés par nos actes : la préoccupation pour le bien-être des enfants qui grandissent aux États-Unis peut exiger que nous leur apprenions à lire ; la préoccupation pour le bien-être des cochons peut ne rien impliquer d’autre que de les laisser en compagnie d’autres cochons dans un endroit où il y a une nourriture suffisante et de l’espace pour courir librement [10]. » Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une égalité de considération, contrairement à ce que soutient Singer, mais d’une équité, celle-ci comporte l’idée d’une proportionnalité s’articulant à l’intérêt spécifique de chaque être. On ne saurait donc mettre cette équité des considérations des êtres vivants sensibles sur le même plan que le principe d’égalité des êtres humains, comme le fait pourtant Singer : « Le principe d’égalité des êtres humains n’est pas la description d’une hypothétique égalité de fait parmi les humains : c’est une prescription portant sur la manière dont nous devons traiter ces êtres humains[11]. » Certes, il s’agit là d’une égalité de principe ou disons de droit des êtres humains (bien que Singer comme Bentham refuse le langage des droits de l’homme) qui met entre parenthèses toutes les différences de talent, de savoir, ou de capacité quelconque entre ces êtres humains. Mais, il n’en va pas de même si l’on considère les différents êtres doués de sensibilité : la considération doit être adaptée à l’intérêt de ces différents êtres. Ce qui est requis est donc que nous traitions les êtres sensibles équitablement et non également. Cette différence est importante, elle se manifeste explicitement lorsqu’on passe de l’intérêt à ne pas souffrir ou à avoir du plaisir à l’intérêt de continuer à vivre : « Je conclus, donc, que le rejet du spécisme n’implique pas que toutes les vies soient d’égale valeur[12] […] Il n’est pas arbitraire de soutenir que la vie d’un être possédant conscience de soi, capable de penser abstraitement, d’élaborer des projets d’avenir, de communiquer de façon complexe, et ainsi de suite, a plus de valeur que celle d’un être qui n’a pas ces capacités [13] », ainsi par exemple « un veau n’est pas capable de souffrir du fait de savoir qu’il sera tué dans quatre mois. À n’en pas douter une telle affirmation est vraie [14] ». Un veau en effet n’est pas capable, selon Singer, de se projeter dans un avenir lointain et ne peut donc avoir un intérêt pour son existence au-delà du présent. Il y a donc bien une hiérarchie en fonction de laquelle s’établissent des préférences : tuer un être humain d’âge adulte est plus grave que de tuer un veau. À l’inverse et selon le même principe, Singer s’interroge, au sujet des cas dits « marginaux », concernant les enfants et adultes handicapés mentaux ou dans le coma, ou les vieillards dans un état de sénilité avancée, s’il ne serait pas préférable de réaliser sur eux des expérimentations scientifiques plutôt que chez des animaux adultes : « Du point de vue de cet argument, les animaux non humains d’une part et les jeunes enfants et les attardés mentaux de l’autre se trouvent dans la même catégorie ; et si nous utilisons cet argument pour justifier une certaine expérience sur des animaux non humains nous devons nous demander si nous sommes également prêts à autoriser cette même expérience sur de jeunes enfants humains ou des adultes attardés mentaux ; et si nous faisons à ce sujet une différence entre les animaux et ces êtres humains, sur quelle base pouvons-nous la fonder, si ce n’est sur un parti pris cynique – et moralement indéfendable – en faveur des membres de notre propre espèce [15]. »

11Il est sans doute inutile que je souligne le caractère pour le moins équivoque de ce type d’argumentation qui, se donnant comme une défense de la condition animale, rend plutôt justifiables les pires pratiques sur les humains [16]. Je voudrais en revanche insister sur le fait que, si l’argument de l’égale considération des intérêts efface en un sens toute hiérarchie spéciste entre l’homme et l’animal, de telle sorte que l’on peut très bien comparer le nourrisson ou l’humain handicapé avec l’animal et mettre en parallèle les traitements qu’on pourrait leur faire subir, en revanche, la hiérarchie est réintroduite par la notion de « valeur de la vie ». La détermination de cette valeur réintroduit en effet les caractéristiques (raison, langage, capacité mentale, etc.) qui étaient exclues de la considération égale de la souffrance des différents êtres : « Le mal que représente la douleur est en lui-même indépendant des autres caractéristiques de l’être qui la ressent ; la valeur de la vie, elle, est affectée par ces autres caractéristiques. Pour ne citer qu’une seule raison à cette différence, si nous ôtons la vie à un être qui entretient des espoirs d’avenir, qui fait des projets et qui travaille à les faire aboutir, nous le privons de l’accomplissement de tous ses efforts ; si nous ôtons la vie à un être dont la capacité mentale est en-dessous du niveau nécessaire pour se concevoir comme individu doté d’un avenir – et a fortiori incapable de faire des projets – cet acte ne peut pas entraîner cette sorte de perte [17]. » Toutes les vies des animaux sensibles ne sont donc pas de la même valeur. La vie qui vaut par excellence est celle de l’animal humain adulte, normal et en bonne santé, et peut-être aussi les grands singes anthropoïdes qui nous sont si semblables. On imagine facilement les conséquences d’une telle normativité. Conséquences à la vérité terrifiantes : qui définira la norme ? Qui dira la valeur de la vie ? Qui donc déterminera et exclura ceux qui seront considérés comme animés d’une vie de moindre valeur (handicapés mentaux, personnes dans le coma) ? Pire encore, comme nous avons tous été nourrissons avant d’être adultes, et comme nous serons tous, ou un bon nombre d’entre nous, lorsque notre vie se poursuit jusqu’à son terme disons naturel, des vieillards peut-être séniles, c’est-à-dire hors de la norme fixée pour une vie qui vaut d’être vécue, nous pouvons tous, à un moment ou à un autre de notre vie, tomber du mauvais côté de la nouvelle frontière, du côté de la vie qui ne vaut plus ou presque plus d’être vécue, avec les conséquences que cela implique.

12Si l’on met en relation ce point avec « le principe des préférences » qui vise à maximiser la somme des conséquences positives d’une action ou d’un traitement pour le plus grand nombre, selon un calcul utilitariste établi depuis Bentham, on comprend que Singer puisse être favorable à l’exploitation animale en faveur de ceux qui sont capables de projets d’avenir. Je laisse au lecteur le soin de mesurer les conséquences de ce principe au plan politique à la fois pour la condition animale mais aussi pour la condition humaine.

13Qu’a-t‑on gagné avec cette conception de la « libération animale » ? Si ces principes étaient admis, la condition des animaux – incluant celle des animaux humains – ne serait‑elle pas pire que ce qu’elle est aujourd’hui soumise à une instance politique – déterminante sur la plan collectif – décidant de la normalité et de ce qu’est le plus grand bonheur pour le plus grand nombre, c’est-à-dire de ce qui est juste ?

14Ce que je voudrais en revanche souligner, c’est le retournement de la plupart des arguments avancés en faveur de la condition animale. La remise en cause de l’anthropocentrisme, la récusation du spécisme, la promotion du naturalisme, se retournent en leur contraire lorsqu’on les analyse d’un peu près.

15Le retrournement le plus décisif est celui du naturalisme affiché par les défenseurs de la cause animale. Ce naturalisme fait bien entendu référence à Darwin et à l’affirmation selon laquelle, il y a une continuité dans l’évolution entre les animaux supérieurs et l’homme : « Il n’existe aucune différence fondamentale entre l’homme et les mammifères supérieurs pour ce qui est de leurs facultés mentales [18]. » « La différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux supérieurs, aussi grande soit‑elle, est certainement une différence de degré et non de nature [19]. » À s’en tenir à cette dimension de la théorie de l’évolution, le naturalisme semble attesté. Mais, on ne saurait s’arrêter là. Car la théorie darwinienne est aussi et avant tout une théorie de la sélection naturelle, c’est-à-dire de la lutte pour la reproduction qui fait que certaines espèces disparaissent et d’autres se développent. En ce sens la conception naturaliste de Darwin restitue la nature à elle-même comme un champ de lutte et de prédation. Or, les théoriciens de la cause animale ne retiennent que le premier aspect et oublient le second qui lui est pourtant fondamentalement lié. On peut dire qu’ils font une lecture borgne de Darwin. Le résultat inévitable est que leur naturalisme se retourne en une humanisation implicite mais intégrale de la nature. C’est ce qui arrive dans les doctrines du droit des animaux, qu’elles relèvent de l’éthique ou de la politique.

16Peter Singer n’était pas favorable à l’importation du langage du droit à la condition animale. Mais il est au moins un point où la notion de droits des animaux semble devoir combler une lacune centrale de son utilitarisme, c’est la question de la valeur de la vie. Nous avons vu que celle-ci était la porte par laquelle se réintroduisait chez Singer une hiérarchie, en faveur des êtres doués de capacités supérieures, comme les humains ou les grands singes. C’est précisément ce que veut surmontrer la doctrine du droit des animaux de Tom Regan [20], et d’autres avec la notion de « valeur inhérente ».

17L’objectif de Tom Regan, à travers sa doctrine du droit des animaux, n’est pas seulement une prise en compte du mal qu’est la souffrance, mais d’un mal plus radical : « Le mal fondamental est le système qui autorise à considérer les animaux comme nos ressources, comme étant à notre disposition, pour être mangés, subir des expériences chirurgicales ou encore être exploités pour l’argent ou le sport [21]. » Il ne s’agit plus de s’apitoyer sur la souffrance animale, mais de changer la condition des animaux en les faisant sortir du système qui les instrumentalise à des fins humaines comme simples ressources. Cette doctrine doit aboutir à un abolitionnisme intégral, quelle que soit la façon dont les animaux peuvent être utilisés : pour l’élevage commercial, la recherche scientifique, l’alimentation, et autres.

18Cette mutation dans la condition animale ne peut intervenir, selon Tom Regan, que si nous repensons complètement la question morale. Il ne s’agit plus d’inclure les animaux dans une sphère morale humaine ce qui impliquerait que les êtres humains auraient simplement des devoirs indirects envers eux, parce que ceux-ci n’auraient de sens qu’à travers les devoirs que les êtres humains auraient les uns envers les autres. Mais d’élargir le champ de la problématique morale en y incluant de plein droit les animaux. C’est ce que permet la notion de « valeur inhérente ». De quoi s’agit‑il ? D’une valeur qui est propre à un individu quelconque en tant que tel, donc indépendamment de toutes autres considérations (de sexe, de race, de religion, de naissance, d’état physique, ou autre), désormais tenues pour non pertinentes. Cette valeur inhérente a été admise pour les êtres humains avec la théorie des droits de l’homme : tout individu humain est considéré comme doté de ces droits indépendamment de toutes autres considérations. Il s’agit donc de droits égaux des humains à être traités avec respect comme des fins et non comme de simples moyens, pour reprendre la perspective kantienne sur laquelle s’appuie T. Regan. Mais, à la différence de Kant, T. Regan entend faire sauter le verrou qui limitait la valeur inhérente aux humains pour y inclure les animaux, du moins certains d’entre eux : « La théorie qui fonde d’une manière rationnelle les droits des animaux fonde aussi les droits des êtres humains [22] ». Il s’agit donc d’établir rationnellement la légitimité de la reconnaissance d’une valeur inhérente aux animaux, source de leurs droits. Or ce qui fait que les animaux ont une telle valeur est que, comme les humains, ils sont « sujets d’une vie », c’est-à-dire qu’ils sont des créatures conscientes, susceptibles d’être affectées de plaisir et de douleur, d’éprouver leurs vies, donc d’avoir une existence propre. En tant que tels, les animaux ont également une valeur inhérente. D’où le principe général : « Tous ceux qui possèdent une valeur inhérente la possèdent d’une manière égale, qu’ils soient humains ou non [23]. »

19La notion de sujet d’une vie est liée à celle d’intérêt pour soi, pour sa vie propre. C’est en somme, le fait d’être un agent autonome, d’une autonomie bien sûr relative, par laquelle cependant un être vivant perçoit son bien-être et le recherche pour lui-même indépendamment des autres, ou perçoit son mal-être et le fuit pour lui-même [24]. Bien entendu, il n’est pas exigé ici que l’animal ait les mêmes capacités qu’un humain : la conscience réflexive, la décision concernant ses choix de vie, etc. Mais c’est tout de même en rapprochant le plus qu’il est possible l’animalité de l’humanité, en ramenant les dispositions que l’on connaît chez l’humain à un niveau plus bas, disons vital et spontané, que la notion de sujet d’une vie peut trouver une application plus large qu’à l’être humain. En un sens il y a là une naturalisation des dispositions fondatrices de la morale, mais en un autre sens plus certain encore il y a une humanisation du vivant. Tom Regan pose d’ailleurs lui-même la question de l’extension de la notion de valeur inhérente à tous les êtres naturels : « Ainsi, la valeur inhérente appartient de façon égale à tous ceux qui sont les sujets d’une vie dont ils font l’expérience. Que cette valeur inhérente appartienne aussi à d’autres – aux pierres, aux rivières, aux arbres, aux glaciers, par exemple –, nous ne le savons pas et ne le saurons peut-être jamais. Mais aussi bien n’est‑il pas nécessaire de le savoir pour pouvoir défendre les droits des animaux [25]. »

20Peut‑on imaginer renversement plus complet du naturalisme en humanisation de la vie animale ? Peut‑on à ce point oublier la dimension collective de la vie animale, jusqu’à faire de l’animal domestique le modèle de la condition animale en général ? Plus radicalement, n’y a‑t‑il pas là attribution par analogie à l’animal du statut des individus humains mus par leurs propres intérêts qui sont ceux qu’ils ont dans une société libérale de marché ?

21Le comble de cet oubli de la nature, qui est une négation de la condition animale dans sa spécificité, se trouve atteint dans l’ouvrage de Will Kymlicka et Sue Donaldson, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux[26]. L’anthropocentrisme et l’anthropomorphisme sont le verso d’une réforme de la politique ayant pour recto le projet d’intégrer l’animal en général et plus précisément les diverses catégories d’animaux à la vie politique des sociétés humaines (libérales et démocratiques), c’est-à-dire de réformer l’ensemble du système politique pour qu’il ne soit plus anthropocentré. Je n’examinerai ici que deux points qui seront je pense suffisants pour comprendre le renversement que j’entends souligner [27].

22Le passage de l’éthique animale à la Zoopolis consiste à montrer que la théorie éthique des droits des animaux (= TDA) se limite en fait aux droits négatifs des animaux dotés d’une existence subjective, c’est-à-dire possédant un minimum de conscience ou de sentience : droits de ne pas être possédé, tué, enfermé, torturé ou séparé de sa famille. En revanche, cette théorie n’aborde pas les obligations positives que nous pourrions avoir envers les animaux : « l’obligation de respecter leur habitat, l’obligation de concevoir nos édifices, nos routes et nos quartiers en tenant compte de leurs besoins, l’obligation de porter secours à des animaux accidentellement blessés par des activités humaines, ou de prendre soin des animaux qui sont devenus dépendants de nous [28] ». Il s’agit donc de prendre en considération nos devoirs relationnels par rapport aux animaux et par conséquent de distinguer les groupes d’animaux : nos obligations envers les animaux domestiques (chiens, vaches, etc.), dépendant de nous, ne sont pas les mêmes que nos obligations à l’égard des animaux liminaires qui se déplacent d’un territoire à l’autre, ni que nos obligations envers les animaux sauvages qui n’ont que peu ou pas de contacts avec les humains. Or cette prise en compte de nos obligations positives, c’est-à-dire relationnelles, envers les animaux exige de passer de l’éthique à la politique : « Pour résumer, nous pensons qu’une conception extensive de la TDA, fondée sur l’idée de citoyenneté, nous permet d’associer des droits universels négatifs à des droits relationnels positifs [29]. » Il s’agit donc de transposer, avec les adaptations nécessaires, les catégories et les concepts originellement destinés à s’appliquer aux êtres humains dans un contexte animal. Commençons donc par la transposition de la notion de droits universels négatifs, nous passerons ensuite à l’examen des droits relationnels positifs proprement politiques consistant à transposer aux animaux les idées « de souveraineté, de résidence, de migration, de territoire, d’appartenance sociale et de citoyenneté [30] ».

23Nous attribuons aux êtres humains des droits universels inviolables qui ont pour contenu ce que nous entendons par droits de l’homme. Ceux-ci sont indépendants de toute restriction utilitariste, touchant l’intérêt général et toute différence touchant le sexe, la race, l’origine, etc. Quel est donc le fondement de ces droits humains universels inviolables ? La réponse de Kymlicka et Donaldson à cette question est que nous sommes tous des êtres vulnérables. C’est parce que nous sommes des êtres conscients et sentients ayant une vie subjective autonome avec une expérience propre du monde que nous devons être protégés des interventions, des menaces ou des persécutions extérieures. Remarquons tout d’abord que la notion de droits de l’homme n’a jamais été liée à celle de vulnérabilité, ni, à plus forte raison, n’y a trouvé son fondement. Rappelons-nous le premier article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui est au principe de toutes les suivantes, quels que soient les changements intervenus : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Ce qui est affirmé là, c’est la liberté et l’égalité de droit des hommes en tant que tels, indépendamment de toute autre considération de fait, contre une société de droits différenciés et de privilèges, prétendument fondés en nature, comme l’était celle de l’Ancien Régime. Cela signifie que toute distinction entre les hommes résulte de la société et non de la nature humaine en tant que telle, d’où la seconde partie de l’article premier : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Les distinctions entre les hommes ne sont que des produits de la société et ne trouvent de justification qu’en vertu de l’utilité commune. Aucune mention de la vulnérabilité, d’ailleurs jamais, à ma connaissance, la notion n’apparaît dans les débats qui ont donné naissance à cette déclaration ou aux suivantes. Mieux, une référence à la vulnérabilité aurait compromis l’universalité des droits : il y a parmi les humains des êtres plus vulnérables que d’autres, il aurait alors fallu leur accorder plus de droits. Fonder les droits universels de l’homme sur la vulnérabilité est à la fois inexact et inconséquent.

24On comprend cependant très bien pourquoi ce nouveau fondement a été inventé. Il y va, en effet, de la justification de la transposition de la notion de droits universels inviolables des êtres humains aux animaux. Quel est en effet le point commun des uns et des autres ? Le fait que ce sont des êtres vulnérables. Humains et animaux sont des êtres conscients et sentients, doués d’une vie propre et d’une subjectivité, faisant l’expérience du monde : ce sont donc tous des « soi », il y a un « je » derrière l’expérience subjective du monde, il y a donc « quelqu’un » derrière l’expérience du plaisir et la douleur : « L’hypothèse de base de la TDA est que chaque fois que nous sommes confrontés à un soi vulnérable – chaque fois que nous sommes confrontés à “quelqu’un” –, ce soi doit être protégé conformément au principe d’inviolabilité, qui permet d’entourer chaque individu d’un bouclier protecteur de droits de base [31]. » Pour étendre la notion de droits de l’homme aux animaux, pour retirer à l’homme le privilège des droits de l’homme, il faut subrepticement en changer la formulation sous l’expression de « droits inviolables », mais également le fondement. C’est désormais la vulnérabilité commune aux uns et aux autres, animaux humains et non humains, qui est au principe de la notion de droits inviolables. Mais les animaux au sens large sont‑ils tous également vulnérables ? Les uns ne le sont‑ils pas plus que les autres : un bébé par rapport à un adulte humain, ou une gazelle par rapport à un lion ? Ne faudrait‑il pas alors que le bébé ait plus de droits inviolables que lui-même n’en aura lorsqu’il deviendra adulte, ou la gazelle que le lion ? Le transfert des droits inviolables à l’animal suppose, comme on vient de le voir, de penser l’animal sur le modèle de l’humain comme doté d’un ego au moins minimal et d’une personnalité.

25D’où la casuistique autour de la notion de personne pour tenter de l’étendre aux animaux : « Chaque jour nous en apprenons davantage sur l’intelligence et sur les capacités des animaux, et chaque jour l’idée que seuls les êtres humains peuvent être considérés comme des personnes s’effrite un peu plus [32]. » Mais la notion de personne, à bien la considérer, ne dépend nullement du degré d’intelligence ou de la diversité des capacités cognitives, elle suppose l’idée d’un être responsable de ses paroles et de ses actes, qu’il dispose d’une haute ou d’une médiocre intelligence. Comme le dit Locke : « Le mot personne est un terme de barreau qui approprie des actions et le mérite ou le démérite de ces actions [33]. » Approprier les actions, c’est-à-dire les rapporter à un auteur qui en est responsable et qui est donc susceptible de louange ou de châtiment. Certes pour cela il faut un degré de conscience qui permette à un individu de reconnaître des actions comme siennes et de se voir imputer la responsabilité de celles-ci. C’est pourquoi la personnalité des enfants, des handicapés mentaux et autres cas dits « marginaux » est représentée par les parents ou un tuteur qui doit répondre de leurs actes. Quelles que soient les spéculations sur « le soi » de l’animal, dira-t-on qu’un chien doive passer devant une Cour de justice pour qu’il réponde d’un de ses actes, par exemple d’avoir tué un bébé ? Ou alors faut‑il que la personnalité des animaux soit représentée par des tuteurs humains ? Il semble bien que ce soit le cas dans la Zoopolis de Kymlicka et Donaldson. Mais qu’a-t‑on gagné dans l’affaire ? Les animaux seront‑ils moins dépendants des humains ? Leurs droits seront‑ils alors autres que des droits indirects dont l’actualisation devra passer par les relations morales et juridiques entre les humains ?

26Passons rapidement aux droits relationnels positifs proprement politiques que les animaux acquerront dans la supposée Zoopolis. Du point de vue relationnel, il importe, selon Kymlicka et Donaldson, de distinguer trois catégories d’animaux : les domestiques qui vivent auprès de nous et sont en relation d’interdépendance avec nous, les liminaires qui sont semblables aux migrants, se déplaçant d’un territoire à un autre, enfin les animaux sauvages, presque sans rapports avec les humains, qui constituent des communautés autonomes et souveraines. Dans la Zoopolis, les premiers auraient le statut de citoyens à part entière et pourraient participer à la vie politique et à la législation des sociétés politiques humaines, les deuxièmes seraient considérés comme des résidents dotés d’un droit de résidence (qui serait donc aussi celui des rats, des sauterelles qui détruisent de vastes cultures agricoles et parfois envahissent des villes entières ou celui des moustiques tigres) et les troisièmes devraient se voir reconnaître la pleine souveraineté sur leurs territoires propres. Mais, sans parler des implications hallucinantes de cette conception des droits politiques des animaux, la distinction de ces trois catégories n’a de sens que pour les êtres humains. Les animaux, dotés du « soi » qu’on voudra, se reconnaissent‑ils eux-mêmes comme domestiques, liminaires ou sauvages ? N’est-ce pas là leur imposer des normes et des conventions qui sont les nôtres ? N’est-ce pas consacrer la domination la plus complète des humains sur la nature sous couvert d’une prise en compte de la condition animale ? Pire, n’est-ce pas la disparition pure et simple de la nature en l’animal et en l’homme ? N’est-ce pas là le résultat de l’infatuation, de la complaisance à soi d’auteurs qui croient pouvoir parler à la place des animaux, devenir leur tuteur intégral et qui, finalement, nient complètement la condition animale à force de la rapporter à la leur ?

27Je ne saurais terminer cette étude sans revenir sur le recueil de textes de Derrida, L’Animal que donc je suis[34]. La perspective de Derrida est évidemment très différente de celles des auteurs que nous avons examinés. Son objet n’est pas de construire les linéaments d’une éthique ou d’une politique susceptible d’accorder une place différente à la condition animale, mais, comme d’habitude, de déconstruire la métaphysique occidentale, dans la direction ouverte par la Destruktion heideggerienne de l’onto-théologie, mais bien sûr en allant au-delà de Heidegger, c’est-à-dire en soumettant celui-ci au procès déconstructionniste (la déconstruction est une opération philosophique, mais aussi une mise en accusation, le déconstructeur est à la fois philosophe et procureur). Si l’on met à part la complaisance de Derrida à l’égard de lui-même, le caractère pathétique et boursouflé de son style qui retarde à n’en plus finir l’examen du point critique, pour tenir probablement en haleine l’auditeur (il s’agit de conférences) ou le lecteur jusqu’à l’exaspérer, de quoi s’agit‑il ? Toujours de la même chose : montrer que la métaphysique et plus largement la pensée occidentale moderne depuis Descartes jusqu’à Lacan, en passant par Kant, Heidegger, Levinas et d’autres est traversée par un axe central visant à l’exclusion de l’animal. Tous ces penseurs auraient un point commun : fixer un propre de l’homme (la pensée) dont l’animal n’est pas capable, ce qui l’exclut par principe et irrémédiablement de la sphère morale. En effet, malgré les divergences radicales des philosophes examinés, malgré les critiques que Kant d’abord, puis, plus radicalement, Heidegger, Levinas et Lacan adressent au cogito cartésien, il y aurait une continuité, un axe qui se maintient et se reproduit d’exclusion de l’animalité. Après Descartes (qui est évidemment le premier responsable dans la philosophie moderne du moins) ou plutôt à partir de lui : « mes exemples ou mes re-pères exemplaires, dit Derrida, seront aussi bien ceux de Kant et de Heidegger que de Levinas et de Lacan […] Je les crois à la fois paradigmatiques, dominants et normatifs. Ils organisent une typologie générale, et même, en un sens un peu nouveau de ce terme, une anthropologie mondiale, une manière pour l’homme d’aujourd’hui de se poser en face de ce qu’on appelle “le monde” [35] ». En vérité ce courant de pensée s’enracine dans une tradition gréco-judéo-christiano-islamique qu’il s’agit de défaire pour attester la profondeur religieuse, culturelle et philosophique de l’exclusion des animaux. Voilà donc Descartes, en raison de sa théorie des animaux machines, non pas simplement considéré comme neutre et indifférent à la condition animale, mais déjà porteur d’une haine de l’animalité qui trouvera chez Kant son point culminant. La morale de celui-ci n’est en effet pas seulement perverse à l’égard de la sensibilité en l’homme (on le savait depuis longtemps) mais radicalement haineuse à l’égard de l’animalité. Chez lui la haine se voit transformée en une véritable guerre contre les animaux : « le cartésianisme [et bien entendu Kant à sa suite] appartient, sous cette indifférence mécaniste, à la tradition judéo-christiano-islamique d’une guerre contre l’animal, d’une guerre sacrificielle aussi vieille que la Genèse [36] ». Cette tradition est celle que Derrida appelle aussi le « carnophallogocentrisme [37] » ce qui veut dire que « le mal voulu, le mal fait à l’animal, l’insulte à l’animal seraient alors le fait du mâle, de l’homme en tant qu’homo mais aussi en tant que vir. Le mal de l’animal, c’est le mâle. Le mal vient à l’animal par le mâle [38] ». J’en passe et des meilleurs.

28Je regrette de ne pas pouvoir montrer les déplacements, les forçages de textes, les interprétations arbitraires qui sont mis en œuvre dans ce procès (aux deux sens du terme) de déconstruction et qui aboutissent à ce genre de formulations. Encore un mot cependant : cette déconstruction du « carnophallogocentrisme » a pour point de départ, une expérience (en principe) vécue par Derrida, celle de la honte qu’il a éprouvée a être vu nu par son chat. C’est pour Derrida une révélation qu’aucun philosophe n’a faite avant lui : le regard porté par le chat. Mais que Derrida sait‑il d’autre de ce regard que ce qu’il y met lui-même ? Comment sait‑il que le chat l’a vu nu ? Comment sait‑il que son chat fait la différence entre être nu et être vêtu ? Le chat de Derrida a‑t‑il coutume de se vêtir lui-même ? Dire que Derrida reproche à Levinas de considérer que les sentiments que nous prêtons aux animaux procèdent d’un transfert symbolique à partir de ce que nous éprouvons. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne ressentent rien ou qu’ils soient insensibles.

29La condition animale est souvent intolérable : la cruauté, le mode d’abattage, l’instrumentalisation, les manipulations génétiques et autres dépassent souvent toutes limites en vue de la productivité et du profit. C’est pourquoi les lanceurs d’alerte concernant les traitements indignes dont les animaux sont victimes, les mobilisations en vue de changer les choses, sont parfaitement légitimes. Mais, la manière de véritablement remédier à cela, n’est-ce pas d’accroître la législation protectrice des animaux et d’appliquer plus sévèrement celle qui existe déjà ? La responsabilité est toujours humaine, tout simplement parce que nous sommes les seuls êtres auxquels on peut imputer des actions. Et, nos actions envers la condition animale engagent la dignité de notre condition.

Notes

  • [1]
    C’est sans doute le beau livre d’Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité (Paris, Fayard, 1998) qui a consitué en France un moment important sur le plan philosophique.
  • [2]
    Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 142.
  • [3]
    Le visage est, on le sait, pour Levinas au cœur de l’éthique comme philosophie première. Le visage de l’autre est selon lui la dimension originaire, voire pré-originaire, de l’éthique en ce qu’il porte le commandement : « Tu ne tueras point. » Mais refusant le visage à l’animal, parce que celui-ci ne répond pas, l’animal se trouve exclu de la sphère morale, et donc de l’injonction : « Tu ne tueras point », selon Derrida (ibid., p. 147 sq.) Cf. en particulier l’analyse par celui-ci des considérations de Levinas sur le chien Bobby (ibid., p. 156 sq.).
  • [4]
    Chez Heidegger, le Dasein a un rapport intime, chaque fois sien et insubstituable à sa mort propre, c’est ce que signifie qu’il est un être-pour-la mort, la mort ne lui arrive pas comme un accident qui viendrait simplement interrompre sa vie mais est constitutive du souci de son être. En revanche l’animal périt, il passe de vie à trépas biologiquement mais ne meurt pas.
  • [5]
    Le spécisme est défini par Peter Singer comme « un préjugé ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de son espèce [en l’occurrence l’homme] et à l’encontre des intérêts des membres des autres espèces », La Libération animale, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2012, p. 73. Cela suppose évidemment une discontinuité entre les espèces.
  • [6]
    Cf. Will Kymlicka et Sue Donaldson, Zoopolis, Paris, Alma éditeur, 2016.
  • [7]
    Paris, Vrin, 2011, p. 325.
  • [8]
    Peter Singer, La Libération animale, op. cit., p. 74-75.
  • [9]
    Étienne Bimbenet, Le Complexe des trois singes. Essai sur l’animalité humaine, Paris, Seuil, 2017, p. 101.
  • [10]
    Peter Singer, La Libération animale, op. cit., p. 71-72.
  • [11]
    Ibid., p. 71.
  • [12]
    Souligné par moi.
  • [13]
    Ibid., p. 94.
  • [14]
    Ibid., p. 77.
  • [15]
    Ibid., p. 87-88.
  • [16]
    Robert Nozick l’avait fait à propos d’un autre théoricien de la cause animale, cité par Bimbenet, op. cit., p. 104-105. Cf. également Jean-François Braunstein, La Philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort, Paris, Grasset, 2018, p. 197-216.
  • [17]
    Peter Singer, La Libération animale, op. cit., p. 95.
  • [18]
    Charles Darwin, La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, chap. III, traduction française sous la direction de Patrick Tort, Paris, Champion, 2013, p. 188.
  • [19]
    Ibid., chap. IV, p. 270.
  • [20]
    Tom Regan, The Case for Animal Rights, Berkeley, University of California Press, 1983, trad. fr. Enrique Utria, Paris, Hermann, 2013.
  • [21]
    Tom Regan, « The case for Animal Rignts », in P. Singer (dir.), In Defence of Animals, New York, Blackwell, 1983, p. 13-16, traduit en français sous le titre « Pour les droits des animaux » par Éric Moreau et Hicham-Stéphane Afeissa, dans l’excellent volume de textes Philosophie animale. Différence, responsabilité et communauté, H.-S. Afeissa et J.-B. Jeangène Vilmer (dir.), Paris, Vrin, 2015, p. 162.
  • [22]
    Ibid., p. 180.
  • [23]
    Ibid., p. 179.
  • [24]
    Cf. Étienne Bimbenet, op. cit., p. 116 sq.
  • [25]
    Tom Regan, « Pour les droits des animaux », art. cit., p. 179.
  • [26]
    Will Kymlicka et Sue Donaldson, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux, Paris, Alma éditeur, 2016.
  • [27]
    On se souvient que le même Will Kymlicka a été antérieurement l’auteur d’un ouvrage sur La Citoyenneté multiculturelle (Paris, La Découverte, 2001, pour la traduction française de P. Savidan). Dans cet ouvrage, il s’agissait pour lui d’établir, dans le cadre d’une doctrine libérale, le droit des minorités, en particulier des minorités nationales, à maintenir leurs cultures et leurs modes de vie même en opposition avec les principes universels des démocraties libérales. C’était, à l’époque, appliquer aux cultures humaines le principe de la protection des espèces animales en voie de disparition, Cf. sur ce point mon livre Jusqu’où faut‑il être tolérant ? Traité de la coexistence dans un monde déchiré, Paris, Hermann, 2016. Soutenant ainsi le droit des minorités à déroger aux principes universels des démocraties, y compris dans des cas extrêmes de pratiques attentant non seulement à la dignité, mais même à l’intégrité des personnes, sous prétexte que ces pratiques avaient un enracinement culturel ancien, Kymlicka soutenait, sans le dire, évidemment, et sans doute sans s’en rendre compte, le traitement qui pouvait être particulièrement cruel des animaux dans certaines cultures traditionnelles. Le voilà désormais qui change son fusil d’épaule, défendant les droits politiques des animaux, tout en faisant mine de tenir compte des implications de ses thèses antérieures sur la citoyenneté multiculturelle (citoyenneté différenciée, donnant lieu à des droits différents, qui selon lui doit être élargie aux animaux). Mais les faiblesses de la théorie de la citoyenneté multiculturelle et ses contradictions atteignent des sommets dans la nouvelle perspective zoopolitique. Nous allons le voir.
  • [28]
    Will Kymlicka et Sue Donaldson, Zoopolis, op. cit., p. 16.
  • [29]
    Ibid., p. 29.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    Ibid., p. 43.
  • [32]
    Ibid., p. 45.
  • [33]
    Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. fr. Pierre Coste, Livre II, chapitre 27, Paris, Livre de poche, coll. « Classiques de la philosophie », 2009, p. 538.
  • [34]
    Op. cit.
  • [35]
    Ibid., p. 81.
  • [36]
    Ibid., p. 140.
  • [37]
    Ibid., p. 144.
  • [38]
    Ibid.
Yves Charles Zarka
Professeur à la Sorbonne, université Paris Descartes, chaire de philosophie politique. Il est également « Global Professor » à l’université de Pékin et enseigne également dans les universités de New York, Venise, Rome, Barcelone, etc. Il est notamment l’auteur de La Décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique (Paris, Vrin, 1987, 2e édition 1999) ; Hobbes et la pensée politique moderne (Paris, Puf, 1995 ; 2e édition 2001) ; La Questione del fondamento nelle dottrine moderne del diritto naturale (Naples, Editoriale Scientifica, 2000) ; L’Autre voie de la subjectivité (Paris, Beauchesne, 2000) ; Figures du pouvoir : Études de philosophie politique de Machiavel à Foucault (Paris, Puf, 2001 ; 3e édition, 2001) ; Quel avenir pour Israël ? (en collab. avec Shlomo Ben Ami et al., Paris, Puf, 2001, 2e édition en poche « Pluriel », 2002) ; Hobbes the Amsterdam Debate (Débat avec Q. Skinner), (Hildesheim, Olms, 2001) ; Difficile Tolérance (Paris, Puf, 2004) ; Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt (Paris, Puf, 2005) ; Réflexions intempestives de philosophie et de politique (Paris, Puf, 2006) ; Critique des nouvelles servitudes (Paris, Puf, 2007) ; La Destitution des intellectuels (Paris, Puf, 2010) ; Réflexion sur la tragédie de notre temps (Paris, Vrin, 2013) ; L’Inappropriabilité de la Terre (Paris, Armand Colin, 2013) ; Refonder le cosmopolitisme (Paris, Puf, 2014) ; Philosophie et politique à l’âge classique (Paris, Hermann, 2015) ; Métamorphoses du monstre politique (Paris, Puf, 2016) ; Jusqu’où faut‑il être tolérant ? (Paris, Hermann, 2016) ; Points névralgiques de la philosophie sur quelques philosophes français du xxe siècle (Paris, Puf, 2018).Il a également publié Raison et déraison d’État (Paris, Puf, 1994) ; Jean Bodin : nature, histoire, droit et politique (Paris, Puf, 1996) ; Aspects de la pensée médiévale dans la philosophie politique moderne (Paris, Puf, 1999) ; Comment écrire l’histoire de la philosophie ? (Paris, Puf, 2001) ; Machiavel, le Prince ou le nouvel art politique (Paris, Puf, 2001) ; Penser la souveraineté (2 vol.) (Paris, Vrin, 2002) ; Les Fondements philosophiques de la tolérance (3 vol.) (Paris, Puf, 2002) ; Faut‑il réviser la loi de 1905 ? (Paris, Puf, 2005) ; Les Philosophes et la question de Dieu (en collab. avec Luc Langlois, Paris, Puf, 2006) ; Matérialistes français du xviiie siècle (en collab., Paris, Puf, 2006) ; Hegel et le droit naturel moderne (en collab. avec Jean-Louis Vieillard-Baron) (Paris, Vrin, 2006) ; Monarchie et république au xviie siècle (Paris, Puf, 2007) ; Kant cosmopolitique (Paris, L’Éclat, 2008) ; Carl Schmitt ou le mythe du politique (Paris, Puf, 2009), Repenser la démocratie (Paris, Armand Colin, 2010) ; Démocratie état critique (Paris, Armand Colin, 2012) ; Refaire l’Europe (avec Jürgen Habermas) (Paris, Puf, 2012) ; La Terre-sol : pour un monde habitable (Paris, Armand Colin, 2013) ; Machiavel : le pouvoir et le peuple, avec la collaboration de Cristina Ion (Mimesis, 2015) ; Critique de la reconnaissance : autour de l’œuvre d’Axel Honneth (Milan/Paris, Mimésis, 2015) ; La Philosophie en France aujourd’hui (Paris, Puf, 2015), Rousseau between nature and culture (en collab. avec Anne Deneys-Tunney, Berlin/New York, De Gruyter, 2016) ; Hobbes et le libéralisme (Milan/Paris, Mimésis, 2016) ; L’Union européenne entre implosion et refondation (en collab. avec Pascal Perrineau et Alain Laquièze, Milan/Paris, Mimésis, 2016) ; La Démocratie face aux enjeux environnementaux (Milan/Paris, Mimésis, 2017) ; Les Révolutions du xxie siècle (Paris, Puf, 2018).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 09/10/2019
https://doi.org/10.3917/cite.079.0003
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