CAIRN.INFO : Matières à réflexion

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La révolution de février fut une belle révolution, la révolution de la sympathie générale, parce que les contradictions qui éclatèrent en elle contre la royauté ne s’étaient pas encore développées, voisinaient encore, sans se combattre, parce que la lutte sociale qui en formait l’arrière plan n’avait encore qu’une existence éthérée, qu’elle ne vivait encore qu’en paroles, en phrases. La révolution de Juin est, au contraire, une révolution haïssable, une révolution repoussante, parce que les actes y ont pris la place des phrases, parce que la république a dû dévoiler la tête du monstre en faisant tomber la couronne qui masquait tout [...]. L’ordre sifflait sous ses balles en déchirant la poitrine du prolétariat [1].

2La singularité de la pensée de Marx, en 1848 est contenue dans ce constat d’échec et de réalisme critique. Penseur révolutionnaire, à distance de l’événement, Karl Marx est cependant le théoricien le plus en phase avec l’actualité de son temps. Grand lecteur, attentif aux réformateurs de la première moitié du siècle [2], critique à l’égard de ses contemporains, ses idées se déploient au plus près du réel. Il partage aussi bien l’enthousiasme des ouvriers insurgés qu’il en dénonce les illusions en se situant dans le temps long du devenir historique des luttes de classes dont le destin est tracé par la transformation des forces productives.

3Karl Marx en 1847, en effet, ne rêve pas, lorsque avec Engels, il introduit la brochure par cette phrase fameuse : « Un spectre hante l’Europe, c’est le spectre du communisme ». De manière critique ou fataliste, Honoré de Balzac et Henri Heine pensent de même. L’idée républicaine, qui se répand en France, devait immanquablement aboutir au communisme. Comme si le peuple, dont le comportement était identifié à la paysannerie de l’époque de la Révolution Française, devait accomplir sa tâche historique en achevant les promesses de la révolution de 1792-1793. Après les errements des guerres napoléoniennes, les excès des restaurations et des Monarchies constitutionnelles, toutes deux irrespectueuses des lois de l’histoire, la République vraie – celle que les insurgés crurent proclamée en février 1848 –, avait pour tâche de mettre en œuvre effectivement les principes de Liberté, d’Égalité et de Fraternité. Cette certitude nourrissait les craintes des républicains modérés et guidait les pas des propriétaires tremblant de perdre les acquis de la Révolution de 1789 dont ils étaient les seuls bénéficiaires et donc les seuls interprètes entendus. Certes, le mot communisme n’avait pas le même sens dans l’esprit de Marx. Mais pour chacun des penseurs contemporains la lecture du passé permettait d’inscrire les événements dans un processus historique annoncé, à la fois par les lois de l’histoire dont il suffisait de découvrir les clés et les mythes prophétiques qui ne manqueraient pas de se réaliser.

4En ce temps-là, passé, présent, futur étaient étroitement liés. Il était alors impossible de se situer dans le présent sans avoir recours au passé en tant que caution légitime des perspectives dont ce dernier était porteur. Marx, en 1848, n’échappe pas à ce mode de penser [3]. Il en partageait l’optimisme avec « les intelligences du temps » comme aurait dit Balzac : de Saint-Simon à Alexis de Tocqueville. La force attractive du progrès, la croyance au devenir historique, l’incontournable révolution des choses – dont la valeur entraînante contribua à réduire les révolutions à des non événements ou à des illusions –, façonnèrent les idées dominantes jusqu’à la perte des voies/voix multiples dont relèvent les constellations du passé. Aussi, depuis quelques décennies, les historiens ont été contraints de remettre en cause la lecture linéaire traditionnelle afin de retrouver les aspérités effacées du passé.

5L’autre 89 qui a vu la chute du mur de Berlin, 1989 a révélé, d’un certain point de vue, l’inanité des lectures linéaires et téléologiques de l’histoire. À en croire Fukuyama en effet, la chute du mur de Berlin annonçait la fin des utopies et le triomphe du libéralisme et par là même la fin de l’histoire. Comme si l’histoire pouvait se borner aux luttes idéologiques. Entre un communisme réduit au totalitarisme à distance sidérale du communisme de 1848, et un libéralisme concentré dans l’idée de liberté des échanges au sein d’un système capitaliste, à peine régulé, l’histoire perd tout sens d’historicité [4]. C’est pourquoi, il nous faut revenir au moment 1848, celui de Marx et de ses contemporains. Un moment révolutionnaire oublié et dont on ne retient que les visions /prévisions critiques à l’égard des utopies.

Marx et Tocqueville : deux lectures téléologiques du progrès

6Le point de vue d’un Tocqueville l’a emporté du côté du libéralisme et si les prévisions de Marx ne se sont pas réalisées, ses notes de conjonctures, relatives à 1848, ont été parfaitement entendues. On a ainsi relevé le constat d’échec de la Révolution de février à travers son évocation de la république imaginaire rêvée par les insurgés. Les souvenirs d’Alexis de Tocqueville, rédigés dès 1850, ont marqué également l’historiographie. Ôtant aux insurgés toute capacité de penser et donc d’agir en tant que sujets de leur propre histoire, la vision de Tocqueville, converge, en dernière instance, avec celle de Marx. En effet, leurs lectures du passé participent d’une même projection téléologique. L’un esquisse le destin d’une bourgeoisie dont il déplore cependant l’absence de lucidité, l’autre pressent l’ascension irréversible du prolétariat. Chacun des deux penseurs éminents songe au rôle historique des classes en lutte. La représentativité des catégories et l’avancée progressive des forces productives forment le socle des deux orientations, idéologiquement opposées. L’une vante les bienfaits sociaux issus des transformations industrielles, l’autre y puise la capacité révolutionnaire du prolétariat qui, en s’élargissant, mettra fin au système d’exploitation ; de fait, chacun trace les contours du devenir social hors des expériences individuelles et collectives du moment.

7Selon Tocqueville, juin 1848 fut un combat de classe dont la responsabilité incombait aux théories socialistes :

8

La guerre servile […] sortit naturellement de ces idées comme le fils de la mère ; et on ne doit y voir qu’un effort brutal et aveugle, mais puissant des ouvriers pour échapper aux nécessités de leur condition qu’on leur avait dépeinte comme une oppression illégitime et pour s’ouvrir par le fer un chemin vers ce bien être imaginaire qu’on leur avait montré de loin comme un droit. C’est ce mélange de désirs cupides et de théories fausses qui rendit cette insurrection si formidable après l’avoir fait naître [5].

9En 1848, Alexis de Tocqueville avait su dépeindre l’enthousiasme de ses contemporains envers une république dont ils ignoraient le contenu. C’est pourquoi jugeant inévitable la venue de la démocratie en redoutant l’entrée des masses en politique, il combat l’idée d’une République démocratique et sociale dont il anticipe le risque sous les traits du communisme partageux :

10Karl Marx, lucide, compte tenu de la faible représentativité des combattants des barricades et d’une classe ouvrière embryonnaire, n’en est pas moins critique à l’égard des « illusions de février » dont l’insurrection de Juin révélera le leurre :

11

C’est du 4 mai et non du 25 février que date la République, c’est-à-dire la république reconnue par le peuple français, et non pas la république imposée par le prolétariat parisien au Gouvernement provisoire, non pas la République aux institutions sociales, non pas le mirage qui planait devant les yeux des combattants des barricades […]. Nous avons vu que la République de Février n’était en réalité, et ne pouvait être qu’une République bourgeoise, que, d’autre part, le Gouvernement provisoire, sous la pression directe du prolétariat, fut obligé de la proclamer une République pourvue d’institutions sociales, que le prolétariat parisien était encore incapable d’aller au-delà de la République bourgeoises autrement qu’en idée, en imagination, que partout où il passait réellement à l’action, c’était surtout au service de cette dernière qu’il agissait [6]

12Se tenir à distance de l’événement 1848 conduit naturellement le commentateur, même le plus critique, à expliciter le sens de l’événement à partir de ses effets. La République, issue des élections d’avril 1848 après la conquête du suffrage dit universel et en l’absence de toute représentation ouvrière, fut réduite au consensus apparent en donnant la victoire aux notables et autres conservateurs de l’ordre. L’événement révolutionnaire fut alors interprété à l’aune de cette représentation des propriétaires réunis.

Le socle saint-simonien du progrès en marche

13Il est vrai que cette lecture progressive des événements, aussi bien libérale que marxiste, a été précédée d’une analyse des enjeux du temps dont la modernité étonne encore aujourd’hui. Considéré jusqu’alors, comme un des trois grands utopistes du XIXe siècle, Saint-Simon a été maintenu dans la catégorie du socialisme utopique. Or, retrouver les écrits de Saint-Simon, grâce aux travaux récents de Philippe Régnier, Pierre Musso, Juliette Grange et Franck Yonnet [7], nous autorise à revenir sur une classification par trop hâtive.

14Henri de Saint-Simon, en effet, dès les années 1802 et jusqu’en 1820, pressent et décrit la victoire du « parti des industriels » en fonction de la force des choses, pour reprendre une expression à laquelle il était très attaché. Tout comme Marx, Saint-Simon attribue à la bourgeoisie un rôle historique, tout en distinguant au sein même de cette classe, les oisifs des industrieux. Seuls les industrieux, dont la richesse prouve les capacités, détiennent les clés de l’avenir d’une humanité débarrassée des oisifs et dont la Révolution de 1789 n’avait pu éradiquer totalement le rôle délétère. Qui plus est la fonction inutile des inactifs resurgit à la faveur des mœurs napoléoniennes et de leur « ridicule » noblesse. Saint Simon écrit :

15

L’affranchissement des communes a posé la base de ce nouvel état de choses. Il en a préparé la possibilité, et même la nécessité, qui s’est ensuite développée de plus en plus […]. Cet affranchissement a constitué la capacité industrielle, puisqu’il a établi pour elle une existence sociale indépendante du pouvoir militaire. Avant cette époque, outre que les artisans, pris collectivement, étaient dans la dépendance absolue des militaires, chacun d’eux était entièrement soumis à l’arbitraire individuel du possesseur de la terre dont il faisait partie. L’affranchissement, en laissant subsister le premier genre d’arbitraire, anéantit le second et, par suite, créa le germe de la destruction du premier. Auparavant, les artisans ne possédaient rien en propre. Tout ce qu’ils possédaient, et eux-mêmes, appartenait à leur seigneur. Ils n’avaient que ce qu’ils voulaient bien leur laisser. L’affranchissement créa une propriété industrielle ayant pour origine le travail. Propriété distincte, indépendante et bientôt rivale de la propriété territoriale, qui était purement d’origine et de nature militaire [8].

16Marx et Engels, dans le Manifeste communiste saluent, en des termes assez semblables, le rôle historique et révolutionnaire de la bourgeoisie :

17

Nous voyons donc que la bourgeoisie moderne est, elle-même, le produit d’un long processus de développement, de toute une série de révolutions survenues dans le mode de production et d’échange. Chaque étape de l’évolution parcourue par la bourgeoisie était accompagnée d’un progrès politique correspondant. Classe opprimée sous la domination des seigneurs féodaux, association en armes s’administrant elle-même dans la commune ; là, république autonome, ici tiers-état taillable de la monarchie ; puis à l’époque de la manufacture, contrepoids de la noblesse dans la monarchie féodale ou absolue […], la bourgeoisie a réussi à conquérir de haute lutte le pouvoir politique exclusif dans l’état représentatif moderne […]. La bourgeoisie a joué dans l’histoire, un rôle éminemment révolutionnaire [9].

18Saint-Simon, l’un des pères fondateurs de la philosophie du progrès, profondément convaincu du triomphe de la science industrielle, malgré le frein des États modernes, invite ses contemporains à obéir à la loi de la force des choses tant elle domine les volontés humaines :

19

…Quoi que cette force dérive de nous, il n’est pas plus en notre pouvoir de nous soustraire à son influence ou de maîtriser son action que de changer à notre gré l’impulsion primitive qui fait circuler notre planète autour du soleil. Les effets secondaires sont les seuls soumis à notre dépendance. Tout ce que nous pouvons, c’est d’obéir à cette loi (notre véritable providence) [10]

20Différemment, certes, Marx est tout aussi confiant envers le déterminisme des conditions de production :

21

Le développement du prolétariat industriel a pour condition générale le développement de la bourgeoisie industrielle. C’est seulement sous la domination de cette dernière que son existence prend une ampleur nationale lui permettant d’élever sa révolution au rang d’une révolution nationale ; c’est seulement alors qu’il crée lui-même les moyens de production modernes qui deviennent autant de moyens de son affranchissement révolutionnaires. Seule, la domination de la bourgeoisie industrielle extirpe les racines matérielles de la société féodale et aplanit le seul terrain sur lequel une révolution prolétarienne est possible [11].

Marx et l’expérience ouvrière de l’association en 1848

22Ce type d’interprétation du passé, à l’échelle du processus historique a permis, un temps, aux contemporains de croire à l’irréversibilité de la marche du progrès, quelles qu’en soient les conséquences. La contrepartie de cette vision du monde était portée par les représentants des vaincus de 1848 qui pouvaient affirmer que le système lui-même creusait sa propre tombe en grossissant les rangs des prolétaires et conduisait immanquablement à l’abolition de l’État bourgeois.

23En même temps, l’analyse de 1848 insérée dans le temps long de l’histoire a contribué à effacer l’expérience ouvrière spécifique de l’insurrection et à négliger la diversité des points de vue exposés par Karl Marx, lors de l’avènement de cette singulière révolution. Les grands hommes n’y jouent, somme toute, qu’un rôle secondaire. N’en déplaise aux admirateurs des grands textes, en dépit du courage ou de l’incompréhension qu’ils ont pu manifester, au cœur de l’événement, de Blanqui à Proudhon, les véritables acteurs de la révolution de 1848, sont les ouvriers anonymes qui, un temps, très court il est vrai, sont devenus sujets de leur propre histoire. Hommes et femmes de 1848 ont d’abord lutté pour leur propre liberté.

24À bien des égards, en effet, Marx, au cœur de l’événement 1848, à l’échelle de l’Europe, a compris le caractère exceptionnel du combat des prolétaires parisiens. À propos du droit au travail, en particulier, il écrit :

25

Dans le premier projet de Constitution, rédigé avant les journées de Juin, se trouvaient encore le « droit au travail » […]. Le droit au travail est au sens bourgeois un contresens, un désir vain, pitoyable, mais derrière le droit au travail, il y a le pouvoir sur le capital, l’appropriation des moyens de production, leur subordination à la classe ouvrière associée, c’est-à-dire la suppression du salariat, du capital et de leurs rapports réciproques. Derrière le « droit au travail », il y a l’insurrection de Juin [12].

26La pertinence du propos de Marx est d’autant plus intéressante qu’on retrouve les éléments semblables dans sa Critique du programme de Gotha. Or, si le commentateur se contente de la lecture du Manifeste, il pourrait croire que Marx est passé à côté du mouvement des associations ouvrières. En effet, selon le Manifeste l’association n’est pas considérée comme une pratique viable. L’historiographie marxiste, pas plus que le Mouvement ouvrier constitué à la fin du Second Empire, n’en comprendront la force expérimentale qui l’animait. L’expérience ouvrière « du gouvernement direct des travailleurs » pour reprendre la formule de Pauline Roland, en 1848, fut néanmoins exemplaire bien qu’éphémère. Elle resta sans suite et son souvenir évacué de l’histoire, resurgira ponctuellement dans les mémoires ouvrières. Le poids du Manifeste a été décisif, quant au devenir du mouvement ouvrier :

27

Bientôt les ouvriers s’essaient à des coalitions contre les bourgeois ; ils se regroupent pour défendre leur salaire. Ils vont jusqu’à fonder des associations durables pour constituer des provisions en vue des révoltes éventuelles. Ça et là, la lutte éclate sous la forme d’émeutes. De temps à autre, les travailleurs sont victorieux, mais leur triomphe est éphémère. Le vrai résultat de leurs luttes, ce n’est pas le succès immédiat, mais l’union de plus en plus étendue des travailleurs […]. (vers) une organisation des travailleurs en une classe et par suite en un parti politique [13]

28L’expérience des associations de 1848 est en effet unique, les travailleurs réunis, dans un contexte, il est vrai insurrectionnel, ont acquis alors un droit à la liberté d’agir, à un pouvoir qu’ils n’ont pu reproduire ensuite. Sans aucun guide, ils étaient, parvenus à s’auto-organiser, ce qui explique en partie, leur pouvoir d’agir, en l’absence d’encadrement en Juin 1848 [14]. Inversement le mouvement ouvrier, à la fin du Second Empire tient sa reconnaissance de l’organisation première des expositions universelles, de la facilité avec laquelle les autorités ont contribué au rapprochement des ouvriers anglais et français, à l’origine duquel on peut dater la naissance de la première Internationale.

29En dépit des travaux de Rémi Gossez, les associations en 1848 ont souvent été réduites à l’analyse des débats de l’Assemblée du Luxembourg – commission dédiée à l’organisation du travail que dirige Louis Blanc –, reléguée au Palais du Luxembourg en lieu et place de la Chambre des pairs qui fut dissoute par la révolution de février. Or, les associations ouvrières ne se limitent pas aux initiatives de Louis Blanc, bien au contraire, elles tentent de construire une véritable autonomie après la dissolution de la Commission. L’association ouvrière est effectivement le grand mot d’ordre de 1848-1849. Elle fut précédée de multiples réunions de métiers, de coopératives, des corporations, une forme de liberté ouvrière reconquise contre la tyrannie du capital et la fin de la servitude qu’impose l’exploitation de l’homme par l’homme [15]. Les pétitions adressées à la Chambre des représentants ou à la Commission du Luxembourg témoignent de ce grand élan associatif et fraternel qui animait alors les ouvriers, tous métiers confondus. Les propositions proviennent de la France entière. Les projets les plus précis furent débattus : du salaire horaire pour chaque poste, de l’ouvrier à l’ingénieur, à l’égalité salariale ; du maintien de la hiérarchie, à la mise en place des caisses de prévoyance et de retraite pour les ouvriers âgés. Les femmes de 1848 prévoient également, attenant aux ateliers, des crèches et des restaurants collectifs afin d’alléger les travaux domestiques individuels.

30En 1849, l’association la plus attractive, qui parvient à regrouper plus d’une centaine de collectifs, se constitue sous la direction de Jeanne Deroin, ouvrière lingère devenue institutrice, et de l’architecte Delbrouck, initiateurs du projet, intitulé : l’Association Fraternelle et Solidaire de toutes les associations dont la vocation est de « rassembler les travailleurs des deux sexes de différentes professions [16] ». L’union des associations fraternelles voit le jour en octobre 1849. Jeanne Deroin prévoyait de fonder l’organisation sous les principes suivants :

31

Droit à la consommation :
Au moyen de la répartition des produits du travail de tous, selon les besoins de chacun et les nécessités de sa profession.
Droit au travail :
Au moyen de la répartition des instruments de travail et matières premières nécessaires à la production, chacun, selon sa profession, en proportion des besoins de consommation.
Droit de souveraineté :
Au moyen du concours égal de tous sans distinction de sexe, à l’élection des travailleurs fonctionnaires, à la formule des règlements et au vote de répartition des instruments, et des produits du travail [17].

32L’expérience s’acheva par l’arrestation et le procès des promoteurs en juillet 1850 [18].

33Sans entrer dans le mouvement associatif, mais sans pour autant le méconnaître, Marx avait compris l’extraordinaire modernité du mouvement ouvrier de 1848 :

34

Les révolutions de 1848 furent des épisodes, de tout petits craquements, de toutes petites déchirures dans l’écorce solide de la société bourgeoise. Mais elles dévoilèrent l’abîme que recouvrait cette écorce, sous laquelle bouillonnait un océan sans fin, capable, une fois déchaîné, d’emporter des continents entiers. Elles annoncèrent à grand fracas l’émancipation du prolétariat, secret du XIXe siècle et de sa révolution [19].

35Mais cet « océan sans fin » capable de bouleverser les relations sociales existantes aurait dû garder les traces de l’expérience associative en respectant le sens des mots en usage alors. Or la République démocratique et sociale fut renvoyée au rêve des insurgés, et l’idée communiste, son héritière directe, associée à l’idée de fraternité, perdit toute pertinence critique. L’ensemble de ces idées et pratiques novatrices furent reléguées au non lieu des utopies mal comprises. Le sens de fraternité ouvrière en particulier, à laquelle étaient attachés les prolétaires, n’a pas été entendu par Marx. Pourtant, la fraternité d’alors n’avait aucun équivalent. Mais sous le poids de la propagande et de la pratique libérale sa signification philanthropique s’est imposée. Marx et ses contemporains n’ont retenu que cet usage instrumental de la charité moderne : elle surgit de l’échec de la révolution de février et remplace, en quelque sorte, la pratique d’Ancien régime Ainsi la République bourgeoise triomphante s’autorise à transformer l’idée de solidarité en sentiment de compassion envers la classe « la plus nombreuse et la plus pauvre » pour reprendre une expression saint-simonienne :

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Le mot qui répondait à cette suppression imaginaire des rapports de classe, c’était la fraternité, la fraternisation et la fraternité universelles. Cette abstraction débonnaire des antagonismes de classes, cet équilibre sentimental des intérêts de classes contradictoires, cette exaltation enthousiasme au-dessus de la lutte des classes, la fraternité, telle fut vraiment la devise de la révolution de Février […]. Le prolétariat de Paris se laissa aller à cette généreuse ivresse de fraternité[20].

37Fraternel, inlassablement répété, est un mot clé à qui veut comprendre 1848. Cependant son sens a échappé aux analyses d’après coup. Associée, depuis la Révolution de 1789, à Liberté et Égalité dans la trilogie républicaine, la fraternité a non seulement perdu sa signification subversive, mais avec lui l’expérience des sociétés de secours mutuels, si actives pendant les Monarchies constitutionnelles, a été, pour l’essentiel oubliée. Et, de ce fait, la révolution de 1848, issue de ces pratiques concrètes, ne fut alors saisie dans la continuité historique, qu’en tant que parenthèse « chimérique », nécessaire peut-être, mais inapte à comprendre la force irrésistible de l’évolution lente et progressive de la révolution économique, c’est pourquoi l’expérience n’a pu être inscrite dans une histoire qui fait sens.

38Éloigné de la philanthropie moderne, le mot, en 1848, est indissociable de la pratique coopérative qui réunit des individus égaux. Il désigne alors une expérience inédite d’organisation de travailleurs libres. Inédite et surtout sans lendemain, puisque aujourd’hui encore la perspective reste à venir. En l’absence de guide tutélaire, sans considération du droit qui, de fait, suppose une instance distributive ou protectrice, l’association organise la solidarité entre les travailleurs. En 1848, les associations fraternelles sont conçues pour répondre à l’imprévoyance sociale des régimes précédents tout en « améliorant immédiatement la situation des travailleurs [21] ». Mais en pratique la solidarité fraternelle n’est que l’avant-courrière de la démocratie sociale et l’organisation des travailleurs devient, logiquement, la concrétisation des principes du socialisme. C’est pourquoi, l’idée d’association, en contexte, répond à une revendication dont la jeune république a légitimé les attentes. D’autant que la République est l’émanation des travailleurs insurgés contre l’imprévoyance sociale de la monarchie de Juillet. Parallèlement, au vu de la pratique associative, avec ses hésitations, ses aspects informels, ses multiples ratés, l’idée fait craindre le pire aux possédants qui savent lire le contenu des projets. Il ne s’agit pas simplement de propositions provenant de la Commission du Luxembourg, orchestré par Louis Blanc, mais de rassemblements, de collectifs visibles qui sont particulièrement actifs après la fermeture de la Commission, à l’instant décisif où, pour la plupart des travailleurs, la solution collective apparaît comme la seule alternative au désordre ambiant et à la misère des plus démunis. Parmi eux, certains groupes vont jusqu’à profiter de la désertion de quelques patrons fuyant la crise économique — tandis que le maintien des ateliers nationaux est de plus en plus contesté par les adeptes du bon usage des deniers publics — en proposant des coopératives de production et de consommation afin de pallier l’absence du capital privé [22].

39De cette expérience associative découlait la définition, ou plutôt la connaissance pratique du communisme dont la meilleure définition fut sans doute énoncée par un autre oublié de 1848 : Constantin Pecqueur. Incompris, parce que capable d’invoquer les Pères de l’Église pour inscrire, dans la pensée universelle, l’immanquable venue d’un communisme fraternel et démocratique, Constantin Pecqueur fut identifié aux socialistes chrétiens. Méconnu, il participe pourtant à cette expérience jamais renouvelée de 1848. Communisme et liberté étaient, selon Pecqueur, indissociables. Sans liberté, il n’y avait pas de société possible. « En fait le communisme est compatible avec la responsabilité individuelle. S’il ne l’était pas, il serait souverainement immoral et n’aurait d’ailleurs aucun attrait pour personne [23] ».

Que reste-t-il de l’expérience de 1848 ?

40Dans cet océan de luttes, l’horizon des possibles a figuré au rang des chimères et le véritable sens des expériences dont le mouvement ouvrier aurait pu être porteur n’a pas eu d’écho dans la constitution d’un mouvement ouvrier tendu entre syndicalisme défenseurs des droits et parti ouvrier tourné vers la prise du pouvoir d’État. L’actualité de 1848 n’a pu être saisi que tardivement, à la faveur des révolutions toutes récentes et des espoirs « utopiques » en cours de renaissance. La nécessité du désordre en particulier est resté, pour l’essentiel, étranger aux différents partis communistes du XXe siècle. Le parti ouvrier, devenu communiste, organisé à distance des expériences ouvrières, s’est éloigné de plus en plus des préoccupations pourtant perçues par Marx en 1848. Il avait compris le véritable sens de l’ébranlement de la révolution : la subversion de l’ordre établi :

41

L’ordre ! tel était le cri de guerre de Guizot. l’ordre, s’écriait Sébastiani, Guizot au petit pied, en russifiant Varsovie. l’ordre ! crie aujourd’hui Cavaignac […]. L’ordre ! sifflaient ses balles en déchirant la poitrine du prolétariat [24].

42Alors que les révolutions avaient su maintenir ou rétablir une forme d’ordre, excepté la Commune de Paris, la révolution de 1917 inventa un nouvel ordre qui permettra à tous les partisans de l’ordre libéral d’identifier le communisme à cette organisation hiérarchique et centralisée au détriment et à l’encontre des espoirs ouvriers.

43Aujourd’hui seulement il est possible de relire le XIXe siècle à la manière de Walter Benjamin [25] afin de retrouver, non seulement l’historicité des expériences perdues, mais, hors de toute continuité historique, d’en percevoir l’actualité dans notre présent incapable de recourir à l’histoire tant celle-ci a bercé d’illusions de nombreuses générations.

44En 2014, en France en particulier, faire retour aux textes de Marx, au temps des révolutions de 1848, ne prend sens qu’à la lumière du désenchantement du monde actuel. Les liens entre passé, présent et avenir sont désormais brisés. Aucune alternative sociale ne se dessine à l’horizon des possibles, en l’absence d’une utopie concrète comme l’était le communisme de 1848. En retrouver la pertinence participe de l’utopie de demain.

Notes

  • [1]
    Karl Marx, homme penseur et révolutionnaire, Articles, discours, souvenirs recueillis par David Riazanov, Paris, Éditions Anthropos, 1968. p. 46
  • [2]
    Voir Pierre Dardot et Christian Laval, Marx prénom Karl, Paris, Gallimard, 2012.
  • [3]
    François Guizot désigne l’histoire comme une succession de rapports de forces, Marx en saisit le sens à travers la lutte des classes.
  • [4]
    L’historicité ne doit pas être confondue avec les régimes d’historicités chers à François Hartog. Restituer l’historicité d’un évènement, d’un discours ou d’une pratique ou encore d’une référence au passé signifie rendre compte au plus près du réel, du sens des mots employés, des compréhensions du moment, des significations parlantes à d’autres interlocuteurs aussi minoritaires soient-ils. Cela implique donc de restituer les débats et les conflits d’interprétations en fonction des individus qui énoncent et revendiquent le propos, le discours ou la pratique. Penser l’historicité c’est rendre à tout sujet historique, même éphémère, la puissance d’action et de parole qui fut la sienne.
  • [5]
    Alexis de Tocqueville, Souvenirs, rédigés en 1850, Paris, Gallimard, 1964-1978, p. 213.
  • [6]
    Karl Marx, Les luttes de classes en France, 1848-1850, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 63.
  • [7]
    Juliette Grange, Pierre Musso, Philippe Régnier et Franck Yonnet, Henri de Saint-Simon, Œuvres complètes, Paris, Puf, 2012.
  • [8]
    Henri de Saint-Simon, l’Organisateur, huitième lettre (23), 1820, volume 3.
  • [9]
    Karl Marx, Friedrich Engels, Le Manifeste communiste, 1848, in Karl Marx, Philosophie, édition établie et annotée par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 1965, 1968, 1982, p. 401.
  • [10]
    L’Organisateur, 1820, 9e lettre, vol. 3, (24).
  • [11]
    Les Luttes de classes en France, op. cit., p. 50.
  • [12]
    Karl Marx, Les Luttes de Classes en France, op. cit., p. 81.
  • [13]
    Le Manifeste communiste, op. cit., p. 410.
  • [14]
    Tous les leaders socialistes du moment avaient été arrêtés à la suite de la manifestation en direction de l’Assemblée nationale.
  • [15]
    Voir, à ce propos, l’irremplaçable étude de Rémi Gossez, Les ouvriers de Paris, Société d’histoire de la révolution de 1848, tome XXIV, Paris, 1967.
  • [16]
    L’Opinion des femmes, numéro 6 août 1849.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Voir à ce propos, Michèle Riot-Sarcey, La Démocratie à l’épreuve des femmes, Paris, Albin Michel, 1994.
  • [19]
    Karl Marx, discours à l’organisation chartiste de Londres, 14 avril 1856, reproduit par le People’s Paper du 19 avril 1856, Karl Marx, penseur et révolutionnaire, Articles, discours, souvenirs, recueillis par D. Riazanov, op. cit., p. 50.
  • [20]
    Les Luttes de classes en France, op. cit., p. 52.
  • [21]
    Jeanne Deroin, Lettre aux associations sur l’organisation du crédit, Paris, Gustave Sandré, 1851, p. 31 ; lettre rédigée en prison après son arrestation en tant que co-responsable de l’association des associations, EDHIS, 1848, La Révolution démocratique et sociale, tome 6, 1984, p. 36.
  • [22]
    Voir à ce propos, Michèle Riot-Sarcey, La Liberté en éclats, ouvrage à paraître aux éditions La Découverte.
  • [23]
    Constantin Pecqueur, Le Salut du Peuple, 1849-1850, numéro, 10 décembre 1849, reprints EDHIS, Paris, 1967, p. 14.
  • [24]
    Karl Marx, « À la mémoire des combattants de Juin, 28 juin 1848 », D. Riazanov, op. cit., p. 46.
  • [25]
    Voir Walter Benjamin, Paris Capitale du XIXe siècle, Le Livre des Passages, Paris, Éditions du Cerf, 1989.
Michèle Riot-Sarcey
Historienne, professeure d’Université émérite, a enseigné ces deux dernières années à Science Po Paris sur l’utopie et anime actuellement un séminaire à l’EHESS avec Maurizio Gribaudi et Nathalie Raoux sur Walter Benjamin, histoire et politique. A publié notamment Le Réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle (Paris, Albin Michel, 1998), Histoire du féminisme (Paris, La Découverte, Repères, 2002/2006), Dictionnaire des Utopies (dir. en collab. avec Thomas Bouchet et Antoine Picon, Paris, Larousse 2002/2006), 1848, La Révolution oubliée (en collab. avec Maurizio Gribaudi, Paris, La Découverte, 2008, publié en livre de poche, 2009), De la différence des sexes. Le genre en histoire (dir, Paris, Éditions, Larousse, 2010). A publié de nombreux articles sur l’utopie, le genre et le politique au XIXe siècle en particulier.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/09/2014
https://doi.org/10.3917/cite.059.0075
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