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Violence sans politique ?

1Le projet de ce numéro sur la violence est parti d’un constat simple : il n’y a jamais eu autant de publications académiques sur la violence que ces dernières années alors même que les manifestations de violence ne se sont jamais montrées aussi rétives à des interprétations globales. Maladie de la cité, échec de la rationalité institutionnelle, manifestation extrême de la décision politique, dérive ravageuse d’événements imprévisibles, la violence a longtemps été l’autre de la politique. Si le pouvoir ne peut exister sans légitimité, la violence est son instrument inavouable. Inversement, on s’en saisit pour renverser un ordre politique jugé injuste et fonder un ordre nouveau. Cette conception reléguait la violence dans le registre de l’exception. Or elle semble aujourd’hui avoir laissé la place à une profusion de passages à l’acte qui ne sont plus étayés par un discours idéologique articulé mais, au contraire, essaiment au plus bas de la société pour n’acquérir un sens politique qu’une fois portés par l’opinion sur la scène publique.

2Massifiée dans l’histoire du xxe siècle, bannie de nos sociétés pacifiées et exorcisée à travers le culte de la mémoire, la violence revient dans l’actualité de manière intempestive et troublante. Les frontières entre le domaine criminel et le domaine public s’effritent, tandis que peine à émerger ce qui serait un nouveau radicalisme insurrectionnel fondé sur l’action directe. Les « casseurs » font-ils acte de désobéissance civile ? L’« affaire de Tarnac » témoigne-t-elle d’une continuité avec les mouvements anarchistes et autres luttes armées des décennies précédentes ? Les voitures, les bus et les édifices publics brûlés pendant les émeutes qui émaillent notre actualité sont-ils les indicateurs d’un mécontentement collectif ? La colère est, comme toujours, une passion mal considérée en politique, alors même que l’indignation connaît un regain d’intérêt et vient contredire l’idée d’une apathie sans remède des citoyens des grandes démocraties libérales.

3Pour se situer par rapport à la violence, la pensée politique a retenu pour l’essentiel deux voies. La première consiste à concevoir la politique comme une solution à l’état de guerre. Traditionnellement, la paix est identifiée au bien commun, fin naturelle du pouvoir et dans le prolongement de l’aptitude naturelle de l’homme à vivre en société. La modernité conçoit l’institution de la République, ou de l’État, comme un moyen pour les hommes de « s’arracher à ce misérable état de guerre » (Hobbes) auquel les mènent leurs passions naturelles et de vivre en sécurité. La deuxième voie consiste à accepter la résurgence du conflit comme consubstantielle au politique, voire comme une refondation permanente de l’ordre politique par-delà les dominations instituées. L’histoire devient alors le lieu même du politique, avec son lot d’incertitudes, d’accidents et de rivalités, avant de pouvoir se lire à la lumière d’un processus téléologique.

4Dans le premier cas, celui de la politique adossée à un ordre naturel, la violence menace sans cesse de refaire irruption dans l’espace amnésique de la cité. Elle réveille le spectre de la désunion civile et crée du lien politique en conjurant les démons de la division. Organisée et codifiée ou, au contraire, intermittente et soudaine, la violence est confinée au registre de la nécessité ou de la pathologie. Dans le second cas, celui de la politique plongée dans l’histoire, la violence se présente comme une expression de la volonté politique révolutionnaire, comme une force qui va dans le sens du progrès. La violence cesse alors d’être une pathologie. Toutes les modalités politiques fondées sur le consentement, cherchant leur légitimité dans une certaine idée de la perfectibilité humaine et excluant la violence de leur champ, sont renvoyées avec mépris à l’ordre bourgeois : « On éprouve beaucoup de peine à comprendre la violence prolétarienne quand on essaie de raisonner au moyen des idées que la philosophie bourgeoise a répandues dans le monde ; suivant celle philosophie, la violence serait un reste de barbarie et elle serait appelée à disparaître sous l’influence du progrès des lumières » [1].

5Dans tous les cas, la violence ne peut être autre chose qu’un instrument du politique et l’usage de la violence à des fins politiques donne précisément lieu à des débats sur sa légitimité. Considéré comme une négation du lien social culminant dans la guerre, avec ou sans fondement anthropologique, le recours à la violence s’accompagne nécessairement d’une réflexion sur la nécessité, la justice, l’humanité, sur le contrôle juridique et institutionnel de l’action politique, sur la pertinence du choix de moyens d’action violents au regard de l’idéal à accomplir. Machiavel a posé la question de savoir si l’État pouvait se tenir dans les limites d’une « éthique des moyens ». Or « l’État est cette réalité qui jusqu’à présent a toujours inclus le meurtre comme condition de son existence, de sa survie et d’abord de son instauration. » [2] Cette question de Machiavel, propulsant sur le devant de la scène le rapport entre violence et droit, s’est reposée sans arrêt au fil des siècles. Chez Machiavel, et à plus forte raison après lui, la question de la violence n’est ainsi jamais dissociée de celle de sa légitimité. Qu’on se place du point de vue de sa justification morale ou de ses effets dévastateurs, la présence de la violence dans le champ politique fait ainsi problème. « Lorsque la violence n’est plus soutenue ni limitée par le pouvoir, on assiste à ce retournement bien connu où les moyens deviennent leur propre fin » : la violence, minoritaire, ne peut s’identifier au pouvoir, fondé sur la légitimité du consensus [3].

6Violence de l’État, violence contre l’État : à travers l’historicisation radicale de la politique opérée par Machiavel, la violence – entendue comme atteinte à l’intégrité physique des personnes et comme destruction de biens –, intègre le champ de la conflictualité politique. La violence n’est ni assimilable à une déchéance du droit dans le fait ni à réduction de la politique à une technique du pouvoir : faille béante installée au cœur du politique, elle est à la fois à l’origine de l’État, et étouffée, régulée, instrumentalisée par lui. Nous faisons ici l’hypothèse que cette conception instrumentale de la violence n’a plus cours aujourd’hui. On assiste en effet à deux phénomènes conjoints : d’une part, la violence est omniprésente, dispersée, larvée, insaisissable ; d’autre part, elle semble dépolitisée, en ce sens que les catégories traditionnelles qui pensaient la violence en rapport avec l’État sont devenues inopérantes. Vaste magma fait d’interventions militaires ciblées, d’accès de fièvre émeutière, d’attentats terroristes, de tueries collectives, de faits divers sordides, de délits visibles, la violence est coextensive à la société, tandis que la politique tend à devenir synonyme de sécurité.

7Si la violence n’est plus au service du politique, recouverte par lui, comment préserver, dans toute sa complexité, la question de Machiavel nous rappelant à la fois que le politique ne peut exister sans violence et que l’excès de violence abolit le politique ? Les tumultes démocratiques et les structures institutionnelles, dans leur friction permanente, peuvent-ils produire un espace où la violence prenne sens, non plus comme déviance mais comme symptôme ? Faut-il, pour cela, réactiver une pensée de l’ennemi, en réaction à une vision libérale de la politique accusée d’occulter les antagonismes et de discréditer la violence, de promouvoir une pensée unique fondée sur la concorde sociale contre la lutte des classes, la sécurité contre la liberté, la démocratie représentative contre la souveraineté effective du peuple ? Faut-il au contraire ouvrir l’espace public à la problématique de la violence, de sorte qu’elle ne soit plus seulement un objet de traitement pour l’ordre public mais également une porte d’entrée dans le débat sur la légitimité démocratique ?

8Ce qui nous préoccupe dans ce numéro, c’est précisément la violence qui sourd, embrase, sidère, au-delà des formes les plus saillantes de la violence politique – guerre, génocide, nettoyage ethnique, terrorisme, révolution, guérilla –, au-delà des phénomènes de violence sociale les plus médiatisés, ces faits divers suscitant des émotions collectives et provoquant l’intervention des forces de l’État – délinquance, grande criminalité, violences dans les stades ou dans les établissements scolaires. Il s’agit d’interroger des manifestations de violence qui, précisément, ne sont pas encore saturées de sens politique. Des violences sporadiques, sans discours, parfois sans idéologie, voire sans conscience, qui mettent à mal le monopole de la violence légitime des États, affleurent en marge des mouvements organisés, forcent l’entrée de revendications privées dans l’espace public, font voler en éclats les cadres institutionnalisés du conflit et du dialogue social.

Notes

  • [1]
    Georges Sorel, Réflexions sur la violence, Paris, Marcel Rivière, 1936 (8e édition), p. 99.
  • [2]
    Paul Ricœur, «?État et Violence?» (1957), in Histoire et Vérité, Paris, Le Seuil, 1967 (3e édition), réédition «?Points?», 1990, p. 278-293 (p. 288 pour la citation).
  • [3]
    Hannah Arendt, «?Sur la violence?», in Du mensonge à la violence, tr. fr. Paris, Calmann-Lévy, 1972, réédition «?Pocket?», 1994, p. 155.
Cristina Ion
Conservateur à la Bibliothèque nationale de France, Cristina Ion est docteur de l’ehess en études politiques. Elle est l’auteur de La Politique de Machiavel. Art de la guerre ou art de la paix ? (Bucarest, Éditions de l’Académie Roumaine, 2008, 256 p.), et de plusieurs articles et contributions sur Machiavel et le machiavélisme. Elle a dirigé, en collaboration avec Thierry Ménissier, le numéro 29 (1/2007) de Cités, « Les nations : renouvellement ou déclin ? Identités nationales et réécritures des histoires » et, en collaboration avec Yves Charles Zarka et Isabelle Eon, le volume hors-série « Voyages inédits dans la pensée contemporaine » (2010).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/06/2012
https://doi.org/10.3917/cite.050.0007
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