CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Mireille Delmas-Marty, Vers une communauté de valeurs. Les forces imaginantes du droit (IV), Paris, Le Seuil, 2011

1Avec cet ouvrage, la juriste et philosophe du droit Mireille Delmas-Marty nous livre le dernier ouvrage de la tétralogie qu’elle a consacrée à la mondialisation du droit, intitulée Les forces imaginantes du droit, et qui est issue des cours qu’elle donne au collège de France depuis quelques années. Contrairement à ce que laissent entendre des médias paresseux et des politiques oublieux, la mondialisation n’est pas la seule affaire des banques. Elle concerne également les normes et les règles. Le droit n’est pas l’image inerte d’une société à un moment donné de son histoire. Il « révèle parfois des valeurs qui n’avaient pas encore été exprimées comme telles, participant alors à leur formation, parfois même anticipant sur elles ». Dans l’émergence d’une communauté de valeurs à l’échelle du monde, le droit joue ainsi un rôle capital, souvent passé sous silence, et ce n’est pas le moindre mérite du travail de Mireille Delmas-Marty que de nous le rappeler.

2Sans que l’idée soit formellement explicitée, la philosophie du droit de Mireille Delmas-Marty occupe un espace théorique intermédiaire entre le jusnaturalisme et le positivisme juridique. Elle récuse l’universalisme abstrait du premier, mais tout autant le relativisme historique du second. Dans le monde mondialisé d’aujourd’hui, il existe des plages d’universalisation. Et si la relativité des systèmes juridiques en vigueur est une évidence, cette relativité doit à son tour être relativisée. Certes, les échelles de valeurs sont multiples, mais cette pluralité n’interdit pas toute mise en ordre. Il existe désormais des crimes imprescriptibles (ce sont ceux dont la gravité est maximale) et, à côté de droits dérogeables, il y a des droits indérogeables (comme les interdictions de la torture). « Loin d’un universalisme de surplomb, le droit international humanitaire apparaît (…) comme cette construction bipolaire, progressive, graduelle et complexe évoquée par la Cour internationale de justice ».

3Vers une communauté de valeurs comprend deux parties. La première traite des « interdits fondateurs » du droit mondialisé, dont le plus important est le crime contre l’humanité. Dans la seconde partie, Mireille Delmas-Marty analyse les droits fondamentaux : les droits de l’homme et les droits publics mondiaux.

4Il y a, selon l’auteur, une « énigme d’une communauté de valeurs sans fondations ». Peut-être la question du fondement, de Descartes à Husserl, en passant par Kant, est-elle une manière de fétiche philosophique. Dans la quête de valeurs communes, constate Mireille Delmas-Marty, il est plus aisé d’identifier ce qui choque la conscience commune que ce qui lui plaît. C’est pourquoi les crimes à vocation universelle, y compris le crime contre l’humanité, ne pourraient jouer le rôle fondateur d’une future communauté mondiale de valeurs qu’à la condition d’éviter tout fondamentalisme juridique, donc à la condition d’admettre une interprétation variable dans l’espace et le temps. À l’échelle mondiale, les valeurs exprimées par les interdits sont évolutives et leur mise en œuvre se réalise à plusieurs niveaux. Ainsi le développement des biotechnologies a-t-il récemment conduit la France à incriminer un « crime contre l’espèce humaine » dont le concept est nouveau. Mais cette création continuée ne nous autorise pas pour autant à professer un scepticisme juridique : le crime contre l’humanité est et doit rester un interdit sans exception. Semblablement, Mireille Delmas-Marty juge très sévèrement la manière dont la « guerre contre le crime » (la lutte contre le terrorisme) a débouché sur un droit d’exception justifiant des transgressions du droit, même dans des États indiscutablement démocratiques. À l’inverse du crime de guerre, qui universalise l’interdit de l’inhumain, la guerre contre le terrorisme aboutirait à renationaliser l’inhumain.

5L’inventivité en matière de droits a évidemment des conséquences sur notre vision du monde. Ainsi la modification des dispositifs juridiques concernant les animaux ou la nature pourrait-elle contribuer à substituer un nouvel humanisme, de type relationnel, à l’humanisme centré sur l’homme. De même, la substitution progressive des « biens publics mondiaux » au « patrimoine commun de l’humanité » marque le dépassement de l’humanisme anthropocentré en même temps qu’elle risque d’opposer à l’approche juridique (en termes de droits fondamentaux) une approche économique (en termes de marché). Le droit, en effet, n’est plus souvent séparable des affaires.

6Intitulée « L’issue lumineuse », la conclusion de l’ouvrage se veut néanmoins prudente. Mireille Delmas-Marty n’est pas dogmatique et elle sait mieux que quiconque que la ligne tracée par l’histoire n’est pas droite. C’est pourquoi elle parle de valeurs universalisables plutôt que de valeurs universelles. Les biens publics mondiaux sont des valeurs universelles en formation. De même, il apparaît clairement aujourd’hui que l’on tend vers une abolition universelle de la peine de mort. Mais là où l’optimisme de l’auteur l’emporte de la manière la plus nette, c’est lorsqu’elle considère que la complexité des systèmes de droit, loin de constituer une entrave à la mondialisation des valeurs juridiques, représente le seul moyen, dans un monde de plus en plus interdépendant, d’échapper à l’ordre hégémonique imposé par la ou les superpuissance(s) au reste du monde. La mondialisation ne va pas nécessairement dans le sens d’une uniformisation. Le véritable universel n’est pas de type impérial. Une bonne information pour ceux qui persistent à confondre universalisme et totalitarisme.

7Christian Godin

Franck Lestringuant, André Gide, L’inquiéteur (t.1), Paris, Flammarion, 2011

Piétés gidiennes ferveurs amères

8Jadis on ouvrait les œuvres de Gide en tremblant, maintenant on ne peut entrer dans sa biographie sans être saisi par le doute. L’« immoraliste » a perdu ses secrets et le scandale laisse la place à la vérification. Pourtant Frank Lestringuant, l’auteur d’une monumentale biographie dont le premier tome vient de paraître (1869-1918), n’a pas ménagé ses efforts [1]. Servi par un style exact, mais toujours vif, formé à la philologie la plus exigeante (Frank Lestringant est d’abord l’auteur de travaux de notoriété internationale sur la cosmographie à la Renaissance), Frank Lestringant fait une œuvre salutaire dont l’issue pourtant reste incertaine.

9Il faudrait réintroduire la nécessité de Gide, réinventer humanisme et dessein néoclassique, reconnaître l’éclat d’un discours de la libération, pardonner bien des compromis que rachètent à peine des phrases ambiguës à souhait. Le parti pris de Frank Lestringant consiste à sauver une œuvre moins présente par l’éclat de la vie. Pas une heure de la vie de Gide qui nous échappe, pas un de ses vices qui nous soit épargné : les détails les plus crus comme les révélations les plus intimes sont sollicités à l’envi. Et pourtant le mode d’emploi ne nous est pas donné : que faire de cette vie replète d’un « inquiéteur » châtelain ?

10Que faire de cette Algérie aux daguerréotypes tremblants et de ces guides du désert à la peau si brûlante ? Gide devrait nous faire mourir de nostalgie, il nous consterne plus d’une fois par ses mensonges éhontés et ses commentaires spécieux. Ici seul Proust pourrait sauver Swann, mais précisément Gide a manqué Proust et a commencé l’histoire de la nrf par cette cécité difficilement pardonnable, cécité qui s’est d’ailleurs répétée à plusieurs reprises dans les autres arts. Mais il faut céder, Gide c’est Paris, et il faut célébrer ce Paris où l’on pouvait rencontrer Debussy le matin, Bonnard à midi et Valéry, qui était mortellement ennuyeux paraît-il, le soir.

11Il reste que Frank Lestringant avance une hypothèse pour éclairer cette forêt obscure grande comme un boudoir et ce n’est pas un jugement porté à la légère. Car au fond qu’est-ce que le gidisme si ce n’est un calvinisme de Porte étroite, un prêche de pasteur égaré et finalement une expérience sans pareille de la Prédestination ? Lestringant est expert en ses matières, aussi bien par sa propre histoire que par ses études de l’humanisme chrétien de la Renaissance et c’est lui qui multiplie, jusqu’à la complaisance, jusqu’à l’ironie aussi les rapprochements de notre grand masturbateur avec les thèses les plus techniques et les citations les plus correctement bibliques de la tradition calviniste. On ne peut négliger cet apport à la connaissance de notre temps et de ses complications subjectives. Si Claudel fut catholique à outrance, pourquoi Gide ne serait-il pas un pasteur déchu et cultivé ? C’est un des traits de notre époque : il faut avoir une religion et travailler pour sa chapelle. Eh bien voilà que Gide ne joue pas si mal son rôle : La Porte étroite retrouve sa saveur évangélique et le Roi Candaule sa mémoire biblique. Et la littérature dans tout ça ? Elle est au service des péripéties de la subjectivité engagée dans un mouvement protestataire qui bientôt sera celui du siècle tout entier : et il faut reconnaître que de Malraux à Breton, et de Claudel à Mauriac, tout le monde a payé sa dette. Il est même difficile de trouver des exceptions. Sauf que chez Gide cette subjectivité, où Rimbaud se retrouve lu à la lumière d’Oscar Wilde, est exclusivement tournée vers les garçons, je veux dire vers les enfants, de tout âge nous est-il précisé. On pourrait préférer d’autres vices et d’autres rédemptions.

12Gide était conscient des risques de sa démarche. Sa force a consisté à n’en rien gommer et se tenir dans le paradoxe béant : « Je crois fort juste de dire que la non-conformité sexuelle est, pour mon œuvre, la clé première ; mais je vous sais gré tout particulièrement d’indiquer déjà, par quel glissement, par quelle invitation, après ce monstre de la chair, premier sphinx sur ma route, et des mieux dévorants, mon esprit, mis en appétit de lutte, passa outre pour s’en prendre à tous les autres sphinx du conformisme, qu’il soupçonna dès lors d’être cousins du premier [2] ». De là cette inflexibilité du « Narcisse chrétien », la fidélité certaine à Mallarmé, la défense imprévue de Dreyfus ; de là aussi cette capacité à nouer des amitiés et à fédérer des talents dont la nrf sera le produit miraculeux. Par l’ampleur de ces facettes cet auteur reste inépuisable, mais par ses productions incertaines il est sans doute le dernier artiste, mais le premier intellectuel.

13Bruno Pinchard

Notes

  • [1]
    Frank Lestringant, André Gide l’inquiéteur, Le ciel sur la terre ou l’inquiétude partagée, 1869-1918, t. I, Flammarion, 2011.
  • [2]
    Cité p. 556.
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/06/2012
https://doi.org/10.3917/cite.050.0173
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