CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. » Genèse I, 27.
« Voici le livret de la descendance d’Adam :
Le jour ou Dieu créa Adam, il le fit à la ressemblance de Dieu. Homme et femme il les créa, il les bénit et leur donna le nom d’Homme, le jour où ils furent créés. » Genèse, V, 1-2.

1L’affaire serait donc d’une complexité biblique. Au commencement était littéralement un androgyne, et, dans l’acception ordinaire, l’homme, Adam, en tant que tel différent de la femme à venir, déduite, préférée aux autres vivants, Ève. Les commentaires n’en ont pas fini avec ces versets, qui nourrissent la conviction de la primauté masculine, ainsi que les mythologies du genre, également présentes dans la philosophie antique.

2Les sciences naturelles, biologie, anatomie, confirmèrent longtemps ces énoncés et préjugés. Il fallut en effet attendre le xviiie siècle pour que la spécificité anatomique et biologique des femmes soit définitivement reconnue, avec la découverte des ovaires. « Au xvie siècle, comme dans l’Antiquité classique, il n’y avait donc qu’un seul corps canonique, et ce corps était mâle » [1], images à l’appui, même dans la Fabrica de Vesale, qui montrent le vagin en forme de pénis. Bien entendu, l’on sait que les femmes portent les enfants. Mais l’humanité étant unisexe, la différence entre les genres, masculin et féminin, se joue dans l’apparence, dans l’espace public, social, coutumier. Attestée par le vêtement, le comportement, objective, elle demeure sans confirmation biologique.

3Une fois la différence sexuelle scientifiquement démontrée, se pose la question de l’adéquation entre le genre et le sexe, de la correspondance entre le dehors et le dessous, qui devient vite celle de la correspondance entre le dehors et le dedans. En effet, la diversité des cultures souligne les mouvances du genre : l’intérieur, la maison, les tâches domestiques ne sont pas l’apanage universel des femmes, susceptibles d’être employées aux travaux lourds, tandis que les hommes se consacrent à l’étude ou au loisir… En revanche, depuis que la différence sexuelle est avérée, c’est l’anatomie qui détermine l’identité sociale. L’obvie s’efface derrière les pudenda, ce que les vêtements dissimulent tout en en étant l’indice. L’objectivité, la manifestation, la certitude provient de ce qui est caché, le sexe. – C’est cet équipement qui, à la naissance, permet la dénomination, l’insertion d’un individu dans la société. D’où l’angoisse des médecins et des parents devant les « erreurs de la nature », et leur propension à les réparer en tranchant dans un sens ou dans l’autre, à l’insu du principal intéressé, mais pour son bien… [2] – Devant le sexe objectif, le genre relève de la subjectivité, de l’intériorité, de la posture personnelle ressentie, décidée, de l’individu dans le monde extérieur. S’ouvre alors un double hiatus : celui qui sépare l’identité comme déterminisme biologique de l’identité socialement reçue, et celui qui perturbe le rapport entre l’identification anatomique et la conscience individuelle de soi. Suis-je cet homme/cette femme que dit mon corps, donc mon nom ? Dois-je adopter les vêtements et les comportements associés à mon sexe, à mon nom, ou bien ces signes extérieurs du genre sont-ils de mon seul ressort, indépendamment des assignations de la nature, de la famille et de la société. En effet, puisque le genre n’est qu’une affaire d’apparence, de conventions, il n’a rien d’une nécessité, et l’individu peut s’y soustraire, alors qu’il ne peut rien (ou plus difficilement) contre sa destinée biologique. Troubler le genre consiste à exploiter ces hiatus, à contester la détermination et le déterminisme biologico-anatomique, à faire du genre un choix individuel qui outrepasse la binarité sexuelle et générique, à remettre en cause la matrice hétérosexuelle, garante de la pérennité de l’espèce humaine.

4Mais le genre a-t-il jamais été clair, net, la sexualité définitivement orientée ? Bien loin de découvrir, émanciper, les études actuelles ne font-elles pas que raviver des expériences, certitudes, connaissances, anciennes, d’époques anthropologiquement et moralement averties, lorsque l’homosexualité faisait partie des mœurs masculines et féminines [3], lorsque les philosophes se fondaient sur le mythe de l’androgynie originelle (comme le rappelle Jean-François Rey, à propos de Platon, repris par Emmanuel Levinas dans sa réflexion sur l’altérité), lorsque les peintres traitaient de la transsexualité, fût-elle légendaire (cf. l’article d’Anne Corneloup sur le Tirésias de Pietro Vecchia), tandis que les pères de l’Église utilisaient au bénéfice de leurs convictions la sociodicée inscrite dans le langage (pensons à The Etymologies d’Isidore de Séville), ou bien inscrivaient dans leurs commentaires les principes d’un ordre sexuel encore vivace de nos jours (Joseph O’Leary). Les « transgressions » sont connues de tout temps, plus ou moins admises, tandis qu’au fil des siècles de la culture occidentale, s’élabore le lieu commun de l’hétérosexualité sur fond de domination masculine : sorte de normalité enregistrée, admise, établie, implicite, sur laquelle les travaux de Michel Foucault, notamment, ont jeté l’éclairage philosophique de l’étonnement.

5Certes, depuis leur avènement dans les années 1970 sur les campus californiens, en raison de leur origine contestataire et émancipatrice, les études de genres tendent à s’assimiler au militantisme féministe, gay et lesbien, aux dépens de leur intérêt cognitif. Ce combat est loin d’être achevé, fût-ce dans « l’exemplaire » civilisation occidentale. En France, les récents débats sur la retraite ont montré que la pension des femmes est au moins d’un tiers inférieure à celle des hommes, et il devient nécessaire de préparer une charte afin de lutter contre l’homophobie dans le sport. Et que penser de l’exécution récente aux États-Unis, d’une femme instigatrice d’un meurtre dont les acteurs, mâles, ont sauvé leur peau ; tandis qu’en 2010 encore, l’armée de la même nation admet les soldats homosexuels, mais à condition qu’ils n’en disent rien…

6Mais étudier le genre signifie aussi remettre en cause l’homme comme catégorie générale de l’humain, faire droit à la différence des sexes, des genres, au masculin et au féminin, dans la connaissance, la pensée, la création, l’existence. Les études de genre fonctionnent dès lors comme un paramètre jusqu’alors inutilisé des sciences de l’homme, et de la connaissance humaine. D’où leur pertinence pour la mise au clair de ce qui fait l’objet d’un consensus historique, implicite, l’hétérosexualité (comme nous y engage Louis-Georges Tin). Elles poursuivent les remises en cause radicales du siècle dernier, l’art interrogeant l’art avec le dadaïsme, la musique interrogeant la musique par le biais de la création expérimentale, la philosophie interrogeant la philosophie avec le tournant linguistique, chaque contestation inaugurant une nouvelle voie dans son domaine. L’interrogation sur le genre montre que le savoir est féminin ou masculin [4], comme la peinture [5], tandis que la danse se joue de l’un et de l’autre (François Frimat).

7Tout cela ne va pas sans soulever la question fondamentale de la loi. Le questionnement des ordres sexuels, génériques, sociaux, vise apparemment à la reconnaissance de certaines catégories humaines, constituant pour elles une avancée vers le bonheur, sinon en général, un progrès social. Le fait est que les résultats actuels de la science conduisent plutôt vers l’éclatement du modèle hétérosexuel, puisque la continuité de l’espèce peut être assurée au moyen de l’insémination artificielle, des mères porteuses, de la fécondation in vitro, toutes techniques funestes aux rapports hommes/femmes dans la procréation. Cela signifie-t-il que la prochaine étape de l’émancipation des genres et des sexes serait celle de leur enregistrement institutionnel ? Où en sommes-nous à ce propos, se demande Juliette Grange. Mais si les sciences humaines avèrent semblable ouverture, cela signifie-t-il que cette dernière est passée dans les mœurs et surtout dans les consciences, tant de ceux qui la prônent que de ceux qui la vivent, l’éprouvent, l’observent ou la côtoient ?

Notes

  • [1]
    Th. Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Paris, Gallimard, 1992, p. 88.
  • [2]
    Jusqu’à ce que l’intersexualité fasse l’objet d’émissions télévisées, où les neurobiologistes s’accordent à rappeler que la détermination en tant qu’homme ou femme relève du développement du cerveau, et demande plusieurs années.
  • [3]
    S. Boehringer, L’Homosexualité féminine en Grèce et à Rome, Paris, Les Belles-Lettres, 2007.
  • [4]
    M. Le Dœuff, Le Sexe du savoir, Paris, Aubier, 1998.
  • [5]
    W. Chadwick, Women art and society, Londres, Thames and Hudson, 1996. Éd. Lucie-Smith, Sexuality in western art, Londres, Thames and Hudson, 2003.
Marie-Anne Lescourret
Marie-Anne Lescourret est hdr en philosophie, professeur d’esthétique (1992-2010) à l’université de Strasbourg – (Institut d’histoire de l’art, Département de musicologie) –, professeur invité des universités de Campinas (Brésil) et Fudan-Shanghai (Chine). Auteur d’une Introduction à l’esthétique (Flammarion-Champs, 2002), biographe entre autres, d’Emmanuel Levinas (Flammarion 1994, rééd.) et Pierre Bourdieu (Flammarion, 2008), traducteur de L. Wittgenstein (Grammaire philosophique, Remarques sur la philosophie des mathématiques, Gallimard), et de philosophie analytique. Ses travaux portent sur la philosophie du langage et la compréhension des langages artistiques.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/02/2011
https://doi.org/10.3917/cite.044.0007
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