CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans son enquête sur la mémoire de l’Holocauste en Allemagne, Yoram Kaniuk rapporte l’ « histoire édifiante » d’une Juive qui s’était cachée avec un groupe de femmes et d’enfants dans une forêt du cœur de la Pologne. Un jeune officier SS les découvre et commence à les abattre, tirant sans hésiter sur une des femmes et deux enfants. Une autre s’arrête dans sa course, pétrifiée, serrant son enfant contre elle et, apercevant une alliance au doigt du SS crispé sur la crosse de son arme, demande : « Que feriez-vous si c’était votre fils ? » Le SS pâlit, et finit par l’aider à trouver une cachette dans une grange, puis la secourt en lui apportant régulièrement quelques vivres jusqu’à la fin de la guerre. Une exception à la banalité de l’horreur ? La suite suggère une hypothèse différente : quand Kaniuk, après une longue enquête, retrouve l’ex-SS, celui-ci a tout oublié. Il ne faisait qu’obéir aux ordres. Il se souvient de crimes condamnables, d’une « église avec des Juifs dedans », d’une grange, de son revolver, de son alliance, mais ajoute : « Désolé, cher monsieur, votre histoire ne me dit rien du tout. » Avec un air un peu contrit, il avoue le regretter d’autant plus que le harcèlement de sa petite-fille continue de lui donner des insomnies [1].

2La banalité du mal a cédé la place à la banalisation du mal comme du bien, dont elle est l’envers obligé. Autrement dit, la banalité du mal dont parle Arendt à propos du nazisme vaut autant sinon davantage dans la relation qu’on entretient en temps de paix avec un mal qui est tout sauf banal. La banalité se niche dans le refus de voir en quoi les circonstances peuvent infléchir, voire dénaturer un comportement d’une banalité sans nom, et dans le refus de se souvenir du mal autant que du bien. Le cas de cet officier SS est au moins aussi éloquent que celui d’Eichmann, même si son sens et ses conséquences diffèrent, sinon de nature, du moins par leur portée et leurs conséquences.

3Hans Scholl, l’un des fondateurs de la « Rose blanche », était né en septembre 1918. Il n’avait pas 15 ans quand Hitler accéda au pouvoir. « On s’habitue à tout, surtout quand on voit les autres faire de même », observait l’auteur d’Anna Karénine [2] : ce ne fut pas son cas. Tout aussi spontanément que l’officier SS se soumit, il s’offusqua de la petitesse des « petits hommes » et de leur fascination pour Hitler qui leur inoculait le « démon du consentement » [3]. Pétri de culture classique, il rechercha naturellement ce qui dans la culture allemande de ses compatriotes pouvait nourrir le discours anesthésiant de la haine et en vint à condamner Kant à l’image de son maître en résistance, le philosophe chrétien Theodor Haecker : « Quel mal Kant n’a-t-il pas fait avec son impératif catégorique ! » [4] Le simple fait de trouver cette incrimination dans la bouche d’un jeune homme qui a donné sa vie pour secouer la torpeur de ses compatriotes en traitant Hitler de fantoche et en dénonçant dès 1942-1943 dans le meurtre des Juifs le plus grand crime de l’histoire de l’humanité invite à reconsidérer le sens des propos d’Eichmann lors du procès de Jérusalem.

4La surprise passée, en effet, on comprend mieux la position du jeune Scholl quand on sait que le juriste Hans Frank, avocat des têtes brûlées nazies sous la République de Weimar puis gouverneur général des Territoires polonais occupés, où furent implantés les six grands centres d’extermination nazis, avait donné en 1941 la définition nazie de l’impératif catégorique : « Agis de telle manière que le Führer, s’il avait connaissance de ton action, l’approuverait. » [5] Eichmann lui-même, lors de l’interrogatoire de police qui préluda à son procès, déclara soudain qu’il avait « vécu selon les préceptes moraux de Kant, et particulièrement selon la définition kantienne du devoir ». Et lors du procès proprement dit, en réponse à une question du juge : « Je voulais dire, à propos de Kant, que le principe de ma volonté doit toujours être tel qu’il puisse devenir le principe de lois générales. » Même s’il l’avait ensuite infléchi en « agis comme si le principe de tes actes était le même que celui du législateur », comme aurait dit Carl Schmitt, Eichmann en était plus ou moins resté à cette rhétorique kantienne, traduite en apologie de la servitude volontaire.

5À ce mariage délétère consacré par les nazis – « Les temps durs exigent des méthodes dures ! » –, l’âme rebelle des jeunes de la Rose blanche devait préférer le Schiller de La Législation de Lycurgue et de Solon. Dans cet essai d’août 1789, l’écrivain compare les deux grands législateurs de la Grèce ancienne : Lycurgue, auteur mythique de la constitution spartiate au IXe ou VIIIe siècle, et Solon, père de la démocratie athénienne au VIe siècle av. J.-C. ; le premier, « ennemi du bonheur des hommes », voulut « créer des citoyens pour ses lois », tandis que le second chercha à développer la nature humaine au lieu de la briser. Kurt Gerstein, l’officier SS chargé de la fabrication, de l’expédition et de l’utilisation du Zyklon B, qui tenta en vain d’alerter le Vatican sur l’extermination, devait y faire référence dans des circonstances tragiques. Peu avant son suicide, il rappela l’existence de ce texte à son père, juriste, qui ne put que répondre en bon « kantien » : « Tu es soldat, fonctionnaire et tu dois obéir aux ordres de tes supérieurs. C’est celui qui donne les ordres qui en porte la responsabilité, non celui qui les exécute. Il ne peut y avoir de désobéissance. Tu dois faire ce que l’on t’ordonne. C’est ainsi que j’ai appris les choses en tant que vieux fonctionnaire et vieil officier prussien. » L’avertissement de Heine, dans De l’Allemagne, à se défier des « kantistes » n’avait pas été entendu : le Kant de Gerstein père, comme celui de Frank ou d’Eichmann, était celui qui, au prix d’un contresens absolu, déniait au peuple le droit de s’opposer aux décrets du chef de l’État et qualifiait de haute trahison toute tentative de résistance à ses abus et à ses folies [6].

6La problématique est la même que chez les Scholl : « Kant, dureté, prussianisme : la mort de toute vie de l’esprit » [7]. Et il n’est pas étonnant que la référence à Schiller, au nom du refus du mensonge érigé en art de gouverner, se retrouve dans le premier tract de la Rose blanche sous la forme d’une longue citation : « L’État [de Lycurgue] ne pouvait se maintenir qu’à la seule condition que l’esprit du peuple ne se manifestât pas. Il ne pouvait donc exister qu’en manquant au devoir le plus haut, le seul – d’un État. » Il suffit de remplacer Lycurgue par Hitler, et l’évidence saute aux yeux [8]. Mais l’invocation d’un nom et d’une rhétorique ne suffisent pas : que la banalité du mal soit un fait, voire une forme de comportement, conceptuellement structuré dans le vade-mecum kantien de tout fonctionnaire de l’État prussien, ne suffit pas à expliquer sa généralisation ni sa perversité démultipliée sous certains régimes. La soumission à l’autorité est une chose universelle et n’a, en vérité, que faire de Kant, même si certains l’ont récupérée à des fins douteuses. L’approche dite de l’ « histoire des idées » est ici d’une utilité limitée, parce que le kantisme, sous d’autres horizons, a été « avantageusement » remplacé par le « maoïsme », par exemple.

7Dans sa magistrale biographie de Hitler, l’historien Ian Kershaw, s’appuyant sur la notion de charisme élaborée par Max Weber et l’interprétation de Franz Neumann dans Béhémoth, a essayé de sortir de l’impasse et de montrer comment ce kantisme sommaire de deux hauts dignitaires nazis directement impliqués dans la « solution finale » avait pu devenir une ligne de conduite générale, anesthésiant tout sens moral et tout esprit critique : « Le peuple est au chef ce que l’inconscience est à la conscience », tranchait le « philosophe » du régime Alfred Rosenberg.

8Se démarquant des approches intentionnalistes et fonctionnalistes, la démarche de Kershaw repose sur l’articulation de la notion de charisme avec une notion tout aussi féconde dont le kantisme abâtardi saute aux yeux. Le charisme étant moins une qualité propre au chef que l’effet d’une projection due à des circonstances exceptionnelles [9], il suscite chez les subalternes une forme de comportement « banale » dont Kershaw a trouvé la meilleure expression sous la plume d’un bureaucrate nazi, « kantien » au sens nazi du terme : « Quiconque a l’occasion de l’observer sait que le Führer ne peut qu’avec beaucoup de difficulté ordonner du sommet tout ce qu’il entend exécuter tôt ou tard. Qui travaille, pour ainsi dire, en direction du Führer, a au contraire fait de son mieux, à sa place, dans la nouvelle Allemagne [et] recevra comme par le passé la plus belle des récompenses : celle d’obtenir un jour, soudain, la confirmation légale de son travail. » [10] Tout l’intérêt du modèle de Kershaw est précisément d’être général et de valoir pour le pire des scélérats comme le dernier des « petits hommes », tous caractérisés par le charisme qu’ils attribuent volontiers au chef et leur désir de « travailler en direction » de celui-ci.

9Ces considérations offrent une clé des rouages du IIIe Reich, mais aussi de maintes formes de totalitarisme du XXe siècle, et permet d’aller au-delà des simplismes et des naïvetés qui psychologisent hâtivement un mode de comportement qui tient plutôt de l’art de gouverner et de la sociologie politique. Le phénomène diagnostiqué par Kershaw dans le nazisme a également affecté la direction des Khmers rouges, dont les cadres et subalternes essayaient de deviner les souhaits de Pol Pot : « Il sous-entendait des choses, se rappelait un de ses collaborateurs, pour que nous soyons obligés d’y réfléchir nous-mêmes [...]. Il était parfois très difficile de deviner où il voulait en venir. Aussi nous montrions-nous très prudents, parce que nous craignions de mal interpréter sa pensée. » [11] Se réclamant directement de Kershaw, deux historiens du maoïsme ont repris ce modèle et en ont montré la fécondité dans leur étude de la Révolution culturelle. Zhang Chunqiao, membre de la « Bande des Quatre », fut un des chefs de file de la Révolution culturelle. Proche de Mao Zedong, il devait avouer plus tard avoir agi sans savoir vraiment où voulait en venir le « Grand Timonier » : « Mao tenait son jeu serré contre la poitrine. [...] Le résultat le plus profond du goût du secret de Mao est que, au cours de la Révolution culturelle, ses fervents partisans durent essayer de deviner ce qu’il voulait pour accomplir ce qu’ils croyaient être ses objectifs. Ils devaient “travailler en direction” du président, quitte à aller parfois plus loin qu’il ne l’aurait sans doute lui-même imaginé. » [12]

10De même, peu après sa nomination au poste de successeur officiel, Lin Biao fit quelques observations personnelles sur les tâches qui l’attendaient : « Nous devons appliquer d’une main ferme les instructions du président, que nous les comprenions ou non. Nous devons croire au génie inné du président, à sa sagesse, et à son intelligence, toujours lui demander des instructions et agir ensuite en conséquence, sans jamais se mêler des grandes affaires ou l’inquiéter pour des bagatelles. » Lin Biao, concluent les historiens, choisit la servilité pour éviter les erreurs fatales de Liu Shaoqi au poste sensible qu’il occupait désormais même si, lui aussi, « ne réussissait pas à travailler en direction du président ». Mao trouva le discours de Lin à son goût et ordonna sa distribution à tous les membres du parti. Ce qui relevait du non-dit dans le nazisme était explicitement assumé dans la Chine maoïste au point d’être érigé en méthode de gouvernement [13].

11Tous ces exemples montrent, d’une manière ou d’une autre, qu’on s’égare en pensant que le mal totalitaire est une exception, plutôt qu’une amplification de traits de comportements que la démocratie tempère, sans les faire disparaître totalement : « Le ventre est encore fécond... » La vogue actuelle des études sur les « bourreaux volontaires », les Einsatzgruppen et autres bataillons de tueurs a tendance à faire oublier que la banalité du mal s’exprime aussi à travers des occupations autrement plus banales que celles de tueurs et apparemment plus anodines. On ne comprend pas grand-chose au nazisme en s’interrogeant sur les « compétences cynégétiques » (sic) des brutes nazies ni en retraçant les itinéraires des soldats de la Waffen-SS. C’est remplacer trop souvent l’explication par l’anecdote, et partant banaliser des comportements dont la banalité tient surtout à notre paresse intellectuelle qui préfère la psychologie à l’analyse sociopolitique. S’il suffisait d’expliquer pourquoi un bourreau devient un bourreau, l’histoire du nazisme ou du régime khmer rouge serait facile à faire : Roger Caillois, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, avait déjà presque tout dit dans sa Sociologie du bourreau. Puisque Mao, n’en déplaise à ses thuriféraires, eut parfois du mal à se défendre de son admiration pour Hitler [14], il faut plutôt se demander comment, par-delà les études de cas, un régime peut faire de jeunes gens, voire d’enfants, de collégiens, des meurtriers [15] ou des tueurs à gages [16] comme ce fut le cas dans la Chine maoïste au temps de la Révolution culturelle. Et, au-delà des pratiques meurtrières, il faut comprendre que la banalité du quotidien persiste, et chacun se rend, même malgré lui, complice du pire, en pratiquant ses activités plus ou moins ordinaires. Celles de traducteur, par exemple.

12Les mémoires de l’interprète d’Hitler [17], le journal intime de Ciano [18] ou les souvenirs d’un traducteur albanais d’Enver Hoxha [19] témoignent des accommodements nécessaires avec la philologie, ou tout simplement la rigueur de la traduction, quand il s’agit de complaire au prince charismatique : on tait, on déforme, on omet ou on ajoute au gré de ce que veut attendre le dictateur que l’on sert. Mais là encore, on s’est focalisé sur des cas particuliers titrés de l’entourage des puissants, au risque de croire que la banalité du mal ne concernait que l’exception. On s’est moins attardé sur le traducteur lambda qui s’en est tenu à la banalité de son métier tout en « travaillant en direction » de son éditeur mais aussi de l’idéologie nazie. Cela vaut dans tous les pays d’Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale comme dans quantité de dictatures. Alors que Hans et Sophie Scholl, après l’invasion de la France, se mirent à dévorer les auteurs français et à s’essayer à la traduction de livres interdits pour eux et leurs amis et que Sophie apprit des bribes de russe pour échanger avec ses camarades de travail obligatoire en usine, leur attitude envers la traduction comme entrée en résistance contre la doxa nazie demeure l’exception.

13Sous l’Occupation, on imagine sans mal que les traducteurs qui répondirent aux petites annonces de Paris-Soir et Paris-Midi – « On demande bons traducteurs ou traductrices français-allemand [...] Seuls seront acceptés aryens de nationalité française » – placées par le Commissariat général aux questions juives se faisaient de leur déontologie professionnelle une idée à la mesure de leur empressement à vanter leurs origines non juives. De même en va-t-il pour l’enseignant qui mit ses compétences bilingues au service de l’armée allemande à Nantes. Il est dès lors permis de douter de la sincérité, sinon de la qualité de leur travail [20]. Mais cette banalité du mal, qui n’est jamais que la banalité avec laquelle on pratique une activité banale dans des circonstances qui le sont moins, est indissociable de la banalisation du mal qui, elle, suppose souvent une intentionnalité plus forte. Le souci de normalisation préside alors à la nature de la traduction, la décision de sens étant une décision d’autorité. C’est le pouvoir d’influence qui décide du sens.

14Un exemple parmi des milliers d’autres montre comment le travail de traducteur a rempli son office de banalisation du mal. En mai 1939, était créé dans le Reich un Institut pour l’étude et l’élimination de l’influence juive sur la vie de l’Église allemande sous la direction scientifique de Walter Grundmann, professeur à l’Université de Iéna, où il enseignait le Nouveau Testament et la théologie nationale et raciste (völkisch) [21]. L’Institut rallia un large éventail de théologiens, de traducteurs et autres spécialistes et, dès la première année de la guerre, publia un Nouveau Testament « déjudaïsé », Die Botschaft Gottes (250 000 exemplaires vendus), un « hymnaire » déjudaïsé et en 1941 un catéchisme déjudaïsé. Dans la version révisée, les mots « Jéhovah », « Israël », « Sion » et « Jérusalem » réputés « juifs » ont été éliminés [22]. La traduction est devenue une forme de mensonge comme une autre et relève de la même pratique que celle du contresens volontaire en traduction chez les révisionnistes qui, eux aussi, travaillent en direction du Führer ou des néonazis. La banalité du mal sous le nazisme se double de la nécessaire banalisation du sens des mots chez les révisionnistes.

15En voici deux petits exemples parmi une multitude, empruntés à l’historien anglais David Irving, condamné depuis pour révisionnisme et apologie de crimes contre l’humanité. Ainsi l’ « historien » révisionniste avait-il traduit Feldofen, en allemand « fours de campagne », par field kitchens, « cuisines de campagne », osant imputer son contresens au stress d’une traduction « commise » à 2 heures du matin. Or, sur son site web, le même texte figurait avec le contresens soi-disant involontaire. Irving, lors de son procès, prétendit avoir commis la même erreur deux fois, mais son détracteur conclut, avec raison, au « contresens délibéré » [23]. Ailleurs, sa pratique de la traduction est à géométrie variable. Ainsi du mot Vergasung utilisé par l’historien M. Broszat dans un article célèbre expliquant qu’il n’y avait pas eu de gazage à Dachau [24] et dont les révisionnistes se sont emparés pour conclure que le gazage des Juifs était un mythe. Il signifie bien gazage s’il apparaît à la forme négative (Keine Vergasung in Dachau...) mais « chambre de carburation » (Vergasungskeller) dans un document de janvier 1943 cité par l’historien Georges Wellers. Naturellement, l’ « école révisionniste » de Faurisson se livre au même distinguo, en y ajoutant une variante supplémentaire : Vergasung signifie gazage quand on parle de la Grande Guerre, mais « carburation » quand il s’agit du nazisme. Ausrotten (exterminer) et Ausrottung (extermination) donnent lieu aux mêmes trucages à des fins révisionnistes et sont alors traduits par « extirper » et « extirpation ». On pourrait citer, derrière le rideau de fer, de nombreux exemples de traductions sollicitées à des fins idéologiques, comme celle du scénario du film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard le sera en RDA, le texte de Jean Cayrol étant sciemment déformé pour accabler la RFA et laver le bloc soviétique de tout soupçon d’antisémitisme [25].

16Beaucoup de traducteurs se sont alors transformés en « idiots utiles » pour servir le régime. Pa Kin et son épouse, en Chine, Mandelstam et ses amis, en Russie, crurent qu’il y avait une possibilité de refuser le mensonge. D’autres choisirent une autre solution, parfois jusqu’au grotesque.

17En 1966 parut dans Le Quotidien du Peuple un discours de Guo Moruo, président de l’Académie des sciences et grand lettré, où il déclarait que « plusieurs millions de mots » qu’il avait traduits devaient tous être brûlés « à la lumière des normes actuelles » [26], autrement dit, pour travailler en direction de la pensée Mao. Le malheureux interprète chinois qui, au temps de la Révolution culturelle, traduisait, « je dresse mon bocal à l’hygiène du président Mao » [27], croyait lui aussi « travailler en direction de la pensée Mao Zedong » et qui pourrait lui jeter la pierre ? Autrement plus grave est l’attitude des compagnons de route qui, quand la traduction en Chine était réprouvée comme une forme de cosmopolitisme éhontée, choisirent sciemment de truquer les textes « en direction de Mao » pour servir l’image occidentale du maoïsme quand le Goulag chinois (laogai) et les meurtres collectifs prospéraient. Quand il reçut le journaliste américain Edgar Snow le 18 décembre 1970 au petit déjeuner, Mao, pour qualifier la Révolution culturelle en s’en félicitant, utilisa l’expression de « guerre civile générale » en chinois (quanmian neizhan) et en anglais (all-round civil war). Snow ne pouvait faire autrement que d’entendre. Pour mieux servir la cause de la maolâtrie, le journaliste omit purement et simplement cette confidence de son compte rendu (on n’ose plus dire traduction) [28]. Il choisit sciemment de banaliser les propos de Mao et son apologie de la guerre civile pour travailler en direction du maoïsme occidental en pensant que son amitié pour Mao l’obligeait à mentir par omission en édulcorant ses propos pourtant d’autant plus explicites que traduits par ses soins.

18Plus qu’une forme de mensonge ordinaire, la traduction participe alors de la « banalisation du mal ». Arlequin ne sert plus simplement ses deux maîtres : il se rend complice et travaille en direction du Führer, du Timonier ou d’une idéologie. Son comportement est de même nature que celui du « bourreau volontaire ». Kantien ou non, il consent. S’il est vrai que le diable se cache dans les détails, c’est dans la banalité du quotidien et des « hommes ordinaires », par exemple des simples traducteurs, qu’il faut chercher les ressorts de la « banalité du mal » nazi, maoïste, khmer rouge... Et cette banalité a une postérité délétère sous la forme de la banalisation de ce qui doit rester, comme disait Levinas en 1966, une « tumeur dans la mémoire ».

Notes

  • [1]
    Y. Kaniuk, Le dernier Berlinois, Paris, Fayard, 2003.
  • [2]
    Début du chapitre 13 de la 7e partie.
  • [3]
    L’expression sert de titre au livre du dissident slovaque D. Tatarka, trad. S. Bollack, Paris, Éd. Talus d’approche, 1986.
  • [4]
    Cf. Hans et Sophie Scholl, Lettres et carnets, Paris, Tallandier, 2008, p. 131. Voir aussi P..E. Dauzat, « Les enfants d’Antigone ou la banalité du bien », ibid., p. 11-30.
  • [5]
    Hans Frank, Die Technik des Staates (paru d’abord dans Zeitschrift der Akademie für Deutsches Recht, 1941, no 1), Munich, 1942, p. 15-16, cité par Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, « Quarto », 2002, p. 1128.
  • [6]
    Cf. la postface de Léon Poliakov à l’essai de S. Friedländer, Kurt Gerstein ou l’ambiguïté du bien, Paris, Casterman, 1967, p. 194-195.
  • [7]
    Journal de Hans Scholl, 25 janvier 1942, op. cit., p. 131.
  • [8]
    Pour le texte des tracts, cf. Scholl, La Rose blanche, Paris, Minuit, rééd., 2008, p. 121 sq.
  • [9]
    Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, trad. J. Carnaud et P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 1995. Voir aussi R. Caillois, « Le pouvoir charismatique. Adolf Hitler comme idole », in Quatre essais de sociologie contemporaine, Paris, Olivier Perrin, 1951, p. 47 sq.
  • [10]
    Cité in Ian Kershaw, Hitler. 1889-1936 : Hubris, Paris, Flammarion, 1999, chap. 13 ; sur l’articulation entre le charisme et cette notion de « travailler en direction du Führer », voir Kershaw, Hitler, Paris, Flammarion, 2008, p. 8-10.
  • [11]
    Philip Short, Pol Pot : anatomie d’un cauchemar, trad. O. Demange, Paris, Denoël, 2007, p. 436.
  • [12]
    R. MacFarquhar et M. Schoenhals, Mao’s Last Revolution, Cambridge, Belknap Press, 2006, p. 47 sq.
  • [13]
    Ibid., p. 98 et 136.
  • [14]
    Ibid., p. 102. Le parallèle entre le nazisme et le maoïsme se trouve dans maints témoignages chinois sur la Révolution culturelle : cf. Zheng Yi, Prière pour une âme égarée, Paris, Bleu de Chine, 2007, p. 60. Voir aussi Pa Kin, Pour un musée de la Révolution culturelle, Paris, Bleu de Chine, 1996, pour qui le parallèle entre le laogai chinois et les camps nazis (auxquels il a consacré un livre) va de soi.
  • [15]
    Cf. Song Yongyi (éd.), Les massacres de la Révolution culturelle, Paris, Buchet-Chastel, 2008, et Wang Youqin, « Trouver une place pour les victimes. La difficile écriture de l’histoire de la Révolution culturelle », Perspectives chinoises, no 2007/4, p. 67-77.
  • [16]
    MacFarquhar et Schoenhals, op. cit., p. 204-205.
  • [17]
    Paul Schmidt, Statist auf diplomatischer Bühne 1923-1945. Erlebnisse des Chefdolmetschers im Auswärtigen Amt mit den Staatsmännern Europas, Bonn, 1953.
  • [18]
    Relatant comment il a sciemment faussé la traduction de propos tenus par Hitler pour encourager Mussolini dans ses visées impérialistes, Ian Kershaw, Fateful Choices, Penguin Press, 2007, p. 167, écrit : « Ciano fit de son mieux pour que la question grecque ne fût pas totalement oubliée. Il restait impatient de passer à l’action. Il remania la version italienne des minutes de son entrevue avec Ribbentrop, veillant à ce que fût mentionnée la nécessité de procéder à la “liquidation de la Grèce” – expression qui ne figurait pas dans la version allemande. »
  • [19]
    E. Tupja, Souvenirs d’un traducteur. J’étais l’interprète du tyran albanais, Paris, L’Harmattan, 2003.
  • [20]
    Cf. L. Joly, Vichy dans la « solution finale ». Histoire du commissariat aux questions juives, 1941-1944, Paris, Grasset, 2006, p. 464-467. Mais l’histoire de la traduction dans la collaboration reste à faire.
  • [21]
    Susannah Heschel, « Deutsche Theologen für Hitler », in Beseitigung des jüdischen Einflusses... » : Antisemitische Forschung, Eliten und Karrieren im Nationalsozialismus, Francfort, éd. Fritz Bauer Institut, 1999, p. 151-153.
  • [22]
    Cf. Ernst Christian Helmreich, The German Churches Under Hitler. Background, Struggle, and Epilogue, Detroit, Wayne State University, 1979, p. 233-234.
  • [23]
    Deborah Lipstadt, History on Trial. My Day in Court With David Irving, New York, Ecco, 2005, p. 143, 161-162. Sur les erreurs de traduction volontaires d’Irving, cf. Charles Sydnor, « The selling of Adolf Hitler : David Irving’s Hitler’s War », Central European History, vol. 12, no 2, juin 1979, p. 160-199, passim, et p. 176 ; et Richard J. Evans, Lying about Hitler. History, Holocaust and the David Irving Trial, Basic Books, 2002, p. 53-54 (Irving manipule un extrait du journal de Goebbels à propos de la nuit de cristal) ; voir aussi, p. 33 et 72-73.
  • [24]
    M. Broszat, « Keine Vergasung in Dachau », Die Zeit, no 34, 19 août 1960.
  • [25]
    Sylvie Lindeperg, « Nuit et brouillard ». Un film dans l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 11 et 193, et chap. 13, « Batailles de traductions en RDA », p. 191-200.
  • [26]
    Cité in « Quarterly chronicle and documentation », China Quarterly, no 27, juillet-septembre 1966, p. 192.
  • [27]
    Anecdote rapportée par Claude Roy.
  • [28]
    Edgar Snow, The Long Revolution, Londres, Hutchinson, 1973, p. 167-176 ; en français, La Longue Révolution, trad. Cl.-H. Sibert et G.-H. Thurein, Paris, Stock, 1973, p. 207-220. Voir MacFarquhar et Schoenhals, op. cit., p. 542, n. 2.
Pierre-Emmanuel Dauzat
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/01/2009
https://doi.org/10.3917/cite.036.0027
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