CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le ton du débat actuel autour de la traite négrière et de l’esclavage semble surprendre. On parle de « dérives » ; l’application de la notion de crime contre l’humanité à la traite négrière à l’esclavage est contestée ; le ton monte et les controverses remplissent les pages des journaux et de l’Internet. La violence, l’outrance des propos sont des symptômes de la longue répression d’une histoire et de ses conséquences pour des centaines de milliers de citoyens de la République française. La surprise ne se justifie que de vouloir continuer à croire que la traite négrière et l’esclavage ne sont que des incidents de l’histoire, une anecdote vite évacuée. Ces conflits ne sont pas nouveaux. Ils sont présents tout au long de l’histoire européenne et hantent les débats philosophiques, anthropologiques et géographiques bien avant le XXe siècle. Ce qui fait retour, c’est le refoulé sur ces questions sur lequel se greffent des idéologies révisionnistes, des discours identitaires ethnicistes, des raccourcis simplistes. C’est ignorer cette longue histoire du silence et du mépris que de juger a priori toute manifestation de mécontentement des originaires ultramarins comme une demande « communautaire ». N’y avait-il pas de plus communautaire que la société blanche coloniale ? Le révisionnisme qui domine certains observateurs et chercheurs prompts à renvoyer le colonialisme aux calendes grecques et à oublier que le racisme a des racines profondes dans la pensée européenne qui remontent à l’esclavagisme, est dangereux car il nourrit l’illusion que la France est entièrement libérée de son passé colonial. Le débat sur le racisme et la citoyenneté, sur la diversité et la démocratie ne peut ignorer l’esclavage.

2Les historiens s’accordent à reconnaître l’existence d’un long silence sur la traite négrière et l’esclavage. Ce silence est perçu par les originaires des sociétés anciennement esclavagistes comme un déni et un refus de reconnaître une histoire qui est cependant un chapitre central de l’histoire nationale. Leurs frustrations devant ce silence, leur inquiétude de voir encore ce chapitre de l’histoire marginalisé expliquent, même si elles ne le justifient pas, certaines dérives. Mais il faut aussi savoir entendre les cris de colère de celles et de ceux qui disent : la République compte en son sein, aujourd’hui même, des descendants d’esclaves, et elle ne peut ignorer leur demande d’une inscription et d’une reconnaissance de cette histoire, qui, loin d’être une anecdote, questionne le récit officiel sur l’égalité, la citoyenneté, la diversité culturelle et la démocratie.

3On peut se demander à juste titre pourquoi, en France, la question de l’esclavage continue à susciter une réticence, une gêne, et la question des séquelles de l’esclavage est généralement évacuée avec l’avènement de la modernité politique. Plus rares qu’on ne le croit sont les Français qui savent que, pendant plus de deux siècles, leur pays fut une grande puissance esclavagiste et qu’il fallut deux abolitions (1794 et 1848) pour mettre fin à ce système. La France s’est enorgueillie de l’abolition de l’esclavage mais en gommant la centralité de la traite négrière et du système esclavagiste dans la constitution de son identité. Tout en assurant le meilleur rôle au républicanisme, l’historiographie républicaine a minoré l’importance de l’événement. Dans les dictionnaires de philosophie politique actuels, l’esclavage est renvoyé à l’Antiquité, et grâce à ce renvoi la profonde modernité de l’esclavage est niée.

4L’abolition de l’esclavage dans les colonies raconte un accès à la citoyenneté entravé, bloqué, détourné. Déjà, les affranchis sont citoyens mais ils restent des colonisés, et cette citoyenneté paradoxale va modeler les luttes locales et peser sur les relations entre la France et ses colonies. Égaux mais pas tout à fait, frères mais petits frères, c’est ainsi que la relation s’énonce. Les lois métropolitaines ne s’appliquent pas dans les colonies post-esclavagistes qui dépendent de senatus-consulte. Les luttes anticoloniales vont alors s’organiser autour de la demande d’égalité sociale culminant en 1946 avec la campagne pour la fin du statut colonial : le 19 mars 1946, les sociétés post-esclavagistes deviennent des départements dits d’ « outre-mer ». Cette histoire d’une citoyenneté différée, promise mais toujours renvoyée dans le temps, ne peut qu’avoir marqué la relation entre ces départements et leur métropole. Plus encore, l’abolition de l’esclavage n’ayant pas remis en cause le racisme attaché au système esclavagiste (rappelons que, dès le début du XVIIIe siècle, « Nègre » et « esclave » sont synonymes dans le langage courant, juridique et administratif et dans les dictionnaires de langue française), c’est une citoyenneté colorée qui est instituée. En effet, le gouvernement provisoire de la IIe République avait institué le suffrage masculin universel le 5 mars 1848 mais l’étude de la campagne électorale dans les colonies révèle quel enjeu représente cette décision. Aux Antilles, les candidats prônent tous « l’oubli du passé » au nom de la « réconciliation sociale ». Les maîtres mots sont « Ordre et Travail ». Ainsi, Schoelcher déclare, à ses électeurs : « Travaillez, vous que la patrie admet au rang de ses fils ; c’est par le travail que vous conquerrez l’estime de vos concitoyens d’Europe. » À La Réunion, les colons déclarent : « Sont-ils Français ces Cafres, ces Malgaches, ces Malais, esclaves de leur pays, qui ont été importés dans la colonie et qui y ont vécu esclaves ? » Il faut faire en sorte que les « Noirs épargnent à l’urne française l’humiliation de recevoir des suffrages africains ». La hiérarchie raciale continue à organiser le social.

5La marginalisation de l’histoire coloniale dans la réflexion politique et historique en France conduit à une interprétation morale de la réalité actuelle. Jusqu’à une époque récente, voire encore aujourd’hui, cette histoire coloniale a produit avant tout des travaux tendant à minorer l’importance des croisements entre ici et là-bas. Or, ce que montre le cas des anciennes colonies esclavagistes devenues départements et régions françaises au XXe siècle, c’est bien une histoire de la citoyenneté, de l’égalité politique affectée, transformée par l’esclavage et le colonialisme, une histoire croisée entre France métropolitaine et colonies, croisements dont les traces négatives et positives sont encore lisibles aujourd’hui.

6On entend dire que la traite négrière européenne n’était pas unique et qu’elle n’a pu se développer que grâce à la complicité des Africains. C’est un fait entendu mais qui ne diminue en rien l’écrasante responsabilité des Européens. Un système qui dure plusieurs siècles ne peut se maintenir sans l’organisation de relais, de complicités, et l’économie de prédation où l’être humain devient la proie entraîne inévitablement une transformation des liens sociaux. L’étude de la traite négrière pose des questions difficiles car elle ne trace pas une démarcation claire entre « bons » et « méchants », démarcation qui tend à dominer les débats sur le crime de masse, le génocide, le crime contre l’humanité. On ne veut pas accepter qu’il y eut des complicités, des « zones grises », car cela, pense-t-on, diminuerait l’ampleur du crime. C’est une position moraliste étroite qui ne tient compte d’aucune des avancées anthropologiques, historiques et philosophiques sur ces questions. Cette position est partagée par ceux qui contestent l’application de la notion de crime contre l’humanité à la traite négrière et l’esclavage, et par ceux qui, instrumentalisant les ressentiments et ethnicisant le débat, s’efforcent d’interdire toute recherche, toute discussion sur un événement. Dans les deux cas, la notion de « crime contre l’humanité » n’est pas comprise, car l’événement associé à cette notion est la destruction des Juifs d’Europe. Les uns jugent que l’esclavage ne peut se comparer à ce crime, les autres cherchent à rivaliser avec lui.

7Selon sa définition par le tribunal de Nuremberg en 1945, le crime contre l’humanité se rapporte à : « Assassinat, extermination, réduction en esclavage, déportation et tout autre acte inhumain commis contre toute population civile, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs raciaux ou religieux lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal. » La finalité du crime n’est pas toujours la même. La finalité de la traite et de l’esclavage n’est pas la destruction totale, systématique et organisée d’un peuple (cela, sans nier les effets profondément destructeurs de la traite négrière et de l’esclavage), mais cela ne justifie en rien que la notion de crime contre l’humanité ne puisse être appliquée. Ou alors, dans ce cas, il faut pouvoir clarifier ce que l’on entend par « humanité ». L’esclavage étant la transformation d’un individu en de l’infrahumain destiné à une « mort sociale », il est négation de ce qui constitue l’humain. Il constitue donc un crime contre l’humanité.

8La traite négrière et l’esclavage sont des champs d’étude qui sont loin d’avoir été épuisés. L’agitation actuelle devrait être le signe d’une urgence à constituer un nouveau chantier en France, s’appuyant sur la recherche en langue anglaise qui est très développée, et dans une perspective renouvelée, libérée de l’approche abolitionniste ou victimaire, et comparative. La traite négrière et l’esclavage posent des questions passionnantes au politique car elles permettent de revenir sur ce qui constitue l’humain, sur la présence pesante du racisme, et sur la permanence de la prédation dans les sociétés humaines.

Notes

  • [*]
    Cet article n’engage que son auteur.
Françoise Vergès
Docteur en sciences politiques, professeur à Goldsmiths College (Université de Londres). Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages dont De l’esclavage au citoyen, avec Philippe Haudrère (1998), Monsters and Revolutionaries. Colonial Family Romance and Metissage (1999), Abolir l’esclavage : une utopie coloniale. Les ambiguïtés d’une politique humanitaire (2001), Amarres. Créolisations indiaocéanes, avec Carpanin Marimoutou (2003), et, avec Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, La République coloniale, essai sur une utopie (2003). Dernier ouvrage paru : Nègre je suis, nègre je resterai. Entretiens avec Aimé Césaire (Albin Michel, 2005). Elle a participé au rapport rendu par le Comité pour la mémoire de l’esclavage et publié sous le titre Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, préface de Maryse Condé (Paris, La Découverte, 2005).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2007
https://doi.org/10.3917/cite.025.0170
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