CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La République populaire de Chine (RPC) se trouve aujourd’hui, à tort ou à raison, au cœur des interrogations stratégiques en Asie et au-delà. Depuis le début de la politique de réforme inaugurée par Deng Xiaoping en 1970, la volonté de renforcement de la puissance chinoise constitue en effet une constante qui définit les choix de développement et les stratégies d’ouverture et d’intégration de la RPC. Dans un premier temps, le développement de l’outil militaire avait pu apparaître comme secondaire, toutefois, dès le début des années 1980, le souci de rationalisation de l’APL [1] constituait une priorité pour la direction chinoise. Les facteurs extérieurs, et notamment la seconde guerre d’Irak, sont venu renforcer cette volonté d’accélérer le développement des capacités militaires de la RPC, considérées comme un facteur essentiel de puissance, dans un contexte international où les risques de guerre sont perçus par le régime chinois comme croissants.

2Depuis le milieu des années 1980, la Chine a donc choisi de mettre l’accent sur le développement économique puis – d’une manière concomitante – sur le développement des capacités militaires. Ainsi, derrière l’apparente alternance des priorités, on trouve en réalité la permanence d’un objectif qui est celui d’affirmation de la puissance chinoise en s’appuyant – comme aurait pu l’écrire Mao Zedong – sur « les deux jambes » de la puissance économique et de la puissance militaire. Comme à l’aube de l’ère Meiji au Japon, et cette comparaison inquiète tout particulièrement les experts japonais, il s’agit de construire « un pays riche pour une armée puissante » (fu guo, qiang bing) [2].

3La permanence de cet objectif dans la Chine du XXe siècle, puis du XXIe, en dépit des évolutions majeures du système international, s’explique par la nature d’un système idéologique soumis à des contradictions difficiles à résoudre. La Chine a en effet mis en œuvre depuis plus de vingt ans une stratégie de réformes vitales pour la survie du régime mais potentiellement destructrices en l’absence de nouveau ciment d’adhésion au système.

4Les autorités chinoises entretiennent donc une fascination pour la puissance, puissance perdue, vision reconstruite et idéalisée d’un passé lointain. Constitutive de cette puissance, la force militaire occupe une place d’autant plus importante que c’est bien la faiblesse militaire de l’Empire chinois, puis de la Chine républicaine, confrontés aux avancées occidentales et japonaises, qui nourrissent le sentiment d’humiliation national constamment rappelé par les autorités. L’aspect martial des gardes d’honneur, l’omniprésence des jeux militaires et des revues consacrées aux forces armées ne sont que les aspects anecdotiques de cette fascination pour la puissance militaire entretenue par le Parti communiste chinois (PCC).

RECHERCHE DE LA PUISSANCE ET « NOUVEAUX CONCEPTS STRATéGIQUES »

5La réflexion stratégique chinoise s’effectue toujours dans le cadre conceptuel du réalisme pragmatique au service de l’intérêt national. Ce réalisme pragmatique pousse la RPC à répondre aux attentes de la communauté internationale en matière de responsabilité, d’intégration et de multilatéralisme. Toutefois, la prise en compte formelle de ces nécessités ne s’est pas véritablement traduite dans la réalité de la réflexion stratégique en Chine. Cette dernière ne prend en effet en compte que l’intérêt de la Chine, ou plus exactement celui du Parti et de la classe dirigeante. Et c’est cette spécificité du système politique chinois qui explique la contradiction apparente qui existe entre un sentiment de vulnérabilité très perceptible dans le discours et les affirmations de puissance de Pékin.

6En effet, la nation chinoise n’a jamais été aussi en sécurité. Les analystes chinois eux-mêmes reconnaissent que Pékin aujourd’hui n’est confronté à aucune menace d’invasion, et que son environnement périphérique n’a jamais été aussi sûr depuis la fondation de la RPC [3]. Le régime et le PCC sont en revanche idéologiquement fragilisés et isolés sur la scène internationale [4]. La renaissance de la nation chinoise au travers de l’acquisition des attributs de la puissance – y compris de la puissance militaire – constitue donc une mission essentielle, dans la mesure où elle relégitimise un Parti fondé dès ses origines sur la dénonciation de l’étranger, responsable des « malheurs de la Chine » [5].

7Toutefois, les autorités chinoises se trouvent prises dans une contradiction difficile à résoudre entre cette affirmation martiale de la puissance chinoise, puissance censée augmenter les capacités de négociation de la RPC sur la scène internationale, et la nécessité de poursuivre l’intégration au moins apparente de la Chine au système mondial, intégration sur laquelle repose le développement économique, source de stabilité sociale et socle de la puissance militaire. Pour résoudre cette contradiction, la Chine a développé un ensemble de principes censés présider à la détermination des objectifs stratégiques de Pékin définis comme « la recherche de la paix, de la stabilité et du développement, le rejet de la théorie des jeux et la prise en compte de l’intérêt stratégique de tous les États » [6]. Ce sont ces concepts – également destinés à favoriser une intégration régionale harmonieuse autour de la Chine – qui sont affirmés dans la mise en œuvre de la stratégie diplomatique et économique de la RPC. Il s’agit très concrètement pour Pékin, au travers de cette stratégie d’apaisement qui met en avant la paix et le développement, de profiter des opportunités économiques, d’éviter au niveau régional les réactions de rejet et d’inquiétude suscitées par des ambitions trop affirmées, et de renforcer ainsi la puissance d’influence de la Chine [7].

8Mais, paradoxalement, le développement de la puissance chinoise crée de nouvelles menaces et est à la source de nouvelles vulnérabilités pour les dirigeants chinois. Le développement économique, en favorisant la globalisation de l’économie chinoise, multiplie les risques d’ « évolution pacifique » du régime et de dépendance. Le développement de la puissance chinoise rend plus insupportable le maintien d’un défi taiwanais non résolu. Ainsi, en raison des caractéristiques d’un système politique fermé sur lui-même, qui entre en contradiction avec l’ouverture du pays sur l’extérieur, le sentiment d’insécurité et la volonté de se préparer à un conflit croît avec l’intégration de la Chine au système mondial.

9Si l’on ne tient pas compte de la nature du régime, de son besoin « systémique » de légitimation, et de la crispation idéologique qui se poursuit depuis le début des années 1990, les contradictions dans l’analyse de la situation stratégique internationale de la part de la Chine ne peuvent être comprises. En effet, alors que dans la première décennie des réformes (1979-1989) la situation stratégique internationale était analysée en Chine comme évoluant dans un sens positif, les risques de conflit mondial à grande échelle étant réévalués à la baisse, à partir du début des années 1990 les analyses se sont faites de plus en plus pessimistes alors même que la menace soviétique disparaissait et que l’ensemble des puissances se prononçaient en faveur d’une plus grande intégration de la Chine au système mondial.

10La tradition philosophique chinoise établit une distinction entre l’ « harmonie » (he), résultat du bon gouvernement, ou de la bonne « administration » des choses, et de la Vertu de l’Empereur qui se traduit par le fonctionnement sans heurt de la marche du monde organisé autour de l’espace chinois central, et le « chaos » (luan) qui voit cet ordre harmonieux bouleversé. Le chaos, politique, social et même celui de la nature qui peut s’exprimer à travers la multiplication de phénomènes catastrophiques comme les inondations ou les tremblements de terre, est également le signe de la corruption du pouvoir, du renversement du mandat céleste (geming) qui est aujourd’hui le terme qui désigne la révolution. Mais, si les dirigeants chinois prétendent rechercher la stabilité et l’ « harmonie » des relations internationales, c’est évidemment selon les critères qui ont été définis à Pékin comme témoignant de la justesse du régime. Et c’est paradoxalement cette volonté d’imposer une conception exclusivement « chinoise » de l’harmonie qui se trouve à la source du chaos potentiel en Asie. L’harmonie retrouvée et reconstruite autour d’une vision strictement sino-centrée n’est en effet en rien synonyme de statu quo. Au contraire, la guerre et le conflit sont toujours perçus en République populaire de Chine comme inévitables. D’autant plus inévitables que, pour les dirigeants chinois, les périodes de paix sont analysées avant tout comme des phases d’opportunités à saisir pour mieux se préparer aux conflits futurs [8].

UNE VISION DU MONDE AMBITIEUSE ET INQUIÈTE

11La vision que les dirigeants chinois ont de la place de la Chine dans le monde continue donc d’être marquée par une conception impériale classique dont l’objectif idéal serait d’obtenir si possible l’acceptation d’un lien de vassalité symbolique de la part de ses voisins, une garantie de stabilité dans la périphérie afin de poursuivre les objectifs principaux que les dirigeants se sont fixés, et enfin la reconnaissance par les États-Unis, seule véritable puissance partenaire, de la prééminence des intérêts chinois dans sa zone. Selon cette conception, comme sous la dynastie des Qing (1644-1911), la position idéale des « étrangers » doit être de demeurer « cantonnés » au domaine de l’économie et du développement économique dont la Chine a besoin, sans implication dans un espace stratégique asiatique dominé par Pékin. En revanche, cette vision du monde n’entraîne pas une volonté d’expansion au-delà des frontières « naturelles » de la zone d’influence traditionnelle de la Chine. En ce domaine, le pragmatisme des dirigeants chinois, conscients des limites des capacités de la Chine, rejoint une vision traditionnelle de la puissance chinoise repliée sur son environnement immédiat [9].

12Mais cette vision du monde ne coïncide ni avec celle d’un monde occidental favorable à l’évolution pacifique des régimes « autoritaires » et à leur intégration progressive au système mondial autour de règles universelles, ni avec celle des voisins de Pékin qui, s’ils sont aussi favorables à la paix et à la stabilité, souhaitent la voir reposer sur un équilibre prudent des forces au niveau régional.

13Cette vision de la place de la Chine dans le monde demeure donc potentiellement conflictuelle et très éloignée du discours officiel sur l’ « intégration » et les nouvelles orientations d’une politique étrangère tournée vers la recherche de la stabilité et du développement. Par ailleurs, on ne peut que constater une instrumentalisation du multilatéralisme et de la participation de la RPC aux instances internationales. Après une longue période de repli, la Chine insiste aujourd’hui sur sa volonté de participation et même, dans une certaine mesure, d’initiative, comme en témoigne l’organisation à Pékin du dialogue à six sur la péninsule Coréenne. On trouve, derrière cette évolution, la prise de conscience du fait que le coût, en termes de concessions éventuelles, d’une implication plus grande de la Chine dans le jeu international demeure concrètement peu élevé.

14Toutefois, même pour les analystes soucieux de jouer la carte de l’intégration, indispensable à la poursuite du développement économique du pays, on sent très nettement un sentiment d’urgence et de fragilité dans un contexte fortement compétitif. La Chine doit réussir sous peine d’être éliminée, elle doit profiter de cette période de paix et de sécurité pour « penser au danger et se préparer ». Il est vrai qu’historiquement la Chine n’a jamais intégré l’expérience de relations équilibrées avec ses voisins. Soit elle occupait une position dominante face à des royaumes considérés comme moins « civilisés » ou barbares, soit au contraire elle a été envahie et dominée par des dynasties étrangères, mongoles ou mandchoues, et surtout par un monde occidental dont elle n’a pas su assimiler les principes pour mieux les retourner [10]. La vulnérabilité du système chinois contemporain vient pour une large part de la permanence de cette vision du monde tournée vers le passé, du refus d’assimiler l’ « esprit » du monde occidental. Comme à la fin du XIXe siècle, les réformateurs chinois d’aujourd’hui veulent importer de l’étranger les techniques nouvelles, source de puissance, tout en rejetant toute remise en cause de structures politiques considérées comme l’essence même d’une « sinitude » frileuse. Très ouvertement, les analystes chinois décrivent en effet comme menaçante, et il s’agit bien en effet d’une menace pour le système politique, la volonté des pays occidentaux de « poursuivre une stratégie visant à obtenir des changements par la pression ou l’évolution pacifique ». Les théories du « changement de régime » apparues récemment aux États-Unis, mais aussi l’exemple de l’effondrement « pacifique » de l’URSS et des pays de l’Est ont en la matière profondément marqué les dirigeants chinois et renforcé leur sentiment d’isolement et d’encerclement, en dépit des progrès considérables accomplis au cours des deux dernières décennies au niveau économique.

15La Chine considère donc le monde de l’après-guerre froide comme plus complexe, plus difficile à analyser et moins favorable aux intérêts chinois en raison de la suprématie des États-Unis. Avec l’effondrement de l’URSS, la Chine a perdu les moyens d’un jeu triangulaire profitable et l’Europe ou la nouvelle Russie sont loin aujourd’hui de pouvoir – ou de vouloir – jouer ce rôle de pôle de contestation de la puissance américaine au service des intérêts de la RPC. De plus, depuis les attentats du 11 Septembre, la définition de l’axe du Mal et l’apparition de la théorie des frappes préemptives à Washington, certains analystes chinois considèrent que les risques de guerre se sont accrus à nouveau et que la République populaire de Chine doit se préparer à un éventuel conflit provoqué par l’interventionnisme américain.

16Pour ces analystes, la théorie du déclin des risques de guerre, utilisée en 1985 par Deng Xiaoping pour justifier la mise au second plan du développement des capacités militaires, n’est plus d’actualité. Le concept marxiste-léniniste de l’inévitabilité de la guerre demeure par ailleurs ancré dans la perception de dirigeants chinois toujours formés à cette école. Dans un monde présenté comme complexe, il s’agit donc pour la Chine, autre concept essentiel de la pensée stratégique chinoise classique, de se doter des moyens de « conserver l’initiative », ou au moins un certain degré d’initiative, afin de ne pas être obligée de se plier aux règles établies par la communauté internationale. Ainsi, si la Chine accepte de s’intégrer à la communauté internationale pour bénéficier d’avantages accrus, elle veut progressivement se doter des moyens d’en modifier les règles au service de son propre intérêt national [11].

17Il s’agit donc, pour Pékin, d’ « effectuer une analyse systématique de l’environnement international, afin d’exploiter au mieux toutes les opportunités possibles, et de se préparer aux menaces contre la Chine... en prenant les intérêts nationaux comme base de la détermination des objectifs de la stratégie étrangère du pays » [12]. Il s’agit également de gagner du temps en cachant son jeu, et on retrouve là les principes de la stratégie militaire classique selon lesquels la ruse, les stratagèmes et le secret constituent des éléments essentiels.

18En accord avec cette vision de la place de la Chine dans le monde, les objectifs stratégiques de la RPC à l’horizon 2050 sont de plusieurs ordres. Il s’agit de préserver l’indépendance nationale, assurer la réunification de la patrie et lutter contre les forces séparatistes. Pour ce faire, il faut stabiliser la périphérie et mettre en place de relations amicales avec les voisins de la Chine. Les relations avec les grandes puissances doivent être normalisées dans la mesure du possible et des « partenariats stratégiques » doivent être mis en place.

19On se trouve donc face à un agenda clairement exprimé, qui consiste à affirmer la puissance chinoise sur son territoire élargi, et à réduire les conflits régionaux susceptibles d’entraîner un engagement accru de la puissance américaine dans une zone que Pékin considère comme sienne, à gagner du temps et obtenir un apaisement des relations avec Washington afin de ne pas provoquer de conflit prématuré tout en constituant des partenariats « multipolaires » susceptibles de contrer la puissance américaine.

L’ÉLARGISSEMENT DES FRONTIÈRES STRATÉGIQUES

20Mais, ce faisant, la Chine se heurte aux intérêts des puissances auxquelles elle est confrontée, au niveau régional et au niveau global, dans un contexte parfois décrit par Pékin comme celui d’une « paix froide ». Une réflexion est en effet en cours d’élaboration en Chine sur l’élargissement des frontières stratégiques de la RPC, qui rejoint parfois les théories préoccupantes de l’ « espace vital » (kong jian) ou celles d’un « espace de sécurité » très élargi [13]. En effet, ces nouvelles frontières stratégiques s’étendent bien au-delà des frontières terrestres reconnues de la RPC et recouvrent tout ce qui revêt pour Pékin un intérêt stratégique vital, « sur terre, dans les airs, sur mer et dans l’espace » [14].

21Cette réflexion dont les origines remontent au milieu des années 1980, alors que la Chine amorçait son développement et l’internationalisation de son économie, se nourrit de deux éléments. Le premier est la volonté de se positionner au rang de grande puissance et donc – comme les autres grandes puissances au premier rang desquelles les États-Unis – de globaliser, au moins au niveau de la réflexion théorique, ses intérêts. Le deuxième élément est une prise de conscience du fait que, en raison de son développement économique, la Chine se trouve de plus en plus dépendante du monde extérieur, notamment en ce qui concerne ses approvisionnements énergétiques. Ce second élément se trouve aggravé par le fait que la Chine, peu sûre de son avenir et isolée des autres grandes puissances en raison de la spécificité de son système politique, ne perçoit réellement sa sécurité qu’au travers d’une capacité de contrôle dont elle est loin de disposer aujourd’hui et qui passe aussi par le développement de ses capacités militaires.

LE POIDS DES ÉTATS-UNIS

22Les États-Unis constituent « la priorité et le point central de la stratégie extérieure de la Chine » [15]. Depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis ont en effet émergé comme l’unique superpuissance ayant à la fois la capacité et la volonté de limiter les ambitions chinoises en Asie, notamment sur la question de Taiwan [16]. Cette montée en puissance s’est effectuée selon un continuum marqué par un certain nombre de conflits qui tous ont suscité l’attention inquiète des stratèges chinois, de la première guerre du Golfe à la dernière guerre d’Irak en passant par le Kosovo et la guerre d’Afghanistan. Pour les analystes chinois, ces conflits constituent les étapes d’une « conquête du monde » qui passe notamment par une mainmise renforcée sur le Moyen-Orient et le pétrole du Golfe – dont la Chine est de plus en plus dépendante –, ainsi que par la volonté d’interdire l’émergence de toute puissance concurrente parmi lesquelles la Chine se situe. Ultime exemple de cette stratégie de domination, la dernière guerre d’Irak a donc été perçue comme une illustration de cette « strike first policy » définie par les analystes chinois comme devant permettre à Washington de « dominer le monde ».

23Par ailleurs, et c’est ce qui inquiète Pékin, la guerre d’Irak a dans un premier temps confirmé l’absolue supériorité des États-Unis – y compris dans leur capacité à agir seul – et donc, a contrario, les limites irréductibles des capacités diplomatiques et militaires de la République populaire de Chine ainsi que l’ampleur d’un fossé technologique qui continue de s’accroître.

24Face à cet adversaire très supérieur, l’objectif de Pékin demeure aujourd’hui de gagner du temps et d’éviter toute confrontation directe en position d’infériorité et d’obtenir si possible une réduction de l’engagement américain en Asie. Pour ce faire, la Chine insiste officiellement sur la « communauté d’intérêts » entre Pékin et Washington, communauté d’intérêts censée l’emporter sur les différences, mais qui se limite en réalité au souci universel de paix et de stabilité. Cette volonté d’ « apaiser » Washington et d’éviter la confrontation, face à une administration considérée comme hostile, a notamment poussé Pékin à moduler ses prises de position multipolaires, en fonction de la nécessité de ne pas heurter trop brutalement Washington. L’objectif pour la RPC est en effet de faire accepter par Washington le concept de « coopération constructive » qui reconnaîtrait en quelque sorte la prééminence de la puissance chinoise en Asie, aux côtés de la puissance américaine. Dans cet objectif, depuis la guerre d’Irak, la volonté d’apaisement des stratèges chinois a rencontré la volonté américaine d’éviter de créer de nouveaux foyers de tensions en Asie alors que la crise irakienne est loin d’être résolue.

25Mais, derrière ces positions destinées à gagner du temps face à un adversaire très largement supérieur, l’analyse demeure fondamentalement hostile. Il s’agit également, pour Pékin, de tirer les leçons diplomatiques, stratégiques et militaires de la dernière guerre d’Irak pour préparer un possible conflit futur avec les États-Unis. Les États-Unis sont ainsi clairement désignés et perçus comme l’ennemi futur, avec lequel un combat inévitable semble devoir s’engager.

26En Asie, ils sont accusés de développer un « filet de sécurité » fondé sur les alliances bilatérales et le renforcement des forces américaines dans le Pacifique, dans le but de « contenir » la puissance chinoise et de limiter la marge de manœuvre de Pékin face à Taiwan. Les manœuvres Cobra gold, le dialogue tripartite sur la Corée du Nord entre Washington, Tokyo et Séoul, les projets de défense antimissile de théâtre (TMD) en Asie, le développement des liens militaires avec l’Inde, le renforcement de la coopération avec plusieurs pays d’Asie du Sud-Est et l’Australie, le renforcement de la flotte du Pacifique et de la base de Guam sont cités par Pékin comme preuve de cette volonté de containment de la puissance chinoise. De même, sur la question de la Corée du Nord, les analystes chinois continuent de placer sur le même plan le programme nucléaire nord-coréen et les menaces d’agression de la part des États-Unis, même si, là encore, la volonté d’apaisement à poussé Pékin à accepter l’organisation des rencontres à six qui ont par ailleurs le mérite de conforter le rôle de leader de la RPC en Asie.

27Les attentats du 11 Septembre et l’adhésion de la Chine aux thèses de la lutte antiterroriste n’ont pas fondamentalement bouleversé cette analyse. Au contraire, en dépit des déclarations d’allégeance publiques de la part de Pékin, les stratèges chinois analysent la lutte antiterroriste engagée par Washington comme une offensive destinée à « développer le champ d’influence et d’hégémonie des États-Unis » de l’Irak à l’Asie centrale [17]. Les États-Unis constituent donc bien pour Pékin « la plus grande menace pour la sécurité de la Chine et ses objectifs de politique étrangère ».

LE RETOUR DE LA GUERRE PROBABLE

28Après la première guerre du Golfe, l’exemple somalien avait un temps fait croire aux stratèges chinois à l’ « incapacité morale » des États-Unis à combattre face à un adversaire déterminé. Les conflits suivants viendront au contraire démontrer la capacité d’action des États-Unis et leur redoutable efficacité militaire [18]. La guerre du Kosovo et le bombardement humiliant de l’ambassade de Chine à Belgrade, puis la guerre d’Afghanistan et la guerre d’Irak sont venus confirmer ce fossé technologique croissant que la RPC veut tenter de combler dans un contexte où, comme nous l’avons vu, une « grande guerre », aux yeux des stratèges chinois, est à nouveau possible.

29La Chine, dans ses efforts de modernisation, se trouve donc confrontée à un défi considérable constitué de plusieurs objectifs. Il s’agit d’accroître la puissance d’influence de la Chine sur ses voisins, notamment l’Inde et le Japon, puissances concurrentes, de dissuader Taiwan de déclarer officiellement l’indépendance, et les États-Unis d’intervenir en cas de conflit entre la Chine et Taiwan en renforçant le coût d’une éventuelle intervention.

30À plus long terme, la volonté de maîtrise des mers, pour des raisons de sécurité stratégique et d’approvisionnement, constitue en théorie un objectif stratégique dont les conséquences concrètes, en termes de choix de développement des capacités navales, par exemple, semblent toutefois aujourd’hui réduites en raison de la nécessité de prendre en compte les risques plus immédiats d’un conflit possible dans le détroit de Taiwan [19].

31Dans la logique de rapports de force qui demeure celle des dirigeants chinois, le développement des capacités militaires crédibles de la Chine participe donc de l’affirmation de la puissance chinoise sur la scène internationale. Mais dans un contexte de très forte inégalité des capacités face à l’hyperpuissance américaine, adversaire en dernier appel, les stratèges chinois ont tenté de formuler des stratégies de contournement du faible au fort « par tous les moyens » [20].

LES MOYENS NON MILITAIRES DE LA POLITIQUE DE DÉFENSE

32Le principe d’économie, fondé sur l’exploitation d’une panoplie de moyens complémentaires pour obtenir la victoire, en évitant si possible le recours à un combat coûteux, est sans doute l’un des principes les plus caractéristiques qui fondent la pensée stratégique chinoise classique [21]. Selon le Livre blanc de la défense chinoise, l’APL, « en exploitant ses différents moyens avec flexibilité en coordination étroite avec l’utilisation des moyens politiques, économiques et diplomatiques, peut améliorer l’environnement stratégique de la Chine ». C’est dans ce cadre que l’on peut par exemple lire, au niveau régional, les évolutions de la stratégie très active menée par la RPC en direction de l’ASEAN, dans un contexte de rivalité d’influence avec le Japon et les États-Unis, qui s’est traduite par l’adoption d’un code de conduite sans céder sur le fond sur la question de la mer de Chine méridionale, la proposition de mise en place d’un accord de libre-échange, mais également le maintien de liens étroits avec la junte militaire birmane, la signature d’accords pétroliers avec l’Indonésie et la mainmise progressive des investisseurs chinois sur l’économie laotienne ou cambodgienne.

LA GUERRE ASYMÉTRIQUE

33Mais, en dépit d’efforts de modernisation sélectifs qui visent à accroître la crédibilité de la posture chinoise, les capacités de la RPC demeurent très limitées. La Chine est par ailleurs consciente, depuis la guerre d’Irak, du fait que le fossé technologique avec les États-Unis est loin de se combler en dépit des efforts consentis depuis le début des années 1990. Malgré les appels à « accélérer la modernisation des capacités militaires » lancés par Jiang Zemin au mois de juin 2003, il sera en effet difficile à Pékin – pour des raisons de stabilités sociale, politique et stratégique – de s’affranchir des contraintes budgétaires qui limitent le développement de ses capacités.

34De ce fait, il est essentiel pour la RPC de consacrer l’essentiel de ses ressources aux moyens qui « font la différence ». Il s’agit donc, selon ce principe, de remporter la victoire par la constitution de moyens coercitifs militaires destinés à paralyser ou ralentir l’action de l’adversaire. Contre les défis de la RMA [22] et de la puissance militaire américaine, seules les stratégies de la guerre asymétrique – stratégie du faible et du pauvre – peuvent selon Pékin être efficaces, et ces stratégies dans le cas de la Chine supposent le développement de ses capacités balistiques et nucléaires. C’est donc dans ces deux domaines que la Chine continue d’accomplir ses principaux efforts.

35La Chine poursuit donc depuis le milieu des années 1990 – en réponse aux avancées de la RMA aux États-Unis – une réflexion sur la guerre asymétrique qui correspond en réalité à une double reconnaissance pragmatique d’une inégalité de puissance insoluble avec les États-Unis et de l’inévitable engagement de ces derniers dans l’hypothèse d’un conflit impliquant la Chine en Asie, notamment face à Taiwan [23]. En termes opérationnels, les principes de la stratégie asymétrique permettent aux stratèges chinois de rationaliser le recours à une panoplie complète constituée d’éléments militaires et non militaires tels que la guerre psychologique, la guerre diplomatique, le recours aux stratégies d’intimidation, mais également la guerre économique ou la guerre informatique. La guerre asymétrique, c’est donc aussi le moyen de rationaliser la persistance du rôle essentiel de l’homme, en complément au moins d’une capacité technique encore pour une large part insuffisante, en dépit de la remise en cause des théories maoïstes de la guerre populaire.

36Les principes de la guerre asymétrique « aux caractéristiques de la Chine » s’inscrivent donc selon une gradation qui irait du plus au moins « high-tech » et du plus au moins « militaire ». Dans la dimension « non-militaire/low-tech », on retrouve la guerre psychologique, la guerre de propagande, la ruse ou les stratagèmes. Dans la dimension « militaire/high-tech », on touche aux secteurs de haute technologie dans les domaines notamment de la guerre de l’information, du spatial et du balistico-nucléaire. Mais on peut également avoir des catégories hybrides « non-militaire/high-tech », par exemple, qui recouvrent l’exploitation des ressources informatiques civiles au service d’objectifs militaires de communication par exemple ou « militaires/low-tech » qui concernent l’utilisation des forces de réserves dont les effectifs demeurent très importants ou les principes jamais totalement abandonnés de la guerre populaire.

CONCLUSION

37Le pouvoir chinois a donc des craintes, des ambitions et peu de moyens. Les craintes sont celles d’un régime idéologiquement isolé et à la légitimité fragile. Si la nation chinoise n’est pas attaquée, le pouvoir chinois, lui, se sent menacé par tout pouvoir ou toute puissance qui viendrait défier la prétention de Pékin à se voir reconnue, par l’ensemble de ses partenaires, comme la grande puissance leader du pôle asiatique. Les ambitions sont donc immenses, elles visent à imposer la vision chinoise de l’ordre du monde. Les moyens reposent, eux, sur une stratégie déclarative de puissance, visant à renforcer la capacité de nuisance de la Chine, à intimider ou influencer les adversaires potentiels de la RPC. À ce titre, la puissance chinoise et les développements stratégiques qui la soutiennent constituent des facteurs préoccupants d’instabilité et de conflit potentiel non seulement en Asie, mais également, par le jeu des alliances, dans le reste du monde.

Notes

  • [1]
    Armée populaire de libération [N.d.l.R.]
  • [2]
    Principe légiste de militarisation de la société, initialement mis en œuvre par le premier empereur Qin Shihangdi pour assurer sa conquête du pouvoir dans la Chine des royaumes combattants, en 221 avant notre ère.
  • [3]
    Chen Peiyao, « Pondering over China’s foreign strategy », Contemporary World Configuration, SIIS Shanghai, Publications, 2002.
  • [4]
    Faut-il rappeler la liste des dernières républiques socialistes : Chine, Corée du Nord, Cuba et Vietnam ?
  • [5]
    N’oublions pas que le Parti communiste chinois (PCC) se situe dans la ligne « nationaliste » de la lutte des Taiping contre la dynastie étrangère mandchoue dans la seconde partie du XIXe siècle, du soulèvement des Boxers (yihetuan) contre les étrangers en 1900, du mouvement du 4 mai lancé en 1919 pour boycotter le Japon et ses demandes territoriales injustifiées, de la guerre antijaponaise, puis de l’affirmation « nationale » contre le modèle soviétique, et que, face au Guomindang, parti « nationaliste », le PCC « internationaliste » a tout fait pour s’imposer comme le seul véritable défenseur de la nation chinoise.
  • [6]
    Chen Peiyao, op. cit. Il s’agit en fait de la traduction moderne des cinq principes de la coexistence pacifique qui demeurent totalement d’actualité pour la RPC face à la puissance américaine. Par ailleurs, ayant récemment découvert la théorie des jeux, les analystes chinois aujourd’hui émaillent tous leurs discours de références formelles au win-win supposé accréditer leur statut revendiqué de « puissance pacifique ». On trouve sans doute là l’un des résultats les plus apparents de l’envoi de dizaines de milliers d’étudiants chinois aux États-Unis depuis le milieu des années 1980 : la maîtrise plus habile du langage de l’adversaire.
  • [7]
    Ruan Zongze, « Construct China’s large neighbouring foreign relations policy », PLA Daily, 20 octobre 2003.
  • [8]
    Pan Zhongqi, « Change of international security order and China’s period of important strategic opportunities », SIIS Journal, vol. 10, no 3, août 2003.
  • [9]
    Même si, comme nous le verrons, le développement de nouveaux besoins et de nouvelles vulnérabilités a entraîné une réflexion sur l’élargissement des frontières stratégiques de la Chine.
  • [10]
    Ce n’est qu’à l’époque des Printemps et des Automnes et des Royaumes combattants, avant l’unification impériale de 221 av. J.-C., que le monde chinois a connu une période de rivalités entre puissances égales appartenant au même environnement culturel.
  • [11]
    Chen Peiyao, op. cit. La question de Taiwan est aujourd’hui d’autant plus volatile que la direction chinoise a le sentiment de perdre l’initiative en la matière et se trouve dans l’obligation de réagir aux initiatives politiques du président taiwanais.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ye Shiping, Zhongguo haiquan (la puissance maritime de la Chine), Renmin chubanshe, Pékin, 1998.
  • [14]
    Xu Guanyu, « Pursue national three dimensional strategic frontier », Jiefangjunbao (Quotidien de l’Armée de libération), 13 avril 1987.
  • [15]
    La défense de la République populaire de Chine, Livre blanc, Pékin, 2002.
  • [16]
    Les événements d’Irak pourraient toutefois provoquer un nouvel isolationnisme aux États-Unis.
  • [17]
    Hu Wei, « From “deterrence and containment” to “preemption” », International Strategic Studies, février 2003 ; Zhou Yi, Wu Geng, « Features and intentions of the current US global military realignment », International Strategic Studies, avril 2003.
  • [18]
    Nous ne parlons pas ici d’efficacité politique.
  • [19]
    Le développement des capacités militaires a surtout constitué une priorité sous l’influence de l’amiral Liu Huaqing à la fin des années 1980 ; in You Ji, « The PLA blue water illusion », CAPS Papers, no 32, Taipei, décembre 2001.
  • [20]
    Qiao Liang, Wang Xiangsui, La guerre hors limite, Paris, Rivages, 2003. L’édition originale chinoise date de 1999 et les attentats du 11 septembre 2001 ont nui à la popularité officielle de l’ouvrage, alors que la RPC, soucieuse de ne pas être classée dans la liste des pays de l’axe du Mal, cherchait à mettre en place une stratégie d’apaisement avec Washington et à donner des gages de bonne conduite, notamment en matière de prolifération, aux États-Unis.
  • [21]
    Voir notre ouvrage, Les fondements de la stratégie chinoise, Paris, Economica, 2000.
  • [22]
    Revolution in Military Affaires (N.d.l.R.).
  • [23]
    Autre possibilité : lors des incidents qui ont opposé la Chine au Japon sur la question des Senkaku au mois d’avril 2004, le Japon a rappelé que ces îlots étaient couverts par l’accord de sécurité nippo-américain.
Valérie Niquet
Spécialiste des relations internationales et des questions stratégiques en Asie, directeur de recherche à l’IRIS où elle a créé en 2001 l’Observatoire des stratégies chinoise et asiatiques (OSCA). Elle est docteur en science politique, titulaire d’un DEA de chinois et d’une licence de japonais. Elle est l’auteur de nombreux articles et études consacrés entre autres à l’évolution des équilibres régionaux et aux questions stratégiques en Asie depuis la fin de la guerre froide, aux politiques de défense des grandes puissances régionales et aux questions de prolifération. Spécialiste de la pensée stratégique chinoise, Valérie Niquet est également l’auteur d’un ouvrage consacré aux Fondements de la stratégie chinoise ainsi que la traductrice de deux œuvres majeures de la stratégie chinoise, l’Art de la guerre de Sun Zi et le Traité militaire de Sun Bin. Valérie Niquet enseigne également au Collège interarmées de défense.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2007
https://doi.org/10.3917/cite.024.0047
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