CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Voici donc réunis, grâce à la Fondation FVS, les lauréats des prix Robert Schuman, et ceux des prix Montaigne et Goethe, les uns voués à la tâche ingrate de traduire en institutions et en action quotidienne l’idée d’une Europe unie, les autres désireux d’enrichir le trésor commun de notre culture. Peut-être la Fondation, en offrant aux hommes d’État l’occasion de rencontrer des professeurs ou des savants, a-t-elle voulu, par-delà les charmes d’un dialogue fugitif, nous inviter à la réflexion sur l’essentiel. Que signifie aujourd’hui l’idée européenne, l’idée de l’unité européenne ?

2Au temps de la chrétienté, une certaine unité naissait d’une foi commune, elle s’exprimait dans une Église et dans les universités, elle n’excluait ni la diversité des ethnies ni les centres du pouvoir, multiples et autonomes. Elle imposait par intermittence la trêve de Dieu mais non la paix durable ou l’obéissance aux mêmes lois.

3Depuis le XVIe siècle, les Européens ont médité le message de Machiavel plus que le message chrétien. Ce message n’a rien perdu de son mystère et de sa force de fascination. « Machiavel, auteur des plus perspicaces, écrit Spinoza [1], a exposé en détail les mesures précisément auxquelles un Prince emporté par la passion de dominer doit avoir recours afin de prendre et conserver son pouvoir... Peut-être Machiavel a-t-il voulu montrer qu’une masse libre doit à tout prix se garder de confier son salut à un seul homme... Car il est certain que cet homme si sagace aimait la liberté et qu’il a formulé de très bons conseils pour la sauvegarder. » Jean-Jacques Rousseau n’en jugeait pas autrement : « En feignant de donner des leçons aux Princes, Machiavel en a donné de grandes aux peuples. Le Prince est le livre des républicains. » [2] Il se peut encore que Frédéric de Prusse, alors qu’il n’était pas encore Frédéric II, ait dénoncé, dans son Anti-Machiavel, les leçons du cynisme et de tromperie que d’aucuns tiraient de cette analyse sans complaisance du train des choses politiques. A-t-il craché dans la soupe pour en dégoûter les autres, ainsi que l’écrivit Voltaire ? Je ne sais. En vérité, le Florentin nous appartient à tous, Italiens mais aussi Anglais, Français et Allemands, il aimait certes la liberté et la République mais il nous a révélé à nous-mêmes ce que nous sommes. À travers les siècles, nous, Européens, n’hésitâmes jamais ni à mobiliser la force et la ruse au service de nos ambitions, ni à défendre par tous les moyens les intérêts, réels ou supposés, de nos royaumes ou États respectifs. Tout au plus suis-je enclin à plaider que la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, sans nous épargner la tyrannie et la violence, nous protégea de la théocratie et de l’adoration du succès. Les vainqueurs sont les plus forts, ils ne sont pas toujours les plus vertueux.

4La diplomatie des États européens s’inspira longtemps d’un machiavélisme policé. Le même Voltaire que je viens de citer, en un sens le plus européen des Français, tant sa gloire traversait les frontières, tant il régnait sur les esprits à Sans-Souci ou Ferney, décrivit ce que notre jargon aujourd’hui appelle le système interétatique avec une fidélité ironique qui, me semble-t-il, garde son charme discret : « Il y avait déjà longtemps que l’on pouvait regarder l’Europe chrétienne à la Russie près [celle-ci n’est inscrite que depuis 1716 à l’almanach royal] comme une espèce de Grande République, partagée en plusieurs États, les uns monarchiques, les autres mixtes ; ceux-ci aristocratiques, ceux-là populaires, mais tous correspondant les uns avec les autres, tous ayant un même fond de religion quoique divisés en plusieurs sectes, tous ayant les mêmes principes de droit public et de politique inconnus dans d’autres parties du monde. C’est par ces principes que les nations européennes ne font point esclaves les prisonniers, qu’elles respectent les ambassadeurs et leurs ennemis, qu’elles conviennent ensemble de la prééminence et de quelques droits de certains princes comme de l’Empereur, du roi et des autres moindres potentats et qu’elles accordent surtout dans la sage politique de tenir entre elles autant qu’elles le peuvent une balance de pouvoir, employant sans cesse les négociations, même au milieu de la guerre, et entretenant les uns chez les autres des ambassadeurs ou des espions moins honorables qui peuvent avertir toutes les cours des desseins d’une seule, donner à la fois l’alarme à l’Europe et garantir les plus faibles des invasions que le plus fort est toujours prêt d’entreprendre. » [3]

5Grande République fondée sur les mêmes principes de droit public, balance égale de pouvoir pour interdire aux plus forts toute velléité de monarchie universelle, telle nous apparaît, au siècle des Lumières, la précaire sagesse des souverains d’Europe. Un siècle plus tôt, David Hume admirait, lui aussi, le principe de l’équilibre, the balance of power, non sans critiquer la véhémence avec laquelle son pays, l’Angleterre, s’opposait au rival d’alors – à savoir, la France. Et l’on ne cite pas sans quelque malaise, ou malice, les conseils qu’il donnait à cette nation : « Nous sommes si résolus dans notre opposition à la puissance française, écrivait-il, et si vifs dans la défense de nos alliés que ceux-ci comptent sur nos forces comme sur les leurs propres ; et, confiants de mener la guerre à nos dépens, ils refusent toutes les conditions raisonnables d’un compromis. » [4] Hume craignait qu’un excès dans un sens ne suscitât un jour ou l’autre un excès de sens contraire. Les Athéniens, le plus belliqueux des peuples de Grèce, reconnaissant qu’ils avaient eu tort de se mêler de toutes les querelles, cessèrent de prêter attention aux affaires étrangères et ne prirent jamais position d’aucun côté en aucun conflit, sinon par leurs flatteries et leur complaisance à l’égard du vainqueur.

6Nous savons aujourd’hui que ce système mixte de communauté, de culture et de rivalité politique aboutit à la ruine de l’Europe. Au siècle des Lumières, on l’admirait parce qu’il avait du moins mis un terme aux ravages des guerres de religion. L’État neutre s’élevait au-dessus des sectes ou des Églises et leur imposait la coexistence pacifique à défaut de la réconciliation. La tempête soulevée par la Révolution française ébranla l’ordre ancien mais non au point de le renverser. Après la chute de Napoléon, Clausewitz, le plus patriote des patriotes prussiens, le plus intransigeant de ceux qui travaillèrent au relèvement de leur patrie après Iéna, plaidait encore, dans Vom Kriege [5], la cause de l’équilibre européen ; il discernait, dans l’histoire de mille années, une tendance à l’équilibre, seul capable de rendre compte non des anecdotes mais des grandes lignes de ce passé. Comment expliquer la permanence côte à côte des mêmes États au long des siècles si l’ensemble lui-même ne réagit pas aux ambitions des perturbateurs, si le sens de l’intérêt commun ne forge pas contre le candidat à l’empire universel une coalition irrésistible ? Seul le partage de la Pologne viole en apparence le principe non écrit de la Grande République, pour reprendre l’expression de Voltaire, mais, écrit Clausewitz, un État dont la survie ne dépend plus que de l’extérieur est condamné : c’est trop que de demander aux autres de protéger seuls notre propre existence.

7Le fameux stratège, au milieu même de la lutte contre Napoléon, alors qu’il rêvait d’armer le peuple et de déclencher la guérilla, n’abandonnait pas l’espoir d’une Europe pacifiée dans laquelle tous les peuples tiendraient la place que leur assigne la nature. À quoi bon reconstruire ou ignorer l’histoire ? L’Europe qui partit à la conquête des continents lointains, l’Europe qui sembla absorber en son sein le sort du genre humain refusait toute autre unité que celle de quelques principes, elle s’exaltait de ses rivalités. À la fin du siècle dernier, les historiens allemands saluaient, dans l’État national qui portait le glaive et la balance de la justice, le suprême accomplissement de l’humanité, le chef-d’œuvre des siècles. Les historiens français, avec moins d’enthousiasme parce qu’ils avaient conscience du déclin relatif de leur nation, professaient une philosophie à peine différente. Toujours je me suis fait une certaine idée de la France. Chaque Européen se faisait une certaine idée de sa patrie et de sa destination. Étrange moment de la pensée européenne : tous les Européens avaient conscience de la force du sentiment national. Les doctrinaires de la guerre absolue, d’un côté comme de l’autre du Rhin, le maréchal von der Goltz et le maréchal Foch, en concluaient à la quasi-impossibilité de vastes conquêtes sur le Vieux Continent : ils n’en affirmaient pas moins la fatalité d’une lutte poussée jusqu’aux extrêmes au terme de laquelle un des belligérants, abattu ou épuisé, subirait la loi du vainqueur. En cette guerre absolue, plus question de continuer les négociations au milieu même des combats, et le souvenir du même fond de religion et des mêmes principes de droit public se perdrait dans le déchaînement des passions.

8Que l’Europe des nationalités ait pesé dans la guerre de 1914-1918 comme la Grèce des Cités dans celle du Péloponnèse, la comparaison est devenue une sorte d’image d’Épinal, traduction vulgaire des visions d’un Spengler ou d’un Toynbee. En relisant la littérature française et allemande des années qui précédèrent la catastrophe, j’ai trouvé un opuscule, presque oublié, d’un historien célèbre, Hans Delbrück, qui a pour titre La stratégie de Périclès éclairée par la stratégie de Frédéric II. Athènes confrontée à la coalition de Sparte et de Thèbes ne devait pas chercher une victoire décisive mais limiter ses ambitions, décourager la volonté de vaincre de ses ennemis. Et Delbrück, à la fin du siècle dernier, adressait aux dirigeants du IIe Reich les mêmes conseils que Thucydide met dans la bouche de Périclès. Que l’Allemagne ne dispute pas à la Grande-Bretagne la maîtrise des mers, qu’elle tienne tête à ses adversaires et garde sa prédominance sur terre ; elle répétera l’exploit de Frédéric II, triomphant à la fin de la guerre de Sept Ans parce qu’il n’avait pas succombé. La brochure de Delbrück date de 1890, presque contemporaine de l’accession du comte Schlieffen à la tête du Grand État-Major et de la substitution d’un plan de guerre offensif aux plans défensifs que Moltke l’ancien avait conçus dans le cas d’une guerre contre l’alliance franco-russe.

9La Russie était inscrite à l’almanach royal depuis 1716. Elle sortit de l’Europe en 1917. Non parce que les bolcheviks se réclamaient du marxisme, la critique du capitalisme et du productivisme appartient à la pensée européenne et, de même, l’espoir d’un ordre plus équitable que celui qui sort des seuls mécanismes du marché. Non parce qu’ils cherchèrent une autre méthode d’industrialisation que celle qu’avaient suivie les nations de l’Occident : les pionniers frayent la voie, ceux qui viennent après eux sautent parfois des étapes ou bien tirent la leçon de l’expérience. Ce qui mit l’Union soviétique en dehors de la tradition européenne, ce fut la transfiguration d’une idée partisane en fondement d’un État et, de ce fait, la formation progressive d’un régime idéocratique, combinant un despotisme bureaucratique avec une doctrine à prétention universelle. En 1933, l’arrivée au pouvoir de Hitler et du national-socialisme achevait de déchirer la Grande République. L’Allemagne nazie raciste, vouée à la guerre de conquête ou d’extermination, appartenait moins encore à l’Europe. Pour parer au péril de ce que les hommes du XVIIIe siècle appelaient monarchie universelle, l’alliance des seuls Européens manquait des forces nécessaires. L’Europe des nationalités était déjà morte en 1918 mais elle ne le savait pas encore. En 1945, elle ne pouvait pas l’ignorer. L’idée européenne, l’idée d’unité européenne sortit du désastre, tout à la fois évidente et paradoxale.

10Quoi de plus raisonnable de réconcilier les nations ex-grandes d’Europe occidentale en vue de l’effort en commun de reconstruction ? Quoi de plus paradoxal que l’entreprise historique de créer une entité politique portant le nom géographique d’un continent, unité qui n’avait jamais existé au temps de la grandeur des États entre lesquels se divisait le continent ? Selon les livres de classe, celui-ci s’étend de l’Atlantique à l’Oural. Aucun continent n’est destiné par la nature, la géologie ou le climat à constituer une unité politique. Et si le général de Gaulle évoquait volontiers l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, il ne crut jamais, au moins lorsqu’il exerça le pouvoir, aux États-Unis d’Europe. Un des premiers, pendant la guerre, à évoquer la réconciliation avec l’ennemi et l’organisation des États d’Europe occidentale, il opposa, me semble-t-il, un scepticisme, inflexible sinon méprisant, au rêve d’un État auquel les Européens voueraient la même allégeance qu’ils vouaient naguère à leur État national. Il n’a jamais imaginé que les Européens se feraient demain une certaine idée de l’Europe comparable à celle qu’il se fit toujours lui-même de la France.

11Avouons-le : l’histoire lui donne raison bien que ses adversaires puissent lui reprocher, à lui qui exerça une magistrature morale au-delà de la puissance de la République à laquelle il présidait, d’avoir contribué à l’accomplissement de sa prophétie. La Communauté européenne des Six, des Sept ou des Neuf existe, d’une existence toujours menacée, plus résistante aux coups que les pessimistes ne le pensent, mais cette communauté demeure aussi éloignée qu’il y a dix ans, probablement même plus, des États-Unis d’Europe. Communauté commerciale, économique avec des velléités d’action politique. Faut-il conclure que le mythe de l’Europe unie est mort ou qu’il agonise ? Meurt-il à cause de sa réalisation, aussi imparfaite soit-elle ? Ou par suite de l’épuisement du rêve qu’il éveillait, des émotions qui le nourrissaient ?

12J’ai pris le mot de « mythe » au sens où l’entendait Georges Sorel, celui d’une représentation vague d’un avenir passionnément souhaité, avenir peut-être inaccessible mais source d’inspiration et de volonté. En ce sens, je crains qu’effectivement l’idée européenne ait perdu sa valeur de mythe pour les raisons mêmes que Jean Monnet suggère entre les lignes de la lettre par laquelle il prend congé du Comité d’action. Une certaine Europe existe désormais qui, comme toute réalité, glisse vers le prosaïsme de la vie quotidienne et de la politique démocratique. L’Europe qui n’existe pas, l’Europe politiquement unie, je crains qu’elle ne soit plus une idée-force ; elle ne suscite plus ni enthousiasme ni hostilité – pire infortune pour un projet politique qui ne peut pas plus se passer d’adversaires que de partisans.

13Tâchons de comprendre avant de juger et surtout avant de chercher la voie de l’action. Quel objectif attribuait en priorité Winston Churchill à l’entreprise d’unification européenne, entreprise à laquelle il invitait non les siens mais les Continentaux ? Quel conseil donnait-il aux Français dans son fameux discours de Zurich ? Il importait, d’abord et avant tout, de surmonter les conflits historiques, d’effacer les amertumes, de ramener l’Allemagne de l’Ouest, après la tragique parenthèse du national-socialisme, dans la famille des nations libres. Le partage de l’Europe en deux camps mettait inévitablement une partie de l’Allemagne et de la France dans le même camp. Il dépendait des Français et des Allemands que la contrainte extérieure se transmuât en volonté. Il en fut ainsi : à partir d’une contrainte, les deux peuples sont parvenus non pas tant à oublier le passé, ce qui n’est ni possible ni souhaitable, qu’à vouloir ensemble un certain avenir.

14En 1949, au moment de la signature du pacte de l’Atlantique nord, en 1950, au moment où Jean Monnet et Robert Schuman, relayés par Konrad Adenauer et De Gasperi, lancèrent le projet du pool charbon-acier, de quoi s’agissait-il, sinon de hâter le relèvement économique de toute l’Europe occidentale dans des conditions telles que la prospérité de l’un apparût à tous les autres non comme une menace mais comme une promesse ? Là encore, comment méconnaître le chemin parcouru ? Les dirigeants de l’économie française attendent la reprise de l’économie allemande parce que celle-ci offre les meilleures chances à la reprise de notre propre économie. Les spéculations des futurologues sur le rapport des produits nationaux ou des tonnes d’acier d’ici à dix ou quinze ans laissent les opinions, des deux côtés du Rhin, sagement indifférentes.

15Bien plus, les échanges intercommunautaires deviennent de plus en plus comparables au commerce intérieur d’un grand espace, par exemple le grand espace nord-américain, sinon des seuls États-Unis. La communauté, grâce au tarif extérieur commun, constitue une entité douanière qui négocie en tant que telle les accords tarifaires avec les autres pays. La politique agricole commune, en dépit de ses ratés, en dépit de ses embarras qui résultent des taux de change flottants, comporte une certaine sorte d’unité économique. Les jeunes de tous nos pays, s’ils ne rêvent peut-être plus des États-Unis d’Europe, ne se souviennent plus guère des frontières entre nos États : quand vient l’été, ils se promènent à travers leur Europe, avec les mêmes cheveux longs et les mêmes blue-jeans.

16Pourquoi, dès lors, la morosité ? Pourquoi le sentiment d’échec ? On pourrait répondre : parce que rien n’échoue comme le succès, parce que l’intervalle subsiste entre le projet et la réalisation. Je crains pourtant que d’autres causes, plus profondes, n’agissent.

17L’ouverture des frontières entre les pays de la Communauté provoqua, en même temps que des échanges plus intenses, une concurrence plus vive. Le regroupement des entreprises, la création de certaines firmes, de grandes dimensions, porte-drapeau du pays, donnèrent l’impression d’une Europe des industriels, liés entre eux ou liés à un État national, plus que d’une Europe des peuples ou même des syndicats ouvriers. Les syndicats de producteurs agricoles, en revanche, apprirent les uns des autres ou tous ensemble l’art des protestations spectaculaires ou de la contestation modérément violente.

18D’aucuns, en Europe et aux États-Unis, pensaient que la constitution communautaire, habilement conçue, susciterait d’elle-même un dynamisme irrésistible. Des sociologues américains exprimèrent la théorie de l’intégration fonctionnelle : ils se trompaient. La politique agricole commune rendait souhaitables les taux de change fixes : elle n’a pas empêché les manipulations monétaires. Elle résiste vaille que vaille à des taux de change flottants. En réalité, la communauté ne fonctionne, elle ne progresse que grâce à la volonté des gouvernants. Que cette volonté s’affaiblisse et les obstacles deviennent insurmontables. Qu’elle disparaisse et il ne reste plus qu’une bureaucratie internationale.

19Or, pourquoi le nier ? Les plus fervents des Européens s’interrogent sur la permanence de cette volonté, sur le soutien que les responsables peuvent recevoir des opinions publiques, sur les objectifs prochains et accessibles. Disons d’abord que le référendum du mois prochain [6], qui donnera probablement une majorité aux partisans de la Communauté, n’en a pas moins porté un coup moins aux institutions qu’à l’idée. Le traité de Rome ne prévoyait pas, si mes souvenirs ne m’abusent pas, l’éventualité du retrait. Bien entendu, tous les traités entre États souverains comportent toujours implicitement – les juristes nous l’affirment – la clause rebus sic stantibus. Personne ne songe à recourir à la force pour maintenir un pays récalcitrant à l’intérieur de la Communauté. Il n’y aura pas de guerre européenne de Sécession à moins que l’on ne donne cette signification aux deux guerres du XXe siècle. Il reste que le caractère irrévocable de l’adhésion, hypothèse de base, a été pour la première fois remis en cause : exemple fâcheux dont un vote positif des électeurs anglais limiterait les dégâts.

20Un Européen de stricte obédience, un fidèle de Jean Monnet et de Robert Schuman me répliquerait que la France aussi a donné le mauvais exemple, que la France fait, en maintes occasions, cavalier seul, que les gouvernements de la Ve République, à coup sûr favorables à une certaine unité de l’Europe occidentale, la conçoivent d’une certaine manière et ne coopèrent qu’à condition d’obtenir l’assentiment de leurs partenaires à leur conception propre. Objection valable mais qui ouvre le vrai débat. De vieilles nations, des États nationaux ne sacrifient pas une part de leur souveraineté – objet de tant de soins jaloux – par amour de l’Europe. Personne n’aime encore l’Europe comme on aime son village ou sa patrie ou son parti. L’Europe est une entité géographique ou une abstraction ou un moyen en vue de quelque chose, à la rigueur le nom donné à une organisation politique qui ne se confondra pas avec l’entité géographique. Je me crois volontiers Européen parce que je me sens chez moi à Londres aussi bien qu’à Paris, à Florence comme à Tübingen. Mais, en ce sens, les hommes cultivés du siècle des Lumières, probablement même des clercs de la chrétienté, étaient de meilleurs Européens que nous. La nationalisation des cultures, au XIXe et XXe siècle, a progressé bien plutôt que régressé. Nos universités sont restées françaises, allemandes ou italiennes, non européennes à moins qu’on ne les juge européennes parce qu’elles souffrent, à un degré ou à un autre, des mêmes défauts.

21Je repose la question : pourquoi l’Europe ? En vue de la prospérité économique : à cet égard, les résultats obtenus suffisent et c’est l’espace atlantique bien plutôt que l’espace européen qui offre le cadre approprié à la solution des problèmes monétaires ou énergétiques. En vue de la réconciliation de ceux qui se sont ruinés ensemble à force de combattre ? Objectif atteint, répond l’officier de quart. Un peu plus ou un peu moins d’unité économique ne modifiera guère les relations amicales ou querelleuses entre les classes à l’intérieur des nations ou entre les nations.

22L’entreprise de Jean Monnet, de Robert Schuman, de De Gasperi, de Konrad Adenauer visait à surmonter un certain passé en tournant les regards des survivants vers l’avenir – un avenir qui se définissait par rapport à l’Union soviétique et aux États-Unis – ; ce qui a changé, depuis vingt-cinq ans, dans la conscience des Européens, surtout des jeunes générations, c’est l’image des deux Grands. De là suit la discorde entre les partenaires de la Communauté et le risque de paralysie.

23À condition de s’en tenir à des abstractions, on pourrait suggérer la constance du projet. L’Europe occidentale, face à la zone dominée par l’Union soviétique et occupée par des régimes inspirés de celui de Moscou, se veut libérale, capable de résister à la pression interne et externe, grâce à la prospérité, grâce à l’efficacité supérieure des économies mixtes. À la fois barrière et modèle : elle entend démontrer qu’il n’y a pas de contradiction entre le marché et la justice sociale, entre la critique permanente et la productivité, entre la liberté des nations et leur coopération. Aux États-Unis, elle ne s’oppose pas dans le même style ; selon la formule consacrée, elle veut affirmer son identité ou encore se différencier. Si nous passons des conventions à la vérité, je crains qu’il ne faille tenir un autre langage.

24Les Européens de l’Ouest n’éprouvent certes pas la moindre tentation de passer de l’autre côté de ce qu’on appelait le rideau de fer, mais, sauf par intermittences, ils ne craignent plus le soviétisme, cristallisé en une communauté apparemment conservatrice. Beaucoup d’entre eux, surtout en France et parmi les intellectuels en tous les pays, manifestent davantage leur nationalisme – ou ce qu’il en reste, à l’égard des États-Unis qu’à l’égard du monde soviétique. L’opinion, longtemps orgueilleuse des miracles économiques, en découvre aujourd’hui le prix. Le thème qui suscite l’intérêt ou la passion, ce n’est pas l’unité européenne, c’est la lutte contre la pollution ou un nouvel ordre économique mondial, la protection de la nature ou l’aménité dans les rapports humains. L’unité européenne, historiquement liée à ce que l’on appelle la croissance sauvage, souffre du même discrédit que cette dernière. Les enfants gâtés de l’Europe accablent de leur mépris, parfois même de leur hostilité l’œuvre accomplie par leurs pères. C’est vers les peuples qui ne jouissent pas encore des bienfaits équivoques de l’industrialisme que se tournent leurs regards – ces peuples qui souhaitent, eux, à leur tour, les bienfaits équivoques dont, il y a une dizaine d’années, les Européens tiraient naguère tant de fierté.

25Ne prenons pas au tragique les intermittences de l’opinion en démocratie, toujours amplifiées, dramatisées par la presse, la radio, la télévision. L’opinion demeure indisponible à l’égard de l’unité européenne en raison même de son détachement, je dirais presque : de son désintérêt. Elle ne suscitera pas les initiatives des Princes qui nous gouvernent. Elle ne s’y opposera pas non plus.

26Quelles initiatives ? Disons-le. Les projets des années 1970 n’ont pas facilité la tâche parce que certaines tentatives étaient condamnées dès l’origine. Sans entrer dans des considérations techniques qui seraient hors de saison, personne ne pouvait ignorer que le maintien de taux de change constants entre les monnaies européennes – ou de marges réduites de flottement – exigeait pour le moins des politiques compatibles entre elles à l’intérieur de chacun des pays. Si tel pays préfère un taux de croissance élevé quitte à s’accommoder d’un taux d’inflation supérieur et que tel autre pays établit un ordre différent de priorité, des déclarations, si solennelles soient-elles, sur l’unité monétaire resteront lettre morte et nuiront même au prestige des hommes d’État : à quoi bon se donner des objectifs inaccessibles ? On prête le flanc à deux accusations : on manque de savoir si l’on y croyait, on manque de sérieux si l’on n’y croyait pas.

27De toute manière, la phase dans laquelle sont entrées les économies de l’Occident, depuis l’effondrement du système monétaire de Bretton Woods en 1971, l’inflation à deux chiffres de 1973, la récession qui suivit longuement en 1974 et 1975, aggravée par la hausse des prix de l’énergie, tous ces événements créent un contexte international peu favorable à l’entreprise de l’unité européenne. De 1950 à 1970, en dépit de tout, l’Europe, l’Occident ont connu la période la plus prolongée de l’histoire d’une expansion presque continue, à un taux exceptionnellement élevé. Le risque existe qu’au cours des prochaines années toutes les économies de l’Occident subissent des alternances du style stop and go, dont certaines d’entre elles ont déjà l’expérience.

28Les économies européennes qui souffrent toutes des mêmes maux n’en sont pas toutes atteintes au même degré. Les réformes en profondeur que requiert peut-être l’économie de la Grande-Bretagne, ni le Conseil des ministres ni les fonctionnaires de Bruxelles ne peuvent les imposer, à peine les suggérer ou les connaître. Il n’en va pas autrement des difficultés politiques dans lesquelles se débat l’Italie. L’unification ne peut résoudre les contradictions des histoires nationales. Moins porté à l’optimisme que d’autres, je suis enclin plutôt à m’étonner que la Communauté ne résiste pas plus mal aux coups répétés que lui portent les choses et les hommes, les exportateurs de pétrole et les turbulences du Parti travailliste, les querelles byzantines sur l’Europe européenne et l’Europe atlantique.

29Querelles byzantines qui dissimulent un enjeu authentique, me répondra un contradicteur et je n’en disconviens pas. En termes simples, la question est la suivante : quelle expression peut trouver, doit trouver la volonté européenne d’identité dans le cadre du monde atlantique ? Laissons provisoirement de côté l’identité culturelle : elle ne se décrète pas sur commande, elle n’obéit aux lois des parlements ni aux ordres des ministres, elle existe ou elle n’existe pas. Restons sur le terrain de la politique ou de l’économie – terrain sur lequel s’est développée l’entreprise européenne.

30Celle-ci comporte une entité douanière, qui participe en tant qu’unité aux négociations commerciales. À cet égard, tous les membres de la Communauté acceptent de définir un intérêt commun, non sans de laborieux pourparlers, avant d’en venir aux négociations avec les États-Unis ou les autres membres du GATT. La politique commerciale de la Communauté, les accords méditerranéens ont suscité des protestations américaines ; ils ne respectent pas la clause de la nation la plus favorisée. De manière plus générale, me semble-t-il, les dirigeants des États-Unis ont cessé de soutenir activement l’entreprise européenne. Tous l’approuvent en paroles, nombre d’entre eux en prennent ombrage pour des motifs qu’il vaut la peine de tirer au clair.

31Il était entendu, outre-Atlantique, que l’unité européenne entraînerait quelques sacrifices d’ordre économique pour les États-Unis, mais qu’à terme la prospérité du Vieux Continent profiterait à celle du Nouveau Monde et qu’en tout état de cause elle élèverait un barrage plus solide à l’expansion du communisme. Les dirigeants américains sont plus sensibles aujourd’hui qu’hier aux inconvénients économiques : au cours des vingt-cinq dernières années, les économies européennes ont progressé à une allure accélérée ; la marge de supériorité de l’économie américaine qui reste la première du monde s’est réduite. Le souci d’un excédent commercial pèse sur l’esprit et la conduite des responsables.

32Je ne pense pas malgré tout que là se situe le noyau dur du dialogue transatlantique. Les pays d’Europe occidentale se trouvent dans une situation géopolitique sans précédent : proches de l’imperium soviétique, ils appartiennent à la zone d’influence, au système commercial, monétaire, économique à l’intérieur duquel les États-Unis tiennent la première place. Bien plus, ils doivent leur sécurité, l’équilibre des forces militaires maintenu depuis trente ans à la présence sur le Vieux Continent de la République américaine. À mesure que l’Union soviétique perd son visage menaçant, que l’image des États-Unis se détériore, que grandit l’humiliation à peine consciente de la dépendance, les émotions nationales se transfèrent insidieusement d’un objet à l’autre. Est-ce contre le protecteur que doit s’affirmer l’identité européenne ou contre l’autre, contre l’empire tout proche qui conserve tant de connivences dans la place et qui attend son heure ? L’indépendance de l’Europe, par rapport à qui ou à quoi doit-elle s’affirmer ? Par rapport à Moscou, par rapport à Washington ou par rapport à l’OPEP ? À force de clamer son vouloir d’indépendance, l’Europe occidentale glisse vers une triple dépendance.

33Que faire ? L’idée européenne a toujours comporté trois traductions, ou encore trois domaines de réalisation. D’abord le renforcement de la structure interne de la Communauté, en matière économique ou éventuellement politique et militaire. En deuxième lieu, l’action commune des Neuf ou de la Communauté vers l’extérieur, accords douaniers, réorganisation de l’ordre économique ou monétaire mondial. Enfin, une diplomatie commune, en période de crise ou sur des sujets qui affectent la politique mondiale. En chacun de ces domaines, que peut-on vouloir ou espérer ?

34Dans l’abstrait, chacun souhaiterait que les Européens fussent capables de se donner les moyens de leur propre défense. Ils ne manquent ni du savoir scientifique ni du savoir-faire technique ni des ressources financières. Mais certains d’entre eux s’accommodent de la situation actuelle ou laissent aux Américains la responsabilité majeure, puisque, de toute manière, leur propre contribution serait modeste. De plus, ceux qui consentiraient aux efforts nécessaires ne s’accordent pas sur la méthode. Le gouvernement français et sa majorité excluent le retour dans le commandement intégré de l’OTAN. Ce refus n’empêche pas certaines modalités de coopération européenne, en matière de fabrication d’armes ou de plans stratégiques dans le secteur central. Malgré tout, les progrès, théoriquement possibles, demeurent circonscrits à l’intérieur d’un espace étroit que délimitent d’un côté la volonté française d’une défense autonome, de l’autre la volonté de nos partenaires de ne pas affaiblir l’alliance atlantique déjà routinisée.

35S’agit-il de renforcer la structure économique de la Communauté ? Là encore, admettons que les eurocrates, par leur patience et leur travail, contribuent à l’harmonisation des législations, que les règlements relatifs aux poids sur essieu des camions deviennent les mêmes des deux côtés de la Manche. L’essentiel n’est pas là et l’essentiel dépend des gouvernement nationaux. Celui de la France souhaiterait maintenir le franc dans le Serpent mais pas au prix d’un chômage accru. Il consentit à un taux d’inflation double de celui de l’Allemagne. Le franc va rentrer dans le Serpent et le gouvernement s’engage par là même à une politique rigoureuse. Espérons que cette volonté résistera à la prochaine tempête. Au même moment le taux d’inflation en Grande-Bretagne atteindra, cette année, 25 %, quatre fois le taux allemand, deux fois et demi le taux français. La Communauté ne possède pas la capacité miraculeuse de transformer le plomb en or pur et les monnaies malades de l’inflation en une monnaie européenne. Tant que la maladie persistera, il faudra – et la chose n’ira pas toujours sans peine – sauver l’acquis communautaire, prévenir le retour aux quotas et aux droits de douane.

36Les Européens peuvent-ils, veulent-ils agir en commun vers l’extérieur ? Pendant une vingtaine d’années, l’économie occidentale tout entière a prospéré sous la protection, dans le cadre des règles de Bretton Woods et du GATT. Il est loisible de discuter ces règles, d’en mettre en question l’équité, de juger qu’elles favorisaient les uns plus que les autres. Il reste que tous les pays développés en ont tiré profit et lui ont dû pour une part leur prospérité.

37Ces règles n’existent plus – ni les règles monétaires ni les règles commerciales. Le dollar reste la monnaie transnationale par excellence. C’est elle qui sert encore d’unité de compte et d’instrument d’opération. Mais je ne crois pas qu’elle puisse continuer à jouer ces rôles multiples. La livre en 1931, le dollar en 1971 ont changé de caractère bien que l’une depuis quarante ans, l’autre depuis cinq ans gardent partiellement leur fonction ancienne – le dollar de toute évidence bien plus que la livre. Dans cette recherche d’un nouvel ordre ou de nouvelles règles, les Européens devront à coup sûr assumer des responsabilités à la mesure de leur part dans le commerce mondial. Mais il n’y a pas de raison évidente pour laquelle ils s’accorderaient entre eux plus et mieux que certains d’entre eux avec les Américains. La réorganisation de l’économie internationale suscite des controverses techniques autant que des oppositions d’intérêts.

38Les Neuf sont-ils du moins en mesure de définir une politique extérieure commune, complémentaire bien que différente de celle des États-Unis ? La tâche incombe aux diplomates et elle exige beaucoup de leur tact, de leur ingéniosité. Les premières tentatives, au moment de la guerre du Kippour ou de la création de l’Agence de l’Énergie, n’ont que médiocrement réussi. Le secrétaire d’État américain a jugé que les déclarations des Neuf, suscitées par le désir d’apaiser les détenteurs de l’or noir, gênaient plus qu’elles n’aidaient ses propres efforts de médiation dont le succès répond à l’intérêt bien entendu des Européens. Une nouvelle bataille au Proche-Orient les atteindrait de plein fouet.

39Je crois, cependant, qu’en maintes affaires les Européens, s’ils ont gardé le sens de la diplomatie, apporteront ensemble une contribution propre, spécifique à la recherche de relations pacifiques en évitant le Charybde de la confusion avec l’action des États-Unis et le Scylla de l’opposition systématique. À l’époque de la décolonisation, les Européens servaient de cible à l’indignation anticolonialiste. Depuis la fin des empires européens, les États-Unis ont pris leur place en tant que bouc émissaire. Il y a vingt ans, ils prenaient quelque distance par rapport à nous. Aujourd’hui nous prenons quelque distance par rapport à eux. Échange de loyaux services et de mauvais procédés.

40La politique américaine possède toutes les cartes que donne la puissance, la richesse. Mais les Européens, à l’égard des pays arabes ou de l’Espagne ou du Portugal, ensemble de préférence, individuellement s’il le faut, ont un rôle à jouer que les Américains ne peuvent pas jouer. Quand il s’agit de relations commerciales ou intellectuelles entre les peuples du Vieux Continent et les peuples du Moyen-Orient et de la Méditerranée, les Européens ne se présentent pas en partenaires de la République américaine mais avec leurs traditions, leur culture, leur volonté propres.

41Les événements du Portugal, ceux, demain, de l’Espagne exerceront sur l’avenir de la Communauté une influence dont l’opinion semble aujourd’hui inconsciente. Si les deux pays de la péninsule Ibérique évoluent dans le sens de la démocratie libérale, s’ils rejoignent les pays de la Communauté, celle-ci y trouvera une nouvelle raison d’être ; en revanche, si le Portugal et l’Espagne ne parviennent pas à trouver un équilibre entre les régimes d’hier – autoritaires mais non totalitaires – et les régimes populaires mais despotiques dont les menacent les forces longtemps comprimées et aujourd’hui déterminées, l’étroite marge du Vieux Continent que nous avons pris l’habitude d’appeler Europe sera encerclée de tous côtés, au sud comme à l’est, par d’autres Européens qui, volontairement ou sous la contrainte, refusent la culture politique que la Communauté continue d’incarner.

42Ai-je été trop pessimiste ? trop optimiste ? Je ne sais. Le projet raisonnable – le travail en commun de tous les Européens qui se trouveraient d’un côté de la barricade – a été réalisé dans toute la mesure où la réalisation peut accomplir un projet. Le projet paradoxal – profiter de l’occasion, de la fin de la grandeur européenne pour créer une unité politique que les nations avaient toujours refusée au temps de leur gloire – ne l’a pas été. La période de crise à la fois morale, économique, politique dans laquelle est entré l’Occident tout entier ne favorise pas les pensées ambitieuses et les entreprises à longue portée. L’histoire n’avance pas en ligne droite. Depuis quelques années, Toynbee murmure probablement History is again on the move. Gardons le sens de la mesure. Les États-Unis d’Europe, les Européens en ont rêvé, il y a vingt-cinq ans, mais sans y croire tout à fait – au moins la majorité d’entre eux. Pourquoi ? Peut-être parce que ces États-Unis ne répondent pas à une exigence de prospérité. L’unification européenne telle qu’elle existe suffit à créer l’équivalent d’un grand marché, pourvu, encore une fois, que l’acquis ne soit pas remis en question. Les États-Unis d’Europe, unité politico-militaire capable de se mesurer à l’Union soviétique et aux États-Unis ? La plupart des Européens renoncent volontiers à la charge de cette sorte de grande politique, celle qui s’écrit avec le sang des hommes. Au reste, pensent-ils, même unie, l’Europe de l’Ouest manquerait de l’espace, des matières premières, des armes nucléaires qui définissent aujourd’hui le Super Grand.

43La vocation de l’Europe, dans le monde d’aujourd’hui et de demain, implique une conscience historique mais non plus peut-être les obligations de la politique de puissance. L’Europe a transmis ses idées, les secrets de la puissance au monde entier. Pourquoi éprouverait-elle un sentiment de défaite ? Elle n’a été vaincue que par elle-même, par ses guerres sans limites.

44Lieu de naissance de la civilisation à la fois industrielle et libérale, qui combine l’efficacité technique et la liberté des personnes en une organisation à échelle humaine, que l’Europe continue d’incarner ses propres idéaux, qu’elle travaille à rapprocher les peuples pauvres et riches, désormais engagés dans une seule et même aventure. L’Europe a péri de n’avoir pas une politique digne de sa culture. Revenue de ses folies impériales, elle doit garder les moyens politiques de sauvegarder les idées historiques qu’elle incarne jusqu’au jour où s’effacera la ligne – accident de l’Histoire – qui sépare Varsovie et Budapest de Paris et de Rome. Ce jour-là, le jour des retrouvailles européennes, nos enfants ou nos petits-enfants le vivront. Il leur incombera de donner à l’Europe unie de la culture une politique digne d’elle.

Notes

  • [1]
    Traité politique, V, 7 (N.d.l.R.).
  • [2]
    Du Contrat social, livre III, chap. VI (N.d.l.R.).
  • [3]
    Le siècle de Louis XIV, chap. II : « Des États de l’Europe avant Louis XIV » (N.d.l.R.).
  • [4]
    « De la balance du pouvoir » (1752), in Discours politiques (N.d.l.R.).
  • [5]
    De la guerre (N.d.l.R.).
  • [6]
    Il s’agit du référendum britannique sur le maintien du Royaume-Uni dans la Communauté européenne (N.d.l.R.).
  • [*]
    Conférence prononcée au Sénat lors de la remise des prix Robert Schuman, Montaigne et Goethe, le 13 mai 1975. Seul un résumé de cette conférence a été publié en français (N.d.l.R.).
Raymond Aron
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2007
https://doi.org/10.3917/cite.024.0153
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