CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Contrairement à ses voisins britannique et français, l’Allemagne résiste à la désindustrialisation. Représentant 21,6 % de la valeur ajoutée brute en 2019, l’industrie manufacturière y reste la plus développée des pays de l’OCDE. L’excédent commercial considérable en biens industriels (326 milliards d’euros en 2019) témoigne de son orientation vers les marchés extérieurs – dépendance qui a encore augmenté au cours de la dernière décennie. Ce dynamisme a permis à l’industrie manufacturière de maintenir son statut de fleuron social : les salaires nominaux y ont augmenté plus vite que dans les autres secteurs au cours des dix dernières années. Son succès est principalement basé sur un « degré élevé de spécialisation et de qualité de ses produits, en particulier des biens d’investissement ; l’importance des services après-vente ; la flexibilité et la qualification de la main-d’œuvre en tant que base des innovations incrémentales des procès et des produits ; tous ces facteurs sont, au moins jusqu’à présent, enchâssés dans des structures de propriété relativement fortes de taille moyenne (Mittelstand) ainsi qu’un vaste système d’institutions » (Lehndorff, 2016:170). Parmi ces dernières figurent la formation professionnelle « duale », la codétermination dans les entreprises, la négociation collective de branche « autonome » (Tarifautonomie) entre syndicat ouvrier et patronal dont les résultats dans la métallurgie donnent le ton dans d’autres secteurs, ainsi qu’une culture qui valorise le travail manuel et technique.

2La profonde transformation qu’a entamée l’industrie allemande depuis les années 1990 (Eichhorst, 2015) pour rétablir sa compétitivité – affectant le cœur de l’emploi manufacturier ainsi que sa relation avec la périphérie – a aiguisé la conscience que son maintien dépend de sa capacité d’innovation. Ceci explique pourquoi ses enjeux en termes de compétitivité internationale et d’excellence technologique – elle revendique le leadership mondial dans l’équipement d’usines – bénéficient d’une attention particulière non seulement auprès des acteurs de l’entreprise et leurs organisations collectives, mais aussi de l’opinion publique et du gouvernement. Dans les débats sur le futur de l’industrie, les référentiels ont évolué depuis quelque temps. Des termes tels que la « lean production », « l’économie de savoirs » ou « l’entreprise 2.0 » ont été relégués derrière celui d’« Industrie 4.0 ». Marquant une nouvelle étape de la digitalisation des moyens de production et des modèles commerciaux, l’Industrie 4.0 ne représente, selon ses promoteurs, rien de moins qu’une « quatrième révolution industrielle ». En entrant pleinement dans une nouvelle ère, l’industrie manufacturière serait assurée de réaliser pleinement son potentiel, en termes de croissance et de progrès social.

3Si ce discours provient au départ des instances économiques internationales, c’est probablement en Allemagne que l’entreprise de promotion de l’Industrie 4.0 a eu le plus de succès. Malgré les incertitudes persistantes qui entourent l’efficacité et la rentabilité des nouvelles technologies, celles-ci contribuent aujourd’hui à structurer les attentes et les actions des entreprises de l’industrie manufacturière. Cet article s’interroge sur l’Industrie 4.0 en tant que processus social et politique de transformation d’une utopie technologique en agenda industriel. Nous faisons l’hypothèse que l’une des spécificités de ce processus en Allemagne réside dans son caractère coordonné et coopératif, qui repose sur la création d’un consensus entre acteurs hétérogènes – scientifiques, politiques, patronaux et syndicaux – sur les finalités de la digitalisation. Si les pouvoirs publics jouent un rôle prépondérant dans l’institutionnalisation des interactions entre ces différentes parties prenantes à la digitalisation, ce n’est pas uniquement pour s’assurer de la légitimité de la transformation à venir dans l’industrie manufacturière, mais aussi pour préparer la digitalisation du monde du travail tout court. Afin d’illustrer ce propos, l’article décrit successivement l’Industrie 4.0 en tant que discours techno-centré aux accents d’utopie technique ; en tant qu’agenda industriel d’acteurs hétérogènes dont la mobilisation contribue à structurer la façon dont les innovations sont pensées, diffusées, opérationnalisées et régulées ; enfin, en tant que réalité mesurable de déploiement des nouvelles technologies dans les entreprises.

Industrie 4.0 : une construction sociale du futur industriel

4L’émergence de l’Industrie 4.0 comme discours structurant du débat industriel est à analyser en tant que processus par lequel l’adhésion d’acteurs hétérogènes aux promesses d’une vision technologique se transforme en agenda industriel. Les pouvoirs publics jouent un rôle central dans ce dispositif à travers la promotion de l’institutionnalisation et de l’élargissement du dialogue et la mise en place de ressources en direction des entreprises et de la recherche.

Une initiative aux accents d’utopie technologique

5Si le terme d’« Industrie 4.0 » semble être une invention allemande, les idées qui la sous-tendent naissent il y a une dizaine d’années à l’échelle internationale, au lendemain de la crise financière mondiale (Pfeiffer, 2017). Alors que de nombreux cabinets de consulting ont jusqu’alors professé la stratégie de désindustrialisation, l’industrie manufacturière leur apparaît désormais au cœur des chaînes de valeur, comme une condition du maintien de services de haute qualité. En 2011, le World Economic Forum (WEF, Forum économique mondial) initie les projets « Futur de l’industrie manufacturière » et « Commission d’agenda global relatif à l’industrie manufacturière », auxquels participent des multinationales allemandes telles que Daimler, Bosch et Volkswagen. L’objectif est de construire un discours et de mettre en place un dialogue permettant de mobiliser la puissance publique en faveur de la digitalisation de l’industrie manufacturière et des intérêts économiques associés. Pfeiffer (2015) insiste sur l’utopie capitaliste derrière cette initiative technologique : à travers la digitalisation, il s’agit pour l’entreprise mondialisée de faire réaliser du travail « sur commande » partout où elle l’entend grâce à son réseau, qu’elle dirige, de structures de services et de production standardisées. Elle peut ainsi s’affranchir des contraintes locales d’ordres divers (savoirs, liens sociaux ou encore réglementations).

6L’« Industrie 4.0 » apparaît pour la première fois en 2011 en tant qu’initiative nationale à la foire industrielle d’Hanovre (Kagermann et al., 2011), quelques mois seulement après le lancement des travaux du WEF. Elle est lancée par trois ingénieurs, dont Henning Kagermann  [1]. Ils partent du constat que l’Allemagne est en retard en matière de digitalisation face à ses principaux concurrents américain et asiatiques. Afin de lui faire rattraper ce retard, Kagermann et ses collègues misent sur la force traditionnelle de l’économie allemande. Ils considèrent l’industrie manufacturière – production de machines et d’installations en particulier – particulièrement bien placée pour tirer bénéfice de la digitalisation en raison de sa maîtrise éprouvée des technologies informatiques, de systèmes embarqués et de l’ingénierie d’automatisation. La poursuite énergique de la digitalisation ouvrirait à l’Allemagne la possibilité de devenir, à terme, le premier fournisseur et marché mondial de biens et services associés à l’Industrie 4.0 (Kagermann et al., 2013), avec à la clef une croissance supplémentaire – mais peu réaliste (Pfeiffer, 2015) – du PIB, estimée par Bauer et alii (2014) à 1,7 % par an d’ici 2025. Les gains de productivité ouvriraient la perspective – en réalité incertaine (Krzywdzinski, 2019) – de relocalisation des activités industrielles.

7Selon ses promoteurs, la digitalisation apporte aussi des solutions à quelques-uns des problèmes sociaux, économiques et écologiques contemporains les plus urgents. Elle est censée augmenter la productivité des ressources, permettre la réduction des tâches routinières via des systèmes d’assistance, ouvrir la possibilité aux salarié·es âgé·es de travailler plus longtemps, promouvoir une organisation flexible du travail pour une meilleure conciliation vie professionnelle-vie familiale (Kagermann et al., 2013:5). Les moyens permettant d’atteindre ces objectifs – en partie contradictoires – ne sont pas précisés. Dans ces écrits, l’Industrie 4.0 reste une utopie technique (Hirsch-Kreinsen, 2018:14) : une vision d’une société meilleure, basée sur le développement des technologies avancées. Les promesses technologiques qu’elle formule vont susciter des attentes qui deviennent une référence pour l’action coordonnée de différents groupes d’acteurs.

Une quatrième révolution industrielle ?

8À ses débuts, le discours sur l’Industrie 4.0 est dominé par les sciences informatiques et d’ingénierie. Il dessine une transformation profonde des chaînes de valeur et des usines, qu’il estime inévitable, et qui est basée sur le recours massif aux « nouvelles » technologies. Selon les promoteurs de l’Industrie 4.0, il s’agit là d’une « quatrième révolution industrielle » (Kagermann et al., 2011) – après celles liées à la mécanisation industrielle, la production de masse via l’électricité et l’automatisation productive, basée sur l’électronique et l’informatique.

9L’idée de quatrième révolution industrielle, produite de façon exogène par l’avancée technologique, est contestable. Comme le remarquent Kopp et Schwarz (2017:89), les trois précédentes « ne se sont en aucun cas produites en tant qu’évènement disruptif, technologiquement induites et propulsées par des visions, mais plutôt en tant qu’époques de transformations complexes et multiples »  [2]. De surcroît, cette idée ressemble à une mode (Howaldt et al., 2018:348). À de nombreux égards, la révolution annoncée s’appuie, en partie au moins, sur l’informatisation et l’automatisation des procès industriels en cours depuis plusieurs décennies ainsi que les modèles organisationnels existants. L’adaptabilité croissante des robots industriels et la diffusion de lignes de production (semi-) automatisées ont donné lieu, depuis les années 1980 déjà, à la vision de l’usine du futur dont tous les procès et ressources de production sont gérés par système informatique. Ces concepts ont été beaucoup discutés et en partie réalisés en Allemagne. Le plus important est celui du CIM (computer integrated manufacturing), basé sur des technologies digitales diverses (DAO, CNC, CAO…). Si l’Industrie 4.0 partage avec le CIM la centralité de la mise en réseau des activités productives, elle ne souscrit pourtant pas à sa perspective – mise en échec – d’« usine sans humains »  [3]. Au contraire, ses promoteurs n’ont cessé d’affirmer que l’humain resterait au centre de l’Industrie 4.0 et que le futur pourrait – en principe – être façonné par lui.

10Si la mise en perspective historique invite à une certaine retenue quant à la nature disruptive de la digitalisation, il serait pourtant erroné de n’y voir qu’un simple recyclage d’idées anciennes : la croissance exponentielle de calcul des technologies digitales et la forte baisse de leur prix justifient l’attente d’un saut qualitatif de l’informatisation de la production (Hirsch-Kreinsen, 2018). Aussi, on sous-estimerait les effets performatifs du discours sur l’Industrie 4.0. À force d’être portée par des acteurs hétérogènes (voir infra), l’Industrie 4.0 prend ses marques dans la réalité productive en intégrant l’ensemble des conditions de l’activité manufacturière.

11Les technologies associées à l’Industrie 4.0 sont diverses et leur liste tend à s’élargir au fur et à mesure. Pfeiffer (2018:339) en distingue quatre « dimensions » qui, dans les discours et les applications industrielles, se chevauchent ; leurs implications se distinguent toutefois en termes d’interaction humain-machine, de qualification, d’organisation du travail et de représentation du personnel :

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  • communication mobile et basée sur l’Internet. Cela comprend l’usage dans la production de plateformes interactives (web 2.0) ainsi que d’appareils mobiles. Les applications impactent les formes de communication humaine et ouvrent de nouvelles possibilités de contrôle et de transparence. Les procès de production restent pour l’essentiel inchangés ;
  • intensification de la mise en réseau de la production. Les termes « systèmes cyber-physiques » (CPS) et « Internet des objets » désignent une nouvelle étape de mise en réseau d’objets matériels dans la production. Les pièces à produire, par exemple, peuvent communiquer avec les systèmes de pilotage des machines et du travail ; des capteurs fournissent des données relatives à la maintenance des machines. À travers ces systèmes, il s’agit de rendre plus flexibles la production et la logistique et de permettre le développement de produits et de services plus personnalisés ;
  • nouvelles technologies robotiques et de production. Celles-ci comprennent par exemple des robots légers à deux bras qui sont adaptatifs et peu onéreux. Ils engendrent de nouvelles formes de collaboration humain-machine et permettent le déploiement de robots dans de nouveaux domaines. Des technologies de fabrication supplémentaires telles que l’impression 3D peuvent faciliter le lancement de très petites séries et la fabrication sur demande de pièces uniques ;
  • des objets informatiques vestimentaires. Parmi les nouvelles applications techniques portées par les travailleurs et travailleuses figurent des gants de travail intelligents, des lunettes équipées de display ou des exosquelettes qui offrent du soutien lors du travail de levage. Elles permettent l’enregistrement des mouvements et des signes vitaux.

13Toutes ces applications reposent sur la création d’énormes quantités de données (big data) qui ouvrent de nouvelles perspectives d’analyse de la production. Mais les enjeux en termes d’infrastructures techniques (standards, interfaces, internet rapide…) ainsi que de sécurité et de protection de la vie privée sont loin d’être résolus. Des initiatives au moins européennes s’imposent aux acteurs industriels, compte tenu de l’éparpillement géographique des chaînes de valeur (Buhr, Stehnken, 2018).

L’émergence de l’Industrie 4.0 en tant qu’agenda industriel

14L’émergence de l’Industrie 4.0 comme préoccupation partagée et instrumentée (« agenda industriel ») des entreprises et des pouvoirs publics repose sur la convergence de trois principaux groupes d’acteurs en matière de digitalisation (Hirsch-Kreinsen, 2020:5) : les acteurs de l’informatique appliquée qui cherche à ouvrir le monde industriel aux possibilités contenues dans « l’Internet des objets » ; le Bundesministerium für Bildung und Forschung (BMBF, ministère de l’Éducation et de la Recherche) qui, dans le cadre de sa stratégie industrielle nommée « High-Tech », cherche un concept politiquement porteur ; les acteurs de l’industrie des biens d’équipement qui, après avoir été initialement plutôt réservée, voit dans l’Industrie 4.0 le potentiel pour générer un saut d’innovation.

15Une première étape importante dans l’Industrie 4.0 en tant qu’agenda industriel est la remise du rapport du « Groupe de travail Industrie 4.0 » au BMBF en 2013 (Kagermann et al., 2013). Rassemblant un nombre important de représentantes et représentants de grandes entreprises du secteur (Thyssen, BMW, DHL, Daimler, Bosch, Siemens…) et leurs associations professionnelles, des expertes et experts scientifiques ainsi que, à la marge, deux syndicalistes, ce rapport approfondit la vision initiale en la divisant en thématiques et en développant des scénarios d’application. Il établit un agenda qui prévoit, entre autres :

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  • le développement de feuilles de route technologiques ;
  • la création de « centres de compétences Industrie 4.0 » et d’usines témoins ;
  • le lancement de programmes publics de recherche ;
  • la professionnalisation et stabilisation des activités de la future « communauté industrie 4.0 » dans une « plateforme » dédiée.

17Depuis 2013, cet agenda est poursuivi en priorité dans le cadre de la « Plattform Industrie 4.0 », initiée par les associations professionnelles VDMA (biens d’équipement), ZVEI (électronique) et BITKOM (TIC). En 2015, les ministères de l’Éducation et de la Recherche et de l’Économie (BMWi) la prennent sous leur tutelle. Pilotée par des représentants ministériels, industriels, scientifiques et syndicaux, elle héberge six groupes de travail composé d’experts d’horizons divers, qui sont chargés de faire avancer des aspects techniques, sociaux et règlementaires en lien avec l’Industrie 4.0 (schéma 1).

Schéma 1

La plateforme « Industrie 4.0 »

Schéma 1. La plateforme « Industrie 4.0 »

La plateforme « Industrie 4.0 »

Source : BMWi, juillet 2018.

18La prise en main de la plateforme par l’État symbolise une reconnaissance forte de l’Industrie 4.0 comme un enjeu de politique publique. Elle fait écho aux aménagements de la politique industrielle observables depuis l’arrivée de la « grande coalition » au pouvoir à Berlin en 2013, consacrés en 2019 par la publication de la « Stratégie industrielle nationale 2030 » du Bundesministerium für Wirtschaft und Energie (BMWi, ministère fédéral de l’Économie et de l’Énergie ; encadré 1). Celle-ci favorise désormais une approche concertée à travers l’alliance tripartite pour le « Futur de l’industrie », initiée en 2014 par le BMWi, l’Association fédérale de l’industrie allemande (Bundesverband der deutschen Industrie ; BDI) ainsi qu’IG Metall. Cette alliance a été élargie à d’autres secteurs industriels depuis. Voulant « développer l’Allemagne en tant que pays industriel », elle s’est donnée pour tâche d’élaborer, à travers des dialogues au niveau de la branche, des propositions en vue de favoriser les savoirs et innovations industriels (Gerlach, Ziegler, 2015:529)  [4].

19La plateforme Industrie 4.0 s’insère dans cette stratégie ; c’est le dispositif de politique industrielle de branche sans doute le plus avancé. En outre, elle contribue à l’ancrage de l’Industrie 4.0 dans la réalité industrielle par la multiplication des activités de recherche et d’innovation technologique dans des lieux et à des échelles différents (locale, nationale, internationale). Le ministère de l’Éducation et de la Recherche y joue un rôle important à travers son programme « Industrie 4.0 » qui a financé, à ce jour, des recherches à hauteur de 470 millions d’euros. L’Industrie 4.0 fait désormais l’objet de multiples coopérations de recherche interdisciplinaire entre laboratoires, en lien souvent avec des acteurs industriels. Autrement dit, elle devient un domaine de savoirs industriels et scientifiques spécifique, ancré dans les territoires. 26 « centres de compétences » régionaux, dédiés aux PME et financés par le BMWi, se chargent d’informer et de partager des expériences de mise en place de nouvelles technologies. Les PME peuvent également faire appel aux quelque 70 « centres d’essai » situés dans des universités et centres de recherche, qui leur permettent de tester des applications industrielles. Au sein des entreprises se multiplient les expérimentations. Le site web de la plateforme Industrie 4.0 du BMWi en compte à ce jour plus de 350 exemples  [5].

Encadré 1. La « Stratégie industrielle nationale 2030 »

La « Stratégie industrielle nationale  2030  » (Ministère fédéral de l’Économie et de l’Énergie, 2019) réagit aux évolutions du contexte concurrentiel de l’industrie allemande et européenne, marqué par l’importance croissante des technologies digitales ainsi que par des changements géopolitiques importants (augmentation des interventions étatiques, remise en question du multilatéralisme). Ces évolutions sont attribuées en priorité aux États-Unis et à la Chine par le  BMWi, mais en réalité la montée du protectionnisme dans les échanges internationaux est un phénomène plus global depuis la crise de  2008 (Serfati, 2020). La stratégie ambitionne de récupérer le terrain industriel perdu, tout en respectant les principes réglementaires (Ordnungspolitik) traditionnels de « l’économie sociale de marché  » (primauté du marché et des avantages comparatifs  ; marchés internationaux libres et ouverts  ; non-intervention dans la concurrence entre entreprises ou dans leurs décisions). Son inflexion consiste dans l’idée que l’État puisse intervenir, de façon pragmatique, contre la « distorsion de concurrence  » par d’autres États afin de protéger « ses  » entreprises. L’incapacité des pouvoirs publics à empêcher le rachat de  KUKA, entreprise dont les robots sont considérés comme stratégiques pour le passage à l’Industrie  4.0, par des investisseurs chinois en  2016 a joué un rôle d’accélérateur dans le fait que les mesures discriminatoires aient été reconsidérées. En ce sens, le document défend une réforme du droit de la concurrence et des aides publiques, la facilitation des fusions d’entreprise ainsi que la possibilité de rachat des parts d’entreprise par l’État pour empêcher une reprise étrangère. L’injection de capital public en  2020 dans l’entreprise biotechnologique allemande CUREVAC, producteur de vaccin contre le  Covid-19, pour contrer les ambitions de rachat américain, illustre cette nouvelle approche qui revendique la souveraineté productive allemande, voire européenne. Le document stratégique se présente d’ailleurs comme le résultat de plusieurs mois de dialogue avec les partenaires sociaux et des scientifiques.
Ses inflexions – peu spectaculaires – ont suffi à provoquer l’opposition forte d’une partie des milieux scientifiques et patronaux tels que le très ordo-libéral Conseil d’expertise macroéconomique auprès du gouvernement fédéral (Sachverständigenrat zur Begutachtung der gesamtwirtschaftlichen Entwicklung) ou – quoique d’une manière plus différenciée – le  BDI (Gerlach, Ziegler, 2019).

L’élargissement de l’agenda industriel aux enjeux et acteurs sociaux

20Avec la prise en main de la plateforme en 2015, le gouvernement cherche à dépasser le débat techno-centré entre experts pour enclencher un processus plus vaste. Les ministres de l’Économie et de la Recherche annoncent ainsi qu’ils souhaitent « élargir sa base sociale et politique » afin de favoriser la « collaboration entre acteurs économiques et scientifiques, politiques et sociaux »  [6] et de l’ouvrir aux nouvelles thématiques, telles que le travail et la formation professionnelle.

21La légitimité des enjeux de travail, jusque-là largement absents de l’agenda de l’Industrie 4.0, est affirmée la même année par le livre vert sur le « Travail 4.0 » du Bundesministerium für Arbeit und Soziales (BMAS, ministère du Travail et des Affaires sociales) sous la direction de la ministre social-démocrate Andrea Nahles. Pendant presque deux ans, celui-ci organise un dialogue sur les enjeux sociaux de la digitalisation du travail. Il s’adresse à deux publics distincts. Le premier sont les parties prenantes de la digitalisation du travail, constituées en groupes de travail rassemblant des associations patronales et commerciales, le Deutscher Gewerkschaftsbund (DGB) et ses fédérations ainsi que l’Agence fédérale pour l’Emploi. L’objectif du ministère est de promouvoir un « compromis juste entre les besoins de flexibilité des entreprises et les demandes de sécurité des salarié·es » (BMAS, 2015:6). Le deuxième est constitué par le public au sens large auquel le ministère s’adresse à travers les réseaux sociaux, un festival de films et des sondages. Il contribue ainsi à la diffusion du discours sur la digitalisation bien au-delà de l’industrie métallurgique.

22Les conclusions tirées de ce dialogue par le ministère sont publiées dans le livre blanc sur le « Travail 4.0 » (BMAS, 2016). Il y affirme sa volonté d’agir pour que la digitalisation permette de garder et de créer des emplois de qualité – ou, dans les termes du ministère, du « bon travail »  [7]. Pour que le pays puisse emprunter un tel chemin (« high road »), il compte beaucoup sur les vertus traditionnelles des relations professionnelles, jugées pourtant durablement affaiblies par nombre d’observateurs (Kahmann, 2019). Les pouvoirs publics se limiteraient à fournir la législation cadre confiant à la négociation collective de branche et au dialogue social dans les entreprises la responsabilité de trouver des régulations adaptées. En termes de politiques publiques, les ambitions sont mesurées. Le livre blanc identifie comme enjeu principal la garantie de « l’employabilité » des individus. À ce titre, la qualification de la main-d’œuvre ainsi que la transformation de l’assurance chômage en « assurance travail » sont jugées prioritaires, favorisant l’acquisition de qualifications tout au long de la carrière professionnelle.

La participation à l’agenda de l’Industrie 4.0 : le cas d’IG Metall

23À l’élargissement des bases sociales de la plateforme Industrie 4.0 correspond l’intégration du président d’IG Metall, Jörg Hofmann, à son comité de direction  [8]. Fort de ses 2,26 millions d’adhérents, le syndicat de la métallurgie, affilié au DGB, est un acteur potentiellement important de la mise en place des nouvelles technologies dans les entreprises à travers les droits des représentantes et représentants du personnel (Matuschek, Kleemann, 2018)  [9]. Au sein de la plateforme, il anime le groupe « travail, formation professionnelle et continue ». La participation d’IG Metall à cette plateforme traduit le fait que le syndicat adhère à l’idée de l’Industrie 4.0 comme la quatrième révolution industrielle, et soutient le projet de faire de l’industrie manufacturière allemande le moteur de ces technologies à l’échelle mondiale – ambition que le syndicat estime désormais inévitable pour la survie de cette industrie (IG Metall, 2015:15) et pour la sienne.

24IG Metall observe attentivement l’évolution autour de l’Industrie 4.0 dès ses débuts. Il prend très tôt la décision stratégique de vouloir peser sur les termes du changement au lieu d’y résister, redoutant vraisemblablement les « effets de sentier » négatifs d’une digitalisation mal engagée (non négociée) sur lesquels il serait très difficile de revenir. Ce choix se fait dans une situation d’incertitude quant aux effets de la digitalisation sur l’emploi et le travail. Face aux scénarios scientifiques contrastés (voir par ex. Ittermann, Niehaus, 2018), un enjeu central pour le syndicat est celui de la formation : « La question n’est pas combien de postes seront supprimés, mais comment est-ce que nous réussirons à adapter rapidement notre système éducatif et de formation professionnelle aux transformations structurelles ? » (IG Metall, 2016:18). C’est en ce sens qu’IG Metall entend multiplier les initiatives en matière de formation (formation professionnelle initiale et continue, reconnaissance diplômante des qualifications acquises au travail, formation universitaire…). En tant qu’acteur du système tripartite de formation professionnelle, le syndicat est en partie responsable de l’adaptation des diplômes et des formations. Ce rôle est d’autant plus important que ce système continue de jouer un rôle primordial dans la production d’une main-d’œuvre qualifiée – sur laquelle l’industrie métallurgique repose largement et au sein de laquelle le syndicat recrute en priorité ses militants. En tant qu’acteur de la négociation collective, IG Metall a également un rôle potentiel à jouer à travers les conventions portant sur la qualification.

25Le deuxième axe de la stratégie syndicale consiste à faire de la mise en place des « technologies 4.0 » un enjeu du dialogue social dans l’entreprise. Ce n’est pas une tâche aisée comme le montrent des travaux récents  [10]. Des expérimentations sont en cours dans des entreprises disposant d’un conseil d’établissement (Betriebsrat). Ainsi, le projet Arbeit 2020 d’IG Metall Rhénanie du Nord-Westphalie  [11] s’appuie sur des permanents et consultants spécialisés avec pour objectif de faire prendre conscience aux équipes d’élu·es de l’impact des technologies digitales sur leur lieu de travail, d’améliorer leur niveau d’information sur les projets de la direction et d’augmenter leur capacité de réponse. L’instrument favorisé est celui de la négociation d’un accord d’entreprise « de méthode » qui fixe les modalités de l’implication des élu·es dans le processus d’introduction des nouvelles technologies. Le syndicat préconise que celle-ci repose sur la participation des travailleurs et travailleuses afin de mobiliser leur savoir d’expert et de faire de l’Industrie 4.0 l’occasion du développement syndical (Haipeter, 2020).

Une diffusion différenciée et globalement modérée des technologies digitales

26L’ampleur du débat sur l’Industrie 4.0 et les moyens mis en œuvre pour développer ses technologies contrastent avec l’incertitude persistante quant à leur incidence et l’intensité de leur usage dans les entreprises. Que disent les travaux à ce sujet ?

27Une enquête publiée en 2019 par IG Metall dans le cadre de son projet Arbeit 2020, et à laquelle ont répondu quelque 2 000 élu·es au Betriebsrat identifie des moyens de production connectés dans 47 % des établissements  [12]. Des systèmes de planification automatisés sont présents dans 44 % d’entre eux et 41 % utilisent des systèmes informatiques et l’intelligence artificielle pour la maintenance et le télédiagnostic des machines. L’utilisation de tablettes ou lunettes digitales à des fins de transmission d’informations et d’instructions ne concernent en revanche que 28 % des établissements. L’enquête menée par l’Institut Fraunhofer dans l’industrie manufacturière (Lerch et al., 2017) confirme un degré de diffusion différencié en fonction du type de technologie. Parmi les 1 281 établissements répondants, deux tiers indiquent utiliser des systèmes informatiques de planification et de pilotage de la production. Mais seulement un tiers fonctionne avec des systèmes de visualisation digitale sur les postes de travail, des systèmes d’échange de données avec les clients et fournisseurs, ou des technologies d’automatisation et de pilotage de la logistique interne. La part des établissements qui envisagent d’introduire des technologies digitales en 2018 varie, en fonction du type de technologie, entre 5 et 10 %. La « diffusion des technologies digitales dans la production est assez modérée » et « l’attente d’une croissance dynamique disproportionnée n’est pas justifiée », résument les auteurs.

28L’enquête Fraunhofer renseigne aussi sur la distribution des technologies entre établissements de l’industrie manufacturière. Les technologies digitales se concentrent dans certaines activités et plutôt dans les grandes entreprises, tandis que leur mise en œuvre dans les PME – tissu particulièrement important pour la capacité d’innovation de l’industrie – semble nettement en retard. La recherche menée par Ohlert et alii (2020) à partir de l’enquête représentative de l’Institut de recherche sur le marché du travail et les professions (IAB) parmi les établissements allemands (tous secteurs confondus), trouve également une forte corrélation entre la diffusion des technologies digitales et la taille de l’établissement. Ces auteurs identifient l’ancienneté comme un autre facteur prépondérant dans la diffusion des technologies digitales, puisque ce sont les jeunes établissements qui y recourent le plus. Parmi les secteurs les plus avancés en matière d’adoption de technologies digitales (assurances, TIC), l’industrie manufacturière est absente.

29Du point de vue des sciences sociales, le constat d’un retard de l’industrie manufacturière sur les modèles et visions en circulation n’est guère étonnant. Il contraste avec l’aisance avec laquelle les travaux techno-centrés développent des scénarios sur les effets sociaux à partir des potentialités contenues dans les nouvelles technologies. La sociologie a montré que le développement et la diffusion des nouvelles technologies constituent un processus semé d’embûches et risqué à cause des nombreux facteurs socio-économiques entrant en ligne de compte (Lutz, 1987). Alors que le discours sur l’Industrie 4.0 se focalise le plus souvent sur les phases d’invention et de développement du produit, il tend à oublier que les technologies doivent être adaptées au contexte technique et organisationnel du travail (Hirsch-Kreinsen, 2020). Les recherches ont montré que la mise en œuvre concrète de nouveaux systèmes, leur usage et l’évolution correspondante des normes de travail sont négociés entre les acteurs hétérogènes de l’entreprise. Des interprétations alternatives des systèmes techniques et des considérations financières entrent en jeu, ce qui fait que la mise en œuvre tend à être conflictuelle, incrémentale et longue (ibid.). C’est l’une des raisons pour lesquelles les entreprises introduisent souvent de nouvelles technologies en îlot. S’ajoute comme barrière à leur diffusion dans les entreprises leur rentabilité incertaine, ce qui peut effrayer les PME en particulier, compte tenu de leurs moindres ressources et compétences par rapport aux grandes entreprises, ainsi que leur orientation plus souvent de court-terme.

Conclusion

30Depuis 2013, le discours autour de l’Industrie 4.0 a pris de l’ampleur en Allemagne. Alors que pendant des années, la production industrielle a pu être associée à la « vieille économie », elle jouit d’une attention politique, scientifique et publique renouvelée. Désormais, les chiffres 4.0 s’ajoutent aux intitulés de conférences partout dans le pays, indiquant des débats fondamentaux au sujet pour le moins ambitieux de l’avenir du travail et de la société. Au cœur de la transformation de la vision initiale en agenda industriel, l’on trouve la mobilisation d’acteurs hétérogènes dont le travail de précision des enjeux et d’élaboration des scénarios techniques a été appuyé par une démarche d’institutionnalisation et d’élargissement du dialogue. Au travers de ses moyens et perspectives de développement, l’agenda de l’Industrie 4.0 a fini par avoir un impact sur les conditions dans lesquelles évolue l’industrie manufacturière. Aujourd’hui, ses perspectives font consensus auprès des acteurs dominants du secteur. Un renversement normatif s’est ainsi produit : le refus des opportunités de l’Industrie 4.0 appelle désormais une justification. Les perspectives peuvent paraître d’autant plus attractives que depuis 2019, l’industrie manufacturière est entrée dans une phase de stagnation que la crise sanitaire a aggravée. Cependant, l’effondrement de l’Industrie 4.0 comme discours n’est pas non plus à exclure, avec des conséquences incertaines pour l’agenda industriel qui lui est associé. La diffusion plutôt modeste des technologies 4.0 laisse planer des doutes sur la viabilité économique, organisationnelle et technologique de ce scénario. Les hésitations des entreprises ne traduiraient ainsi pas un manque de ressources ou un conservatisme de ses acteurs, mais plutôt un scepticisme bien fondé. L’Industrie 4.0 rejoindrait alors le destin d’autres visions qui, après avoir été accueillies avec enthousiasme, ont subi une chute fracassante.

31La montée en puissance de l’Industrie 4.0 doit beaucoup à la coordination de l’État et aux ressources qu’il a mises à disposition. L’engagement des pouvoirs publics en faveur de cet agenda atteste de leur détermination à maintenir le niveau d’activité industrielle sur le territoire national. Elle s’est affirmée depuis la crise de 2008/2009 qui a démontré non seulement l’importance de l’industrie manufacturière pour la reprise économique du pays, mais aussi l’utilité de la concertation tripartite centralisée avec les associations patronales et les syndicats comme un moyen de régulation des crises économiques. Après avoir été délaissé dans les années 1990, le dialogue social tripartite a été remobilisé pour accompagner la transition digitale, confirmant son retour en grâce auprès des pouvoirs publics comme moyen de gérer des transitions lourdes. À travers lui, ces derniers cherchent à promouvoir un consensus entre les interlocuteurs sociaux sur les finalités de la transformation qui devrait alimenter aussi la négociation de la mise en place des nouvelles technologies dans les entreprises. L’agenda renoue ainsi avec la préférence pour le changement concerté et incrémental qui a été identifié de longue date par des travaux comparatifs en économie politique comme un trait décisif de « l’économie de marché coordonnée » allemande, modèle que certains ont pu considérer révolu sous la pression de la mondialisation néolibérale. Ce constat prend corps si l’on considère la façon dont la digitalisation est menée dans les pays anglo-saxons « libéraux » : imposée en priorité par les acteurs de marché, elle y est de nature plus disruptive et s’impose en priorité dans les services. L’agenda de l’Industrie 4.0 montre un ordre inverse : c’est le secteur industriel qui doit servir de principal terrain de la « transformation digitale ». Ce projet de politique industrielle peut alors se comprendre comme un retour aux « fondamentaux » des institutions et acteurs qui ont fondé le succès industriel de l’Allemagne, à partir d’une approche coordonnée et négociée. Une question centrale reste pourtant en suspens : est-ce que les entreprises, dont le rapport aux institutions des relations professionnelles est devenu beaucoup plus ambigu, joueront le jeu de la « digitalisation concertée » ?

Notes

  • [1]
    Physicien, cofondateur de SAP (Systems, Applications and Products in Data Processing ; premier éditeur de logiciels en Europe) et ancien président de l’Académie allemande des sciences techniques.
  • [2]
    Sur le plan des idées, la notion de quatrième révolution industrielle marque le retour du vieux techno-déterminisme qui stipule que les machines, appareils et systèmes – évoluant en fonction de leur règles et dynamiques propres – pénètrent la société et lui imposent des nouvelles formes d’organisation. Le changement social n’est au final donc rien d’autre que l’adaptation des structures socio-économiques et socio-psychologiques aux conditions créées directement par le progrès technique ou indirectement par ses effets sur la croissance et le niveau de productivité (Lutz, 1987:35). Contre cette idée, la sociologie a insisté sur le développement des forces productives en tant que processus à variables multiples qui évoluent d’une manière interdépendante (Müller-Jentsch, 2008:20). Ainsi, l’innovation technique se combine avec la transformation concomitante des systèmes de production (structure de la main-d’œuvre, qualifications, marchés de travail et de biens, organisation du travail, formes de contrôle par le management…). En résultent aussi des adaptations revendicatives et organisationnelles dans la représentation des travailleurs et travailleuses.
  • [3]
    L’usine 54 de production et de montage de Volkswagen à Wolfsburg incarne l’échec du CIM en Allemagne. Au moment de son démarrage en 1983, cette usine en chemin vers l’automatisation totale avait une réputation d’excellence, devant servir d’exemple à d’autres. Les promesses de productivité augmentée et de suppression de postes routiniers au bénéfice de quelques emplois hautement qualifiés ne se sont jamais réalisées à cause du manque de flexibilité et de taux d’erreurs élevés (Howaldt et al., 2018:351-352). Au lieu de « l’usine sans humain », on assiste dans les années 1990 à la montée des conceptions de production et d’organisation (telles que la lean production) qui cherchent à maximiser la productivité du travail. Elles marquent à l’époque l‘ébranlement de l’avancée technique et organisationnelle de l’industrie automobile allemande.
  • [4]
    La dynamique réelle et l’impact de ce dialogue sont incertains, d’autant plus que – comparé aux heures de gloire du dialogue social dans les années 1970 et 1980 – l’acteur syndical a perdu beaucoup de sa puissance, ce qui fait que sa coopération ne semble plus aussi indispensable à l’État et aux organisations patronales pour atteindre leurs objectifs respectifs. On peut penser que ce facteur structurel impacte l’équilibre et la nature de ce dialogue social tripartite.
  • [5]
  • [6]
  • [7]
    Dans sa définition de ce qui constitue un « bon travail à l’époque de la digitalisation » (BMAS, 2016:92-95), le BMAS reprend à son compte l’horizon normatif traditionnel de la social-démocratie allemande (et du syndicalisme DGB) : partage des gains de productivité, intégration sociale par le travail, plein emploi, protection du salariat contre le risques par l’État social ainsi que négociation collective de branche et dialogue social dans les entreprises.
  • [8]
    Le DGB n’est en revanche pas représenté au sein de la plateforme, sa légitimité à se prononcer sur des enjeux de l’industrie métallurgique étant trop faible. La confédération n’est pourtant pas restée inactive. En 2015, elle initie un débat sur le futur du travail à l’heure de la digitalisation (Jürgens et al., 2017), suivi par une série de conférences à ce sujet.
  • [9]
    La loi sur les conseils d'établissement (Betriebsverfassungsgesetz) accorde au Betriebsrat des droits de codétermination en cas d’introduction et de mise en œuvre de nouvelles technologies susceptibles de surveiller le travail et l’attitude des travailleurs et travailleuses (§87). Des droits d’information et consultation s’appliquent aussi bien en cas de changement de structure organisationnelle, de finalité économique et de machines-outils qu’en cas d’introduction des nouvelles méthodes de travail et procès de production (§111). L’accord d’entreprise (Betriebsvereinbarung) est l’instrument pour traiter des questions non déterminées par la loi ou les conventions de branche et qui entrent dans le champ de la Betriebsverfassungsgesetz.
  • [10]
    Des enquêtes menées dans l’industrie indiquent un manque de préparation du management, tendant à traiter l’introduction des nouvelles technologies en tant que projet isolé, dépourvu de liens avec d’autres interfaces, structures et domaines. Son appétence à impliquer le personnel ou les Betriebsräte est estimé plutôt faible. Les travaux montrent aussi que ces derniers sont souvent laissés seuls pour résoudre les problèmes liés à la mise en place des technologies. De même, l’augmentation des exigences du travail est rarement accompagnée par des mesures de formation suffisantes (Falkenberg et al., 2020).
  • [11]
    Démarré en 2017 dans 30 établissements, ce projet est entré dans une deuxième phase depuis 2019. Haipeter (2018:318) souligne à la fois l’originalité historique de ces expérimentations et la persistance des enjeux d’externalisation, de délocalisation et de précarisation qui – même s’ils ne font pas partie du discours sur l’Industrie 4.0 – ne disparaîtront pas avec la digitalisation. Le nouveau type de Betriebsrat devrait ainsi combiner l’ouverture aux enjeux de l’organisation du travail avec la capacité d’instituer un contre-pouvoir face aux directions.
  • [12]
Français

Résumé

La profonde transformation qu’a entamée l’industrie allemande depuis les années  1990 pour rétablir sa compétitivité a aiguisé la conscience que son maintien dépend de sa capacité d’innovation. Dans les débats successifs, l’«   Industrie 4.0  » est devenu le principal référentiel. Cet article s’interroge sur l’Industrie  4.0 en tant que processus social et politique de transformation d’une utopie technologique en agenda industriel.

Mots-clés

  • Allemagne
  • Industrie 4.0
  • digitalisation
  • utopie technologique
  • agenda industriel
  • concertation

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Mis en ligne sur Cairn.info le 29/04/2021
https://doi.org/10.3917/chii.173.0033
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