CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1La période présente paraît indéniablement marquée par la nouvelle position de centralité des sexualités, prenant le pas sur d’autres aspects de la société autrefois jugés plus déterminants, qu’il s’agisse par exemple de l’économique ou du politique. Au contraire, les autres champs sociaux se voient aujourd’hui relus à travers les flux sexuels qui les traversent : ils en ressortent au mieux déconstruits lorsqu’ils n’apparaissent pas laminés par cette vague de fond, qui récemment s’est exprimée avec la dénonciation du harcèlement sexuel et des violences faites aux femmes. Ces processus, qui peuvent être décryptés comme une hégémonisation inédite des sexualités, interpellent la réflexion d’abord sur leur nature, mais aussi sur leurs rôles dans un remodelage des sociétés. La globalisation du monde entraîne, soulignons-le, de fait toutes les sociétés bon gré mal gré dans cette libéralisation des sexualités, qu’elles s’y prêtent avec enthousiasme ou qu’elles manifestent des résistances fortes, en particulier législatives, impliquant des mouvements de répression notables de la part des gouvernements.

2Ce numéro de Chimères donne un aperçu de l’ampleur des phénomènes en jeu autour de cette recentration des sexualités dans leur pluralisation infinie, en quête d’inventions et de découvertes hédonistiques. Le lecteur pourra s’immerger à des degrés divers dans des paysages variés : Indonésie, Laos, Bolivie, Mexique, Cameroun, et plus familiers Algérie, Tunisie, Maroc et bien sûr la France. L’attention est portée prioritairement sur toutes celles et ceux qui ne répondent pas aux normes dominantes ou s’élèvent contre elles – femmes, lesbiennes, gays etc. –, sur les stratégies déployées pour continuer coûte que coûte à penser son avenir selon ses propres critères, quitte à s’évader dans des pays plus ouverts. Les multiples mobilisations, tout comme les poches cachées, quasi invisibles, mettent en scène à travers leur transnationalisation, ce qu’on pourrait dénommer un nouvel internationalisme, impensable un demi-siècle auparavant lorsqu’on appelait encore à l’unité des prolétaires du monde entier : désormais ce n’est en effet plus le travail qui fait le lien car il est défait, en miettes, en confettis, avec un retour à la vente nue de la force de travail, sans protection ni capacité de reproduction. Les sexualités, sous toutes leurs formes, ont repris à leur compte ce rôle défunt du travail, tissant au delà des frontières des réseaux qui passent en premier lieu par Internet et ouvrent les acteurs à d’autres possibles.

3La sexualité, telle que la pensait Freud comme crypte majeure du refoulement, a donc changé de fonction sociale, prenant une dimension potentiellement politique selon les cas. Cette mutation décisive implique des métamorphoses majeures pour les sujets dans leur intériorité, leurs rapports entre conscience et inconscient, volonté et pulsion. Du côté des spécialistes de la psyché, corollairement se dévoilent d’autres horizons d’analyse, rendus obligatoires par les transformations des régimes de sexualité en jeu.

4Dans ce kaléidoscope des sexualités actuelles tout autour du monde, nous avons voulu mettre l’accent, à travers des images contrastées, sur deux lignes d’interprétation devant être pensées concomitamment au delà de leur opposition apparente. La première est attentive aux structures objectives de ce déploiement des sexualités – dont les appareils législatifs sont un des éléments ; elle vise à rappeler que les manifestations ne relèvent pas d’une spontanéité absolutisée mais se visibilisent aussi dans le cadre de médiations multiples opérées par les messages numériques globalisés et appelant à libérer désirs et plaisirs, à constituer des groupes d’action, à recevoir éventuellement des financements dans cet objectif qui s’intègre alors dans des enjeux internationaux tels que l’importation de la démocratie. Tel est le cas de la Chine très ciblée par les organisations internationales. La seconde ligne, centrée sur les subjectivités, entend souligner à quel point cette libéralisation des sexualités est appréhendée par les sujets comme une voie de libération réelle, inespérée localement et donc surinvestie dans une perspective simple de liberté. L’émancipation des acteurs est donc au rendez-vous et leurs regroupements permet de subvertir l’oppression étatique, mais aussi quotidienne, comme en Algérie, au Mexique ou encore en Indonésie.

5Cependant, les lois – qui sont un élément déterminant à la fois de contrainte et d’autorisation – recèlent, y compris dans leur version la plus avancée, de possibles retournements aux répercussions malencontreuses pour les sujets dans leur intimité transformée. Le cas de la Bolivie est de ce point de vue très éclairant et il mérite qu’on en rappelle les étapes récentes. En 2016, le gouvernement bolivien fait voter une loi d’identité de genre parmi les plus progressistes du monde, et bien en avance sur la loi française. Elle permet aux acteurs de changer à leur convenance de sexe par une simple procédure déclarative, à caractère administratif, sans la nécessité d’une autorité médicale. Donnant aux transgenres tous les droits civils du « sexe-genre » acquis, les personnes se sont donc mariées à la faveur de cette nouvelle loi. En 2017, l’article de la loi qui leur permettait d’exercer tous les droits civils attenants est annulé sous la pression des églises catholique et évangéliste et du parti démocrate chrétien, rappelant l’interdiction du mariage homosexuel en Bolivie. Dès lors les personnes qui avaient cru à une réelle métamorphose de leur existence se sont vues renvoyées, non pas exactement à la case départ puisque leur nouveau genre restait légalisé, mais à une disjonction entre sexe anatomique et genre, étant condamnées aux seuls droits civiques de leur sexe. Dans ce contexte épineux, les modes de subjectivation doivent se frayer des chemins tortueux.

6Les femmes ont été le fer de lance de la libéralisation des sexualités, avec une antériorité certaine sur laquelle nous ne reviendrons pas ici car elle enjoint à se souvenir de tous les mouvements réformistes du xixe siècle et du début du xxe siècle qui se sont manifestés partout de l’Orient à l’Occident. Soulignons néanmoins à l’écoute de l’actualité la plus brûlante en cette fin d’année 2017 combien des combats portés au nom des femmes et par les femmes, dont la valeur, la portée et l’authenticité sont essentielles, par ailleurs massifient, molarisent dirait-on en reprenant le vocabulaire de Guattari, et occultent des enjeux différentiels, généralement d’ordre économique, politique, réactivant des clichés enfouis. Les violences et le harassement sexuels- dont nous pouvons espérer la fin prochaine qui signifierait l’obsolescence de la domination masculine dans tous les champs sociaux-révèlent ces aspects opaques de toutes les luttes aussi légitimes soient-elles dans leur évidence première. Au nom des femmes ne garantit donc que peu aux femmes, presque rien diraient certaines, comme nous l’avons constaté tout au long de l’histoire.

7Sortir des visions binaires, échapper aux dichotomies enracinées qui trouvent leur mime précisément dans la dualité sexuelle, grande organisatrice des univers symboliques partagés – y compris en Inde où des figures médianes sont institutionnalisées –, telle pourrait être définie l’intention première de ce numéro de Chimères. Les diverses contributions insistent sur les complexités et les contradictions internes à chaque situation, offerte à la réflexion sous ses dimensions subjectives, intérieures, tout en étant replacée dans son cadre social, économique et politique. La difficulté est d’autant plus grande que s’observe dans les processus de globalisation présents un double mouvement : d’un côté la libéralisation des sexualités avance à grands pas avec la progressive légitimation des orientations lgbt, Queer et leurs innombrables émergences, de l’autre les identifications à la féminité et à la masculinité se renforcent comme nous le montrent une foule de phénomènes relevant du marché – publicité, jeux vidéo etc. – mais aussi répondant aux aspirations des sujets, tels ces jeunes hommes, décrits dans Alphamâle qui vont chercher dans des formations managériales des recettes de séduction, craignant leur incompétence. Si on apprenait « autrefois » aux jeunes filles « de bonne famille » les qualités requises pour un « bon mariage », aujourd’hui tout homme peut donc trouver, moyennant finance, les outils de sa « bonne revirilisation » dans la perspective de nouvelles conquêtes l’assurant de sa puissance.

8Les normes, éclatées, fracturées en apparence, se recomposent ainsi de façon sourde, permanente, avec de nouveaux instruments adéquats, puisés dans une offre marchande illimitée qui constitue la libéralisation des sexualités en ressource inépuisable. D’autres normes s’inscrivent, faisant s’amplifier une demande de plus en plus exprimée de normalité, de normalisation que déplorent quelques nostalgiques d’une période révolue où se poser en marge était une arme de la contestation. À un autre niveau les sexualités plurielles en rassemblant de plus en plus les acteurs de tous bords provoquent des réactions en rupture : des gouvernements traquant toute contestation politique déclenchent des répressions féroces comme le gouverneur d’Ankara en cette fin d’année 2017 qui vient d’interdire toute manifestation culturelle lgbt dans sa ville ; des mouvances lgbt vont ailleurs prêter main forte aux politiques d’expulsion des émigrés, supposés ne pas répondre aux normes de pluralisation des sexualités. Les normes tissent de nouveaux écheveaux, particulièrement compliqués à démêler.

9Libéralisation, libération, ces deux plateaux vont-ils de pair ? Qu’entendre d’ailleurs par les nuances plurielles de ces notions que l’on pourrait imaginer antagonistes, selon la position adoptée face au capitalisme en particulier. Force est de constater qu’il est quasi impossible maintenant de penser une opposition absolue entre libéralisation – qui touche tous les champs sociaux par l’expansion sans frontières ni limites du (néo)libéralisme – et libération qu’on voudrait penser hors de ce déferlement marchand. Les gafa (grandes plateformes numériques) sont à l’avant-garde de l’ouverture généralisée aux sexualités plurielles aux quatre coins du monde tout en étant les meilleurs outils du capitalisme financiarisé. Ces nouvelles collusions entre libéralisation et libération au cœur des sexualités plurielles n’obligent nullement à l’allégeance aux ordonnancements économiques actuels mais en revanche impliquent des efforts d’analyse, hors des schèmes rabattus des antinomies dépassées.

10Quelle libération, quelle liberté enfin aujourd’hui dans le champ de sexualités tout azimut ? La libéralisation des sexualités, malgré les affrontements avec des États rétrogrades et despotiques qu’elle peut encore engendrer – en Afrique en particulier où les dictateurs se maintiennent au pouvoir durant de longues décennies –, est un programme d’une certaine manière déjà acquis. Il a gagné toutes les couches sociales des différentes sociétés, s’invitant dans les usines – comme en Indonésie – ou dans les faubourgs – tels ceux de Vientiane au Laos où de jeunes couples de lesbiennes se sont formés tranquillement, abreuvés des images de stars thaïlandaises. À portée de main semble une liberté complète dans ce registre sexuel, dès lors potentiellement délivré des tourments qui le façonnaient face aux interdits, privé de l’idée même de transgression, entièrement ouvert à toutes les fantaisies y compris celles qui supposent des relations de violence consenties entre « adultes ». Les délibérations actuelles sur l’âge à partir duquel le consentement est estimé « libre » font réfléchir sur les abymes qu’ouvre cette nouvelle liberté de jouissance sous toutes ses formes. Les États se sont arrogés le droit de légiférer sur l’âge du mariage, de l’enfantement, qui mettent en scène d’énormes différences et d’abord entre les hommes et les femmes ; en outre il a pu sembler « naturel » à des représentants de l’église ou d’autres religions que des jeunes filles violées puissent accoucher, mariées ou non à leur violeur. Les États devront donc aussi décider de l’âge du consentement encore plus soumis aux conceptions de la personne, à ses définitions d’ordre symbolique et, la souveraineté nationale étant sur le point de trépasser, ce sera in fine aux organisations internationales qu’incombera cette délicate tâche. Établiront-elles encore des différences selon les genres démultipliés sous l’influence du comportementalisme et des sciences biologiques pourrait-on ironiser ?

11L’orientation sexuelle libérée ? Le titre que nous avons donné à ce volume de Chimères incite à revenir sur cette expression « orientation sexuelle » dont l’usage s’est banalisé ; tirée de l’anglais, apparue aux usa dans les années 70, inscrite dans le droit européen depuis 1997, dans le droit français depuis 2001, elle ne désigne pas un choix, une préférence sexuelle mais pose une composante déjà là de l’individu, irréductible, à prendre en compte comme support de droits adéquats. Les organisations internationales utilisent actuellement dans leurs rapports l’acronyme sogi : sexual orientation and gender identity dans les cartographies des situations nationales qu’elles établissent pour promouvoir la défense des droits lgbt de par le monde. Les catégories employées institutionnalisent les identités, entendent assurer, garantir leur existence possible et légale : il ne s’agit pas dans ce cadre de libérer les désirs mais de les stabiliser dans un contexte libéralisé.

Monique Selim
Anthropologue CESSMA Paris Diderot.
Mis en ligne sur Cairn.info le 26/04/2018
https://doi.org/10.3917/chime.092.0016
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