CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Changements de la politique des drogues », avons-nous annoncé en titre de ce numéro de Chimères. « Attention Drogue : terrain glissant, semé d’embûches, de chausse-trappes, de pièges idiots, de peaux de bananes (faire sécher avant de fumer : se prémunir d’aspirine). On y pénètre lourdement équipés : à la main, une arme, caméra, bloc-notes, mallette de secours, paire de menottes ou laisse reliée à un chien renifleur de haschich » écrivait ainsi Alain Jaubert et Numa Murard en 1979 [1]. Avant d’entrer dans le champ de bataille, nous avons choisi de solliciter un entretien d’Howard Becker, sociologue, qui dès la fin des années cinquante s’est attaché à la signification que les usagers de cannabis donnent à leur expérience. C’est aussi le choix de notre petit groupe qui s’est formé au cours du séminaire de l’Ehess sur la prohibition, avec en commun l’importance attachée aux expériences de la consommation en même temps qu’aux expériences du militantisme associatif, de la recherche ou de la clinique et enfin de la création artistique.

2Ce numéro de Chimères ne prétend pas à un état des lieux systématique de la politique des drogues, chacune des thématiques pourrait donner lieu à des numéros entiers. Les articles réunis ici ont été pour une part proposés spontanément au comité de rédaction, pour une part aussi, nous avons sollicité les militants et les chercheurs avec lesquels nous partageons un même diagnostic de l’échec de la guerre à la drogue et dont nous savions qu’ils parlent en connaissance de cause. Soit les thématiques suivantes :

Politique

3Avec les expériences américaines, la légalisation du cannabis s’est introduite dans le débat politique, mais ce débat hérite d’une longue histoire qui commence en France avec « l’appel du 18 joint » publié par Libération en 1976. En 1977 un débat – dont nous donnons des extraits – s’était ouvert à Marmottan entre Claude Olievenstein qui avait refusé de signer cet appel et plusieurs signataires. Doit-on obligatoirement confier à l’État la gestion des drogues ? demande Félix Guattari, la consommation de drogues, sa diffusion ne pourrait-elle pas relever de formes d’autogestion ? Toutes les tentatives de ce genre ont échoué, lui répond Claude Olievenstein, qui fait état des expériences qui l’ont pourtant influencé comme les Free-Clinics, ou le mouvement des Diggers.

4Au cours des décennies qui suivent, la prohibition des drogues s’est continûment renforcée. Taxées de laxisme, les élites intellectuelles se tiennent à distance de ce problème. « Moins on en parle et mieux on se porte, avait ainsi confié Mitterrand en 1988, car quand on parle, il faut hurler avec les loups ». Pendant toutes les années 1980, en pleine épidémie de sida, le débat public est dominé par les partisans du tout-répressif, les soignants sont sur la défensive, et les mobilisations relevant d’une logique d’autogestion semblent de plus en plus utopiques.

5Et pourtant, le débat sur la politique des drogues renaît au début des années 1990 avec le circ, association d’usagers de cannabis. Parallèlement, dans le sillage de la lutte contre le sida, des usagers d’héroïne se regroupent à asud, association que dans notre jargon nous appelons d’auto-support (self-help en anglais). Avec le comité de rédaction, nous avons choisi d’ouvrir ce numéro par notre expérience propre du militantisme, qui pour Fabrice Olivet, Bertrand Lebeau et moi, s’est inscrite dans le mouvement de la réduction des risques (Harm reduction for drug users). Avec la commission sur la politique des drogues, ce mouvement international milite pour une réforme de la politique des drogues [2]. Nous nous sommes approprié leur démarche comme Bertrand et moi le racontons ici, parce qu’elle est fondée sur l’expérience de l’usage. Les pouvoirs publics et l’opinion n’ont retenu de la réduction des risques que les traitements de substitution, autrement dit la réponse médicale. Le dispositif de réduction des risques a été adopté au nom de la science et le rôle des associations d’usagers a été passé sous silence alors qu’il a été déterminant dans la lutte contre le sida. Les soignants, devenus addictologues, le savent : ils reconnaissent que l’usager de drogues est l’acteur de sa santé. Ils reconnaissent aussi l’expertise des associations d’usagers. Ainsi Techno-Plus, association issue du mouvement techno, intervient en milieu festif dans une logique d’auto-support et répond à la demande d’information de nombreux usagers de drogues qui cherchent à limiter les conséquences nocives de l’usage. Ces pratiques associatives reconnaissent de fait le droit de consommer des drogues pour le plaisir comme le propose Alessandro Stella.

6« Guerre à la drogue, guerre raciste » dénoncent aujourd’hui aux États-Unis les militants des Droits civiques aux côtés des militants pour une réforme de la politique des drogues. En 2011, la recherche de Michèle Alexander montre que l’incarcération de millions de Noirs a été une politique menée par les opposants aux Droits civiques, pour tenir en main les ghettos en toute connaissance de cause, soit au total plus de 40 millions d’incarcérations du milieu des années 1980 à aujourd’hui. Or partout dans le monde, cette politique internationale a les mêmes effets, elle cible « l’Autre menaçant », que décrit Edgardo Manero en Argentine. Fabrice Olivet relève qu’en France dès la fin des années 1970 la répression peuple les prisons de jeunes issus de l’immigration, seuls accusés d’un trafic dont ils sont le bout de la chaîne. « Tous les trafiquants sont noirs et arabes » a déclaré Eric Zemmour en 2012. À partir de l’analyse des circuits réels, Michel Koutouzis, aboutit à une tout autre conclusion et pointe les paradis fiscaux où se réfugient également malfrats et cols blancs. Au niveau local, la guerre à la drogue investit les ghettos urbains dont « Cracolandia » au Brésil est une des figures.

Clinique

7Le double diagnostic addiction et troubles psychiques est au cœur de la clinique actuelle des addictions, mais comme le propose Anthony Faramelli, un modèle thérapeutique alternatif fondé sur une approche globale de la personne peut présenter une meilleure valeur thérapeutique. Christian Sueur qui a mené pour Médecins du Monde la première recherche-action sur les drogues de synthèse a choisi de faire ici le point sur les substances hallucinogènes. Vittorio Biancardi fait état de recherches sur les petites doses de lsd dont nous apprenons qu’elles permettent « entre autres une augmentation des capacités cognitives chez des sujets sains ». Voilà qui est assez incitatif ! Au-delà des produits et à l’écoute des patients, Eric Harper interroge les métamorphoses de l’ivresse qui peuvent rêver de « transformer les hommes en poèmes vivants ».

Agencements

8Comment comprendre la complexité des configurations selon les époques, les groupes sociaux, les contextes ? L’article « Drogue-analyse » de Quentin Vergriete ouvre cette partie par une lecture de Deleuze et Guattari. S’il reste un mode de consommation scandaleux, c’est celui de l’adepte du Chemsex, « avatar d’une constante indiscipline homosexuelle » d’après Laurent Gaissad. La feuille de coca, élixir vital des Andes est devenue, la cocaïne, d’abord panacée dont s’entichent les sociétés occidentales, avant d’être associée à la criminalité des noirs aux USA comme le rappelle Zorka Domic, puis de renaître comme drogue de la modernité à partir des années 1980. L’histoire de l’Eglise Amérindienne dont Ange Pieraggi rend compte est exemplaire d’une construction de la tradition, à la fois ligne de résistance des Amérindiens et processus d’acculturation. Avec sa lecture des « Portes de la perception », Christiane Vollaire s’est attachée à explorer la quête par des artistes, des penseurs, des mystiques d’une « intensification de la présence au monde », qui peut aussi avec la dope au travail, investir massivement les comportements de la normalité.

Terrain

9Au contraire des drogues illicites, la mise en scène de l’ivresse hérite d’une longue histoire. Véronique Nahoum-Grappe observe la modification des états de conscience et ses excès, socialisés de longue date, provoquent le rire. Monique Selim décrit la manière de boire qui a accompagné le processus d’exclusion du monde du travail pour contribuer à « façonner au sein du quartier une unité symbolique ». Silvia Vignato dans le village d’Aceh en Thaïlande découvre des jeunes qui organisent des pesta sabu, « fêtes des cristal meth », et sont aussi devenus des trafiquants de cette drogue qui s’est mêlée aux usages plus traditionnels de ganja.

Fictions

10Au cœur du mouvement du happening des années soixante, des performances et de l’action poétique, l’œuvre de Jean-Jacques Lebel fait écho aux concepts de Deleuze et Guattari. Proche de la Beat Generation, dont il a été un traducteur, il a fait partie de ceux qui, au milieu des années soixante, ont exploré les substances hallucinogènes sur les traces d’Antonin Artaud « notre seule boussole ».

11Marc Dufaud, auteur des « Peaux transparentes », et contributeur d’asud-Journal, a écrit pour Chimères une nouvelle « Cœurs Verts, Une parenthèse enchantée dans votre merdier ? » à la mémoire de son ami Daniel Darc « carbonisé au moment où on pouvait espérer un retour flamboyant sur la scène du rock ».

12Enfin Bruno Heuzé rend hommage au musicien Pierre Henry dont la drogue était « le son pur », cherché aux « Portes de la perception » selon l’expression d’Aldous Huxley.

13Nous devons apprendre à coexister avec les drogues, un chemin ouvert par les stratégies de réduction des risques qui ont démontré qu’elles pouvaient limiter drastiquement le nombre de morts, de malades, de prisonniers sans que pour autant augmente le nombre de consommateurs. Les centaines de milliers de morts provoqués par la guerre à la drogue ont été attribuées à tort au « fléau de la drogue », ce que reconnaissent aujourd’hui en France les spécialistes et au niveau international à la fois l’onu et l’oms. En partageant nos expériences avec la revue Chimères, nous avons voulu déblayer des ponts que nous avons franchis ensemble, une entreprise militante mais qui est aussi philosophique pour sortir de leur ghetto les drogues qui modifient les états de conscience. La politique des drogues est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux mains des seuls experts, fussent-ils usagers de drogues !

Notes

Anne Coppel
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/12/2017
https://doi.org/10.3917/chime.091.0007
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