CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1Entre 1980 et 1984 j’avais mené une investigation ethnologique dans le quartier Saint-Leu à Amiens, ancien bastion ouvrier et industriel de la ville. Je m’étais installée dans une des petites maisons rudimentaires de ce quartier où subsistaient, à l’abri des regards indiscrets et dans un dénuement réel, environ 1 500 personnes. La population ajoutait aux revenus de l’aide sociale ceux de la délinquance et de la récupération. Offrant une physionomie architecturale très particulière, faite de petites maisons de briques et de torchis alignées le long d’un réseau dense de canaux aux eaux polluées par les détritus, le quartier vivait refermé sur lui-même. La clôture était tant matérielle que sociale et symbolique.

2Dès la fin des années quatre-vingt ce quartier, qui a été le lieu d’une opération de réhabilitation aux étapes très contradictoires, a vu une partie de ses habitants se disperser ou plus simplement mourir sous les effets conjoints de ce qui se présente comme une logique endogène de condamnation globale. Les ancrages de cette représentation d’une condamnation rédhibitoire sont multiples. Parmi ceux-ci, ce qu’on désigne extérieurement comme l’alcoolisme, apparaît central. Cette pratique a retenu mon attention, en raison de son intrication profonde avec les rapports sociaux internes au quartier. La construction imaginaire de l’identité et de la position des acteurs dans la société donne en effet sens au fait de boire, ou plutôt de boire beaucoup. On boit en effet énormément à Saint-Leu à cette période ; cette habitude surprend dans un premier temps l’observateur qui, pénétrant au sein d’une maison dans la matinée, se voit offrir un verre de vin rouge. Du lever au coucher, les bouteilles de vin ne quittent jamais la table ou encore le dessous de la table où on les dissimule parfois, que lorsqu’elles sont vides, et elles sont immédiatement remplacées.

3L’alcool tient ici lieu d’aliment principal : des repas sont préparés pour les enfants, en conformité avec le sentiment moral d’un devoir auquel on se soustrait d’autant plus rarement que cela susciterait l’opprobre sévère du voisinage. Mais les adultes ont rarement faim car ils sont rassasiés par l’alcool dont ils ne cessent de s’abreuver. On appelle d’ailleurs communément le vin rouge et la bière « beefsteak » et « escalope ». Ces dénominations sont éloquentes en regard d’un contexte où la privation relève d’une mémoire héritée et inoubliable : chacun se rappelle qu’enfant il dut voler des pommes de terre dans les champs pour nourrir frères et sœurs ; revenir les mains vides, c’était se voir fermer la porte de la maison.

4L’abondance de l’alcool paraît donc s’ériger à un premier niveau en opposition avec la pénurie et l’indigence quotidienne dans laquelle on a grandi. Le peu d’argent dont on dispose présentement est consacré en priorité à l’achat de vin, comme si une telle consommation transformait brutalement de maigres ressources en spectacle illusoire d’opulence et de prospérité. Parallèlement, cette consommation prend obscurément ses racines dans les habitudes antérieures de s’enivrer, pendant les moments de loisir que laissait l’activité laborieuse : l’ivresse sanctifiait ici, comme ailleurs, pour les générations les plus âgées, l’affranchissement quotidien et/ou hebdomadaire des contraintes de l’exploitation. L’exemple des aînés imprègne toujours les esprits et, dans l’usage abusif de l’alcool, on redécouvrirait à chaque instant le plaisir éphémère d’être libéré des obligations et de l’usure du travail. On ne lésine donc jamais sur l’offre de vin : qu’un visiteur se trouve à en manquer et immédiatement un enfant sera envoyé à la petite épicerie la plus proche pour en acheter. Un verre ne saurait rester vide, bien qu’aucune demande ne soit formulée.

5Que les visiteurs soient indéniablement toujours très nombreux au cours d’une journée est une autre caractéristique de ce milieu local. Très éloignés du travail salarié et en dehors de tout espace professionnel stable, les habitants vouent en effet la majeure partie de leur temps à la sociabilité. La résidence mêle et conjoint ici des domaines d’insertion qui sont, dans la conjoncture contemporaine dominante, géographiquement séparés : alliance et parenté, biologique ou de substitution, voisinage, ressources se voient concentrés dans le microcosme du quartier, conférant à l’interconnaissance un rôle hégémonique. Les fonctions économiques assumées par les relations interpersonnelles sont essentielles : à travers de multiples services rendus aux uns et aux autres, un individu, totalement démuni, réussira à subvenir à ses besoins dans le quartier. Cette économie de subsistance est avant tout une économie de relations qui ne se disent jamais comme telles mais, au contraire, puisent à maintes autres sources comme la parenté fictive, ou encore une éthique de la misère. Cette économie globale institue la suprématie de relations interindividuelles extrêmement denses et toujours réaffirmées. La sociabilité foisonnante qui règne dans le quartier n’est ainsi que l’expression de cette microstructure très singulière qui constitue la résidence en totalité sociale, coupée de la société externe, du système productif et de ses normes. Cette configuration est réglée fondamentalement sur un principe d’échange généralisé : échange de biens, de prestations, de sentiments, de partenaires, de places.

6Accompagnant toutes ces manifestations de sociabilité, qui sont la principale, si ce n’est la seule occupation des habitants, l’alcool est, dans cet univers, délibérément omniprésent. Mais, de façon plus prégnante, il se donne à voir comme une métaphore de la forme prise par les rapports sociaux ou encore plus précisément comme une synthèse symbolique des échanges ; offre, don, rétribution, dédommagement, ordinaire ou festif, duel ou collectif, l’alcool – vin ou exceptionnellement « mousseux » – s’insinue dans l’ensemble du tissu social, comme une aune différentielle de la modalité de la relation en jeu. Aucune rencontre ne saurait se soustraire à la consommation d’alcool ; ce serait, dans le cas contraire, synonyme d’un refus de communication et d’une volonté de s’extraire de la sphère relationnelle et des échanges, aux contours multiples et indiscernables, qui sont à la base de la gestion de la vie de tout un chacun.

7L’alcool n’est pourtant pas la Kula et la population du quartier Saint-Leu, si elle se laisse facilement décrire en tribu de pauvres, image dans laquelle elle produit par ailleurs son identité – ne saurait être appréhendée comme un isolat social. La consommation d’alcool revêt donc pour les habitants une signification sociale décisive qui imprègne tant les parcours individuels que l’édification du groupe en communauté imaginaire. L’alcoolisme est une des pratiques déterminantes où se noue l’interaction avec la société extérieure et où se dévoilent les enjeux de la société locale. Quartier de longue date maudit pour la misère ouvrière dont il était le gîte, Saint-Leu a vu évoluer la stigmatisation qui pèse sur lui, sans pourtant que son intensité s’en voie affaiblie : jusqu’à la fin des années quatre-vingt il était perçu dans la ville comme un repaire de « criminels » et de « bandits », fréquenté entre autres par des meutes de chiens errants et affamés. Les représentations de la population témoignent de l’importance de cette exclusion symbolique qui vient renforcer une exclusion sociale effective. L’identité des habitants se construit en effet autour de ce procès d’exclusion générale qui vise en premier lieu un territoire historiquement très chargé ; s’identifiant à ce territoire qui serait, par vocation et de tout temps, l’asile des gueux, les acteurs associent, selon une nécessité radicale, leur propre position sociale à leur inscription résidentielle dans une conception quasi-ontologique d’une misère indépassable. Une mythologie indigène se met en scène en réponse à l’illégitimité sociale de la population, subsistant de l’assistance étatique et dans l’illégalité : Saint-Leu serait le refuge naturel et intemporel de ceux qui seraient condamnés à être au plus bas de l’échelle sociale. Bannis d’une société dans laquelle compétitions, hiérarchies et promotions sont des usages régulateurs, ils célébreraient, soudés par leur destin commun – des valeurs d’humanité perdues : l’ascension devient un interdit et la déchéance revêt, dans ce contexte, une dimension ambivalente dont une des directions est l’aura nouvelle dont elle se voit parée dans 1’imaginaire. Mais, corollairement, cette déchéance dans laquelle se forge et s’érige la cohésion d’un corps social organique ne saurait abolir la négativité dont elle est intrinsèquement porteuse. C’est au cœur de cet accord amphibologique que l’alcoolisme prend sens.

8Si la population lutte énergiquement contre l’ensemble des accusations dont elle est la cible, l’alcoolisme se présente, en effet, comme le seul terrain sur lequel elle accrédite le stigmate qui pèse sur elle. Dans le quartier, on entend souvent dire sur un ton critique : « les mœurs ici, c’est la boisson » ; « À Saint-Leu tout le monde boit » ; « Ici y a que ça qui compte, on chute tous ». Les acteurs entérinent dans ce domaine, avec une désespérance tragique, le blâme qui les frappe : ils adhèrent alors aux critères extérieurs de jugement et se contemplent impitoyablement. Cette opinion transparaît dans des distinctions ténues qui s’expriment au fil des conversations : chacun se mesure sans grande conviction à l’un de ses voisins qu’il accuse de boire exagérément et de vivre dans l’infamie. Dans son discours, il se sépare de ce dernier. Ces tentatives de différenciation restent précaires et passagères, personne n’en est dupe et elles n’influent pas sur les relations concrètes.

9L’alcoolisme scelle profondément l’appartenance des habitants à une même collectivité : il est l’autre versant du processus de déchéance et d’enfermement dans la reproduction d’une condition misérable, que le groupe exalte au plan idéel et qui donne matière à des diatribes passionnées. L’indignité que véhicule l’alcoolisme apparaît dans cette optique, au sens propre du terme sociale : c’est une marque centrale du statut et de la position occupée dans les stratifications de la société : il corrobore de façon cruelle la conscience qu’ont les acteurs d’être tombé dans un abîme social, ce marais qu’est Saint-Leu géographiquement le point le plus bas de la ville. Étroitement associé dans les mentalités à la misère, il est de surcroît concrètement vécu comme une attitude héritée et transmise de génération en génération, attitude qui fait alors corps avec le classement auquel on a été assigné, et duquel il serait chimérique de tenter de se dégager.

10Signe indélébile d’exclusion sociale, signe puissant de reconnaissance, l’alcoolisme contribue à façonner au sein du quartier une unité symbolique qui, en cette matière, se bâtit dans l’abjection, tant personnelle que collective. On le désigne alors pudiquement par des gestes ou des locutions floues : « ça » ; on le nomme rarement. On boit souvent jusqu’à l’inconscience, comportement qui est estimé comme un exploit et qui suscite 1’émulation. La quantité d’alcool absorbée donne lieu à des surenchères périlleuses qui peuvent entraîner des états comateux. Dans leurs manières de boire, les habitants semblent fascinés par l’oubli et la perte de soi, et finalement par un avilissement dans lequel ils éprouvent positivement leur consensus ; lorsque l’abandon atteint son sommet dans des scènes de débauche collective et que les individus se retrouvent privés de la maîtrise de leurs fonctions biologiques, la dégradation personnelle est insoutenable et, dans son exhibition partagée, – elle exhume et arbore aux yeux de tous l’état social du groupe : survivant à l’aide d’un passé mythique et éblouis par leur absence d’avenir, les acteurs, hypnotisés par leur ignominie, s’épuisent dans une consommation effrénée d’alcool dont la finalité les réassure collectivement du terme d’une destinée commune, de l’arrêt sans appel de trajectoires qui ont échoué dans le quartier : on ne quitte en effet que très rarement Saint-Leu, qui se présente comme la dernière étape d’un itinéraire descendant. Ainsi, de l’aveu même des habitants, on meurt beaucoup de « ça » à Saint-Leu : cirrhoses qui achèvent la vie à 50, 55 ans. On fait une quête traditionnelle lors d’un tel évènement et on évoque sans commentaires ces disparitions brutales. On rattache d’ailleurs facilement des états maladifs divers ou des « accidents » – comme glisser dans un canal en remplissant un seau d’eau à la fontaine – à un excès d’alcool ; on ne s’en plaint pas et on attend d’être guéri spontanément ou plus simplement de disparaître.

11A un niveau supérieur, l’alcoolisme cimente donc – dans la vie et dans la mort – l’entre-soi des habitants, fondé sur leur expulsion des hiérarchies instituées et de façon plus sensible, sur le franchissement sans retour de frontières acceptées : la communauté résidentielle est ainsi submergée par une négativité qui s’avère la seule matrice où son existence puisse s’affirmer pleinement. À un niveau inférieur, l’alcoolisme exacerbe les discordes, aussi fugitives que fréquentes, envenime les différends, et les rixes prennent vite des proportions considérables. Sous l’empire de l’alcool, on tue d’autant plus aisément qu’inintentionnellement : la mort survient sous l’effet du hasard, de coups fortuits, dans des bagarres dont on a oublié la raison ; ces raisons ont souvent été minimes : les individus montrent en effet une vulnérabilité extrême à l’humiliation. Ils répondent instantanément à ce qu’ils ressentent comme une injure ; ces conduites qui renvoient encore à la négation sociale dont elles découlent en partie, à un excès d’alcool, provoquent des échauffourées aussi innombrables qu’imprévisibles et dangereuses. La prison attend le meurtrier inconscient et bouleversé : accusé de crime, sans jamais l’avoir réellement voulu, il se débattra pour le reste de ses jours avec cette imputation, sans pouvoir lui-même trancher de ses actes, lors d’un moment d’effondrement. Ainsi un vieil homme, qui fut incarcéré douze ans pour le meurtre de sa compagne, hésitait encore lorsqu’il racontait cet « incident » : il était tellement « saoul ». Néanmoins il avait purgé sa peine et se percevait ainsi lavé de cette sombre histoire à laquelle il ne supportait pas la moindre allusion de la part de ses voisins.

12Vivre à Saint-Leu, être infortuné, issu d’une lignée dévastée de parias, boire, ne sont ainsi que des facettes différentes d’une même réalité dont l’emblème serait la condamnation sociale ; ainsi naît-on avec des convulsions qu’on croit engendrées par l’alcoolisme des parents ou encore, selon une équivalence éprouvée, par la misère, cette catégorie qui résume à elle seule l’ensemble de la vision qu’on s’est forgée de sa vie et de celle de ses congénères. Ces convulsions sont l’empreinte indélébile d’un décret social qui fixe à chacun sa place. Dans ce contexte, il apparaît très difficile d’échapper à cette place et on comprend aisément que, pour s’arracher à la communauté qui entoure et enlace si étroitement chacun de ses membres, il faille faire des efforts extraordinaires : parmi ceux-ci, rompre avec la boisson se présente comme un des premiers, dans la mesure où il est, à lui seul, le symptôme insigne de la volonté d’une autre situation. Ainsi, ne plus boire, fuir le quartier, intégrer un itinéraire ascensionnel, s’inscrire dans le travail salarié vont-ils de pair. Face à l’un de leurs voisins qui paraît animé de telles velléités, les habitants ne s’y trompent pas : ils désapprouvent ostensiblement le refus d’une convivialité qui se ressource continuellement dans l’échange d’alcool, dénonçant la dépression inquiétante et la solitude nuisible de celui qui témoigne d’une séparation progressive avec le groupe. Railleries et sollicitations diverses alterneront pour faire céder le récalcitrant qui offre la figure d’une sorte de trahison sociale ; ne plus boire reviendrait en effet à souhaiter une promotion, le plus souvent symbolique, et, par là même, à transgresser les règles de formation du groupe, replié sur une répétition sociale la fois chaleureuse et létale. Peu d’habitants se sentent, de fait, prêts à affronter une telle réprobation collective, et ce, d’autant moins qu’ils sont peu sûrs de réussir dans ce monde extérieur antinomique auquel ils sont si peu préparés, s’y présentant désarmés et « salis » par l’alcool.

13Dans tous les cas, thème obsédant de discours pléthoriques, l’alcool insère notamment dans les méandres d’une répulsion ambiguë : d’un côté, la collectivité résidentielle – imbibée de boissons alcoolisées – proclame dans un défi funèbre la honte d’elle-même qui l’assaille et qu’elle transmue en titre de gloire destructeur ; « faut pas avoir honte » entend-on rituellement tandis que la honte étouffe dans le même moment le locuteur. De l’autre des acteurs chancelants s’évertuent d’afficher face à l’alcool un dégoût physique et de rejeter au plus loin cette partie sociale d’eux-mêmes dans laquelle ils discernent le socle immuable de leur existence.

14Au cœur de toute visée ascensionnelle qu’il est supposé pouvoir déchirer subrepticement et faire avorter, l’alcool est donc doté, dans les conceptions endogènes, d’une efficacité redoutable. Son influence serait prépondérante et à la fois d’autant plus diffuse qu’elle se répandrait dans tous les domaines de la vie personnelle. Lutter contre une telle force fantomatique et englobante s’apparenterait à une errance angoissante, balisée par les repères très contradictoires et définitivement flous de l’indignité et de la dignité : le groupe retire en effet malencontreusement sa dignité de l’indignité dans laquelle il s’enlise sous l’effet d’une attirance quotidienne indomptable.

15Le fait qu’environ la moitié des habitants soient nés dans le quartier des usines dans lesquelles leurs parents avaient travaillé, que d’autre part une endogamie importante régnât, nourrissaient concrètement cet enracinement qui prenait alors la forme d’attaches globales. Être lié au quartier, c’était être aussi littéralement enchaîné à l’alcool et esclave d’une micro-histoire toujours réinventée.

Monique Selim
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/12/2017
https://doi.org/10.3917/chime.091.0222
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