CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« L’amour n’est pas concevable sans amants. »
E. P. Thompson., La Formation de la classe ouvrière anglaise

Sentir

1Dans « La spirale », le récit qui clôt la singulière suite d’histoires de Cosmicomics[1], Italo Calvino nous fait participer au voyage statique d’un mollusque à travers 700 millions d’années. Être informe accroché à son rocher, encore sans coquille, on assiste à la transformation du futur gastéropode faisant advenir la merveilleuse spirale de son enveloppe calcaire colorée. Son point de vue de mollusque se construit à partir du magma de sensations produit par le milieu marin, le va-et-vient des vagues sur cet organisme encore si peu organisé (se limitant à un anus et une bouche, absorbant et expulsant dans un rythme nonchalant le liquide qui transporte des microorganismes) : « Je n’avais pas de forme, c’est-à-dire que je ne savais pas que j’en avais, ou, si vous voulez, je ne savais pas qu’on pût en avoir une. Je grandissais en somme par tous les côtés, au hasard ».

2Donc un moi qui advient par sympathie sensitive avec un milieu. Un moi qui est pure individuation. Et c’est l’aspect comique de ce point de vue cosmique que doit traduire dans le langage un autre être individué qui s’appelle Calvino, les pensées et les rêveries possibles d’un être sans pensée, car sans cerveau pour organiser la pensée à l’âge des premières sensations d’un mollusque « grandissant de tous les côtés ».

3Le mollusque qui nous informe de ses émois, se nomme lui-même célibataire ; on pourrait dire qu’il est un bel exemple d’autopoïèsis. Mais l’histoire prend un tour palpitant au moment où d’étranges communications débutent avec un autre existant semblablement asexué qui vont produire un processus de sexuation générique des êtres mollusques (la reconnaissance d’un mollusque autre et la relation entre mollusques semblablement singuliers et coalescents avec leur milieu). Comment s’opère ce processus de co-individuation ? Toujours à travers la transmission de vibrations par l’élément marin, puis l’émission de substances discriminables, puis la surprenante sécrétion calcaire formant la coquille qui enferme le corps du mollusque pour attirer l’attention. Et enfin, le saut vers une coquille de mollusque qui, au bout du conte cosmologique, fait advenir l’œil chez d’autres êtres susceptibles de regarder le merveilleux exosquelette. Car, comme le dit le mollusque lui-même : « la coquille ainsi était en mesure de produire des images visuelles de coquilles, qui sont des choses très semblables – pour autant qu’on le sache – à la coquille elle-même, sauf que tandis que la coquille est ici, elles, se forment par ailleurs, et par exemple sur une rétine ».

4Et que faire de la capacité à « émettre ou à refléter des vibrations lumineuses dans un ordre distinct et reconnaissable » ? Captiver un autre être contraint, ou aspirant (qui pourrait le dire ?), à développer un organe accueillant la beauté de la forme et des couleurs irisées de la coquille : l’œil et un système compliqué qui aboutit à un encéphale chez d’autres êtres de nature.

5Le récit nous transporte finalement sur une plage à la fin des années 1960, avec des baigneurs et des baigneuses se regardant, joyeux, des seiches aux yeux globuleux, des crevettes avec leurs yeux saillants et pédonculés, des goélands aux yeux inexpressifs, un capitaine au long cours fixant de son regard peut-être mélancolique l’horizon et celui du vendeur de glaces sur sa motocyclette scrutant de possibles clients sur la plage : « Tous ces yeux étaient les miens. C’est moi qui les avais rendus possibles : j’avais eu le rôle actif […]. Et au fond de chacun de ces yeux j’habitais, ou, si vous voulez, un autre moi-même y logeait, une de mes images, et elle se rencontrait avec son image à elle (la coquille), la plus fidèle de ses images à elle, dans l’outre-monde qui s’ouvre en traversant la sphère semi-liquide des iris, le noir des pupilles, le palais des glaces des rétines, dans notre véritable élément qui s’étend sans rives ni frontières ».

Accordages

6On peut trouver une belle isomorphie avec cette manière de « grandir de tous les côtés » dans un autre récit, celui de D. Stern dans Le Journal d’un bébé[2]. On en retiendra principalement que pour saisir l’émergence des expériences premières il procède par une approche éthologique. Saisir ce qu’il appelle le sentiment de soi en devenir, en tant que sentiment de coappartenance relationnelle entre l’enfant, d’autres êtres et des choses, suppose « apprendre de l’enfant le sens que revêt son expérience » [3], en faisant partie d’une situation commune. Ce récit est une tentative de construction du point de vue d’un nourrisson, par empathie sensitive avec son milieu, à partir de l’observation des expériences de co-individuation entre l’adulte et l’enfant. L’observation elle-même est processus. Elle ne peut échapper en tant que telle aux accordages multiples et amodaux qui font advenir la relation entre l’enfant et l’observateur, de la même manière qu’elle advient entre celui-là et ses parents. Il y a là une mise en tension entre un artefact théorique et ce qui doit être observé. Car s’il s’agit avant tout d’apprendre à regarder, à percevoir et à sentir, c’est qu’être affecté par la situation singulière de l’observation est la seule manière de comprendre – et ce « comprendre » ne peut avoir lieu sans « faire comprendre que l’on comprend ». Il ne s’agit pas seulement d’une apologie de l’empathie mais d’une prolongation du renouveau épistémologique qui veut que l’individuation du nourrisson (et la possibilité de la rendre intelligible à d’autres que lui) est conditionnée par l’engagement dans une situation qui devient commune, entre l’enfant, l’adulte et l’observateur (ou le psychothérapeute). Bien entendu, on est loin d’une « re-présentation » de l’enfant comme proto-sujet surgissant du magma de l’indifférencié (fusion, « toute puissance narcissique », intolérance à la frustration, clivage, morcèlement, fantasmes primordiaux, psychose originaire…) et advenant par la grâce d’une différentiation que seul l’enfant plus tard doué de parole nous permet de rendre hypothétique [4] : « Les enfants (infantes) ne peuvent savoir ce qu’ils ne savent pas, ni qu’ils ne savent pas. […]. Si on ne réifie pas l’indifférenciation, en tant qu’attribut de l’expérience subjective de l’enfant, la situation apparaît toute différente (pour l’observateur). Bien des expériences subjectives existent, avec ce qui peut, pour l’enfant, être une clarté et une vivacité très précises. Le manque de relation entre ces expériences n’est pas remarqué » [5].

7Subjectivation donc plutôt que Sujet. Comme le dit David Lapoujade à propos de l’événement, sitôt qu’on se donne un sujet « fondateur et constituant », il faut en sortir, si on veut saisir l’avènement de l’expérience non séparée de la réalité. C’est de la prison du sujet Un et de sa division instituante dont il faut sortir. Celle qui déclare la préexistence de l’unité contenant virtuellement sa division (entre le sujet et l’objet, ou encore au sein du sujet clivé dans son rapport à lui-même). On pourra parler alors plutôt d’unités de consistance là où les parties s’entretiennent entre elles par adhérence : « On dira par exemple que la lumière tient par les yeux et par la photosynthèse des végétaux ; inversement les végétaux tiennent par la lumière. Il y a donc unité dans ce sens, mais c’est tout. Toute transcendance est ainsi récusée puisque les parties ne sont plus unifiées par une rationalité supérieure – point de vue tout extérieur ; elles s’entretiennent ensemble. Chaque chose que l’on essayera de prélever viendra avec son halo de connexions, sa région » [6].

Être-Sujet ?

8On peut difficilement ne pas mettre en contraste les hypothèses de Stern avec celles, qui ne se prétendent pas telles, concernant l’enfant psychanalytique, en particulier l’édifiante fable lacanienne portant sur l’accession du sujet Un, irrémédiablement clivé, contre la fragmentation psychotique des origines. Ce serait l’imago spéculaire (et purement spéculative) qui ferait de l’être narcissique, succédant à celui morcelé des origines, l’Un de l’Autre, ouvrant à la symbolisation de l’expérience, et qui est toujours absence à soi dans son rapport d’altérité. Position purement déclarative d’un sujet réflexif, enfant furieusement dialectique. Que le théorème lacanien ait pu si longtemps s’ériger en dogme anthropologique, universel, anhistorique, n’est peut-être, comme le souligne Sloterdijk [7], qu’une projection « extravagante » et parodique de la doctrine gnostique prônant l’ordre du Sujet par la connaissance de soi. « Je me vois me voir » : sujet de la re-présentation dans un hors de soi qui ne trouve son ancrage que dans l’Autre qui permet le discours sur soi. Et cet autre n’est au bout du compte que le bon vieux sujet réflexif projeté dans l’acte de parole théorique. « Le moi lacanien est le moi en tant qu’il se théorise, jamais le moi en tant qu’il “ se ” sent ou “ s ”’éprouve » [8]. On pourrait dire par contraste que le moi sternien est un moi avant tout sensitif et de position.

9On est loin du rapport au réel, le lieu à chaque fois singulier de la production des processus de subjectivation des humains en tant qu’ils sont des êtres de relation (une éthopoïétique). Seule une pensée de la fondation permet de mettre ainsi à distance la relation productive. Cette étrange séparation entre les termes de la relation suppose la forclusion de la co-individuation qui est toujours la mise en jeu de mondes hétérogènes.

10Que seul le Symbolique et sa Loi instituant l’humanisation, conjurant les mirages de l’imaginaire et les rapports à un réel impossible, puissent sauver le sujet, est une étrange manière de faire persister le pouvoir de définir la machine anthropologique par séparation [9].

Ensimismado

11« Socrate déjà évoquait dans Phèdre […] : est-ce qu’il faut choisir plutôt la connaissance des arbres ou la connaissance des hommes ? ». On sait quel fut son choix. Michel Foucault inscrit cette interrogation [10] dans la constitution d’un rapport de soi à soi en tant qu’expérience spécifique de la tradition occidentale.

12L’expérience d’un rapport de soi à soi, que le sujet peut éprouver par lui-même (« connais-toi toi-même »), ou attribuer aux autres, est guidée par un souci de connaissance, ou du dire-vrai, lié à la pratique du sujet sous le mode de retour à soi ou de conversion à soi (qui est aussi un autogouvernement) : « détourner son regard et son attention des autres pour les rapporter sur soi » (ici Foucault fait référence à Plutarque et Marc Aurèle).

13Mais c’est dans la lignée des philosophes cyniques (Démétrios) que Foucault introduit une complication qui intéresse particulièrement une politique décentrée du sujet. Il nous dit : à l’encontre de la connaissance par les causes et les conséquences se pose à l’homme la question de la connaissance de ce qui est utile. Et c’est d’abord, pour Démétrios, que le monde est un habitat commun où les hommes sont réunis pour se constituer en communauté.

14Il ne s’agit donc pas de remplacer les secrets de la Nature par les secrets de la conscience. Il ne s’agit pas d’un examen de conscience mais de mettre à la question le monde : les autres hommes, les dieux, les choses, etc. : « C’est d’une autre modalité de savoir, que parle Démétrius […]. Et bien, je crois que l’on pourrait l’appeler tout simplement un mode de savoir relationnel, parce que ce qu’il s’agit de prendre en compte maintenant, quand on considère les dieux, les autres hommes, le kosmos, le monde, etc., c’est la relation entre […] les choses du monde, et puis nous ».

15C’est dans ce rapport qu’un autre savoir que celui des causes des choses extérieures ou celui de l’examen de soi pourra se déployer. Ce qu’il faut connaître ce sont les modes de relation du sujet, ses manières de faire dans cet habitat « commun » (un éthos). Les transformations qui vont s’opérer pour le sujet constituent ce qu’il appelle une éthopoïétique : des manières d’habiter et de rendre habitable le monde qui sont aussi une connaissance de soi. On peut dire alors qu’il y a un savoir utile, par rapport à un savoir inutile, ornemental, sans effets pour l’être dans le monde. « Vous voyez par conséquent que cette critique du savoir inutile ne nous renvoie pas du tout à la valorisation d’un autre savoir ayant un autre contenu, et qui serait la connaissance de nous-mêmes et de notre intérieur […]. La connaissance de soi n’est donc pas du tout, à ce niveau au moins, sur la voie de devenir ce déchiffrement des arcanes de la conscience, cette exégèse de soi qu’on verra se développer par la suite, et dans le christianisme ». Et au-delà. Pour Foucault, une éthique du sujet doit s’articuler à une subjectivation éthopoïétique.

16En espagnol, il y a un mot difficilement traduisible en français, ensimismado, dont la voix passive provient de « soi-même » (si mismo), et dont on peut faire dériver le verbe substantivé ensimismamiento : on pourrait dire l’action de s’absorber en soi-même, « s’en soi-mêmer ».

17Ce mot pourrait refléter un des traits subjectifs dominants promus par nos traditions thérapeutiques. Or, en tant que thérapeute depuis plus de vingt ans, j’ai pu découvrir d’autres modes de subjectivation dans des espaces hybrides de nos sociétés du capitalisme avancé : chez des migrants, par exemple, transportant des mondes peuplés de divinités, d’esprits, d’ancêtres, de morts. Un enchevêtrement de mondes relationnels, convoquant d’autres êtres de relation que les humains, et engageant des médiations multiples qui font communauté. Mais, au fond, on pourrait dire de même des usagers des drogues, si on ne réduit pas leurs attachements aux substances psychoactives à des signes exclusifs de leur statut de malades ou de déviants. Ou des « entendeurs de voix » refusant les matrices psychopathologiques de la clinique des psychoses et s’organisant en groupes d’autosupport pour faire peut-être exister les êtres des voix qu’ils entendent. Ce ne sont là que des exemples de l’émergence possible de nouvelles communautés (thérapeutiques) transindividuelles.

18Ce sont les expériences de mise en rapport des différences entre des êtres, humains et non-humains, qui nous engagent dans un processus de composition collectif : tout processus de collectivisation se compose de rapports entre des humains, des animaux, des plantes, des formations géologiques, des morts, des êtres d’une autre nature ; de pratiques de composition entre des mondes qui se constituent dans la confiance portée à la communauté. Dans la relation, il y a toujours une extériorité aux termes qui sont en rapport. Elle en est son supplément, là où émergent les milieux singuliers habités par des êtres et des choses qui font communauté.

Quelque part

19Il est de bon ton aujourd’hui d’opposer les thérapeutiques comportementales des militants de l’économie, obsédés par la réadaptation et l’évaluation normative, à la psychanalyse en tant qu’elle serait le dernier rempart à la dissolution de la « tragique expérience » de l’incommensurable Sujet. Mais entre le culte obsessionnel de soi promu par la psychanalyse et les matrices cybernétiques des modélisations cognitivo-comportementalistes de l’individu hyper-compétent, le problème reste le même : l’exclusion de la communauté qui surgit dans l’entre-deux de la relation. Et la prétention de la Théorie à régler son compte au devenir de la relation (à commencer par la relation entre le thérapeute et son patient). Il faut trouver une troisième voie. Celle de la multiplicité. Et elle est politique.

20Je ne peux que répéter ce que j’ai déjà dit ailleurs : le petit secret angoissant du psychothérapeute, aujourd’hui largement éventé, c’est qu’il ne sait faire faire que ce que la relation lui fait faire.

21S’il faut parler du soin, il faut partir de quelque part. Il faut situer le soin. Malgré le mépris dont le mot « empathie » a pu faire l’objet, il me semble qu’il conviendrait de mettre au premier plan la riche ambiguïté sémantique de ce « ressenti de l’intérieur » qui dénote la capacité à se projeter dans un être qui habite un lieu. Nous sommes alors dans une inversion des rôles entre le thérapeute et son patient : c’est le dernier qui entraîne le premier vers un ressenti. Et c’est au premier de trouver les moyens de faire comprendre qu’il a « compris », la compréhension devenant ainsi un ressenti commun. On pourrait dire qu’il s’agit alors d’un processus de co-individuation. Prendre soin, c’est faire sentir que l’on a senti, percevoir, avoir des visions, que l’on peut affecter et qui nous affectent, vers un dehors où d’autres êtres nous attendent.

22Ce qui m’importe ici, c’est de dessiner les rapports entre soin et milieu. Il faut prendre au sérieux l’hypothèse guattarienne de l’hétérogénèse comme processus de subjectivation, dans laquelle « sens » et effet sont indissociables d’un milieu que Guattari appelle machinique, par opposition aux Signifiants totalisants qui prétendent surcoder tous les domaines d’expressivité des reconversions ontologiques [11].

23Dans le soin, on ne soigne pas des sujets mais des relations. Des relations qui nous engagent au sens où elles s’agencent dans des milieux auxquels nous appartenons. Un milieu peut devenir un lieu : l’artifice volontariste qui nous sert à institutionnaliser un espace singulier de relations pour la communauté.

Les autres des autres

24Chez les Huni Kuin [12], habitants de la forêt amazonienne à la frontière du Pérou et du Brésil (que la tradition ethnographique appelle aussi des kashinawa,), le rapport entre soi et l’Autre est une trame de relations qui se constitue à chaque fois dans des localisations cosmologiques singulières empêchant toute idée d’humanité abstraite. Car, penser l’Autre de Soi chez les Huni Kuin exige des déclinaisons qui sont autant de topologies existentielles situées quelque part. Difficile de résumer les domaines de soi et d’altérité qui constituent la spécificité de l’identité Huni Kuin. Mais les auteurs établissent au moins deux polarités (car leur identité s’établit plutôt par polarisations, ou domaines, que par des clivages structurels). Il y a d’une part le Soi (Kuin) et l’Autre (Bemakia). Mais aussi le non-Soi (Kuinman) et le non-Autre (Kayabi).

25Il y a les rapports de Soi à l’Autre, tissant l’intériorité de la communauté Huni Kuin, leur identité. Ce sont les « autres » des alliances possibles, eux-mêmes pluriels : divisions par moitiés totémiques, divisées à leur tour par le genre, la génération, etc., qui redéfinissent constamment l’identité comme totalité une de l’intériorité de la communauté. Ce « nous » collectif ne se définit pas uniquement par un système de parenté, lequel n’est qu’un des sous-systèmes du monde relationnel Huni Kuin mais encore, et plus fondamentalement, par d’autres rapports situés constituant des topologies existentielles (rapports village/forêt, peuplés d’objets et d’êtres autres – animaux, plantes – qui les habitent, rapports avec les esprits et les morts impliquant d’autres.

26Et il y a une deuxième conception de l’Autre. Si la première était celle du dedans où s’établissait l’opposition et la complémentarité nécessaire pour établir un nous collectif, dans la deuxième, la catégorie Kuinman (le non-soi) recouvre les étrangers, exclus des alliances possibles (mais pas forcément des échanges) : les autres Indiens, les Incas dans le passé, les Blancs ou les métis d’aujourd’hui. Mais il faut remarquer encore une dernière catégorie, sur un plan hétérogène : celle des non-Autres, (Kayabi), qui sans être Soi, ne sont pas pour autant des Autres. Il s’agit d’êtres dont la particularité est de se situer dans des zones intermédiaires mettant en péril l’unité du soi de la communauté, renvoyant à l’image de la mutation (« on ne devient jamais Autre, on ne peut que se perdre en tant que Soi ») : animaux, esprits, morts, eux-mêmes en interaction.

27Ce sont ces zones d’indistinction (où des passages dangereux peuvent avoir lieu, en tant qu’on risque d’être pris dans des métamorphoses pouvant conduire à l’exclusion de la communauté) qui rendent plus adéquate une conception par multi-polarisation que par binarisation structurale.

28Ce qu’il m’importe de souligner, au-delà de la complexité des articulations entre les différents existants, c’est le caractère d’abord d’indétermination ontologique plutôt que de négativité. Ce qui est à remarquer, c’est l’existence des zones d’incertitude (et donc aussi des complexes transitions possibles) entre les êtres et leurs mondes, où s’effectuent des périlleuses transformations des modes d’existence. Ces transitions sont maîtrisées (avec des grandes précautions) par des opérateurs : rituels de chasse, gestes du chamane, les uns et les autres facilités parfois par le recours à la substance nishi pae (connue universellement par le mot péruvien ayahuaska : décoction hallucinogène) qui facilite les passages et les retours.

29Les Huni Kuin nous introduisent ainsi à des rapports d’altérité qui ne scotomisent pas les mondes des « autres » au nom d’une métaphysique de l’Autre inassignable. Il n’est alors plus besoin d’une humanité définie par le grand Autre, le lieu conceptuel du négatif d’un Sujet sans lieu faisant surgir le Même. L’émergence d’un tel sujet est concomitante à un long processus de dépeuplement du monde de la variété infinie de ses êtres « autres » qui rendent possible la constitution des collectifs singuliers.

30On peut dire que notre multiculturalisme se soutient d’un monisme ontologique : il y a un seul Être au travers des variantes contingentes des cultures humaines (comme il n’y a qu’une seule Nature vouée à être « déchiffrée » par nos sciences). Viveiros de Castro nous montre que, tout autrement, le perspectivisme cosmologique amérindien nous invite à penser le multinaturalisme [13] : il y a des natures diverses en fonction des perspectives ouvertes par des corps ontologiquement différents, qui toutes se ramènent à des formes de vie sociale comparables. C’est-à-dire : tous les corps ont des âmes (des esprits) en mesure de se mettre singulièrement en relation, dans des lieux donnés. Les corps agissent alors comme « marqueurs » de la singularité des lieux de l’existence : de leur nature. Toute la question est alors celle des passages entre les lieux des êtres, les transformations que suppose la mise en relation des êtres multiples.

31Si le relativisme multiculturel suppose une diversité de représentations subjectives portant sur un seul monde naturel, les Amérindiens conçoivent, au contraire, une seule culture et des multiples natures. Tout être est « capable » de culture, car tous les êtres ont un esprit capable d’occuper un point de vue. Le point de vue est « une puissance de l’âme ». La question réside dans la différence entre les êtres (Viveiros de Castro convoque ici Deleuze en amérindien : un point de vue n’est que différence). Et la différence ne se trouve pas dans l’âme : elle réside dans les corps. Les animaux voient des choses de la même façon que nous, mais des choses différentes car leurs corps sont différents. « Ce que je nomme des “corps ” n’est […] pas un synonyme de physiologie distinctive ou de morphologie fixe : c’est un ensemble d’affections ou de façons d’être qui constituent un habitus. Entre la subjectivité formelle des âmes et la matérialité substantielle des organismes, il existe un plan intermédiaire qui est le corps en tant que faisceau d’affections et de capacités, et qui est à l’origine des perspectives ».

Habiter la politique

32Nous sommes de plus en plus nombreux à nous accorder sur la nécessité d’une politique qui repense la notion d’autonomie depuis la problématisation des interdépendances entre des humains et des non-humains, de leurs milieux. Contre les médiations étatico-capitalistes qui font monde, il faut faire l’hypothèse que le concept d’expropriation du vivant est, encore plus fondamentalement que celui de l’exploitation du travail, ce qui doit nous amener à une « ré-encorporation » comme axe de la politique. La violence de l’expropriation est au cœur de l’accumulation capitaliste : depuis les enclosures des communaux à la fin du xvie siècle en Angleterre jusqu’à la brevétisation du vivant et la capture de la coopération sociale aujourd’hui. Il ne s’agit pas de sous-estimer le conflit de classes au sein de l’appareil de production (la politique est toujours division, ligne de partage, institution d’un camp ennemi) mais de prendre acte que penser le post-capitalisme nous invite à penser les mondes des relations de l’autonomie collective. Ce qui fait communauté, y compris en tant que processus d’« encapacitation », est à mettre en rapport avec une manière de sortir d’une pensée politique qui ne « pense » que les rapports entre des humains pour aboutir à l’abstraction d’un sujet politique. La lutte contre les divisions (de classe) doit être indissociable des processus de singularisation (des luttes pour la différence qui permettent de penser la composition de la classe antagoniste). Et si se défaire du sujet idéal de l’économie voulait dire aussi se dégager d’une tradition du Sujet comme machine anthropologique nous excluant de nos milieux ? Il faut peut-être prendre acte que le premier est, généalogiquement, inséparable du second.

33L’autonomie du commun exige peut-être une hétéronomie : l’éternel retour de la différence. Il n’y a pas, il ne saurait y avoir, un seul monde de l’autonomie mais des mondes à composer. La réappropriation collective d’une nouvelle politique ne peut être qu’une cosmopolitique : prendre soin de la communauté, c’est prendre soin de la composition de mondes plus qu’humains. Comme le dit Viveiros de Castro, il y a plus de mondes dans le ciel et dans la terre que n’en rêve notre anthropologie [14]. Des mondes que notre tradition politique nous a appris à négliger.

Notes

  • [*]
    Psychologue, auteur de En finir avec le capitalisme thérapeutique. Soin, politique et communauté, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2011.
  • [1]
    I. Calvino, Cosmicomics, Seuil, 1968, p. 139-153.
  • [2]
    D. Stern, Le Journal d’un bébé, Odile Jacob, 2004.
  • [3]
    L. Chertok, I. Stengers, Le Cœur et la Raison. L’hypnose en question, de Lavoisier à Lacan, Payot, 1989, p. 149.
  • [4]
    Stern n’évoque plus la notion de stades de développement mais celle de domaines multiples et imbriqués par coalescence.
  • [5]
    D. Stern, Le Monde interpersonnel du nourrisson, cité par L. Chertok et I. Stengers, op. cit., p. 151.
  • [6]
    D. Lapoujade, William James, Empirisme et pragmatisme, Les empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2007, p. 36-37 et p. 87.
  • [7]
    P. Sloterdijk, Bulles. Sphères I, Pauvert-Fayard, 2002, p. 585.
  • [8]
    M. Borch-Jacobsen, Lacan. Le maître absolu, Champs/Flammarion, p. 77.
  • [9]
    M. Combes, La Vie inséparée. Vie et sujet au temps de la biopolitique, Dittmar, 2011.
  • [10]
    M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, Hautes Études, Seuil, p. 220-235.
  • [11]
    F. Guattari, « L’hétérogénèse machinique » in revue Chimères, n° 11.
  • [12]
    P. Deshayes, B. Keifenheim, Penser l’Autre chez les Indiens Huni Kuin de l’Amazonie, L’Harmattan, 1994.
  • [13]
    E. Viveiros de Castro, « Les pronoms cosmologiques et le perspectivisme amérindien ». In Gilles Deleuze, une vie philosophique, E. Alliez [dir.], Les Empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 431-447.
  • [14]
    E. Viveiros de Castro. Métaphysiques cannibales, PUF, 2009. En ligne
Josep Rafanell I Orra [*]
  • [*]
    Psychologue, auteur de En finir avec le capitalisme thérapeutique. Soin, politique et communauté, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2011.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/02/2013
https://doi.org/10.3917/chime.078.0145
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