CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Nichée dans une périphérie de Canton, dans une zone boisée avec encore quelques friches, l’école a été installée dans un ancien bâtiment rénové entouré d’un jardin. Des peintures claires et lumineuses recouvrent les murs et une atmosphère campagnarde tout à fait étrange règne ; à côté, un restaurant d’État en bois sur pilotis accueille sa clientèle dans le calme. À l’horizon les tours des condominiums voisins cernent l’îlot. Non enregistrée auprès des services publics d’éducation, c’est-à-dire toujours illégale après quelques années d’existence assez chaotique, l’école accueille une trentaine d’enfants qui coûtent fort cher à leurs parents. Déploré par tous puisqu’il équivaut devant les autorités à ne pas scolariser son enfant et à être donc en faute [1], ce statut précaire de l’école n’entame cependant en rien la passion des parents pour sa consolidation et sa croissance. Pas plus d’ailleurs que ne les découragent l’opacité de la comptabilité de l’école, la confusion des postures, (des enseignants étant aussi des parents), et les rivalités de personnes pour se hisser dans l’échelle hiérarchique jusqu’à « professeur principal ».

2C’est sur Internet que les parents ont découvert d’autres voies pédagogiques et beaucoup d’entre eux ont antérieurement participé à Canton à l’édification d’une crèche et d’une école primaire de type Montessori. L’expérience, effectuée dans deux groupes différents de quelques enfants réunis dans des appartements, a connu des divisions et des déchirements mais s’est ultérieurement fondue dans l’école Steiner.

3Enregistré auprès des services publics à Chengdu depuis 2004, un établissement scolaire allant du jardin d’enfant à l’école secondaire fonctionne aussi comme centre de formation à la pédagogie Steiner. Les parents de Canton s’y sont rendus, y ont suivi des cours et l’ont constitué en référence constante dans leur cheminement et leurs hésitations. L’école cantonaise reçoit des visites régulières de responsables de fédérations et d’associations internationales soutenant le développement de par le monde de la pédagogie Steiner et accueille des volontaires venant de tous pays. Mais l’école cantonaise semble en Chine relativement isolée et des parents se plaignent de l’absence de coopération avec les Pékinois qui auraient monté une dizaine d’écoles.

4Selon les parents rencontrés, un mécontentement monte aujourd’hui face au système scolaire public comme privé en Chine, en raison tout d’abord de l’énorme pression exercée sur l’enfant pour l’obtention d’une réussite d’excellence dans un contexte de compétition engendrant une souffrance tangible. C’est Summerhill et ses « libres enfants » qui peuplent l’idéal des parents dans leur majorité. Certains ont même pensé envoyer leur enfant dans le fameux établissement anglais.

5Liberté absolue, absence d’autorité sont les maîtres mots de cet imaginaire éducatif tant convoité qui résonne comme l’antithèse radicale du modèle sociétal, politique, familial et pédagogique régnant en Chine.

Une initiative de femmes

6Il aurait été improbable, quelques années auparavant, que ce couple de fonctionnaires des impôts d’environ 35 ans, tous les deux membres du parti, propriétaires de leur résidence dans une ville industrielle du Guandong et d’une voiture de 22?000 euros, parents d’un fils de 9 ans, bref incarnant une réussite professionnelle, sociale et symbolique, dévie de son chemin confortable tout tracé. Nous retrouvons Bao installée avec son fils dans une maison d’un condominium huppé de la périphérie de Guangzhou et son mari, resté dans l’ancien appartement et faisant l’aller et retour tous les week-ends. Bao a quitté son emploi pour venir se loger près de l’école Steiner où elle et son mari ont décidé de scolariser leur fils. Ce scénario apparaît banal parmi les parents de l’école qui viennent de différentes villes?: les couples se sont volontairement scindés, les femmes ont tout abandonné pour se rapprocher de l’école et se consacrer à l’éducation de l’enfant, les hommes ont été astreints à pourvoir à l’ensemble des ressources du ménage. Le coût de cette séparation – outre celui de l’école – est très élevé?: deux habitats dont l’un généralement acheté, mais parfois les deux, souvent deux voitures, des voyages hebdomadaires que le mari de Bao chiffre à 220 euros par semaine, mais comme il l’ajoute?: « Il ne faut pas compter, ce serait une catastrophe pour l’enfant, je suis pour tout dépenser pour son éducation ». Retour au foyer de la femme uniquement mère (le ménage est assuré par une domestique), marginalisation de l’homme strictement réduit à assurer la subsistance, renforcement du lien mère-fils, l’enfant ne dormant presque jamais seul mais prenant la place du père auprès de la mère dans le lit, place qu’il ne cède pas le week-end mais garde entre les deux parents réunis mais à distance, tels sont en quelques lignes les réaménagements des rôles observés dans la petite collectivité de l’école qui se partage entre deux condominiums voisins et se retrouve, pour certains d’entre eux, le week-end à dîner. On remarque alors que hommes et femmes ne se mêlent pas à table, coupés par une ligne imaginaire, que les femmes parlent entre elles des innombrables conflits qui agitent l’école, que les hommes échangent quelques propos sur leur travail, qu’ils payent à tour de rôle pour l’ensemble des participants, que les enfants pour lesquels une petite table a été dressée, couverte de mets, courent de part et d’autre, picorent ce qui leur plaît et s’amusent.

7Revenons à Bao et son mari?: cette fille d’enseignant et de vendeuse de coopérative a épousé son camarade de classe de l’école secondaire contre la volonté de ses parents, qui trouvaient trop « petit » et trop « pauvre » ce fils d’un paysan et d’une ouvrière qui, dit-il, n’avaient pas cherché, comme les autres, à « faire des affaires » à l’ouverture du marché mais avaient investi leurs économies dans les études de leur fils. Les formules usuelles « l’enfant-roi », « l’enfant-dieu », « l’enfant au centre du monde » ou « l’enfant-trésor » selon l’expression chinoise (bao bei hai zi) paraissent faibles lorsqu’on pénètre dans l’univers de Bao et son mari et de leurs amis de l’école. Si les femmes suivent, pourrait-on dire, leur désir, les hommes se laissent envahir par le dégoût de leur microcosme de travail, perdant toute « passion », comme le mari de Bao qui est désormais entièrement tourné sur l’école et la nouvelle vie que son épouse a bâtie, mais rêve toujours de Summerhill. En 2004 tous les deux ont suivi un cours de « développement personnel », qu’il juge proche de ceux qui étaient répandus dans les années 1950 en Occident. S’est enclenchée une réflexion qui les a poussés à remettre en cause leur mode de vie. Bao se rend à plusieurs conférences, dévore des livres, prend connaissance d’une crèche Montessori où elle met leur fils et quitte alors son emploi de fonctionnaire malgré la désapprobation de ses parents. En 2008, elle devient enseignante à l’école Steiner où elle ouvre une classe où est scolarisé son fils, mais ne parvient pas à accéder au titre de « professeur principal » monopolisé par quelques-unes des mères, puisque les parents-enseignants sont tous des femmes. Entre 2008 et 2010 elle déménage trois fois et elle héberge actuellement dans sa maison de trois étages un jeune volontaire allemand venu soutenir l’école. Dans ce parcours chaotique, Bao a dû d’abord convaincre son mari qui, avec beaucoup d’honnêteté, avoue n’avoir éprouvé aucun sentiment pour l’enfant à sa naissance et ne s’être attaché à lui que petit à petit. Mais Bao a surtout réalisé une de ses ambitions de jeunesse en réussissant à devenir enseignante – d’où d’ailleurs son ressentiment de ne pas accéder au statut supérieur dans l’école.

8Avec son allure hippie qui contraste avec celle de son mari, au profil classique de cadre supérieur, Bao est emblématique de la dérive que cristallise l’école Steiner. Comme d’autres mères, elle a découvert les croyances bahaï et se rend avec son fils à un groupe de prières sur lequel son mari a exercé une discrète surveillance pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une secte. Un nuage de mysticisme plane notamment sur le groupe des parents qui s’interroge sur « l’esprit de Steiner » après sa mort. Les parents ont fondé un site Internet sur lequel circulent les informations qu’ils rassemblent?: offres anthroposophiques, eurythmiques, spiritualistes, d’agriculture biologique, etc. La très grande majorité fréquente en outre avec constance le magasin-dépôt d’une petite ONG non enregistrée auprès des services publics de produits « biologiques » (sans pesticides ni OGM ni engrais chimiques) qui est installée dans un village voisin de l’école et des deux condominiums. Un jeune homme très sympathique – outre la vente de savons qu’il fabrique lui-même, de miel, de fruits séchés, etc. – y fait office pour les parents et leurs enfants de « médecin traditionnel ». Adulé par les mères, ce garçon d’environ 27 ans, que nous appellerons Heng, constitue un pôle de définition de l’« autre vie » imaginée, et permet de cerner l’ensemble pratico-idéologique de la petite collectivité?: fuite de la pollution matérielle et mentale, retour à la nature, apaisement méditatif, épanouissement de l’enfant en sont les principaux marqueurs.

9Heng est le fils d’un instituteur contractuel et d’une paysanne qui ont payé 1?000 yuans d’amende pour leur deuxième enfant, une fille. Il a fait des études d’agronomie et s’est spécialisé dans l’agriculture biologique. Il est parti à vélo pour un long voyage d’un an au Tibet et se déclare bouddhiste et végétarien depuis 2008. Il a monté sa petite organisation – qu’il considère comme une entreprise sociale – avec l’aide de subventions d’une fondation de Hong Kong. Il s’agit de revendre les produits de paysans souscrivant aux règles de l’agriculture biologique. Le turn over parmi les paysans – appartenant souvent à des minorités nationales – est néanmoins important. L’ONG a participé aussi à des opérations de diffusion du Biogaz et de toilettes sèches produisant du compost.

10Malgré toutes les difficultés et un revenu trop bas, Heng conserve sa foi dans sa « mission »?: « retrouver nos origines, nos traditions, notre culture chinoise », « soigner les pauvres », « sauver l’environnement, la biodiversité, les sols », etc. Heng met en pratique ses convictions?; il loue une maison des années 1970 dans un village périphérique. Une atmosphère rurale, d’avant les réformes, semble régner et, au-dessus du village, Heng a loué un petit terrain d’1/4 de mu où il cultive ses propres légumes. Coincés entre les tours environnantes, dans ce lieu aussi inattendu qu’accueillant, des hommes paraissant sortis d’une autre époque vaquent dans leur potager. Pour Heng les parents de l’école Steiner sont un débouché important pour les produits de son ONG qui ne compte guère plus de 100 consommateurs. Heng est marié à une jeune femme diplômée d’anthropologie et bouddhiste qui, à la naissance prochaine de son enfant, abandonnera son emploi et se consacrera à son éducation au moins quelques années, selon leur accord.

11Une autre ONG non enregistrée, qui a établi des contrats d’achat de toutes leurs récoltes de riz à des paysans situés entre 2 et 6 heures de route de Canton, offre aussi des sorties collectives aux parents de l’école Steiner. Ensemble ils partent le week-end chez des paysans qui se chargent de la préparation des repas et les hébergent dans certains cas alors que dans d’autres ils sont spartiatement logés dans une auberge. Les femmes sont beaucoup plus présentes que les hommes dans ces activités, comme nous le précise Caï, adepte des deux ONG et dont le fils de 9 ans est passé par un jardin d’enfants Montessori avant l’école Steiner. Cette fille d’instituteur d’une école située dans la danwei d’une industrie minière, qui a travaillé dans une banque puis dans la finance, a, comme Bao, brutalement rompu avec son univers de travail, contre l’avis de son mari, ex-cadre supérieur dans le même centre financier mais désormais ne trouvant ses revenus que dans un « boursicotage » personnel. Ce dernier désapprouve fermement l’inscription de l’enfant dans l’école Steiner et menace son épouse de l’en retirer dans deux ans pour le remettre dans le circuit public, moins coûteux.

12Mais la motivation de Caï semble invincible et elle s’appuie sur leur situation matérielle satisfaisante – maison achetée dans le condominium et voiture – pour affermir sa prise de distance générale d’avec les normes dans lesquelles elle a été éduquée et auxquelles son mari reste rivé. « Ne pas faire de l’enfant une copie », « respecter la personnalité de l’enfant » à l’encontre des usages chinois sont les idéaux de Caï qui s’affronte violemment à son mari qui ne comprend pas pourquoi son fils devrait être « différent de tous ses camarades normaux ». Caï raconte qu’avant sa naissance, ses parents étaient employés à 30 km l’un de l’autre et n’avaient pas de « dortoir » affecté à leur couple. Ses frères et sœurs ont donc été envoyés chez les grands-parents, dans un village proche, mais lorsqu’elle est née, la famille a été réunie et s’est vue offrir une petite maison par la danweï. Caï y est restée enfermée de 2 ans à 5 ans et demi la journée, tandis que ses parents travaillaient. Ensuite, à l’école du danweï, elle était toujours isolée car, trop petite, les autres enfants refusaient de jouer avec elle. Une maladie de son fils en 2004 qui l’oblige à un repos forcé, le refus ultérieur du petit d’aller à l’école – après la punition exorbitante de rester debout 19 jours d’affilée pendant la sieste car il refusait de dormir – font resurgir ce passé et poussent Caï à en empêcher la répétition. Dès lors débute sa recherche d’une alternative qui se concrétisera – en passant par Montessori – dans l’école Steiner où elle constate que son fils est heureux, a de nombreux amis et s’y rend avec plaisir. Caï avoue avoir été tentée de garder son fils au domicile où elle aurait ainsi assuré seule son éducation, mais avoir simultanément perçu le danger de cette solution qui aurait reproduit la solitude de son enfance. L’école Steiner, d’une certaine manière, renchérit sur la logique de l’enfant unique dont la joie doit resplendir de mille feux et qui devient « tout » pour la mère. La scission des couples – résidentielle chez Bao ou passionnelle chez Caï – que met en branle la fixation univoque sur l’école et le micro-univers féminin qui la fait vivre, oriente vers la fusion mère-enfant tendue vers un bonheur identificatoire?: l’effort pour l’atteindre est si épuisant que le désir d’un deuxième enfant tombe de lui-même. Dans cette configuration, soit les hommes suivent pour ne pas être marginalisés, soit ils s’absentent plus ou moins malgré eux.

Des rapports familiaux réorganisés

13Dan, 38 ans, fille de paysans très pauvres d’une région déshéritée a arrêté ses études à la fin de l’école secondaire et est partie, comme tant de jeunes migrantes, à Shenzen pour travailler en usine. Là, elle change plusieurs fois d’emploi, arrive à échapper à la chaîne de production et passer dans l’administration et rencontre son mari, cadre dans la même entreprise. Ce dernier – âgé de 50 ans, fils d’une ouvrière textile et d’un petit commerçant – décide quelques années plus tard de monter sa propre affaire et ses frères viennent le rejoindre pour travailler avec lui. Dan qualifie immédiatement leur couple « d’amer et ennuyeux », ce qui l’a conduite à s’interroger sur leur « normalité » et à se voir comme une « veuve vivante »?; Dan raconte qu’elle a connu plusieurs périodes d’intense solitude et de dépression profonde. Leur fils de 9 ans, hyperactif, a été, après de graves difficultés d’intégration à l’école, diagnostiqué Asperger, autiste.

14Dan avait quitté son emploi 9 mois après la naissance de son enfant, « la deuxième moitié de ma vie », ajoute-t-elle et elle décide – après avoir trouvé l’école Steiner de Canton par Internet et effectué un séjour à l’établissement de Chengdu – de venir s’installer dans le condominium où résident déjà quelques mères. Elle loue un appartement où elle habite avec son fils tandis que son mari reste à Shenzen où sa propre mère est venue habiter avec lui, remplaçant de fait son épouse dans les services domestiques. La séparation résidentielle – qui coûte 10?000 yuans annuels au couple – s’est faite contre la volonté du mari qui vient passer les week-ends à Canton et apprécie néanmoins l’amélioration nette de l’enfant qui ne parle plus de suicide, a retrouvé la joie de vivre, se rend à l’école avec plaisir et est déjà parti en camp estival.

15Dan s’est intégrée remarquablement dans le groupe des parents en proposant de faire les comptes rendus des réunions compte tenu de ses talents d’écriture. Pour la première fois elle éprouve un sentiment d’appartenance à un collectif dans lequel elle se perçoit reconnue et valorisée. Elle s’est proposée pour assurer bénévolement l’organisation de base de l’atelier de formation d’enseignants pour quelques parents et par le fait même en bénéficie gratuitement, ce qui lui permet d’espérer réaliser – comme beaucoup d’autres mères – son rêve de devenir elle-même professeure dans l’école Steiner où son fils est inscrit.

16En devenant enseignante, la mère clôt le cercle que légitime l’école soutenue par les parents?: le statut de mère-enseignante cristallise les logiques conscientes et inconscientes des femmes d’englober leur progéniture dans un microcosme fermé qui les prolonge. « Avant les réunions, on s’asseoit par terre, on se tient par la main, on chante, on est bien. Je suis la bienvenue, je peux être moi-même, je fais plein de choses, je suis aimée », affirme Dan qui est une consommatrice assidue du magasin de Heng et, bien qu’athée, songe assister bientôt aux séances de prière bahaï et explorer ces nouvelles croyances qui lui semblent correspondre aux enseignements généraux de l’école. Une mère explique?: « On se connaît si bien, on s’échange des services, nous les mamans, et on se demande même si on ne va pas vivre ensemble quand nous serons vieilles. Nous avons des disputes, mais nous voulons rester ensemble avec le seul objectif d’améliorer l’école et nous faisons des compromis ».

Libération, réparation et liberté

17La focalisation sur la liberté de l’enfant doit être replacée dans le contexte de la société chinoise présente où, au contraire, une très grande majorité des parents sont obsédés par la réussite de leurs enfants dans le système éducatif, puis dans l’emploi, et dont les espérances se couronnent par le mariage et la naissance d’un fils. Il est prévu que 600?000 diplômés se retrouveront sur le marché du travail en 2011 dans le Guandong [2] et nombre de parents de la classe moyenne supérieure considèrent qu’un diplôme universitaire étranger permettra à leur enfant de sortir triomphant des épreuves qui l’attendent. Dans ce but, ils se déclarent prêts à vendre leur appartement et à investir toutes leurs économies. D’aucuns payent plusieurs années en avance les intermédiaires douteux qui inscriront les enfants dans des universités étrangères, françaises ou américaines, pour être certains qu’ils auront leur place.

18Xiu, une jeune femme à la fois charmante et grave qui travaillait dans une banque avant de rejoindre l’entreprise de son mari, ancien fonctionnaire supérieur, exprime bien comment, après sa grossesse, un grand changement s’est fait en elle, l’amenant à quitter son emploi et à chercher un autre circuit scolaire?: « Avant, je pensais qu’on fait des études puis on travaille, on gagne de l’argent et après?? Mais où est le sens, c’est vide?; alors j’ai pensé mon enfant, lui, peut être heureux, lui-même et être libre et c’est ce que dit Steiner?; j’ai lu et j’ai été convaincue ». Fille d’un grand propriétaire qui s’est suicidé durant la réforme agraire, la mère de Xiu a raconté maintes fois à sa fille en pleurant comment elle fut systématiquement insultée à l’école mais a aussi tenté de lui faire renoncer à son projet d’inscrire l’enfant dans l’école Steiner, terrifiée à l’idée de la marginalisation ultérieure que la sortie du système scolaire public provoquerait.

19Auparavant cadre à France Télécom, puis China Mobile, Yun est maintenant « chasseuse de têtes » et a fondé il y a une dizaine d’années sa propre compagnie avec une autre jeune femme connue à France Télécom et devenue depuis peu enseignante « principale » à l’école Steiner. Cette fille d’un ouvrier devenu technicien et d’une employée du département du personnel d’une entreprise d’État – où ses propres grands-parents paternels avaient travaillé toute leur vie – a épousé un ancien camarade de classe, cadre dans une banque. Leur fils de 6 ans a d’abord été scolarisé dans un jardin d’enfants très onéreux, dans lequel l’enseignement était en anglais. L’enfant pleurait tous les jours et a été jugé inattentif. Yun a estimé en outre que les enseignants faisaient preuve de brutalité et elle a ainsi décidé de mettre son fils dans un jardin d’enfants Montessori avant l’école primaire Steiner où l’enfant a retrouvé le goût des études et son calme intérieur. Si le parcours scolaire, professionnel, conjugal de Yun est sans accrocs apparents, une part d’elle-même est restée tournée vers une rêverie à la fois personnelle et collective qui permet de comprendre la facilité avec laquelle cette femme très investie dans sa carrière a fait le saut de confier son enfant à une école pour le moins non-conformiste. Yun espérait accumuler de l’argent « pour aider les pauvres » et pensait que « l’argent pouvait changer la réalité », unifier les gens tendus alors vers un seul objectif. Un article sur la pollution lui avait fait voir, dès l’âge de 14 ans, les enjeux de l’environnement et elle s’était ralliée à Green Peace. À France Télécom elle avait volontairement mis de côté toutes les aspirations qu’elle réactive maintenant, en particulier dans le sillon de l’école Steiner. Ainsi lit-elle des livres d’anthroposophie et va-t-elle avec son fils et ses parents aux week-ends qu’organise l’ONG qui a établi des contrats de production de riz avec des paysans de la province.

20Qiong et son mari sont cadres dans une grande entreprise d’État, membres du parti et issus de familles paysannes. Leur fils de 6 ans avait, depuis l’âge de 3 ans, de graves crises d’angoisse et de fortes manifestations d’agressivité, arrachant les objets, les cassant, battant et mordant ceux qui l’entouraient. Il n’était gérable par aucun établissement scolaire et Qiong l’a mis dans le jardin d’enfants Montessori puis à l’école Steiner où il s’est remarquablement intégré. Le couple a loué son appartement du danweï de l’entreprise et en a acheté un autre dans l’un des condominiums où se retrouvent les parents de l’école Steiner. Ne disposant que d’une seule voiture prise par son mari, Qiong utilise la navette de l’entreprise qui a plusieurs sites. Les parents paternels et maternels séjournent alternativement chez le couple pour assurer la garde de l’enfant en dehors des heures d’école.

21Pour Qiong et son mari, le coût financier de ce placement de l’enfant dans l’école Steiner est très élevé, à la limite de leurs ressources, et de surcroît leur donne le sentiment de changer d’univers social. « C’est comme une école de nobles, d’élite », dit Qiong qui ajoute?: « mais ça vaut le coup, les enfants sont compris ». Qiong est l’aînée de trois enfants, le cadet étant le fils tant attendu dont la naissance fait négliger les deux filles?; la pauvreté règne dans ce milieu rural et les parents ne cessent de se disputer avant que le père ne décède. Qiong met toute son énergie à obtenir le diplôme de fin d’études secondaires mais ne parvient pas à éradiquer un sentiment de dépression permanent. Elle consulte dans un hôpital public renommé un psychiatre qui la garde quelques minutes après plusieurs heures d’attente et lui donne parfois des médicaments. Les « problèmes » de son fils viennent rappeler à Qiong un mode de relations conjugales qu’elle reproduit et qui risque de faire souffrir son fils. La rupture intérieure que vient signifier le placement du fils dans l’école Steiner rejoue les rapports entre communication sociale et communication personnelle. Dans son entreprise, Qiong est en effet une employée accomplie et elle se fixe alors pour but de devenir une « bonne mère », un « modèle de mère » et un « modèle pour son fils ». « Avant j’étais ignorante », explique-t-elle, « à l’école, là, les professeurs ne sont pas seulement professeurs, ils donnent l’affection et l’amour, à mon fils, mais moi aussi ils m’ont aidée quand j’étais confuse. J’ai décidé de sortir de la dépression, j’ai changé toute ma vie, j’ai découvert le sens de ma vie et l’école Steiner m’a permis de chercher une meilleure relation familiale. Mes relations avec mon mari, avec mes parents ont changé ». Dans la foulée de ce processus de réparation globale que cristallise l’entrée de l’enfant dans l’école Steiner, Qiong s’aventure dans le groupe de prière bahaï où elle emmène son fils sous la bénédiction de sa tante bouddhiste qui pense que « l’enfant a l’esprit ». En revanche, Qiong n’achète pas les produits biologiques de Heng, beaucoup trop chers à ses yeux et à ceux de ses parents qui séjournent chez elle. Elle ne va pas non plus aux week-ends qu’organise l’autre ONG dans une « campagne » qu’elle connaît trop bien par son enfance et dont elle tente en permanence de se libérer des différents stigmates.

22Contrairement aux autres jeunes femmes, c’est hors de chez elle que je m’entretiens avec Bi, sur un banc d’un jardin du lointain condominium où elle réside, isolée du petit collectif des mères. La jeune femme se met à recoudre une peluche de sa fille de 7 ans, soulignant immédiatement qu’avant elle jetait les objets et vêtements qui montraient des signes d’usure, mais que maintenant elle les conserve, les répare et les recoud, ce qui devrait constituer une leçon pour l’éducation de son enfant. Depuis octobre 2008, date du début de la crise financière globale, dans la province du Guandong qui est au centre de la croissance industrielle chinoise, deux phénomènes ont été observés?: tout d’abord une demande d’ouvriers dépassant l’offre sur le fond de révoltes provoquées par la fermeture frauduleuse d’usines, ce qui a induit une augmentation importante des salaires. D’autre part, un chômage grandissant des jeunes diplômés et une offre de travail pour les cadres inférieure à la demande, compte tenu des faillites d’entreprises. Le mari de Bi, cadre supérieur en informatique dans une entreprise, a été licencié en 2009 après 10 ans de travail. Aujourd’hui, en mai 2010, il ne parvient toujours pas à retrouver un emploi et ne peut espérer obtenir un poste de directeur de département équivalent à celui qu’il occupait.

23L’itinéraire professionnel de Bi est plus tortueux?: elle a été comptable dans un hôtel de la région des Trois Gorges, puis employée dans l’entreprise de son mari qui lui a demandé par la suite d’abandonner son travail pour s’occuper à plein temps de leur fille. Bi a allaité près de deux ans son enfant avant de la mettre au jardin d’enfants Montessori, puis à l’école Steiner, avec la volonté très explicite de lui offrir un environnement chaleureux dont elle a été privée entre un père chauffeur d’entreprise d’État toujours en mission et une mère sans disponibilité. Maintenant, bien que se considérant très flexible, Bi est, comme son mari, à la recherche d’un emploi qu’elle ne trouve pas. L’école Steiner a un coût exorbitant pour le couple au chômage, qui a acheté comptant un petit appartement de deux pièces dans le condominium où dans une pièce dorment sa fille et sa grand-mère dans le même lit, ainsi que la tante dans une mezzanine, et dans l’autre le couple. Mais la jeune femme qui exalte la dimension « naturelle » de son condominium se compare aux autres parents de Steiner, amère de ne pouvoir « donner le meilleur à sa fille » – produits biologiques, vêtements de marque, etc. – envieuse de ceux qui possèdent villa et piscine privée et qui sont ses voisins dans le condominium, triste de devoir chercher un emploi et de ne pas rester « femme au foyer ». Bi a en charge le forum numérique monté par les parents de l’école et est rémunérée pour cette tâche, mais le couple est dans une extrême précarité. Bi, comme tant de jeunes femmes, subit la pression de ses beaux-parents pour donner un fils à la lignée paternelle?: alors qu’elle était enceinte d’un deuxième enfant, son beau-père lui avait même rapporté de Hong Kong une potion susceptible de changer le sexe de l’enfant en 3 mois. Mais elle se résolut à avorter en raison de leurs maigres ressources et elle le regrette encore.

Une incise de la globalisation

24L’initiative de l’école Steiner de Canton est un produit de la globalisation?: c’est en cherchant sur des sites numériques – bien plus que par l’interconnais-sance qui intervient souvent dans un second moment – que les parents de Canton découvrent qu’il existe d’autres univers pédagogiques que ceux qu’ils ont connus. Leur quête est dès lors orientée par les données qu’ils peuvent se procurer et, par exemple, le détour par le centre Steiner de Chengdu est d’abord un effet de communication numérique. Des livres acquièrent dans ce cadre une diffusion immense et fonctionnent comme des clefs pour appréhender des zones aventureuses dont font partie l’école cantonaise illégale, le groupe de prières bahaï, les escapades rurales et leurs moissons biologiques. Le modèle pédagogique alternatif qu’incarne Steiner doit donc sa croissance en Chine avant tout à l’espace numérique globalisé qui est familier à nos interlocuteurs, et dont ils se servent de façon très sélective.

Notes

  • [1]
    En avril 2010, deux jours avant une réunion de parents et d’enseignants, la police est venue inspecter l’école.
  • [2]
    NFDaily, 4 novembre 2010, cité par la Revue de presse de Canton, 30 octobre/5 novembre 2010.
Monique Selim
Anthropologue
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/10/2012
https://doi.org/10.3917/chime.076.0029
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