CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans ce texte, présenté initialement lors du colloque intitulé « Jacques Hassoun de mémoire » [1], j’ai pris le parti de l’actualité d’une transmission vivante, en l’articulant à la lecture du dernier ouvrage, posthume, de Jacques Hassoun : Actualités d’un malaise.[2] Ce livre inachevé nous propose en effet de façon quasi-testamentaire une série de pistes pour subvertir le politique mais aussi la psychanalyse, par une sorte de palimpseste, de bloc-magique où la psychanalyse et l’histoire viennent à se superposer mais aussi à s’enchevêtrer.

2Ce livre est venu à ma rencontre comme un cadeau posthume de celui qui fut mon analyste, alors que je mettais au travail cette actualité du « malaise dans la culture » à la Criée à Reims, durant toute une année qui se conclut par un colloque.

3C’était évidemment troublant, et ça l’est encore aujourd’hui, tant je ressens une proximité de pensée avec un analyste qui m’a toujours incité à aller de l’avant sur mes propres signifiants, sur mes traces, de telle sorte que je n’ai jamais ressenti le désir, selon l’expression consacrée, de « liquider le transfert ». Pourquoi aurais-je eu envie de liquider ce bien précieux qui me permet de construire mon chemin dans la vie ? Et ce disant, je pense à cette indication forte et énigmatique de Winnicott, de l’analyse comme ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue.

4Jusqu’à quel point pourrais-je avancer que tout ça recouvre pour moi une passion où la psychanalyse, l’institution et le politique sont inéluctablement entrelacés ? Passion intraitable, certes, comme toutes les passions, mais traversant toute mon analyse, et continuant sans cesse à me travailler au corps.

5Très curieusement d’ailleurs, ce colloque survient à un moment où quelque chose se répète, dans le monde de « ma » psychiatrie : un mouvement effervescent et créatif qui me surprend alors même que je ne cessais de l’attendre ! Avec « la nuit sécuritaire » et les regroupements jubilatoires qu’elle provoque, on pourrait avoir l’impression de revivre l’époque de l’antipsychiatrie et du groupe Garde-fous, où je rencontrai Jacques Hassoun dans un contexte militant autour de la Ligue Communiste. Et je ne peux m’empêcher de penser que lui aussi se serait réjoui !

6Toutefois, ça ne saurait se répéter à l’identique : d’une part, nous avons pour certains une trentaine d’années de plus, mais surtout nous nous trouvons en quelque sorte « privés et délivrés » de tout recours à une idéologie messianique — je reprends là une formulation dont use G. Bataille dans LÉrotisme à propos des « anciens mythes ». Nous avons appris que la liberté n’était pas forcément thérapeutique et que le « sans-limite », fascinant, constituait une drogue dure et dangereuse : plus possible de croire qu’on en finira un jour avec l’enfermement ou avec l’hôpital psychiatrique, la clinique est là chaque jour pour nous le rappeler. Pour autant, nous avons maintenant une praxis qui nous donne une expérience de 30 ans dans l’accueil de la folie : un accueil humain fondé en raison sur la psychanalyse et la psychothérapie institutionnelle et dont nous pouvons vérifier chaque jour la pertinence inestimable.

7Nous savons aussi maintenant que Freud avait raison quand il critiquait ceux qu’il appelait « les bolchévistes », pour leur prétention à réaliser l’utopie comme fin des conflits, le paradis sur terre à l’instar des chrétiens qui le promettent dans les cieux.

8Nous le savons maintenant, parce que l’histoire s’est chargée de nous l’apprendre, en nous cognant très fortement et en nous mettant le nez sur les massacres commis au nom du Bien : je me suis approprié sans vergogne l’hypothèse d’un effondrement traumatique des utopies révolutionnaires, que Jacques Hassoun, dans son dernier livre, pense comme l’un des ressorts de l’actualité du malaise.

9Après la Shoah et la catastrophe qu’elle ne cesse de produire dans la Culture, comme l’a fort bien développé Giorgio Agamben, il s’est produit une série de catastrophes d’autant plus traumatiques qu’elles ont atteint l’espoir d’un autre monde possible. Il nous est devenu impossible de croire, comme nous l’avons fait pendant longtemps que l’humanité avait à choisir entre « Socialisme ou Barbarie ». Je reprends là intentionnellement le nom du mouvement créé après-guerre par C. Lefort et C. Castoriadis qui espéraient un socialisme dégagé du stalinisme. Il faudrait d’ailleurs faire une place particulière à Castoriadis, qui n’aura eu de cesse jusqu’au terme de sa vie que de penser les processus de subjectivation en rapport aux « constructions imaginaires de la société », pour constater in fine « la montée de l’insignifiance », ce lit du populisme et de tous les micro-fascismes actuels.

10Notre époque, caractérisée par le cynisme et la mélancolisation du lien social, le fétichisme de la marchandise et la volonté explicite d’en finir avec Mai 68, aura vu nombre d’ex-gauchistes retourner leur veste. Je pense à tous ceux qui, « revenus de toute illusion », affirment qu’on ne les y reprendra plus, et appuient la remise en ordre sarkozyste, en trouvant pour refuge une nouvelle religiosité d’appartenance, qu’elle soit ethnique, communautariste ou qu’elle consiste à faire retour à la religion monothéiste de leurs ancêtres !

11Là encore, je ne peux faire autrement que partager l’analyse de J. Hassoun, pour qui ce retour du religieux est le symptôme et le ressort du malaise.

Retour ou persistance ?

12La question est loin d’être simple, car nous pouvons émettre l’hypothèse qu’une religiosité insue minait déjà, de l’intérieur, des mouvements qui, tout en se voulant subversifs, idéalisaient les révolutions anticoloniales ou allaient chercher une figure héroïque, quasi-divinisée, du côté de Mao, Che Guevara ou Trotski, fabriquant autant d’icônes et de lieux saints (quand bien même je ne saurais confondre ou amalgamer les postures contradictoires que ces figures ont pu susciter !)

13Or nous pouvons constater que le religieux provoque les mêmes déchaînements qu’au siècle précédent : les guerres saintes, les croisades contre le Mal ne cessent de proliférer et de nous atteindre ici, même au plus extime du lien social.

14Mais ce sur quoi je voudrais insister, c’est ce qui se présente de façon nouvelle sur ce fond de répétition, à savoir l’émergence de formes nouvelles de révoltes et de subversions dont nous n’attendons plus qu’elles tiennent « une ligne juste » ou qu’elles annoncent une révolution toujours « victorieuse demain ». De la désobéissance civile, du refus, nécessairement minoritaires d’ailleurs, provoquent des rassemblements inédits. Des retraités y côtoient des jeunes gens et, dans ce processus qui sait utiliser au mieux la modernité virtuelle d’internet, se créent des liens forts et réels, des lieux nomades qui ne cessent de s’enchevêtrer et de résister à toute tentative d’appropriation, ou à la stabilisation trop rapide d’une « bonne forme ». Des collectifs se constituent à la base et sans sommet, ce qui déçoit avec bonheur les demandes d’autorisation qui inévitablement resurgissent. Moment instable qui ne durera peut-être pas et que je ne saurais idéaliser, et où il semble possible d’accueillir du conflit dans le rassemblement. Il est intéressant aussi de remarquer que ces mouvements de révolte se trouvent dans la nécessité de se passer de modèle et que la transmission qui s’y effectue consiste aussi à faire la critique des fictions anciennes, qui se sont avérées des impostures.

15La psychanalyse y trouvera-t-elle sa relance ? C’est en tout cas le pari que je tiens et qui ne vaudra que si des analystes s’impliquent réellement dans ce mouvement… Autrement dit, si des analystes arrivent à sortir de cette impasse insistante et nihiliste d’un prétendu déclin inéluctable du symbolique, ne trouvant de ressource que dans l’espoir d’un retour à l’ordre ancien ! Comme si les processus de symbolisation ne pouvaient surgir que dans un processus littéralement réactionnaire, alors que nous devrions être bien placés pour soutenir qu’il n’y a d’analyse que dans la subversion de l’institué et dans la traversée des évidences qui ont toujours fait le lot de la bêtise. Je ne suis pas loin de penser, à l’instar de J. Clavreul dans son dernier livre L’homme qui marchait sous la pluie[3], que la jouissance de la servitude volontaire et de l’assujettissement constituent une sorte d’impensé de nombre d’analystes bien souvent réfugiés dans l’idolâtrie du texte lacanien, ceux qu’il appelle les « lacanistes ». Or, si nous voulons accueillir le vif de l’inconscient à venir, il est essentiel de pouvoir se soutenir d’une transmission qui se dégagerait autant que faire se peut de la religiosité. Ce que J. Hassoun indique dans une formulation qui me convient à merveille du « psychanalyste infidèle », reprenant ainsi en la détournant la posture freudienne du « juif infidèle ». Nous savons que pour Freud, cette posture impliquait un double mouvement de rupture radicale avec la religion, sans que cela implique pour autant de renier en rien sa judéité. Serons-nous à même de soutenir une transmission freudienne, sans pour autant fétichiser la doxa, autrement dit de pouvoir accueillir le nouveau et l’inouï en nous passant d’une grille de décodage trop assurée, mais sans faire table rase non plus du savoir et de l’expérience accumulés ? C’est sans doute une posture exigeante, et qui suppose de réinventer sans cesse la psychanalyse à partir d’une refondation permanente dans le transfert à Freud et à tous ses continuateurs. Cela n’a strictement rien à voir avec une création « ex nihilo » !

16C’est ainsi que je m’inscris, par rapport à cette transmission, dans le Cercle Freudien, mais aussi à La Criée et dans tous les lieux à venir où l’Inconscient Freudien peut être accueilli et mis en acte, voire même créé, par le travail analytique.

17En tout cas, et je vais m’y arrêter un peu, tout ceci provoque une nouvelle donne du transfert dans l’institution que j’anime à Reims, le Centre Antonin Artaud, qui soutient un accueil et une praxis se passant de toute « terre promise ». La psychothérapie institutionnelle s’y présente comme méthode pour penser l’hétérogène de la clinique. À distance du dispositif divan/fauteuil, et au travers des médiations les plus diverses, il s’agit de construire et reconstruire sans cesse le praticable pour donner lieu et figuration au réel de la psychose. Travail passionnant et harassant qui ne pourrait s’imaginer sans le support du transfert, mais qui nous met en prise avec des éléments hétérogènes, en rapport avec l’histoire et le politique.

18Pour la première fois depuis 30 ans, je me suis ainsi retrouvé à manifester le 19 mars avec mes patients sous la banderole confectionnée avec eux : « Nous sommes tous des schizophrènes dangereux », et cela dans une ambiance tout à fait jubilatoire qui crée le réel de l’illusion d’une communauté partagée. J’insiste sur l’intégralité de cette formulation, car il peut paraître insensé d’évoquer une communauté partagée avec des psychotiques qui, selon la doxa, ne sauraient produire du lien social. Et pourtant cela se produit, dans un transfert qu’il ne s’agit surtout pas d’interpréter, mais qui permet de construire de nouveaux praticables et de faire surgir des avancées cliniques déroutantes.

19Au lendemain de la manif du 19 mars, j’ai ainsi découvert avec une certaine sidération qu’un patient avait fabriqué une vidéo prise à notre insu avec son téléphone portable, qu’il avait construite, montée et mise en ligne sur You Tube, rajoutant des commentaires et mettant d’ailleurs en avant le lieu qu’il s’approprie (en l’occurrence le Groupe d’entraide mutuelle-GEM [4]- La Locomotive).

20Un tel acte est saisissant sur le plan politique : un patient s’inscrit ainsi comme sujet d’une histoire en train de se faire, se dégageant ainsi radicalement d’une posture d’objet de soins et « d’handicapé psychique » ; en même temps, je ne peux que prendre acte de ce qui se joue aussi dans le transfert et que nous savons aussi, lui et moi, qu’il aurait pu en d’autres temps « bénéficier » de l’étiquette de « schizophrène dangereux » !

21Le même aura pu, à ma grande surprise aussi, témoigner en mon absence dans l’émission « Les pieds sur terre » à France Culture, pour raconter de façon très voilée et discrète ses épisodes d’internement, son appui prolongé sur le Centre Artaud, et le temps qu’il prend maintenant pour s’occuper de sa famille. Il anime aussi de chez lui, sous un pseudonyme, le blog de la Locomotive, et arrive à réinventer du réel sur ce fond de réalité certes virtuelle, mais portée également par le transfert.

22Je respecterai sa discrétion et le voile qu’il tisse tout en mettant en avant avec courage et ténacité, et je ne dévoilerai donc pas son histoire clinique pourtant passionnante. Je relèverai seulement dans le fil de mon propos cette capacité trouvée, et non pas retrouvée, à coanimer avec les soignants des espaces thérapeutiques et, aussi pendant plusieurs années, à se positionner très clairement comme co-thérapeute, venant en séance me parler de son travail auprès des autres patients comme lors d’un contrôle analytique. Moment du transfert, avant de passer à autre chose, autrement dit de devenir père et de s’occuper de son bébé avec un talent qui sidéra tout le monde, et qui scandalisa même nombre de travailleurs sociaux…

23On pourrait croire qu’il s’agit d’une prise en charge exceptionnelle, et de fait elle l’est tout autant que chacune des autres !

24Mais ce qui ne cesse de m’étonner, au fur et à mesure que le temps passe, que l’expérience s’accumule et se transmet de l’un à l’autre, c’est précisément cette invention qui se produit à partir des savoirs de la psychose à la condition d’un travail exigeant dans le transfert incluant le collectif.

25Une collègue me faisait remarquer que des schizo manifestant et se filmant devenaient encore plus dangereux pour l’ordre établi ! C’est d’autant plus vrai s’ils sont plusieurs, construisent avec leurs soignants des collectifs thérapeutiques et viennent pour certains dans les rassemblements organisés par « La Nuit sécuritaire » ! Je peux vous dire que ce n’est pas sans crainte de mon côté, et que je me méfie de l’engouement, cet engouement qui selon Jabès a ? « un arrière-gout qui ment »… Mais je me sens tenu de prendre acte de ce qui se produit pour les patients pris avec nous dans la tourmente produite par le discours de Sarkozy et sa violence symbolique et réelle.

26Vous aurez remarqué le changement survenu avec la promotion du « schizophrène dangereux » dans le discours présidentiel, et l’emballement médiatique qui s’en est suivi, dont on peut se demander s’il n’a pas eu un rôle déclenchant dans la multiplication des passages à l’acte qui depuis défraient la chronique.

27Il est justement remarquable que cette tourmente ait pu produire autre chose que de l’effondrement subjectif ou des passages à l’acte désespérés. J’ai parlé précédemment de jubilation partagée pour tous ceux qui ont pu réagir à la menace par une sorte de changement de posture. Il fut question explicitement de retrouver une dignité perdue depuis un certain temps par tous les psys qui subissaient et encaissaient les coups sans réagir (ou en se barrant des institutions…).

28Côté patients, se produisit une sorte de mouvement de panique et de désespoir extrêmement émouvant, qui put d’une certaine manière trouver une forme d’expression dans un discours collectif surgissant lors des Assemblées Générales du Centre Artaud, dans la mesure où ce désespoir pouvait trouver un support et aussi un espoir dans la révolte des soignants. Il fallut rassurer ceux qui redoutaient une fermeture immédiate de leur lieu d’accueil ou même une liquidation physique des malades mentaux, la pose immédiate d’un bracelet GPS étant perçue un peu comme l’étoile jaune.

29Des soignants réagissant et partageant avec prudence leurs inquiétudes avec les patients ; des billets de train achetés en groupe pour aller au meeting, voilà une situation que je n’avais donc pas connue depuis 30 ans et que je m’étais même interdite d’une certaine manière. J’avais tellement été échaudé par les catastrophes psychiques provoquées par les moments fusionnels dans les mouvements gauchistes que j’en avais conçu une crainte que j’estime encore légitime.

30Nous courons effectivement le risque de télescopage des différents registres et d’instrumentalisation des patients, ce qui serait fort différent du palimpseste que j’évoquais au début de mon propos. Pourtant, et nous l’avons fait à deux reprises à Reims, il nous a paru possible que les patients s’expriment, y compris à la tribune d’un forum : ils le demandaient avec insistance, et nous pouvions ainsi sans cesse garder le contact avec eux. Tout le collectif tissait un filet transférentiel de sécurité. Mais à une échelle plus grande, les risques nous paraissent encore trop importants, quand nous changeons de registre et que nous ne pouvons plus compter raisonnablement sur le transfert institutionnel… Pour le coup nous risquerions de provoquer des effractions psychiques chez des personnes dont le bouclier pare-excitation est bien précaire.

31Je pense que vous entendez à quel point je me trouve subverti et troublé par ce mouvement par nature immaitrisable et les limites qui sont en train de bouger à une vitesse surprenante.

32Ce qui me rassure et me passionne, c’est de constater pour le moment la réussite assez étonnante pour chacun, et les effets de remaniement psychique que cela peut provoquer. Je pense en disant cela à un patient dont j’ai déjà parlé au Cercle Freudien, et qui vient à tous points de vue de très loin. Il nous avait été adressé sur un mode transférentiel à un moment critique où se répétaient des passages à l’acte violents : il démolissait des machines à laver à coup de masse et s’était fait expulser de toutes les institutions, il est vrai fort peu accueillantes ! Au-delà de ses symptômes bruyants, nous avions l’impression d’avoir affaire à un gros bébé quelque peu effrayant mais aussi pathétique, nous abreuvant de ses propos racistes et fascistes. Mais très paradoxalement, lui qui rejetait toutes les institutions nous adopta très vite, dévorant goulument la plupart des médiations proposées, se voulant le pilier du Centre Artaud, et toutes ces dernières années le transfert s’est montré de plus en plus vif, explicite. Tout se passait comme si nous devenions sa nouvelle famille, avec le très grand risque de détrôner l’ancienne, et ce alors que, nous le savions, il ne pouvait encore se permettre de quitter le « corps à plusieurs » instauré avec ses parents.

33Cette difficulté étant redoublée par le discours réellement fasciste de toute la lignée paternelle, discours avec lequel il se trouve maintenant en porte-à-faux. Il est au premier rang de la mobilisation, se colle littéralement à moi dans un transfert massif que je dois « supporter » pour tenir une position vicariante. Il est maintenant déchiré entre ses deux appartenances, comme s’il devait choisir de renier sa famille et ses convictions antérieures. Nous avons beau tenter de freiner ce processus périlleux, il ne cesse d’aller de l’avant en s’octroyant tout de même des pauses de temps en temps, quand un état de tension intérieure lui fait pressentir le risque du passage à l’acte. Pendant tout un temps — de longues années — nous n’avions rien pu faire d’autre que de construire le chemin avec lui séance après séance, rassemblant les éléments hétéroclites qu’il nous apportait et qui constituaient son monde machinique. Le mouvement actuel, outre une bascule à l’extrême-gauche qui surprend désagréablement sa famille, et qui à vrai dire nous inquiète un peu, fait surgir un autre type d’identification et surtout lui donne une mobilité psychique tout à fait nouvelle. Il est au premier rang pour parler devant cameras et micros des medias qui, brusquement, s’intéressent à nous, et il arrive à exposer de façon remarquablement voilée sa problématique. Surtout, après chaque interview où nous devons rester près de lui, il s’extrait de la pièce et me demande « est-ce que j’ai été bon ? » ! Exactement comme un acteur qui tient son rôle et a le souci de sa performance ! Il scrute aussi nos propres prestations.

34J’ai envie de vous raconter un événement qui cristallise assez bien le point critique que nous traversons.

35Son chauffeur de taxi, qui le conduit au centre Artaud — des phobies hallucinatoires l’empêchent de venir seul — se met à lui tenir le discours fasciste qui était le sien jusqu’alors, lui disant même qu’il se fait manipuler par nous et par la gauche. Il répond en argumentant pied à pied, et rentre au Centre en pleurant, se faisant consoler comme un enfant mais vérifiant aussi la qualité de son argumentaire (où on entend toujours la question « est-ce que j’ai été bon ? »). Surtout, il rencontre en entretien un collègue médecin qui arrive à l’apaiser, et le lendemain il pourra me dire en séance à quel point ce réconfort aura été important, tout en nous confiant qu’il a trouvé ce collègue, et c’était dans la même journée, « très stressé dans son interview à FR3, même s’il s’en est très bien sorti et nous a bien défendus ». J’arrête là mon fragment clinique où vous entendez qu’une identification humanisante a pu surgir, qu’il a pu craindre pour le médecin en question tout en se faisant réconforter par lui ! Vous remarquerez aussi le « nous » insistant qui signe pour lui l’évidence d’une communauté partagée, ce qui ne cesse de nous troubler à un moment où il veut venir à tous les colloques et meetings dont nous sommes partie prenante.

36Vous entendrez sans doute aussi le risque que le « corps à plusieurs » se soit simplement déplacé sur l’équipe, ce qui ne signerait pas un grand changement…

37Tout le travail consiste me semble-t-il à élaborer du diacritique, du discriminant entre les uns et les autres, mais aussi entre les strates psychiques qui se trouvent concernées ; pour le dire autrement, il s’agit d’élaborer le transfert psychotique au travers de la pluralité des scènes où il se produit, y compris la scène du rassemblement politique. C’est à cette condition exigeante qu’un sujet peut progressivement émerger et se construire, se dégager du « corps à plusieurs » sans en passer par l’amputation chirurgicale et le meurtre réel, en renonçant progressivement à une certaine jouissance affolante. S’il n’est pas question que le politique produise un traitement psychothérapique, il n’en reste pas moins que le sujet psychotique qui surgit sur la scène de l’histoire alors qu’il se trouvait jusque-là silencié, pose question à la psychanalyse et à l’idée de l’irrémédiable structurel de la forclusion.

38Tous les principaux disciples et élèves de Lacan qui sont devenus thérapeutes de psychotiques ne cessent d’insister sur les encouragements que Lacan leur prodiguait personnellement, de manière quelque peu contradictoire avec son enseignement public.

39Comme s’ils avaient « leur » Lacan distinct de celui du discours officiel !

40Cela me laisse perplexe et me paraît au fond assez distinct de la posture du psychanalyste infidèle que je tente de soutenir dans ma pratique d’analyste et de psychiatre.

41Serais-je assujetti pour autant à une formulation de Jacques Hassoun ? Je ne le crois pas, dans la mesure où je suis fondé à penser que je n’aurais pas pu faire autrement !

42Sans doute, comme pour la posture du juif infidèle, ai-je plutôt l’impression qu’il s’agit en premier lieu de positionnements qui tiennent à l’histoire, et font d’ailleurs signe de ralliement plus que d’appartenance pour tous ceux qui se sont retrouvés dans la nécessité d’habiter l’exil…

43Ce qui implique une traversée du trauma historique et subjectif pour se détourner du plan fixe de la jouissance doloriste, et faire de cet exil le lieu d’une création. J’aime souvent à me rappeler, et ce sera ma conclusion, de cette citation, oh combien actuelle, que Jacques Hassoun avait empruntée à un poète israélien : « le mur des lamentations est une impasse… »

Notes

  • [1]
    Les 27, 28 et 29 mars à Pari.
  • [2]
    Jacques Hassoun, Actualités d’un malaise, ERES, 1999.
  • [3]
    Jean Clavreul, L’homme qui marchait sous la pluie, Odile Jacob, 2007
  • [4]
    Groupes d’Entraide Mutuelle, institués récemment par l’État qui fait mine de reprendre ainsi l’expérience des « clubs thérapeutiques » inventés par la Psychothérapie Institutionnelle, en finançant des lieux gérés par les « usagers » mais en voulant les cliver des espaces de soin. La logique d’une telle affaire vise in fine à se passer des soignants et à reprendre de façon dévoyée les illusions de l’anti-psychiatrie dans une perspective couplée de fait avec la destruction néo-libérale de la psychiatrie de secteur… Mais nous ne sommes en rien obligés d’en être dupes, et nous avons choisi d’investir ces institutions pour y mettre en acte de façon vivante une subversion de ces nouvelles logiques normatives qui transforment les patients en « usagers » et les soignants en « producteurs de soins » cantonnés dans le discours médical et sécuritaire…
Patrick Chemla
Psychiatre, psychanalyste
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/chime.071.0143
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