CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Issue de l’effondrement de l’URSS, l’Ouzbékistan est l’une de cinq républiques d’Asie centrale qui ont acquis leur indépendance en 1991. L’évolution dictatoriale des régimes politiques de ces pays récents est désormais confirmée et semble ne rencontrer aucun frein : la Chine et la Russie, après les sommets de Shanghai de 2006 et 2007 ont en effet appuyé ouvertement les gouvernements en place. Parmi ces États policiers, l’Ouzbékistan s’est distingué par une réputation sinistre de pratiques de torture particulièrement redoutables, de disparitions, d’écrasement de toute opposition, ainsi que l’a récemment montré l’armée tirant à bout portant en 2005 sur une manifestation à Andijan et faisant près de 1000 morts. C’est dans ce contexte de terreur politique, peu favorable à la recherche, qu’en 2004 et 2005 j’ai mené des investigations ethnologiques sur plusieurs instituts de sciences sociales et exactes. Il s’agissait de comprendre à la fois l’agencement actuel des rapports sociaux dans des collectifs scientifiques et le regard que portaient les intellectuels sur l’évolution du pays. L’exemple d’un petit groupe de femmes illustre bien le combat contre l’agonie dont le risque pèse sur des chercheurs isolés.

Une niche scientifique de survie féminine

2Situé à une des extrémités du parc d’un grand hôpital de Tachkent, un minuscule bâtiment délabré abrite au premier étage depuis deux ans le laboratoire où une vingtaine de salariés sont supposés encore travailler. Ils étaient auparavant installés dans l’hôpital lui-même. Le sous-sol est occupé par une morgue et le rez-de-chaussée dédié à l’autopsie. L’ordre d’un nouveau déménagement du laboratoire pour s’installer dans un bâtiment encore en chantier met gravement en péril son existence, après d’innombrables péripéties institutionnelles. Fondé en 1971, il comportait encore en 2002 56 employés. Mais l’échec d’un projet d’État a conduit au départ de nombreux chercheurs, particulièrement les jeunes et les hommes. Le domaine de spécialisation du laboratoire est très pointu en microbiologie et rassemble des chercheurs médecins, biologistes et biochimistes. Bien que sous la tutelle du ministère de la santé, il ne fonctionne que sur des financements de projet et a perdu le service d’hospitalisation de 40 lits qui constituait une part importante de son activité. Corollairement le nombre de patients en quête d’analyses pour eux-mêmes ou leurs enfants a diminué. Les petites sommes d’argent qu’ils donnent en échange de leurs analyses permettent d’acheter le minimum nécessaire à leur réalisation. La vice-directrice d’origine juive russe, âgée de près de 70 ans, se démène auprès des services ministériels pour que le laboratoire ne soit pas fermé. Cette célibataire courageuse, microbiologiste, est renommée pour une « découverte » que l’on dit reconnue par les instances scientifiques hollandaises. Elle est la seule anglophone du laboratoire et ses capacités d’interprétariat lui permettent d’obtenir des compléments de ressources indispensables. C’est elle qui dirige en fait le laboratoire, même si elle n’en a pas le titre : la directrice a en effet plus de 80 ans et elle est entourée d’un immense respect même si elle ne se penche plus guère sur les problèmes théoriques et pratiques qui se posent dans la vie du laboratoire. Le laboratoire est dans sa forme présente un authentique gynécée avec une matriarche à sa tête, entourée de femmes – plus jeunes mais déjà d’âge bien mûr ! – en position filiale. Les rapports mettent en scène considération et affection réciproques. Les désignations de parenté symbolique sont en usage mais non les adresses et la directrice est nommée en son absence avec son prénom suivie du postfixe traditionnel apa. Ce groupe de femmes – dont cinq travaillent ensemble depuis trente-cinq ans – est extrêmement soudé : « on est comme l’os » dit l’une d’entre elles. Deux hommes apparaissent dans ce paysage typé : le chauffeur de la directrice qu’il conduit de son domicile au bureau et vice versa, quotidiennement depuis trente ans dans une Volga noire datant de 1986. Un étrange célibataire d’environ quarante ans, biophysicien, qui vient au laboratoire lorsqu’il le souhaite et préfère souvent méditer tranquillement chez lui, avec la lecture d’ouvrages de philosophie. Les frais de transport quotidien dépasseraient en effet son salaire. Les femmes mangent ensemble dans la pièce où les analyses sont faites, et dans celle adjacente qui est le bureau de la vice-directrice : chacune apporte quelques plats et denrées qui sont tous partagés après avoir été dressés sur du papier journal. Les prêts d’argent entre les femmes sont fréquents, à la mesure du nombre de journées que chacune affronte sans même de quoi acheter un beignet. Cette communauté féminine – dans laquelle l’entraide est une prescription autant qu’une pratique journalière – comporte néanmoins un pôle négatif qui renforce sa cohésion interne : une femme de ménage d’environ quarante-cinq ans, ex-infirmière et célibataire qui refuse ostensiblement de se mêler au groupe. C’est le long d’un unique couloir que les bureaux se distribuent. Les toilettes sont souvent hors d’état de marche. L’atmosphère est pourtant plutôt joyeuse dans ce laboratoire féminin où l’armature collective fonctionne pour chaque membre sur le mode d’un étayage face à des défaillances subjectives. Les drames et les événements heureux de chacune alimentent des conversations pleines de conseils judicieux. Le laboratoire pourrait être comparé à un îlot de tendresse dans un environnement global de plus en plus hostile aux femmes. Ainsi, en mai 2005, les enseignantes se voient interdire le port du pantalon, devant s’habiller en jupe et corsage ; la fille de la laborantine qui effectue les analyses s’exclame alors que bientôt il faudra se réjouir de ne pas encore être obligées de porter le voile ! Conscientes de leur condition partagée de dominées, lucides sur les transformations sociales, politiques et morales qui aboutissent à restreindre tous les jours un peu plus leur liberté d’action, ces femmes d’origines ouzbèke, russe et tatare, ont élaboré une sorte de défense groupale qui conserve de surcroît leur bonne humeur. Un bon nombre d’entre elles ont dépassé l’âge de la retraite et trouvé là un autre revenu. Elles habitent presque toutes dans les environs du laboratoire ce qui limite les frais de transport.

3Découvrons maintenant quelques-unes des protagonistes de ce microcosme, qui illustre bien au-delà de la décomposition de la recherche scientifique, les logiques qui permettent aux actrices et à leurs familles de faire face au pire.

4Commençons par la très vieille directrice d’origine ouzbèke, ex-députée devenue académicienne en 1988 et dont l’unité de recherche fut d’abord placée sous la tutelle de celle de son mari, avant de devenir en 1971 un laboratoire autonome. Elle a obtenu un brevet en 1994 pour une « découverte » qui l’a amenée à partir en Hollande. Drapée dans sa dignité, elle a subi avec peine le dernier déménagement du laboratoire qu’elle a fondé, sa sortie de l’hôpital, et son état transitoire et incertain actuel. Elle montre des signes de fatigue physique et mentale qui inquiètent son aréopage de femmes qui aiment se remémorer combien elle fut intellectuellement brillante mais aussi très belle. Cette fille d’un employé de magasin d’État, qui la poussa à être médecin, fut mariée tardivement à un médecin qui était plus âgé qu’elle. Une microbiologiste de soixante-cinq ans spécialiste du coton, est venue après sa retraite travailler avec la directrice en 1996. Fille d’un cadre du Parti arrêté en 1937, envoyé avec sa famille en Sibérie, puis réhabilité, elle a été aussi mariée à vingt-huit ans, après ses études, à un hydrologue, chercheur en Afghanistan et au Turkménistan. À son grand regret, elle n’est jamais devenue membre du Parti, attendant en vain son « tour » ! Une médecin d’origine ouzbèke, âgée d’un peu plus de soixante ans, diplômée du meilleur institut de Moscou, a rejoint le laboratoire de la directrice depuis sa fondation en 1971. Très fière de ses nombreuses publications en russe, dont elle me remet quelques exemplaires, titulaire de deux brevets, elle appartient au « noyau dur » du laboratoire et montre pour sa directrice des sentiments intenses : elle se gratifie d’être la seconde arrivée au laboratoire et de ne l’avoir jamais quittée durant trente-cinq ans, à l’exception de son congé de maternité d’un an ! La vice-directrice ne serait venue que six mois plus tard ! Trop « passionnée par la science », rencontrant de grands succès dans ses recherches, voyageant beaucoup, elle ne se mariera qu’à trente-huit ans, la pression ne venant pas de ses parents mais du collectif de ses collègues avec la directrice en tête, cherchant pendant au moins une décennie un mari convenable ! Aujourd’hui veuve, ayant adopté le fils du fils de son mari, elle continue à se dévouer à la clinique et aux recherches du laboratoire. Une autre biologiste qui approche les quatre-vingts ans, coiffée d’un turban, revient au laboratoire après un congé de maladie. Fille d’un couturier qui voulait qu’elle devienne chercheuse, elle n’envisage nullement de rester seule dans son appartement autrefois alloué par l’académie des sciences, où, dit-elle, « elle s’ennuierait trop » malgré les visites quotidiennes de ses filles et de ses petits-enfants. Toutes d’origine ouzbèke, ces quatre vieilles dames – guidées et soutenues par la volonté de leur père, peu instruit, dans leur désir de science – témoignent d’une génération dont l’affranchissement paraît aux antipodes de la condition présente des jeunes filles ouzbèkes. Elles rappellent toutes que « les marieuses venaient, mais j’étais trop occupée par la recherche ». L’idée même de mariage forcé n’émerge jamais dans leurs souvenirs. Exemplaires, ces « femmes savantes » tiennent plus que tout au refuge que constitue à leurs yeux le laboratoire. L’une d’entre elles exhibe une photographie jaunie d’un groupe de jeunes chercheuses dynamiques, riant aux éclats et présentant toutes les caractéristiques d’un « modèle soviétique » à suivre. Ces femmes se valorisent par leur proximité historique avec la directrice sans que l’on puisse distinguer là une volonté de hiérarchisation interne.

5En dehors de ces quatre femmes le groupe dans son ensemble paraît en effet plus « magmatique », fusionnel, connotant d’une logique matricielle le lieu de travail. D’ailleurs les mariages le préoccupent beaucoup : de vains efforts ont été faits pour trouver un conjoint à la vice-directrice, d’origine russe, qui vivait avec sa mère jusqu’au décès de celle-ci en 2004. De même les tentatives ont été multipliées à l’égard de la femme de ménage rébarbative d’origine russe en invitant dans le laboratoire plombiers et techniciens de sexe masculin sous différents prétextes ! L’un des deux hommes du laboratoire, polyglotte cultivé, a lui aussi dû résister aux initiatives du groupe mandaté par sa mère avec laquelle il a vécu jusqu’à sa mort. Une laborantine d’origine ouzbèke, âgée de près de quarante-cinq ans, et beaucoup plus conventionnelle que ses aînées « versant dans la tête » de sa fille – selon son expression – les habitudes d’obéissance féminine pour qu’elle accepte à dix-neuf ans le mariage qu’elle lui concoctera, envisage parmi plusieurs hypothèses de la marier à l’unique fils de la chercheuse dont le collectif avait trouvé le conjoint alors qu’elle avait déjà trente-huit ans. Cet esprit d’union – pour cimenter le groupe en participant à la découverte des époux, éventuellement marier ses enfants dans son orbite – semble avoir permis de dépasser de potentielles rivalités et jalousies typiques des cercles féminins et dont l’observatrice ne peut retrouver ici nulle trace. Inscrit dans le domaine de la santé, le groupe enfin veille sur ses membres malades et malgré la position d’outsider de la femme de ménage, célibataire endurcie, elle fut l’objet de soins constants lorsqu’elle dut être opérée. À son chevet, les unes et les autres se relayèrent pour lui apporter à manger à l’hôpital et nettoyer sa chambre. Ces femmes s’expriment volontiers en ouzbek, autant qu’en russe, ne construisant pas une barrière défensive entre les deux langues : femmes – filles et mères – qui ne sont pas descendantes de lignées scientifiques mais au contraire ont été portées par la politique d’éducation soviétique, elles s’affichent sans parade, telles qu’elles sont, malgré la situation catastrophique de « leur laboratoire ». Âgée d’environ soixante ans, la médecin d’origine ouzbèke qui s’occupait auparavant du service d’hospitalisation disparu du laboratoire et reçoit maintenant les patients, appréhende la dégradation du système de santé en constatant les épidémies, les vaccins déficients, l’eau non potable, etc. tout en ajoutant « c’est trop dangereux de dire depuis quand… » (c’est-à-dire l’indépendance). La position clinique et scientifique occupée par l’ensemble de ces femmes ne leur permet pas d’entretenir des illusions sur les défaillances du présent. Particulièrement attentives aux femmes et aux enfants elles constatent la mauvaise alimentation des brues épuisées par l’esclavage domestique et leurs nourrissons si chétifs.

6Le groupe dispose d’une chef du personnel, fille d’ouvrier d’origine ouzbèke qui aurait bien aimé avoir une profession artistique mais dont les parents n’ont pu l’aider financièrement dans ses études. Plantureuse, accorte, elle raconte être « tombée ici » en 1989 et y être restée car le « collectif est bon » et son domicile très proche. Son mari vient parfois réparer frigidaire et autres équipements électriques du laboratoire, métier qu’il a adopté après une période de chômage. Considérée comme laborantine en regard du financement par projet – sur lequel elle figure en tant que salariée comme chacun, à l’exception du chauffeur de la directrice dont la rémunération est octroyée par le ministère de la santé – elle remplit consciencieusement les dossiers de chacun qui datent de l’époque soviétique et dont la case « Parti » reste aujourd’hui vide ! Sur les bureaux traînent encore les vieux annuaires soviétiques du ministère de la santé où deux numéros s’affichaient à la tête d’une unité de travail : son directeur et son chef du Parti, mettant en scène un système de commandement double. La chef du personnel est aussi caissière à mi-temps et verse les salaires : avec donc un plein-temps ajouté à un mi-temps elle perçoit 26000 soums [1] mensuels depuis une récente augmentation. Souriante, très active – dit-elle – comme sa mère qui obtint trois médailles décorant son ardeur dans l’émulation communiste, elle dirige dans son immeuble la section des femmes tandis que son mari préside le comité des habitants. Depuis les attentats de 2003, le gouvernement a créé un système de surveillance impliquant une responsable par cage d’escalier, chargée de noter toute visite et de vérifier les documents de chacun. Le comité du quartier auquel appartient l’immeuble lui a remis un cahier où elle note donc l’identité du tous les non-résidents et les signale au comité qui comporte un représentant de la police. Elle a, à sa charge, huit familles (quatre étages avec deux appartements) dont elle connaît maintenant bien la parentèle, et son mari quarante familles. Le couple a été désigné pour ces fonctions car ils étaient les plus anciens habitants de l’immeuble. La chef du personnel du laboratoire était née dans cet appartement qui était celui de ses parents.

7Une économe-laborantine, qui a une formation d’infirmière, d’origine ouzbèke, fait les piqûres aux patients depuis vingt-sept ans et court un peu partout chercher tout ce qui manque toujours au laboratoire… Gagnant 18000 soums, elle cherche à se faire affecter avant l’âge de la retraite prévue dans huit ans, à l’hôpital, après un stage de perfectionnement d’infirmière, où elle gagnerait 35000 soums. Veuve très jeune, elle fit aussi l’objet de propositions de mariage élaborées par le groupe.

8Au milieu de ces femmes d’origine ouzbèke, une laborantine chercheuse d’origine tatare (de Kazan) se révèle l’un des trois piliers de la survie du groupe – aux côtés de la directrice et de la vice-directrice – irradiant de sa constante bonne humeur et de son sourire lumineux les pires moments du laboratoire. Sa fille poursuit sa thèse sous la direction de la vice-directrice. En l’absence de la vice-directrice, elle sera le plus fort soutien de l’enquête. Biologiste et infirmière de formation, détournée par sa famille d’imiter son père juriste et de faire des études de droit, mais épouse d’un juriste, elle travaillait avec la directrice avant même la fondation du laboratoire. Elle évoque les « expéditions sanitaires » dans toute la république et les stages à Moscou et Leningrad avec émotion. Ancienne secrétaire du Parti du laboratoire, elle fait partie de cette frange d’irréductibles qui espère encore une nouvelle forme d’union entre les républiques, sur le modèle de l’ex-URSS, désignée rituellement par une métaphore de parenté : « nous étions tous encore des frères ». Le laboratoire ne comptait autrefois sur cinquante-six personnes que cinq membres du Parti, la directrice, la comptable, la médecin, une chercheuse partie depuis et elle-même. Cultivant sur le terrain de sa maison fruits et légumes pour la subsistance de la famille, à plus de soixante ans, elle court aussi à l’autre bout de la ville pour gagner quelques soums de plus dans un laboratoire qui a obtenu le financement d’un projet d’État. Elle réussit à cumuler 37000 soums mensuels et, comme toutes ses consœurs, elle redoute le terme du financement de trois ans obtenu par la vice-directrice, qui les laisserait alors toutes sans aucune rémunération. Sur les épaules de la vice-directrice repose le maintien du groupe qui a sa confiance totale et aussi son admiration pour son dévouement incessant.

9Âgée de soixante-dix ans, la comptable d’origine russe travaille au laboratoire depuis trente-six ans, après une carrière promotionnelle grâce à l’activisme au Parti dans la grande entreprise textile de Tachkent, revendue depuis quelques années en différents ateliers autonomes, où ses propres parents avaient été affectés en 1932. Divorcée, remariée, elle a vu ses enfants et petits-enfants tenter de migrer en Russie pour trouver du travail. Contenant sa souffrance lorsqu’elle pense à l’entreprise textile où « nous avions tout, nous n’avions jamais faim », elle s’exclame brusquement : « il n’y a pas de pire pays que le nôtre aujourd’hui, l’Ouzbékistan ». D’origine ouzbèke, russe ou tatare, ces femmes ont construit un groupe solidaire qui dépasse les appartenances jamais mentionnées hors de mes questions. Au fur et à mesure que les conditions de travail du laboratoire deviennent de plus en plus précaires, elles réagissent par un renforcement de leurs liens et des rituels qui les enracinent ; ainsi les occasions de festoyer ensemble sont multipliées comme un exorcisme face à leur fragilité personnelle et collective et à un déclin inenrayable : nouvel an, 8 mai, anniversaires, mais aussi décennies d’anniversaire sont fêtés avec vin et champagne apportés par la directrice.

10Les deux hommes qui évoluent autour de ce groupe font preuve quant à eux d’une fidélité à toute épreuve. Le chercheur d’origine ouzbèke, qui lit Marx et y puise des arguments critiques contre le régime tout en célébrant l’absurdité de sa vie et son infinie solitude, dit venir pour la vice-directrice qu’il ne peut abandonner alors qu’elle a besoin de lui pour des traductions. Le chauffeur d’origine ouzbèke avoue quant à lui vieillir doucement avec la directrice, qui autrefois requérait un service long et actif, allant et venant au ministère, au comité central, au laboratoire, etc. Aujourd’hui, il l’attend tranquillement dans une pièce et lui ouvrira respectueusement la porte arrière de la somptueuse Volga noire impeccablement entretenue ! Ce groupe de femmes qui se battent tout à la fois pour un salaire bien maigre et rester ensemble dans une communauté scientifique imaginée, pourrait donner lieu à un faisceau d’interprétations divergentes selon l’angle retenu. Il pourrait être érigé en tableau idéal d’un point de vue féministe qui choisirait de ne voir que l’appartenance de genre des actrices et la substantialiserait. Il serait éventuellement alors tiré vers les aptitudes des femmes aux soins, soit les logiques du care[2].

11Le lecteur y verra certainement un des tunnels où s’enfonce la recherche en Ouzbékistan et son éclipse prochaine comme au Turkmenistan voisin où l’académie des sciences avait été supprimée ainsi d’ailleurs que les hôpitaux de province par le Turkmen Bachi décédé en 2007. Attirons l’attention sur la dimension symbolique que donne à voir le groupe sous deux aspects ; le laboratoire maintient une « structure soviétique » dans l’imaginaire individuel comme collectif et c’est là une de ses fonctions importantes, en même temps que son réservoir d’efficacité. Son existence d’une certaine manière est un déni de la réalité, politique et idéologique de l’indépendance. Il occulte le présent, le met à distance. Que plusieurs femmes disent ne pas vouloir rester chez elle à cause de « l’ennui » qui les assaillirait ne doit pas être perçu comme une simple pudeur destinée à cacher leurs difficultés financières – dont d’ailleurs elles parlent concrètement et sans honte – mais précisément analysé sans l’optique d’une obligation psychique de maintenir un cadre symbolique qui donne sens à leur vie ; c’est celui de leur enfance, de leur jeunesse et pour beaucoup aussi de leur maturité. Mais la pérennisation de ce cadre symbolique revêt surtout la signification de la dignité tirée de l’appartenance passée à un empire puissant, rassembleur et unificateur et selon les termes employés une patrie internationale. Tout se passe comme si le collectif tentait envers et contre tout de se voir encore dans un miroir comme le reflet microsocial de l’ex-URSS, dernière chimère permise à ces femmes.

12Dans cette perspective, dans l’hôpital voisin du laboratoire, au nouveau service des urgences, créé par décret du président de la république en 1999, existe aussi un centre de recherche scientifique ; le médecin-directeur âgé d’environ cinquante-cinq ans et d’origine ouzbèke me fait part immédiatement de sa peur en tant que médecin de se retrouver uniquement avec des Ouzbeks, les médecins d’autres origines quittant le pays et les liens avec la Russie et le monde global se distendant de plus en plus. Sourd son angoisse de se voir par là écarté d’une science supposée universelle, d’un monde de la recherche qui était à ses yeux international et qu’incarnait l’ex-URSS. Ainsi son plus grand souci est dans la relation avec une étrangère de casser brutalement l’image d’un chantre du régime, et de se faire reconnaître, après le massacre d’Andijan comme un chercheur qui réfléchit et qui attend la chute prochaine du gouvernement. Alors qu’il m’invite au restaurant avec un de ses jeunes collègues, il explique que, par son exemple, il met en scène que « tous les Ouzbeks ne sont pas les poissons et les moutons » qu’on imagine selon les métaphores animalières de la population sur elle-même. Dans les représentations de tous ces acteurs des sciences exactes, la négativité de l’enfermement ouzbek est donc opposée à la positivité de l’universalité soviétique, dichotomie que l’observateur doit comprendre et admettre comme un paradigme endogène. L’invention de héros fondateurs ouzbeks – par exemple en chirurgie comme dans le service des urgences de l’hôpital – se présente comme une fable qui ne peut entamer cette dichotomie fondamentale. Le fait que depuis 2003, les seuls diplômes étrangers reconnus en Ouzbékistan, soient les diplômes du Turkménistan – dont l’ambassadeur en Ouzbékistan fut chargé de la commission d’enquêtes sur les « événements d’Andijan » – redouble la hantise de l’asphyxie. Revenons au groupe du laboratoire dans le scénario intime duquel les patients qui tous les jours viennent frapper à un bureau ou à un autre, jouent un rôle important : fenêtre ouverte sur le désastre actuel du système de santé, ils gratifient, par l’aide qu’ils demandent, le groupe ainsi persuadé de son utilité publique. Des réseaux de voisinage, d’amitié, de parenté ou de toute autre nature guident les patients vers le laboratoire où ils inscrivent une présence familière, sans revendication et avec reconnaissance. Ils savent qu’ils ne peuvent affronter les frais d’analyse de l’hôpital et les médecins du laboratoire calment leur anxiété pour eux-mêmes ou leurs enfants, donnant des conseils et des ordonnances à la mesure de leur pauvreté partagée. En remerciement, ils déposent ce qu’ils peuvent, en argent, ou en denrées comestibles, petits cadeaux qui rassurent autant les donateurs que les bénéficiaires.

13Ce laboratoire pourrait être considéré comme la dernière étape, avant une rupture consommée avec l’univers scientifique. Tournons-nous donc maintenant vers quelques chercheurs qui ont franchi le pas, ont déserté la science et ont emprunté d’autres voies pour mieux appréhender les écueils qu’offre la société actuelle face à une telle bonne volonté de mobilité laborieuse.

Désertions scientifiques

14Une unité de physique nucléaire, liée à celle de Leningrad, a été créée à Tachkent à l’époque soviétique. Elle rassemblait alors près de cent vingt chercheurs – physiciens et mathématiciens spécialisés – mais n’en compterait aujourd’hui plus qu’une vingtaine. Les hasards de l’enquête m’ont conduite avec l’aide d’une ancienne chercheuse de ce laboratoire, à rencontrer une dizaine de ses collègues perdus comme elle-même pour la science sans néanmoins que le deuil en ait été fait. À ces entretiens – qui tournent autour de la perte d’un étai personnel identifié à celle d’un centre de recherche que je n’ai jamais visité – s’en sont ajoutés d’autres, au fil de rencontres impromptues : un géographe devenu chauffeur de taxi, un juriste formé en France tentant d’être agent immobilier… Tous ces entretiens avec des individus d’origine ouzbèke ont été réalisés en juillet 2005, soit près de deux mois après le massacre d’Andijan, dans une atmosphère d’abattement collectif et personnel profond. Les manifestations avaient en effet soulevé, dans les semaines suivantes, un espoir de changement, d’embrasement des villes et du pays tout entier ; on imaginait même la chute du régime, par un coup d’État soutenu par des forces internationales. La propagande télévisée incessante du gouvernement, les fêtes organisées pour « la victoire d’Andijan » emmenant des centaines de jeunes au stade de la capitale pour hurler leur haine de la dépendance et leur amour éternel de l’indépendance, les commissions ad hoc trouvant les preuves de la culpabilité du groupe « terroriste » d’entrepreneurs « islamistes » inventé sous le nom d’akroymia, tout un harcèlement médiatique de la population ont arasé rapidement les espérances embryonnaires. Corollairement, dans les universités et les instituts de recherche, les interventions des agents des services de renseignement ont été multipliées et se sont faites de plus en plus visibles et menaçantes. Des revues ont été interdites, des bibliothèques fermées, des livres retirés de la circulation et l’enclôture des intellectuels s’est de plus en plus resserrée, faisant monter l’angoisse d’un irréfragable abandon. Ce contexte très précis conduit les acteurs à plonger plus que jamais dans une nostalgie inconsolable du passé dont ils prennent à témoin l’interlocutrice inopinée que je suis. La demande d’être entendu prend une dimension d’urgence et le désir de captation de l’écoute offerte vire sur un tournant quasi thérapeutique d’adossement. Pour tous les chercheurs, meurtris, humiliés, perdant l’estime d’eux-mêmes, l’intellectuel étranger en effet revêt – dans ces jours terribles où chacun est au bord de l’effondrement, brisé – une dimension salvatrice puisqu’il rétablit l’hypothèse d’appartenir à une communauté scientifique internationale, à l’image de celle, chérie, des temps soviétiques. L’excès de peur fait d’une certaine manière disparaître tout réflexe ou calcul de prudence : le désir de s’inscrire dans un lien qui retisse une passerelle vers le monde extérieur est si fort qu’une confiance immense, presque irrationnelle est accordée à l’anthropologue.

15Ainsi un physicien rencontré à la conférence sur la « science nationale » avec lequel j’échange quelques mots dans un contexte aussi peu propice que possible, puisque nous sommes entourés d’imposants sbires du régime, arrive quelques jours plus tard chez moi avec, dans ses bras, les photos de ses grands-parents et de ses parents, ainsi que celles de leur mariage. Il entreprend un long récit sur la vie de son grand-père, ne me laissant aucun espace d’intervention. Du présent il ne saurait être question : il est littéralement rayé par un discours qui revient sur les caractéristiques de sa généalogie et qui mêle indistinctement origines musulmane et soviétique, les constituant en une unité organique. Âgé d’environ soixante ans, cet homme tente de dire dans une grammaire inconsciente, que là où il y aurait dû y avoir opposition – le nationalisme et l’islam contre le Parti communiste – il y eut au contraire fusion, alors que précisément aujourd’hui où l’État indépendant « des Ouzbeks » a émergé, il fracture, casse les sujets qu’il aurait dû délivrer et auxquels il interdit de parler. Le récit dense, fourmillant de détails hauts en couleur, offre à l’analyse cette structure significative qui déplace les antagonismes par des fragments aux allures de mythe. Résumons en quelques points cette narration déroulée sans que l’auteur reprenne son souffle. Le départ est brutal : « mon père était tchékiste » et ce statut d’agent du KGB est l’objet d’une immense fierté, illustrée par la photo d’un homme couvert de médailles, puis celle d’un couple en tous points conforme à l’image de la modernité soviétique telle qu’elle se donnait à voir dans les années cinquante. Après cette brève introduction, le héros du roman familial est mis en scène et concentrera l’attention : le grand-père maternel, coiffé d’une calotte et arborant de saillantes moustaches. Originaire d’une riche famille de Kokand, il l’a quittée à quinze ans après avoir été soumis aux mauvais traitements de sa belle-mère qui aurait voulu le tuer en mettant des aiguilles dans ses aliments. À Tachkent, il rencontre une caravane et s’y intègre, voyageant pendant des années de l’Europe à La Mecque, où il ira trois fois, devenu fils adoptif du chef de la troupe… La vie aurait été alors très difficile, conduisant les gens à boire le sang des animaux. Il se marie une première fois à Medine, mais est obligé de se rendre à Kokand au chevet de son père mourant et ne pourra ensuite retourner voir sa femme. Il se remariera donc en Ouzbékistan avec une femme d’origine persane, à la peau blanche et aux cheveux noirs frisés, qu’il achète, arrache de l’esclavage. Trois fois décoré de la médaille de héros soviétique, ayant longuement étudié le Coran, il l’enseigne à tous ceux qui se regroupent autour de lui, mais dans le même moment collabore avec la police à la chasse de ceux, qui refusent la loi de l’URSS. Sa conception progressiste de l’islam le pousse à éduquer ses filles librement : elles montent à bicyclette et même à moto, partent en vacances au Caucase. Le grand-père maternel est aussi un remarquable homme d’affaires – au point qu’il sera consacré par le prix de « commerçant émérite » et assure une vie aisée à sa famille : il multiplie les échanges de troc avec le Caucase dont le ministre du commerce lui envoie des wagons entiers de boissons alcoolisées contre de la laine et des fruits secs. Il entretient aussi un très beau jardin avec des ruches dont notre physicien me montre la photo, encore ébloui par ses souvenirs d’enfance, où se profile une rivière dans laquelle on conservait la viande. Doté d’une très bonne santé, décédé à quatre-vingt-cinq ans le grand-père maternel – dont l’histoire a été racontée à notre chercheur par sa mère – réconcilie donc toutes les antinomies politiques, économiques et ethnoculturelles ; il excelle en tout, incarnant à la fois la grandeur soviétique, l’appartenance ouzbèke, la connaissance musulmane, les vertus d’entreprenariat capitaliste, la volonté d’émancipation et d’éducation des femmes… Il représente le paradis perdu de notre physicien qui refuse qu’« on maudisse l’URSS dont les professeurs étaient si bons » et qui considère que sa famille était « normale, moyenne, représentative car les gens cherchaient à cette époque à atteindre la science » et manifestaient « un esprit d’entraide », visionnant le « progrès » puisque l’Ouzbékistan était passé sans transition « du féodalisme au socialisme ». À la lumière de ce passé, notre physicien se laisse aller à des commentaires bien dépressifs : « nous vivons sur le passé soviétique, dans la recherche il n’y a plus de découverte, c’est l’inertie, on colore les vieux résultats. Ils ont reçu la connaissance de Moscou et maintenant ils continuent les mêmes choses… La vie nous oblige à ne plus nous consacrer à la science mais nous essayons de continuer les traditions de Moscou… ». Un chercheur français, il y a plusieurs années, l’a invité à un colloque en Suède ; il est aussi allé en Corée, car il a dirigé dix-sept ans le département de bionanotechnologies à l’institut de recherche sur la soie. Maintenant il attend… Ses enfants sont partis à l’étranger comme beaucoup de ses collègues… Il n’a pas soutenu sa deuxième thèse de doctorat, pourtant prête… Il dit n’avoir même plus le désir d’aller à Moscou où il a vu il y a dix ans « la naissance du fascisme »… Par de multiples tâches il réussit à ne pas sombrer dans une pauvreté totale… Avant de nous quitter, il sort une dernière fois les photos ajoutant : « ce qui est pour moi le plus catastrophique est de ne pas pouvoir utiliser mes connaissances pour mon pays… Quand je mourrai, mes connaissances mourront ».

16La mort comme horizon – mort sociale, personnelle, nationale et politique – hante ces intellectuels qui flottent et dérivent après avoir plus ou moins rompu avec la recherche sans jamais le reconnaître définitivement. Ils subissent de plein fouet le traumatisme partagé du massacre d’Andijan et paraissent beaucoup plus fragilisés que leurs collègues ayant gardé une attache collective. Ils recherchent avec une grande désorientation un arrimage quelconque, introuvable bien sûr dans la configuration sociétale actuelle et leur besoin de parler est énorme : en s’exprimant, ils s’efforcent de s’expliquer à eux-mêmes comment ils en sont arrivés là où ils en sont dans un pays tel qu’il est. Ainsi en va-t-il d’un autre homme d’une cinquantaine d’années, qui me prend dans sa voiture alors que je cherche un taxi à la sortie du marché. Il parle un peu français car il est allé en France lors de son service militaire dans la marine soviétique ; il est même tombé amoureux d’une Française qu’il espérait revoir dans la Yougoslavie de Tito et il a donc poussé son fils à étudier le français au centre culturel français… qu’il considère d’ailleurs comme autant gangréné par la corruption que les institutions nationales. L’homme que je reverrai à mon domicile me dit tout de suite avoir seize de tension et semble avoir atteint un point limite de compression. Il a obtenu sa première thèse de géographie à Moscou en 1986, il a été chercheur dans un institut de l’académie des sciences puis a été affecté à un département d’éducation. Il a été selon ses dires de nombreuses fois « cassé » : il s’est en effet opposé à des changements dans des manuels qu’il a jugés stupides mais aussi au clientélisme et au « protectionnisme » des relations de parenté, détenant un rôle décisif partout. Depuis un peu plus d’un an, il enseigne douze heures par semaine dans un lycée et cherche des subsides comme chauffeur occasionnel de taxi. Ce fils d’une mathématicienne de l’académie des sciences a ses deux frères à charge et leurs enfants, six en tout. Entre les mariages, les frais d’hôpital pour une opération d’un membre de la famille, la nécessité de fournir la nourriture quotidienne de son groupe de cohabitation, il est écrasé par les responsabilités et l’impossibilité d’y faire face. Le sentiment d’avoir été depuis l’indépendance à l’extérieur des modes de fonctionnement dominants émerge dans son esprit comme une clef d’interprétation d’une vie qu’il présente comme une succession permanente de ratages, d’échecs, faute d’avoir accepté les compromis usuels. « J’aime ma patrie mais elle me tourne le dos, comme à tout le monde… Je me sens par moments comme un dissident… Je ne vois plus que le creux, le vide quand je regarde devant moi… Pourtant j’avais pensé à ma carrière… Maintenant le matin c’est trop triste, pas de travail, alors ce n’est pas la peine de s’habiller. Avant on s’habillait pour le travail… Maintenant tout le monde fait taxi… ».

17Après sa sortie du monde de la science, il s’était tourné vers la prière, quotidiennement, puis y avait renoncé. Depuis deux ans, il recherche à nouveau un réconfort dans la croyance, dernière perspective de « vérité » dans un paysage social, institutionnel et politique de mensonges éhontés et de tromperies interpersonnelles odieuses. Il espère pouvoir aller à La Mecque, pour mettre fin à un désespoir complet. En me quittant, il me remercie de l’avoir écouté, attentivement, soulignant que d’habitude c’est lui qui prend en charge les autres… Il se déclare plus léger d’avoir parlé, momentanément soulagé…

18Cet ancien chercheur offre à l’observation une seconde variante dans la constellation des logiques observées, celle d’une quête d’un minimum de « vérité » pour résister à une intime désintégration. Idéalisation délirante du passé soviétique, espérance religieuse totale qui aujourd’hui expose au danger d’une arrestation, ou encore un calfeutrage paranoïde sont quelques-unes des « solutions » pour réagir à un présent insoutenable. Ces acteurs se remémorent la suite des événements politiques depuis la perestroïka pour tenter de ressaisir une cohérence dans un itinéraire national qui les déchire et qui a postériori se dévoile comme insensé. Les Partis de l’indépendance – Birlick et Erk –, leurs propositions politiques, leurs leaders font l’objet de révisions mentales tristes, tout comme « l’escroquerie » des premières élections à l’organisation desquelles quelques-unes ont été, au départ, associées avant d’en être exclus après leur refus de « bourrage » des urnes ou d’une autre malhonnêteté. Le ralliement au régime de quelques personnalités que certains respectent comme l’ancien président de la direction spirituelle de la république leur paraît indéchiffrable. C’est donc tout à la fois la société dans son ensemble et leur propre vie qui se font écho dans une désagrégation inenrayable, les laissant sur un sentier étroit, sans barrières de protection alors qu’ils se sentent prêts à sombrer. Cette intrication peut être appréhendée de fait comme un produit « classique » de la violence d’État qui conduit, selon Jeannine Pujet, à des confusions systémiques : « ce qui est apparemment externe, apparaît dans le noyau le plus interne du sujet alors que le plus interne se projette et se poursuit dans la réalité la plus extérieure [3] ». De ce point de vue, les dictatures argentines (étudiée par J. Pujet) et ouzbèke sont très similaires, brouillant les repères du réel et du personnel, de l’objectif et du subjectif.

19Dans cette optique tournons-nous vers un homme plus jeune âgé de 45 ans, qui, après des études de droit en France, a été embauché à l’institut de surveillance législative, créé en 1996 où aujourd’hui seuls deux employés travaillent encore sur les trente recrutés au départ. Rappelé à l’ordre après un article où il soulignait les « points faibles » des pratiques juridiques ouzbèkes en matière d’élections et de nominations, ce fils de paysan de la Fergana, a renoncé avec rationalité à ses ambitions intellectuelles d’un doctorat sur les droits de l’homme ! Une peur obsessionnelle l’a gagné ainsi que sa famille, plongeant le couple et les enfants dans une sorte de boîte noire : ne pas parler, que les enfants ne répètent rien de suspect, se faire le plus anonyme et le plus discret possible, telles sont les consignes que se fixe cet homme pour ne mettre en danger aucun des siens. Issu d’une famille où il est le seul à avoir fait des études supérieures, il retrouve là un habitus de repli extrême déjà identifié dans les milieux paysans. Cette attitude se situe à l’opposé de la liberté jouissive dont il se rappelle avoir abusé durant la perestroïka, voulant, comme chef des komsomol, faire renvoyer les étudiants non assidus, se faisant taxer d’« idéaliste », et étant mis en garde contre les retombées sur lui-même de ses intentions. Aujourd’hui, il est parfois intermédiaire pour des locations de maisons, il cherche aussi à enseigner le droit en conformité avec le régime… et tout ce qui peut lui permettre de nourrir sa famille. Il paraît habité d’une crainte constante, cachée derrière un regard doux et un sourire tendre, affichés comme une carapace. Privés de rapport institutionnel – qui a contrario, et malgré tout semblerait fonctionner comme un bouclier contre des risques pathologiques aigus – les individus cèdent à la pente de penchants personnels qui en d’autres circonstances auraient été contenus par un groupe professionnel. Ainsi, un mathématicien de l’institut de physique nucléaire se présente comme un génie voué, sous tous les régimes, soviétique et indépendant, à la méconnaissance et à l’exclusion. Sa supériorité scientifique expliquerait qu’il soit continuellement rejeté vers l’infériorité, voire menacé d’être physiquement éliminé. À l’instar du géographe devenu chauffeur occasionnel de taxi, il réinterprète sa biographie sur le mode de « cassages » répétés. Cet homme grand, anglophone, fils d’un biochimiste connu et d’une doctoresse, né à Moscou et toujours considéré – bien que d’origine ouzbèke – comme un « enfant russe », marié une troisième fois après deux divorces, s’engouffre dans des visions quasi mythomaniaques pour juguler la souffrance de sa distance toujours plus grande à la science. « J’ai toujours senti que je devais jouer le rôle de l’idiot », dit-il en affirmant que son intelligence exceptionnelle constitue une humiliation pour tous ses collègues potentiels. « Mon statut m’est toujours volé », ajoute-t-il, en expliquant que partout où il se présente et réussit à résoudre les problèmes mathématiques proposés, ils sont reformulés pour l’empêcher d’accéder au prix. « Du point de vue américain, je ne suis pas blanc, je suis coloré… et à Moscou ils ne voulaient que des imbéciles ; c’était la mafia qui contrôlait tout de la criminalité à la vie scientifique… je sais que je suis le meilleur mais mon travail est toujours rejeté ».

20Réelle, intense, bouleversante, la déréliction de ces quatre hommes est exemplaire des gouffres psychiques qui guettent les chercheurs déserteurs et livrés à eux-mêmes, laissant leur esprit fonctionner hors de leurs objets scientifiques favoris, de surcroît dans un contexte de terreur politique en résonance dramatique avec leur histoire personnelle, quelle qu’en soit la nature. La violence d’État – en rabaissant et en humiliant l’individu, en avilissant sa dignité personnelle publiquement sur le mode des mises en scène médiatiques qui ont suivi le massacre d’Andijan – oblige en effet chacun à se voir dans un miroir de la honte puisque toute vie fournit inévitablement des éléments susceptibles de nourrir l’autodépréciation qui prend alors des proportions envahissantes.

21Toutes les désertions scientifiques ne conduisent néanmoins pas à de tels périls intérieurs et d’aucuns parmi les chercheurs se révèlent plus pragmatiques. Ainsi la troisième épouse du mathématicien tendanciellement mégalomane qui appartenait, elle aussi, à l’institut de physique nucléaire, fille d’enseignants, a jugé, comme de nombreuses femmes, après la chute de l’URSS, qu’il lui fallait changer de métier pour survivre. Elle est ainsi devenue secrétaire dans une multinationale pharmaceutique et travaille maintenant à l’agence américaine Usaid où elle gagne 500 US $ mensuels, seul revenu de sa famille. Avec sa sœur, médecin, elles ont monté un petit atelier de broderies, où l’une et l’autre épanchent et compensent leur tristesse de n’avoir pas pu continuer dans la voie où elles avaient été formées. Sa sœur, ainsi que son mari, ancien physicien de l’académie des sciences, se sont reconvertis ensemble au départ, dans une compagnie pharmaceutique américaine, conduisant des essais chimiques pendant huit ans. Aujourd’hui cette entreprise a quitté l’Ouzbékistan mais son mari en reste un représentant formel percevant un pourcentage sur les ventes des médicaments ; quant à elle, elle a obtenu un poste dans une autre compagnie pharmaceutique anglaise. L’atelier de broderie a trouvé des débouchés dans les grands hôtels de Tachkent et les deux femmes se soutiennent mutuellement, pensant désormais à leurs fils qu’elles souhaitent envoyer faire leurs études à l’étranger, heureux destin qu’elles refusent en revanche à leurs filles. Si elles restent blessées d’avoir dû renoncer à leur carrière scientifique, elles s’inscrivent dans une logique sacrificielle maternelle projetant sur leur progéniture masculine leurs désirs et leurs ambitions, tandis que leurs filles sont dans leur esprit vouées à un itinéraire reproduisant leurs propres insatisfactions. Ces deux femmes manifestent un équilibre notable, en s’instituant en pivot protecteur de leurs familles, et tout particulièrement l’aînée en regard de son mari mathématicien, si perturbé aujourd’hui, qu’elle regarde comme un « génie ».

22Sans pousser trop loin les confrontations que mettent en lumière les exemples retenus, les divergences qu’ils manifestent en termes de rapports sociaux de sexe sont significatives et instructives : la frustration scientifique et intellectuelle est d’autant plus facilement acceptée par les femmes que leur position de plus en plus dominée dans la société ne leur laisse peu d’autres espoirs qu’une gratification familiale pour leur dévouement à leurs époux et fils, les filles faisant alors l’apprentissage de leur manque absolu de valeur dans la perspective conservatrice des mères. La retraditionnalisation de la société, accentuant les clivages entre les statuts des femmes et des hommes, exacerbe au contraire l’hypothèse des défaillances masculines qui doivent alors faire l’objet de légitimations fictives. « De vrais chercheurs devenus des mendiants », selon l’expression d’un autre physicien, qui a travaillé à DHL puis est maintenant employé dans une banque, tel serait le lot de tous ceux qui ont par la force quitté l’académie des sciences. Cet homme, réaliste, expose sans détours l’institutionnalisation de sa mélancolie : un groupe rituel de rencontre avec ses anciens collègues et d’autres intellectuels, tous étudiants à Moscou et qui porte le nom du foyer où ils étaient logés. Comme beaucoup, il a maintenu une relation épistolaire avec son ex-directeur de thèse à Moscou. Il déplore avec tristesse sa baisse de compétences, faute d’exercice et corollairement la dépendance toujours plus forte dans laquelle s’enfonce le pays, privé de science et de recherche. Le slogan du régime « nous ne serons jamais dépendants » est estimé « féodal » en raison de l’isolement qu’il cristallise. Il se rappelle avoir été « fier » à l’époque soviétique de la « culture nationale » ouzbèke mise en scène selon les codes de l’URSS. L’ouzbékitude telle qu’elle est prônée par le régime apparaît au contraire un stigmate tant elle implique un enfermement stérilisant. Dans un couple d’anciens physiciens de l’académie des sciences, l’un et l’autre issus de lignées où académiciens/ennes et artistes illustres se côtoient, l’homme avoue : « à la perestroïka, tout le monde ne pouvait pas se conformer… moi, je me suis perdu à ce moment là, je n’ai su ni m’orienter, ni me conformer… puis avec le temps, je me suis habitué ». Il enseigne aujourd’hui l’informatique et elle, la physique dans un lycée, ayant renoncé au doctorat après une troisième naissance non voulue. Les femmes, bien sûr, mettent en avant dans les causes de leurs désertions scientifiques, les grossesses, la charge des enfants, l’entretien des parents et beaux-parents âgés, puis le coût des études et des mariages des enfants devenus adultes… et très rarement l’influence de leur mari, lorsqu’elles vivent encore avec lui. Elles accusent exceptionnellement des normes sociales qu’elles repèrent plutôt mal, en les ayant incorporées et en les portant dans bien des situations, tel le choix du conjoint de leurs filles et de leurs fils. Les logiques qui orientent les femmes dans leurs discours et leurs pratiques sont dans ce cas identiques en Ouzbékistan et ailleurs, et les analyses convergentes sont suffisamment nombreuses dans ce domaine pour ne pas insister sur ces effets concrets, banals et bien connus de la domination masculine, poussée si loin, il est vrai, en Ouzbékistan, qu’elle en est érigée en légitimation d’État !

23Restés dans des institutions scientifiques délabrées ou les ayant quittées, les chercheurs en sciences exactes, formés à l’époque soviétique rencontrent les mêmes difficultés matérielles et mettent en scène un embellissement identique du passé. Pour tous, la société, dans ses formes économiques et politiques actuelles, soulève dégoût et amertume et ils manifestent à des degrés différents leur incapacité à s’inscrire dans des rapports qui leur paraissent de plus en plus pénibles. Alors qu’en sciences sociales, l’habitus idéologique a poussé les acteurs vers la création d’ONG et leur insertion dans des réseaux de financements étrangers, en sciences exactes, ils ont finalement très peu de facilités de reconversion mis à part l’informatique, la banque ou l’enseignement, ce dernier secteur étant partagé avec leurs collègues de sciences sociales. La privation d’une « communauté intellectuelle » d’étayage pèse lourdement dans leur désarroi, accentué par le mépris d’eux-mêmes qui les accable autant lorsqu’ils sont issus de lignées scientifiques, intellectuelles ou artistiques prestigieuses, que lorsque, fils de paysans, ils ont été les premiers promus de leur famille. Leur sensibilité aux démonstrations de toute-puissance du régime est accrue par cet affaiblissement psychique : ainsi une ancienne chercheuse de l’institut de physique nucléaire – qui est une des seules rencontrées à avoir travaillé à la mairie de Tachkent puis pour une ONG – évoque le président I. Karimov en tremblant, prise de panique : alors que beaucoup disent simplement « qu’il est imprévisible, qu’on peut attendre n’importe quoi de lui », cet « éternel », ce « bouc », elle voit en lui le « Diable qui a plus de force sur terre que Dieu » et contre la perversité et l’inhumanité duquel rien ne peut être opposé. Dans l’esprit de cette femme I. Karimov autrement dénommé « notre père » répond ainsi parfaitement à la description du maître faite par Eugène Enriquez [4] : « Soit le tyran est considéré comme ne sachant pas ce que font ses seconds, soit il est perçu comme étant parfaitement au courant et maniant à son gré l’arbitraire le plus total, mais ce faisant, il se place comme étant, dans la réalité, omniscient et omnipotent et il développe une terreur sacrée et en conséquence une admiration, une dévotion sans bornes. En effet, il représente celui qui ose accomplir ce que personne n’oserait même imaginer : se situer dans l’excès, la souveraineté, l’extraordinaire. Il sort ainsi du règne des mortels et s’égale à un Dieu ». Le seul comportement pensable face à cette figure monstrueuse est alors la posture de la victime, écrasée, broyée, de surcroît sous le joug d’une parodie identitaire qui vole en éclats.

Notes

  • [1]
    1000 soums équivalent à peu près à 1 US$.
  • [2]
    Patricia Paperman & Sandra Laugier (sous la direction de) Le Souci des autres, éthique et politique du care, EHESS, 2005.
  • [3]
    Jeannine Pujet, Violence d’État et psychanalyse, Dunod, 1989.
  • [4]
    Eugène Enriquez, Clinique du pouvoir, les figures du maître, Eres, 2007. En ligne
Monique Selim
Monique Selim est anthropologue à l’IRD.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/chime.066.0373
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Érès © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...