CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Fil du rasoir, corde raide, passes et impasses, y a-t-il un nouage possible de la clinique et du judiciaire, un cadre pour une possible articulation autour du signifiant de la loi, pour que deux ordres aussi paradoxaux que la logique judiciaire et la logique de l’inconscient, cohabitent, voire se relancent et se dialectisent ?

2Si la PJJ, Protection judiciaire de la jeunesse, autrefois Éducation surveillée, s’est historiquement mise en place à partir d’une logique judiciaire, l’ordonnance de 1945 relative à l’enfance délinquante, est venue signifier la priorité de l’éducatif sur le répressif et, avec l’introduction des psychologues dans son dispositif, déplacer la réponse à un acte délinquant, sur la position subjective de son auteur. Associer la clinique au judiciaire permit d’interroger la réalité des faits à la lumière de la réalité psychique. L’ordonnance de 1945 annonçait un renversement conceptuel, qui faisait basculer la prise en charge des délinquants, de la répression à la rééducation, puis de la rééducation à la mise en œuvre éducative, au carrefour de la clinique et du judiciaire.

3Loin d’être simple ajout au dispositif, le psychologue est venu ébranler un fonctionnement pour introduire, entre un sujet et son comportement, la dimension de l’inconscient. Dès lors, le modèle d’une rééducation suivant un système d’enfermement, d’isolement, de conditionnement avait vécu.

4Du moins le croyait-on, jusqu’à ce que le remaniement de l’ordonnance de 1945 et la définition des nouvelles missions de la PJJ, sur un versant sécuritaire et répressif (régressif) ne vienne renverser ce qui en fut l’esprit, mettant les équipes en position d’endosser le poids d’orientations qui pervertissent leur fonction : des éducateurs-contrôleurs, des psychologues-investigateurs sont appelés à évacuer le transfert pour mieux stériliser la prise en charge de toute résonance psychique, et transformer une parole vivante en lettre morte. Objectif : exécuter les consignes du juge selon des modalités administrativement prévues - procédures et référentiel de bonnes pratiques professionnelles - pour mieux exécuter le vivant de ces enfants, pris une fois de plus dans des enjeux mortifères, ce que Legendre repère comme « meurtre social de la parole ».

5Lorsque des nouvelles méthodes de gestion publique, comptables et judiciaires, se mettent en place conjointement, pour viser à la normalisation des pratiques, jusqu’où l’analyste, pris entre les exigences de la réalité sociale et de la réalité psychique, entre autorité judiciaire, logique administrative et action éducative, peut-il résister ? Jusqu’où peut-il résister aux logiques contradictoires qui parasitent (paralysent) son écoute et pervertissent le sens possiblement structurant d’une articulation de la clinique et du judiciaire ?

6Classer, caser, évaluer, étiqueter, objectiver le trouble pour mieux évacuer le transfert, figent l’autre en objet passif d’un savoir qui le manque, pour combler illusoirement le manque-à-savoir du magistrat. Diagnostics sans appel - psychopathes (donc sans demande, ni angoisse, ni culpabilité), borderlines, états-limites, narcissiques, hyperactifs - laisseront le sujet souffrant en souffrance (« souffrance blanche » comme l’énonce Fethi Benslama). En coupant des enfants de leur histoire, pour mieux les médicamenter, on étouffera une crise adolescente désarrimée de ses coordonnées subjectives et soumise à l’affolement des pulsions. Pourtant, s’ils échappent aux parents, aux institutions, c’est pour mieux s’échapper d’une dépression archaïque et de l’angoisse du vide qui les étreint.

7À ce qui, de n’avoir été pris dans le langage, réapparaît dans le réel, on oppose non seulement camisole chimique, mais aussi camisole physique (les prisons pour mineurs), camisole psychique (les TCC, modèle sans reste en ce qu’il est négation de la dimension inconsciente). Et pour les praticiens, camisole financière, qui verrouille toute initiative hors norme : avec la LOLF, loi d’organisation sur la loi des finances, le budget des services sera fonction de leur adéquation, de leur « compliance » à la commande administrative et judiciaire, en terme statistiques d’atteinte d’objectifs.

8La question est d’autant plus aiguë aujourd’hui que, dans une période de reflux de prise en compte de la causalité psychique, l’idéologie dominante est celle d’un redressement éducatif, d’un dressage comportementaliste qui, indépendamment de la position subjective de son auteur, cherche à « mettre au pas », là où il importe de « prendre pied », dans un monde de langage et de mémoire.

9En effet, ces adolescents qui ne parlent pas, mais qui font parler d’eux, adressent leur « appel » à la Loi, parce qu’ils sont sous l’emprise d’une crise pubertaire qui ne trouve plus ses marques, une crise adolescente qui n’est lestée d’aucune identification structurante. Aussi, lorsque la désintégration des liens les livre à l’emprise des identifications de masse, lorsque les conduites à risques sont d’autant plus massives qu’ils errent dans la confusion de leurs repères, il est plus que jamais urgent que s’inscrivent les repères subjectifs nécessaires à leur devenir [1]. Aussi, en ces temps bouleversés, on ne peut qu’évoquer le désir dont chaque clinicien se soutient pour poursuivre et soutenir, tant qu’il le peut, sa présence en acte dans l’institution.

10Il sera donc question ici de ces adolescents qui rejettent tout, qui nous rejettent et se font rejeter de partout. Ces adolescents qui font peur, parce qu’ils ont peur, une peur archaïque enkystée, sans objet, sans sujet, dans un monde qui ne fait ni lieu, ni lien, un monde bouché, un monde sans projet, parce que sans passé. Des adolescents dont on parle sans jamais leur avoir parlé, ceux qu’on ne peut regarder en face sans qu’ils se sentent « traités ». Ceux qu’on ne verra ni dans les CMP, ni dans les autres lieux de droit commun dont ils se font exclure, encore moins dans les cabinets privés. C’est seulement lorsqu’ils y seront contraints, dans le cadre d’une procédure judiciaire, en l’occurrence, dans le cadre de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ), que la rencontre, voire l’accompagnement (éducatif et psychologique) sera rendu possible, selon un dispositif d’équipe, loin de la cure-type.

11Ainsi, est-ce lorsque ces adolescents inaccessibles, à la dérive, à la dérive de leur violence, en appellent à la Loi par leur acte, que les conditions d’un travail clinique peuvent et doivent être posées. Le délinquant, en transgressant un interdit se met dans une position particulière par rapport à la loi : vouloir la défier, la dénier ou l’incarner, mais aussi l’appeler pour qu’elle advienne, en appeler au Père de la métaphore, pour que la Loi consiste. Non pas la loi du gendarme, mais le signifiant de la Loi, celui de la métaphore paternelle. Ils en appellent à la Loi, ils l’interpellent, pour mieux être interpellés par elle : « Seule la fonction de la Loi trace le chemin du désir. » [2]

12C’est du moins la construction, la fiction qui soutient notre désir d’analyste, pour chercher une voie possiblement structurante d’une clinique dans le cadre judiciaire et se mettre à l’écoute de ceux qui ne nous demandent rien, ceux qui sans le juge des enfants, représentant de la loi, n’auraient jamais consulté. Il leur est ainsi offert la possibilité de rencontrer sur leur parcours un autre qui donne lieu à ce qui n’a pas encore pris mot pour se dire, à ce qui insiste, sans consister.

13Il s’agit alors de se dé-placer par rapport à la demande, de subvertir le champ de la demande, de la demande du juge. Le juge demande à être éclairé, mais pour autant, le psychologue à la PJJ n’est pas au service du juge comme il est dit, mais au service de ceux qui, sans le juge, n’auraient jamais fait le pas.

Un passé sans représentation

14Si les adolescents ont à faire au juge au nom de la loi, le psychologue en institution, de son écoute d’analyste, n’est pas là pour le Juge, il est là par le juge et pour le jeune. Position de simple bon sens, mais éminemment subversive dans l’institution judiciaire, parce qu’elle donne lieu, parce qu’elle donne vie à la parole de ceux qui ne savent pas encore ce que parler veut dire. Occuper la fonction de psychologue, dans le cadre de la PJJ, quand on est analyste, c’est mobiliser ce qui se parle en eux, au travers d’eux, mais sans eux. C’est se donner les moyens d’atteindre ces enfants qui ne se laissent pas atteindre, ces enfants qui se sont bétonnés dans un ghetto psychique déserté d’affects, de mémoire et de représentations. Tout « l’art clinique » consiste d’abord à créer du lien quand le lien les menace, faire que la contrainte donne lieu à la demande, une demande qui ne se sait pas encore et qui va naître par le biais d’un Autre à l’écoute de ce qui n’a pas encore fait lieu psychique.

15Ainsi, dans cet esprit, le juge est en place de représentant de la Loi qui autorise un autre qui l’a transgressée à s’inscrire comme sujet de son histoire, au fil des générations. En nommant la filiation (verticale) (untel, fils de, et de…), il inscrit cet enfant dans un lien généalogique et dans le lien social (horizontal). Il le prend en compte pour qu’il rende des comptes, qu’il soit comptable de ses actes, façon de lui dire qu’il compte, là où il croit ne rien devoir à personne parce qu’il ne serait rien pour quiconque. Le magistrat est agent d’une rencontre qui sans lui n’aurait jamais eu lieu, une rencontre qui permet à des adolescents captifs d’un passé sans représentation, de construire leur histoire, de l’habiter au lieu d’en être habité.

16Si le juge nomme l’interdit du lieu du judiciaire, il nomme l’acte dans le registre de la loi. Il le qualifie. Ce qui de fait qualifie son auteur dans le lien social, c’est l’acte inaugural qui fait bord à la jouissance, en introduisant le sujet à se vivre responsable de ce qui lui arrive. Mais ce premier coup ne pourra prendre sens que dans l’après-coup d’une construction psychique, faute de quoi la loi sociale reste évidée, sans pouvoir prendre consistance ni faire bord.

17Car il ne suffit pas que ces enfants répondent de leur acte judiciairement, encore faut-il qu’ils l’élaborent psychiquement, qu’ils le subjectivent, que l’impensé se désenclave du corps, que les décharges haineuses se métabolisent et génèrent d’autres écritures, que les traces se métamorphosent en formations de l’inconscient. De l’agir à l’Acte (l’Acte avec majuscule), il y a toute la dimension de la construction psychique.

18Winnicott déjà, dans Déprivation et délinquance, avançait : « À moins d’avoir affaire à la justice, le délinquant ne peut que devenir plus inhibé en matière d’amour, et en conséquence de plus en plus déprimé et dépersonnalisé, pour finalement devenir tout à fait incapable de sentir la réalité des choses, sauf celle de la violence. » Alors que la vacuité de réponse sociale réactive le vide de la structure et laisse l’adolescent condamné à répéter, à la dérive de sa jouissance, à l’inverse, la loi répressive et aveugle, en renvoyant l’enfant à la figure implacable du Père primitif tyrannique et tout-puissant - celui d’avant la métaphorisation - alimente le scénario de ce qui deviendra fantasme - « un enfant est battu » - en une boucle répétitive de provocations/humiliations. Hors de toute implication subjective et dans l’évitement du sens de ce qui fait répétition, on passe ici à côté de l’essentiel, parce qu’« il est plus commode de subir l’interdit, que d’encourir la castration » [3]. Le travail d’élaboration psychique doit permettre que le délit apparaisse comme événement dans une chaîne qui va remettre en chantier pas moins que la constitution même du Sujet entre désir et Loi.

19Depuis longtemps déjà, au nom de la vulgate psychanalytique, la Loi symbolique est confondue, ravalée à la répression. Secteur social et psychiatrique, réunis dans leur impuissance, en appellent à la parole du juge comme potion magique. Or l’injonction surmoïque du sacro-saint « rappel à la loi » ne peut faire écriture, qu’à faire résonner psychiquement renonciation de la première des Lois, une Loi de vie, dans sa dimension symbolique. En relayant l’interdit premier, le droit articule le lien social. Toute construction psychique se fonde sur un tel nouage, où la subjectivation de l’interdit, au travers de l’identification, fera socle des lois à venir. La loi sociale n’a pas, en soi, de caractère symbolique, mais elle est crochetée par la dimension symbolique de la Loi, c’est-à-dire crochetée par l’intériorisation de l’interdit premier qui, originellement, va mettre un terme à la jouissance.

20Le juge, au nom de la loi, fait barre sur leur fuite en avant, pour qu’ils se posent dans le langage au lieu de s’éclater dans l’instant, qu’ils se posent la question de ce qu’ils misent d’eux-mêmes au travers de leur mise en acte, la question de ce qui les cause en tant que Sujet, là où justement ça ne cause pas. Si ces adolescents ont à répondre de leur acte devant un juge, le psychanalyste, dans ce dispositif, attend d’eux qu’ils répondent de leur position de Sujet de leur acte, qu’ils deviennent auteur de leur acte, au lieu de disperser leur trace anonyme sur la scène du social. Ce qui implique que c’est dans la singularité de l’histoire de chacun que peut se découvrir l’articulation entre Loi symbolique et loi sociale.

21Le psychanalyste qui rencontre ces adolescents dans le cadre judiciaire se fait l’Autre d’une lame de fond, pour qu’elle s’arrime à une trame signifiante, celle dont les parents sont porteurs muets. La violence en appelle à la construction de la position subjective de son auteur, au travers de sa parole, mais aussi et surtout de celle de ses parents, pour que, ce qui a fait brèche se métaphorise en représentations, s’historialise, que l’histoire se construise, une histoire qu’ils puissent s’approprier au lieu d’en être possédés.

Subvertir une logique de maîtrise

22C’est dire que le psychanalyste va se déplacer par rapport à la demande officielle du juge (le bilan de personnalité), en subvertissant une logique de maîtrise. La démarche clinique introduit une brèche au sein de la dialectique savoir/pouvoir censée caractériser le tandem psychologue/juge, mettant en évidence une rupture des discours et un malentendu fondamental. S’il y a un nouage de la clinique et du judiciaire, celui-ci enserre un ratage structural, lié à ce qui fonde deux discours dans leur position inversée, à savoir le discours du Maître et le discours de l’Analyste :

23D. du M. : equation im1

24D. de l’A. : equation im2

25Le magistrat de sa position de S1 de représentant de la loi s’adresse à la version sociale du Sujet, au sujet de droit dans son rapport à la loi sociale S2. Il fait passer le Sujet divisé sous la barre du refoulement, ainsi que a comme objet de jouissance, dont il ne peut rien articuler. Le discours du maître est au service du refoulement. L’autre le psychologue, dans sa position de a s’adresse au Sujet de l’inconscient, $, dans son rapport à la loi symbolique. En destituant le savoir S2, qui passe sous la barre du refoulement, le discours de l’analyste, au côté duquel le clinicien se range, est subjectivant, alors que celui du maître se soutient du refoulement de la subjectivité.

26C’est pourquoi, s’il est un nouage de la clinique et du judiciaire, il ne peut se soutenir que de son dé-nouement. L’acte clinique fait coupure dans le champ du social. Moment de scansion, il se justifie d’être inscrit dans une procédure, à condition d’y prendre appui pour mieux s’en dégager, de faire appel d’air pour qu’il y ait du jeu, du jeu de langage, pour qu’il y ait du je. Et que ce je(u) - qu’on l’écrive comme on veut - ouvre à l’ordre littéral, au lieu de se rabattre sur le Tout ou Rien de l’objet : objet a du corps-boulet, ou objet commun de consommation, car, plutôt que se laisser aspirer par une angoisse sans objet a, ils aspirent à se gaver d’objets pour se remplir la tête et se vider de toute pensée. Ils sont à la recherche de l’objet qui va les réparer, l’objet qu’ils consomment, jusqu’à se consumer, oripeau phallique qui va couvrir la faille de l’être, quand elle n’a pu s’élaborer en manque-à-être. Là où le manque d’objet a échoué à se constituer symboliquement, ils ne peuvent payer le prix de la perte, une perte qui s’est gelée, lieu d’un trou, d’une forclusion locale, voire d’une mort psychique annoncée. La violence n’occuperait-elle pas là la place d’un lien minimum, dégradé, échappatoire à la mort sociale qui menace ?

27Du manque-à-avoir au manque-à-être, comme curseur de la construction psychique, ils échouent à l’épreuve qui consiste à perdre pour gagner autrement. Ils sont dans l’urgence de la satisfaction du besoin, là où le manque d’objet n’a pas été introduit dans la dialectique de la castration [4].

28Chez eux, toute frustration relance la privation essentielle, l’essence de ce dont ils ont été privés qui fonde le Sujet, le lien d’amour et la loi qui le limite. De n’avoir pu en passer par l’épreuve de la castration, leur toute-puissance s’exerce à la moindre frustration. Là où le Nom-du-Père n’a pu faire rempart, l’annonce d’une frustration les rappelle à l’ordre, ou plutôt au désordre d’un réel inassimilable, alors ils exigent, à corps perdu, devant l’effondrement qui guette. Tour à tour privés, frustrés puis gavés, ils ne manquent de rien, sauf de l’essentiel, à s’être construits sur des « trous dans la coque » (étymologie de trauma), comme l’avance Pierre Babin [5].

29Ils sont criblés de coups, coups du sort, coups fourrés, coups et blessures physiques et psychiques qui ont creusé une voie d’eau et laissent la voie libre à la déflagration des pulsions. Ils agissent alors leur question informulée, informulable, en traçant leur chemin à coups de poing, là où les coups de la vie ont laissé des traces indélébiles.

30Quand la jouissance fait effraction dans le corps, le lien à l’autre est marqué du pulsionnel. À vif pour rester vivants, sur le fil du rasoir, sans filet, ils vivent l’instant dans le déni des failles sur lesquelles ils eurent à s’édifier. Ils se jettent en avant, comme on se jette à l’eau, et dérivent sans bouée et sans ancrage. Ils se perdent dans la mégalomanie, pour ne pas sombrer dans la mélancolie.

31La « mère suffisamment bonne » de Winnicott, celle qui rassure, qui contient, est aussi celle qui ose soutenir un non, qui instaure un écart entre besoin, demande, désir, qui permet de différer, d’halluciner, puis de fantasmer, de désirer, parce qu’elle peut se soutenir elle-même de la métaphore paternelle pour se dé-compléter, se dégager d’un parasitage incestueux. De n’avoir pu s’appuyer sur la fonction du Père pour faire barre à l’imaginaire incestueux, la mère de ces adolescents restera lieu de parasitage et de dévoration.

32Les enfants peinent alors à se décoller du corps familial maternant, pour décoller dans un corps social où les pères ne tiennent pas, ne contiennent pas. Là où le Nom-du-Père défaille à les porter, là où ils n’ont pu rencontrer le trait qui viendrait les signifier, les repères identificatoires se rabattent sur l’emblème imaginaire, ils s’affilient au « Nom-de-la-Marque » prête-à-porter (Nike, Adidas), prête à les porter, voire sur la figure emblématique d’Allah, père de tous les pères et de tous les fils, comme tenant-lieu du Nom.

33Lorsque l’identification symbolique n’a pu soutenir le sujet, l’acte délinquant fait office de cache-misère, prothèse, béquille, moyen de parer à une identité fictive et factice. Et quand, à la fragilisation des pères s’ajoute une politique démagogique des droits de l’enfant, l’enfant seul maître à bord, ignore sa dette et réclame son dû : Maître tyrannique et totalitaire des lieux, d’abord des lieux de la mère et des objets d’amour et de haine qui suivront.

34Quand la rivalité imaginaire n’est pas lestée par du tiers, il n’y a pas de marge entre le fantasme et le passage à l’acte : tout ce qui n’est pas soi est à expulser, ou à incorporer, entre meurtre et inceste. L’acting prend la relève du fantasme, quand celui-ci échoue à faire barrage à l’angoisse. Livrés à leur pulsion d’emprise, sans détour, sans compromis, ils ignorent le « gré à gré », et c’est « de gré ou de force », donc de force qu’ils s’emparent de l’objet de l’autre, l’objet phallique, pour se parer de sa brillance. L’autre, le rival imaginaire censé posséder ce qui leur manque, jouit de ce qui leur fait défaut, et devient le persécuteur qu’il faut abattre pour respirer.

35Parce qu’ils n’ont pu se reconnaître dans un lien qui les fonde, le lien réactive au moindre frémissement les traces archaïques d’intrusion. En l’absence de loi et de lien, ils sont ligotés dans une impasse narcissique, phobiques de l’autre, l’étranger, le mauvais objet qui va les entamer, qu’il faut expulser.

36Habités du mauvais œil qui les regarde, ils vivent la terreur de disparaître dans le regard de l’autre. Leur moi vole en éclats quand l’Autre, qui les émiette à les regarder, dévoile l’horreur de la Chose, en deçà du semblant. Dans leur défaut d’assise narcissique, le semblable représente le danger d’être démasqué dans le leurre qui soutient leur existence. Écorchés vifs, ils s’épuisent à détruire pour ne pas être détruits, pour ne pas être aspirés dans l’abîme insondable de l’Autre menaçant. Aussi, le champ de la demande à l’autre leur reste barré.

37Demander, c’est s’exposer « à la présence primitive du désir de l’autre, comme opaque, comme obscure » [6], à son caprice, s’exposer à devenir l’objet de sa jouissance, c’est prendre le risque d’un non, un non qui ne fait pas limite, mais qui anéantit, qui néantise. L’autre les met en danger de désintégration, de disparition.

38Ces enfants-là sont en échec d’être sans support identificatoire, sur fond de passé sans représentation. Ce qui fait trou dans la transmission, se transpose en censure de savoir, qui atteint les fondements même des processus de symbolisation (lire, écrire, compter), et engrange le lit de l’exclusion, exclusion qui va faire rappel des dommages primitifs.

Interdire, c’est introduire un dit

39Avoir accès au savoir suppose de se décoller du corps de la mère, pour entrer dans le champ de la parole (l’interdit de l’inceste). Interdire, c’est introduire un dit, un dire entre, pour qu’il y ait de l’altérité et du lien. Parler, penser, apprendre sont effets de l’interdire, de l’entre-dire, dire entre le corps à corps, pour que naisse l’entre-deux-corps, et de l’écart, le désir. La curiosité sexuelle se déplace sur la curiosité intellectuelle et, au plaisir de la fusion avec la mère, se substitue le désir d’apprendre.

40L’inappétence jusqu’à l’anorexie scolaire, l’échec des apprentissages, leur désœuvrement, sont à la mesure de leur impuissance à mettre en œuvre le travail psychique. Apprendre, c’est reconnaître sa dette, reconnaître ce que l’on doit au Père, en être passé par la loi du Père, passer du lien d’amour pour la mère, à la loi qui le limite. Mais comment recevoir d’un père délégitimé ? Comment recevoir des représentants de ceux qui ont délégitimé le père ? Dans un conflit de loyauté, apprendre, c’est trahir le père, car la majorité des adolescents qui ont affaire à la justice, sont des enfants d’origine étrangère, et leur échec n’est pas sans lien avec la douleur de l’exil quand les pères ont tout quitté pour venir ici, pleins d’espoir, pour se retrouver niés dans leur inscription sociale et symbolique, humiliés, dénarcissisés, délégitimés, invalidés.

41Sans point d’appui, sans projet, suspendus au-dessus de l’abîme, les adolescents déchargent alors le refoulé parental au fil de la cité. Ils se sont étayés sur un terrain miné, sur une histoire en lambeaux, trouée de silences, déchirée de traumas, dont ils héritent comme taches aveugles. Pris dans les rets d’un passé dont les traces se sont coagulées en histoire fantomatique qui les hante, qui les possède obscurément, ils sont les guerriers d’une cause inconnue et mettent en acte et en scène un drame sans parole qui reste à décrypter. Aussi, leur dérive est-elle émaillée de décharges massives, émergences d’un passé sidérant, avec lequel ils ne peuvent composer, qui est à recomposer.

42Captifs des blancs de leur histoire, ils sont captés par l’actuel de l’objet. Ils flambent leur vie, comme s’ils devaient payer de leur chair ce qu’ils ne savent pas devoir aux générations passées. Leur jouissance, de n’avoir pu s’articuler à la trame signifiante, se déverse en traces insignifiantes.

43Chaque Un s’évanouit dans la masse des petits autres, renforce son moi à s’y identifier, dans la toute-puissance. Aussi franchissent-ils l’interdit, dans une dérive collective, sans y être. Ils n’y sont pour rien. Le temps passe sans eux, ils n’y sont pas, à moins qu’ils y soient trop, engloutis dans la plénitude de la Chose, dont seule la violence vient les arracher.

44La violence, c’est le lieu d’un non-lieu psychique, c’est un no-man’s land où le sujet se déchaîne, se désenchaîne des signifiants qui l’arriment. L’adolescent violent, c’est celui qui fut pris sans écart, sans recours sous l’impact d’épreuves et d’éprouvés traumatiques, pris par une jouissance implacable qui pénètre, plein les yeux, plein les oreilles, dans le trop-plein de l’ici et maintenant. Une jouissance qui avale la chaîne des représentations à venir et écrase le fantasme. Aussi, quand l’enfant battu du fantasme se confond avec celui de la réalité, il va conjuguer le verbe de la jouissance. De maltraité, il va devenir maltraitant : battre, mais aussi agresser, arracher, pénétrer, détruire, tuer, vont devenir les verbes qui supportent son être.

45Le poète Edmond Jabès [7] parlait de « pratiquer l’espoir, là où tout est résolu d’avance, pratiquer une ouverture dans un éternel avenir clôturé ». Ce sont des paroles qui pourraient dire notre désir d’analyste avec ces adolescents massifiés sous l’impact des traumas : faire brèche quand ils sont pris en masse, faire brèche dans un avenir sans devenir, dans un devenir sans avenir, là où rien dans leur univers bouché ne devait arriver.

46Il s’agit au décours de cette rencontre avec la loi de faire mentir le destin qui s’ébauche, avant qu’il ne se crispe en fatum - destin à entendre ici comme « le rapport de l’homme à cette fonction qui s’appelle le désir » [8]. Leur destin se crispe en fatum, se ferme sur lui-même dans un engrenage qui ligote. Le fatum, c’est quand la compulsion de répétition traverse les générations et vient à la place de ce qui n’a pas fait transmission. La répétition verrouille le temps et plombe le sujet jusqu’aux bas-fonds. Alors, la violence n’a-t-elle pas cette fonction de faire coupure dans le magma bouillonnant de leur « éternel avenir clôturé », coupure dans le réel pour rompre l’éternel présent immuable ? Là où l’agir délinquant prend de court l’angoisse, la court-circuite, le psychanalyste, au détour du judiciaire, cherche à « pratiquer une ouverture dans un éternel avenir clôturé » en se saisissant de l’agir pour l’élever au rang de question, en élevant ce signal muet et insensé, au rang d’acte signifiant. Il cherche à articuler la violence en symptôme, à constituer du manque, du conflit, là où le vide ou le trop-plein a cours.

47Il convient alors de considérer la violence, comme ce qui sauve ces adolescents, sur fond de crise pubertaire et de dé-complétude incestueuse. Elle est un mode d’être qui les tient encore debout, qui témoigne de ce qui en eux veut vivre, survivre aux béances d’un narcissisme sinistré. Aussi avons-nous à travailler avec leur désir de vivre, ou plutôt avec leur rage de vivre, même sous sa forme haineuse. La haine, en maintenant psychiquement vivant l’objet à expulser, est l’affect qui les tient, qui soutient leur désir radical. « Tant qu’il y a un ennemi et qu’il y a de la haine, écrivait F. Perrier, il y a de la vie et de l’espoir. » [9] Winnicott, aussi, voyait dans l’acte anti-social un facteur d’espoir, lié à la vitalité destructrice [10]. Il y a là, supposée, la dimension d’un appel insu, un appel qui demande à se construire. D’où l’importance qu’un Autre se fasse passeur là où ils sont dans l’impasse.

Leur violence fait signal de ce qui se délie

48Il y a de l’offre, la nôtre, pourtant notre demande nous fait retour, retour à l’envoyeur, parce que le destinataire est absent, absent à lui-même, re-présenté seulement par sa trace, explosive, au lieu même de son absence. Pourtant, si leur violence fait signal de ce qui se délie, de ce qui se délite, elle témoigne aussi d’un sujet en attente, en souffrance, comme on dit d’une lettre qu’elle reste en souffrance, de n’avoir pas trouvé son destinataire, une lettre en instance, en instance d’être lue ou qui va au rebut. Ils mettent en acte un drame sans parole, acteurs anonymes d’un scénario sans auteur, un scénario qui n’a trouvé ni écriture, ni lecteur, mais dont les traces insistent, exercent leur poussée constante, et se déchargent dans la terreur. La clinique de la violence, c’est d’abord se faire lecteur d’une lettre dont les traces n’ont pas fait écriture, faute de se suturer de représentations. Restées à vif, les traces traversent le temps, éblouissent et aveuglent le sujet qui disparaît. Telles des bulles venues des profondeurs, elles éclatent en surface, ils « s’éclatent », dit-on, quand ça leur prend la tête. Ça, « ce chaudron de stimulus bouillants » [11] dont il est question dans la lettre 52 de Freud.

49Empêtrés de réel, enragés de ne savoir que faire de ça, qui les encombre, ils s’éclatent dans la jouissance de l’instant, ils foncent et se défoncent et déchargent sans tampon la charge vive des traces encryptées. Ils sont là où ils ne pensent pas, objet a, objets-déchet, objets-boulet, qui déboulent hors de tout compromis symptomatique. Ce qui eut lieu, ne fit pas lieu psychique, mais trou hémorragique. « Il n’est pas possible, de se souvenir de quelque chose qui n’a pas encore eu lieu parce que le patient n’était pas là pour que ça ait lieu en lui » [12], alors on ne peut que se saisir de ce qu’ils agissent dans l’actuel, pour donner lieu par une reconstruction à l’inactuel qui les agit et les agite. Faute de faire écriture au passé, les traces se frayent un passage au présent, actualisent un passé qui leur fit violence sans pouvoir faire mémoire. Quand le passé ne passe pas, de ne pas en passer par les représentations, quand les hiéroglyphes des autres générations n’ont pas fait écriture, c’est le corps, brut de décoffrage, qui se fait mémoire, sous l’emprise d’un noyau incandescent : « L’actualité concrète est au service de rétrospectives encore virtuelles. » [13] Quelque chose insiste du réel de ce point de rupture, de l’angoisse archaïque qui échappe à la saisie. Ils tentent de s’en délester, de l’expulser sans possible médiation.

50Le travail clinique avec ces adolescents va alors consister à imaginariser l’agir, le conflictualiser, le symptomatiser, le névrotiser, se faire promoteur d’un sens non encore advenu : « La tâche de l’analyste, écrit Freud, est de reconstituer ce qui a été oublié à partir des traces qui sont restées, ou plus exactement de le construire. » [14]

51Là où la névrose nous amène, comme l’écrit Perrier, à « déchiffrer les écritures ensablées sous le refoulement » [15], c’est à chiffrer les traces que nous nous employons, pour produire une lecture qui fasse écriture.

52Les premières traces de jouissance s’encryptent, s’ombiliquent dans les limbes de la Chose, première empreinte de l’identification primordiale, à tout jamais forclose par le refoulement primaire. Dans La logique du fantasme, Lacan avance que « le lieu de l’Autre n’est pas à prendre ailleurs que dans le corps, il n’est pas intersubjectivité, mais cicatrices sur le corps tégumentaire ». La première marque de l’Autre en nous est marque de l’érogène, l’enregistrement du plaisir/déplaisir, qui fait rupture quantitative, qui creuse le sillon d’une différence. Il n’y a trace que par l’écriture inaugurale d’une rupture, d’une rupture de charge. Le destin des traces, c’est d’être prises et reprises dans le réseau signifiant, entre métaphores et métonymies, jusqu’à devenir vestiges, empreintes, stigmates. Ces éprouvés et perceptions hors-sens nous habitent, généralement prises et reprises par le travail langagier des déplacements et substitutions qui les métamorphosent. Autant de remaniements qui protègent de l’irruption brute des pulsions, alors que ces adolescents y restent soumis, écorchés vifs.

53La lettre 52 de Freud, telle qu’elle est reprise par Nestor Braunstein, nous parle de la transcription des traces, depuis la Wahrnehmung, la perception (mais qui - au ras du mot - semble vouloir dire « prise de vrai »), « le réel, tel qu’il frappe », selon Braunstein, à la première transcription, Wahrnehmungszeichen, purs signes hors sens, que Braunstein interprète comme étant le Ça de la deuxième topique, puis à une deuxième transcription qui serait l’Unbewußtsein, l’inconscient, en tant que « déchiffrage et traduction de cette écriture primaire des empreintes de la jouissance » [16], filtrée par le langage qui phallicise la jouissance. La troisième transcription, le Vorbewußtsein, le pré-conscient, engage dans un procès de sens, et donc de méconnaissance par rapport à la jouissance première, et à la fin du processus de subjectivation, avec le conscient (Bewußtsein), on retrouve, selon Braunstein, transposé, sublimé, ce qui du début, est définitivement perdu. De transcription en transcription, Nestor Braunstein reprend ce processus et l’interprète comme ce qui « récupère la vérité de l’inscription originaire en un savoir inventé » [17].

L’emprise d’une écriture de l’originaire

54Ce savoir inventé, c’est précisément ce sur quoi butent ces adolescents qui restent sous l’emprise d’une écriture de l’originaire. Ils portent la charge active de la trace, jusqu’à ce que la décharge les porte et les déporte. Ils s’arrachent alors de ces zones obscures, sans autre mode de satisfaction de la jouissance, sans autre moyen que la violence pour en articuler le poids. Le passage à l’acte, c’est l’instant catastrophe d’un reflux, d’un déferlement de traces qui ont échappé au processus de subjectivation. À défaut de pouvoir inventer la vérité de l’inscription originaire, à défaut d’investir l’activité de parler, penser, apprendre, jouer, aimer, créer qui décolle du corps de la mère, ils n’ont que la violence pour s’en arracher.

55À moins que le chemin de la sublimation ne s’entrouvre et ne transfigure l’agir destructeur en acte créateur : ainsi le rap, le hip hop, les tags qui soumettent le corps aux lois qui scandent et cadrent la violence. Le tag standardisé, qui incarcère la violence du geste en écriture flamboyante, le tag aussi géant que son auteur se vit effacé, le tag qui les représente, identifiés au trait qui viendrait les signifier, le tag dont ils se signent, se signifiant d’un pseudo, dans la négation de leur dette au Père, signature-simulacre dans l’impasse de leur autofondation.

56Mais, le plus souvent, du tumulte des éprouvés, ils ne peuvent en passer aux mots pour le dire. « Ils ont la rage », la rage de vivre, parce que les mots échouent à les séparer de la Chose, parce que la langue s’épuise à faire écart avec le corps, à décoller des pressions du réel : « Ça leur prend la tête », sans savoir que ce qui prend la tête, c’est de ne pas nommer ce qui prend le corps. Soumis à la contrainte d’excitations pulsionnelles, sans pare-excitations, travaillés au corps, ils croulent sous le poids du réel. Le mauvais objet leur colle à la peau, ils l’ont dans la peau. Les signifiants sont charriés comme déchets, doublure d’une chair maltraitée, jusqu’à ce que la langue se fasse elle-même maltraitante.

57La langue double le corps qui n’en finit pas d’expulser le mauvais objet qu’ils ont incorporé. L’injure, au sens anglais de blessure, ce qui porte atteinte au corps, l’injure est cette doublure obscène du corps qui vibre de ses fantasmes meurtriers. Elle vient nommer, dit Alain Didier Weill, « cette part forclose du Sujet qu’est sa part maudite » [18]. Dans un vertige parricide et incestueux, l’injure fuse, diffuse l’archaïque du meurtre et de l’inceste : « enculé, bâtard, putain de ta mère » en appellent au Père, jusqu’à l’injonction primordiale. « Nique ta race », puis « Nique ta mère », puis l’holophrase, « Ta mère », qui vient dire l’immonde, ce qui soustrait au monde. « Ta mère » condense le fantasme originaire, le pousse-au-crime, à la barbarie, et à l’anéantissement. Le barbare, c’est l’autre, qui, sous sa forme projective, témoigne du difficile renoncement à l’inceste.

58À fleur de peau, à fleur de regard, à fleur de mots qui disent l’obscène, les mots de l’autre-scène frappent comme des coups, ces coups de la vie qui firent effraction. « Il m’a traité, il m’a insulté, il m’a regardé. » Un regard, un geste, un mot, les voilà livrés à l’étincelle qui allume, à la poussée endogène d’une excitation exacerbée, qui réveille les traces d’emprise, jusqu’à l’explosion.

59Faute de transcription, pour éponger les passions du corps, l’imminence du danger pulsionnel les livre à des effondrements symboliques. L’affect à la dérive, à la dérive de leur principe de plaisir, réveille leurs fantasmes infantiles à feu et à sang. L’affect désarrimé s’accumule dans le corps, et les accule, jusqu’à l’instant catastrophe, au-delà du principe de plaisir. C’est la Loi archaïque au-delà de toute loi, la pulsion de mort, qui leur fait loi à la place de la Loi, car on le sait, depuis Freud : « Nous sommes tous selon nos motions de désirs inconscientes […] comme les hommes des origines, une bande d’assassins. »

Happés par le retour de l’archaïque

60En ce temps aveugle et sourd du réel pubertaire, où il s’agit d’abattre ceux qu’on a le plus aimés, ils sont happés par le retour de l’archaïque. Entre fantasmes incestueux et parricides, entre demande haineuse et rejet amoureux, entre pulsion d’emprise et fureur de vivre, entre refuge narcissique et confrontation œdipienne, ils vivent ce paradoxe inaugural de la sexualité, dans sa version cannibale, où « l’emprise amoureuse sur l’objet, écrit Freud, coïncide encore avec l’anéantissement de celui-ci ». Sans repères symboliques devant les enjeux de la sexuation, la flambée pubertaire met à vif les fantasmes, qui font de la scène adolescente un champ de bataille libidinal. Ils peinent à endosser psychiquement leur corps sexué, à phalliciser ce reste qui excède, qui fait retour comme une déferlante. Une déferlante maniaque qui vient couvrir l’angoisse, une déferlante sous pression qui fait reculer le temps de la dépression.

61De la violence débridée au délit structuré, il y a comme une mise en acte du fantasme parricide et incestueux. Dans un franchissement de tous les dangers, ils en appellent à la métaphore paternelle défaillante et flirtent avec la mort, expérience limite, expérience de la limite, tenant-lieu de bords entre la vie et la mort, comme seul mode d’être dont ils disposent, pour se maintenir vivants, désirants : sorte de protestation vitale de la pulsion de mort, une pulsion salvatrice, qu’il convient d’élaborer, de phalliciser, en s’appuyant avec Nathalie Zaltzman sur ce qu’elle nomme « un point d’ancrage fondateur ». Cette transformation de la pulsion de mort en son destin autre que mortifère - qu’elle appelle « pulsion anarchiste » - « travaille à assouvir une issue de vie, là où une situation critique se referme sur un sujet et le voue à la mort » [19]. Il s’agit, poursuit-elle, de « désincarcérer la pulsion de mort pour la réintroduire dans l’économie psychique ».

62C’est bien là tout le processus qui soutient l’articulation de la clinique et du judiciaire, autour du signifiant de la Loi : convertir le silence des pulsions pour que l’agir devienne acte qui s’inscrive dans le cycle de la demande et du transfert.

63Avec ces adolescents suspendus au-dessus de l’abîme, pour qui l’inconscient ne s’est pas articulé à « ce qui de l’Être vient au dire » [20], nous soutiendrons avec Lacan que la vérité a une structure de fiction. Aussi le travail de remémoration et d’interprétation, cèdera-t-il la place au montage d’une fiction qui crée l’origine après-coup.

64La clinique de la violence passe donc par cette démarche de construire une fiction avec le pas-de-sens de la violence, faire de ce pas-de-sens un événement dans une chaîne, pour permettre de gagner sur cette frange obscure qui anime le Sujet à venir. C’est imaginariser le réel en un procès de sens, chiffrer les traces, pour produire une lecture qui fasse écriture, et que les traces éparses s’historicisent, que l’histoire s’invente, une histoire qu’ils puissent s’approprier au lieu d’en être possédés.

65La construction psychique en passera par le montage d’une fiction qui articule l’histoire, agence les forces pulsionnelles et habille le fantasme. En faisant lien autour d’un « point d’ancrage fondateur », la fiction arrime les traces, festonne des bords, tire des bords qui protègent de l’œil du cyclone qui les aspire, pour que les traces se subjectivent à faire mémoire, et que, là où il y avait effacement, elles se refoulent pour que vienne l’oubli, comme préliminaire à tout devenir.

66Tel pourrait être le trajet clinique de ces adolescents en errance de mémoire, au sein de l’institution judiciaire, quand ils défient la Loi pour mieux l’appeler, pour se fonder.

Notes

  • [1]
    Voir sur le net ma Lettre Ouverte aux politiques et à ceux qui les relaient.
  • [2]
    Lacan (J.), Séminaire X, L’Angoisse, séance du 16 janvier 1963, Paris, Seuil.
  • [3]
    Lacan (J.), Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, séance du 29 juin 1960, Paris, Seuil.
  • [4]
    Lacan (J.), « Tableau de la constitution du Sujet », in Séminaire IV, La relation d’objet, séances du 26 novembre 1956 et 12 décembre 1956, Paris, Seuil.
  • [5]
    Babin (P.), SDF, l’obscénité du malheur, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2004.
  • [6]
    Lacan (J.), Séminaire VI, Le désir et son interprétation, inédit séance du 12 novembre 1958.
  • [7]
    Jabès (E.), L’enfer de Dante, Paris, Fata Morgana, 1991.
  • [8]
    Lacan (J.), Le Séminaire X, L’angoisse, séance du 15 mai 1963, Paris, Seuil.
  • [9]
    Perrier (F.), La Chaussée d’Antin, Paris, Albin Michel, 1994.
  • [10]
    Winnicott (D. W.), La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard, 2000.
  • [11]
    Freud (S.), « Lettre 52 », Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956.
  • [12]
    Winnicott (D. W.), La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, op. cit.
  • [13]
    Perrier (F.), La Chaussée d’Antin, op. cit.
  • [14]
    Freud (S.), « Constructions dans l’analyse », in Résultats, idées, problèmes, tome 2, Paris, PUF, 1984.
  • [15]
    Perrier (F.), La Chaussée d’Antin, op. cit.
  • [16]
    Braunstein (N.), La jouissance, un concept lacanien, Paris, Point Hors Ligne, 1992.
  • [17]
    Braunstein (N.), La jouissance, un concept lacanien, op. cit.
  • [18]
    Didier-Weill (A.), Les trois temps de la Loi, Paris, Seuil, 1995.
  • [19]
    Zaltzman (N.), De la guérison psychanalytique, Paris, PUF, 1999. En ligne
  • [20]
    Lacan (J.), « Radiophonie », in Scilicet, n° 2-3, 7 juin 1970.
Danièle Epstein
Mis en ligne sur Cairn.info le 26/09/2012
https://doi.org/10.3917/chev.025.0157
Pour citer cet article
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