CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le livre de J.-P. Lehmann est remarquable à plus d’un titre, tant par sa clarté et sa précision que par l’étendue des sujets qu’il aborde. Comme son titre l’indique, il est bien sûr, en premier lieu, un ouvrage d’exposition des thèses de Winnicott souvent mal connues du lecteur français. Au-delà de l’objet et de l’espace transitionnel qui sont maintenant passés dans la vulgate, l’originalité d’une approche clinique est ici soulignée. S’appuyant sur des témoignages, des recoupements biographiques avec l’invention conceptuelle, J.-P. Lehmann nous fait le portrait d’un Winnicott fondant sa théorie à partir de son point d’infans en souffrance, tenu de réparer la dépression maternelle, et d’une expérience précoce et prolongée de la cure de patients psychotiques. D’entrée de jeu se trouve ainsi dépliée la critique, facile, qui dénoncerait chez Winnicott ou Margaret Little, une théorie de leur propre maladie. Bien au contraire la tentative de J.-P. Lehmann consiste à rechercher systématiquement la source de la théorie dans l’expérience de l’analyste, dans sa vie et dans ses cures, dans ses avancées et dans ses points de butée.

2On découvrira ainsi l’incompréhension, les critiques peu amènes que Winnicott aura rencontrées tout au long de son parcours. Sommé de choisir son camp, à l’époque des « grandes controverses » entre anna-freudiens et kleiniens, Winnicott aura reçu ainsi des coups de toute part dans la mesure où il refusait de prendre parti, soucieux d’affirmer une position originale, lui qui déclarait « ne pouvoir suivre personne ». Nous découvrirons, chemin faisant, l’histoire du mouvement psychanalytique anglais, les luttes assez féroces qui le déchirèrent sans pour autant le disloquer. J.-P. Lehmann précise ainsi avec beaucoup de netteté les contours de ce courant dit du « contretransfert » en le distinguant radicalement du courant de « l’ego-psychologie » que Lacan et nombre de ses disciples eurent tendance à amalgamer. Il faut lire en particulier la longue polémique – on aurait envie de dire le dialogue de sourds – déployé par Lacan vis-à-vis de M. Little et du récit déguisé qu’elle fit de sa propre cure. Le lecteur trouvera le récit minutieux des erreurs et contresens manifestes, jusqu’à l’affirmation péremptoire de M. Safouan accusant M. Little d’avoir, avec les états-limites, inventé et promu des « entités morbides fictives » qui auraient en quelque sorte « contaminé » toute la clinique !

3Dès lors, nous découvrons le véritable enjeu du livre de J.-P. Lehmann : rendre compte d’un espace clinique qu’il s’agirait de reconnaître comme partie intégrante du champ psychanalytique. Il s’agirait ainsi de lever un certain désaveu, une répudiation qui ne cesse de faire retour dès lors que l’on s’échappe de l’orthodoxie pour frayer les chemins de traverse que la clinique exige. Tous ceux qui se risquent ainsi à prendre en charge des psychotiques et des états-limites connaissent ce risque et la difficulté non seulement d’être reconnu, mais surtout que soit reconnue cette nécessité d’une réinvention de la psychanalyse à chaque cure. Certes, nous ne saurions échapper à une transmission, on n’invente pas à partir de rien mais d’un socle, d’une méthode freudienne qui ne sauraient se confondre avec des règles ni même un dispositif.

4La démarche de J.-P. Lehmann consiste ainsi à s’appuyer sur Winnicott et M. Little pour faire valoir son propre parcours et une clinique des états limites extrêmement riche et inventive. Plusieurs cures, ou fragments de cures, sont ainsi exposées, témoignant d’une « posture » de l’analyste bien loin de la neutralité de la cure-type. L’analyse du contre-transfert, ou pour le dire autrement du transfert de l’analyste, venant ainsi guider pas à pas le thérapeute, tant dans son écoute que dans la conduite de la cure. On lira ainsi comment l’auteur, joignant « le geste à la parole », ose tranquillement toucher le corps de ses patientes lorsque cela s’avère nécessaire pour accompagner la régression et aider à l’avancée du travail analytique. Il est certain que cela suscitera des controverses et des désaccords, tant cela s’apparente au franchissement d’un tabou.

5Mais le lecteur pourra aussi trouver de nombreux arguments de cette controverse, en particulier la position de D. Anzieu refusant de toucher le patient autrement qu’avec des mots. Sans doute bute-t-on ici sur cette difficulté de reconnaître la validité de pratiques plurielles de la psychanalyse. Chacun à partir de sa propre cure et de son expérience se forge ainsi un ensemble conceptuel, un outil de travail dont il faut souhaiter qu’il soit subjective, mais se pose alors la nécessité d’inscrire cette singularité dans la communauté analytique.

6Le livre de J.-P. Lehmann porte témoignage de cette gageure manifestement intime pour l’auteur mais que nombre de praticiens, chacun à leur manière, pourraient quelque peu partager. Dès lors ce livre obligerait aussi le lecteur analyste à se requestionner intimement à son tour sur sa perlaboration des concepts de la psychanalyse, au-delà des habitudes paresseuses et de la peur de sortir du sillon. Pour ces raisons, et bien d’autres, ce livre mérite vraiment d’être lu par tous ceux et celles que leur pratique continue à troubler dans leur rapport à la « chose inconsciente ».

Patrick Chemla
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Mis en ligne sur Cairn.info le 09/02/2013
https://doi.org/10.3917/chev.019.0251
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