CAIRN.INFO : Matières à réflexion

INTRODUCTION

1 Les dimensions cliniques et psychopathologiques du harcèlement sexuel au travail, en particulier les séquelles psychotraumatiques, ont été peu développées par les psychologues ou les cliniciens de manière générale (S. Lepastier & J. FAllilaire, 2004 ; R. Chakroun, 2012), alors que nous rencontrons fréquemment des femmes victimes en souffrance dans nos consultations en service de Psychiatrie. Sur la base de nombreux suivis cliniques, nous ferons l’hypothèse que ce manque de reconnaissance clinique peut participer à renforcer les aspects invisibles et insidieux du traumatisme et à accentuer le vécu de stigmatisation des victimes.

2 L’importance des violences sexuelles au travail a été soulignée par certaines études ; celle de Thomassin et al en 2009 indique que 22 % des salariées de Seine-Saint-Denis auraient été victimes d’harcèlement sexuel sur leur lieu de travail et plus de la moitié (56 %) de harcèlement sexiste, d’agression sexuelle ou de viol au cours de l’année écoulée. L’enquête plus récente réalisée par l’IFOP en 2014 [1], montre que 20 % des femmes actives expriment avoir été confrontées à une situation de harcèlement sexuel au cours de leur vie professionnelle (gestes et propos à connotation sexuelle sans le consentement de la personne, chantage sexuel) ; seulement trois cas sur dix seraient rapportés à l’employeur et près de 30 % des victimes n’en parleraient à personne.

3 C’est précisément sur cette dimension du silence que nous souhaitons insister car elle constitue un élément central dans la compréhension des conséquences cliniques et psychopathologiques du harcèlement sexuel et du processus de stigmatisation des femmes victimes. Chez elles, la grande difficulté à évoquer la violence sexuelle subie est associée à de profonds affects de honte et de culpabilité qui annihilent toute estime de soi et se traduisent par un véritable effondrement dépressif. Le silence contribue au processus insidieux et invisible du stigmate. C’est pourquoi le fait de reconnaitre et comprendre les dimensions du harcèlement sexuel traumatique et de son processus psychopathologique participe d’un véritable enjeu thérapeutique.

4 Dans le cadre de ce numéro consacré à la notion de stigmate, nous avons ainsi voulu mettre d’une part l’accent sur cette marque invisible d’une atteinte traumatique indicible dont les effets pathogènes continuent d’agir sur le psychisme et l’équilibre du sujet longtemps après l’évènement. D’autre part, il s’agira aussi de comprendre la notion de stigmate dans ses interrelations entre le social et le psychique, comme le propose Alberto Eiguer (2013) ; ainsi le stigmate est aussi ce qui, lors d’une interaction, affecte l’identité du sujet (E. Goffman, 1963) en créant une réaction de rejet et de marginalisation déclenchant souffrance, culpabilité et/ou honte chez celui qui le porte, et mépris chez l’autre (A. Eiguer, 2013). Nous souhaitons faire un parallèle ici avec la notion de traumatisme intentionnel et relationnel dans le harcèlement sexuel où l’agresseur exerce une emprise à la fois psychique et sociale sur la victime dans une intention de nuire, ce qui marque profondément le sujet sur le long terme. Ces traumas relationnels se traduisent par des atteintes narcissiques graves qui ont des effets de désorganisation de la personnalité qu’il importe en tant que thérapeute de reconnaître pour pouvoir en déconstruire les processus pathogènes. Pour le clinicien, il s’agira en premier lieu d’éviter la répétition de la stigmatisation en renvoyant ces problématiques psychopathologiques consécutives au harcèlement sexuel uniquement à des troubles de la personnalité antérieure, ce qui a généralement pour effets d’accentuer le vécu de détresse et de culpabilité chez ces patientes. Nous développerons ici ces différents points en les illustrant par un suivi clinique.

LOI ET DÉFINITION DU HARCÈLEMENT SEXUEL

5 Depuis longtemps, la question du harcèlement sexuel au travail a été au centre de nombreux combats de groupes féministes (C. Le Magueresse, 2014) qui ont assimilé cette forme de violence sexuelle à la volonté de maintenir un rapport de domination sociale entre hommes et femmes, mais aussi entre patrons et employés. Plusieurs travaux sociologiques et historiques ont ainsi été consacrés à ces questions anciennes (C. Le Magueresse, 2014) comme ceux de Marie-Victoire Louis (1994) qui en souligne les différentes manifestations au 19e siècle dans de nombreux secteurs professionnels en les référant à un véritable « droit de cuissage ». Elle y décrit les abus de pouvoir des employeurs et l’absence totale de reconnaissance des violences sexuelles par la société pour des femmes meurtries dans leur corps, parfois engrossées, et vouées souvent au silence et à la stigmatisation.

6 Les textes de loi sur le harcèlement sexuel sont la conséquence de l’action de différents groupes féministes en Europe, en particulier l’AVFT (Association Européenne contre la violence faite aux femmes dans le travail (S. Lepastier & J. F Allilaire, 2004 ; S. Cromer, 1994 ; C. Le Magueresse, 2014) qui a permis une première reconnaissance juridique de ces délits en 1992. Ce premier texte de loi fut modifié plusieurs fois avant d’être abrogé en mai 2012, ce qui créa par ailleurs un vide juridique de quelques semaines au cours duquel on observa l’annulation de nombreux dossiers déposés par des victimes (C. Le Magueresse, 2014). Une nouvelle loi parue en aout 2012 (LOI n° 2012-954 du 6 aout 2012) visait à définir de manière plus explicite les éléments constitutifs du harcèlement sexuel. Dans cette version, selon l’article 222-33 : « I- Le harcèlement sexuel est le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. II. Est assimilé au harcèlement sexuel le fait, même non répété, d’user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers ». Des sanctions correspondent à ces délits (2 ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende) et sont alourdies quand les faits sont commis par une personne qui abuse de « l’autorité que lui confèrent ses fonctions (personne détenant un pouvoir hiérarchique) ».

7 Au-delà de ces perspectives historiques, sociales et juridiques du harcèlement sexuel qui doivent être reconnues par tout intervenant impliqué dans la prise en charge des victimes, il est aussi nécessaire d’intégrer la dimension psychologique et morale du harcèlement développée à partir des travaux importants de M.F. Hirigoyen (1998) afin de bien comprendre les décompensations psychopathologiques qui peuvent faire suite à ces agressions. S. Lepastier & J.F. Allilaire (2004) définissent ainsi le harcèlement sexuel comme « une conduite faite de gestes et de propos tenus par un homme, le plus souvent sur le lieu de travail, vis-à-vis d’une femme en position de subordination hiérarchique afin de l’amener, grâce à cette contrainte morale, à des relations ou plus généralement à des actes sexuels incomplets ». Bien que les situations de harcèlement au travail ne se limitent pas à cette configuration duelle et verticale et peuvent être multiples comme le montre de nombreux travaux (M.F. Hirigoyen, 2014), nous insisterons dans ce texte uniquement sur cette situation que nous rencontrons le plus souvent en clinique. Ici, le harcèlement sexuel ne se limite pas à une attitude de séduction de la personne en position hiérarchique, mais c’est le fait que la victime n’est pas en mesure de s’y opposer, ce qui met en évidence l’existence d’une contrainte morale forte. La relation de harcèlement sexuel est donc une relation asymétrique et non réciproque, il ne s’agit pas d’un jeu de séduction mutuelle et la connotation sexuelle des actes ne porte que sur la forme, car la finalité psychologique reste du domaine de la contrainte morale et de la relation d’emprise, l’objectif est d’anéantir le désir de l’autre et de le réduire au statut d’objet. Le harcèlement sexuel peut ainsi être assimilé à un véritable viol sur le plan psychique, par ses effets de contrainte exercée sur la personne et par sa dimension intrusive sur le plan psychique. En effet, le traumatisme qui en résulte se traduit par une véritable effraction psychique avec des phénomènes intrusifs qui sont relatés par les patientes (envahissement par des images (par exemple le visage de l’agresseur) et par les paroles humiliantes qui résonnent sans cesse intérieurement). Ce type de traumatisme peut se développer à la suite d’une violence unique ou bien de sollicitations répétées dans le temps qui ont les mêmes effets pathogènes qu’une seule agression massive (S. Lepastier & J.F. Allilaire, 2004)).

8 De cette situation paradoxale aux nombreux enjeux à la fois psychiques et réels, en particulier avec le chantage à l’emploi, certaines femmes peuvent se retrouver dans une véritable impasse, avec un risque dépressif et de passage à l’acte suicidaire qui a principalement pour fonction de mettre fin à leurs souffrances et d’échapper à cette relation d’emprise.

PSYCHOPATHOLOGIE DU HARCÈLEMENT SEXUEL TRAUMATIQUE LES TROUBLES PSYCHOPATHOLOGIQUES

9 Les décompensations psychopathologiques qui apparaissent à la suite d’une situation de harcèlement sexuel ont souvent été associées par les cliniciens à une fragilité individuelle ou à des troubles de la personnalité antérieure. La personnalité hystérique a ainsi souvent été décrite pour les victimes comme une forme de vulnérabilité (S. Lepastier & J. F. Allilaire (2004) où les enjeux de séduction entrent en conflit chez le sujet harcelé avec une sexualité refoulée, inhibée ou interdite. La propension à se déclarer victime a elle été mise en lien avec plusieurs notions comme celles de syndrome d’échec ou encore de composante masochiste de la personnalité (J. Audet & J. F. Katz, 1999). Parfois il est aussi question, de manière implicite, d’inférer la situation de harcèlement sexuel à une séduction féminine excessive ou encore d’assimiler les plaintes à des mensonges pour tirer profit de l’employeur, ce qui peut constituer par ailleurs une réalité dans des contextes spécifiques (S. Lepastier & J. F. Allilaire (2004), mais cela ne doit pas être confondue avec le processus du harcèlement sexuel traumatique.

10 Expliquer les conséquences cliniques et psychopathologiques du harcèlement sexuel en référence uniquement aux troubles antérieurs ou aux conduites supposées de la personne revient à nier le traumatisme vécu et a pour effets d’augmenter le sentiment de culpabilité de ces femmes dans la mesure où ces différents diagnostics considèrent qu’elles sont à l’origine du problème. Il s’agit là d’une forme de traumatisme second, où ces victimes sont à nouveau stigmatisées comme elles ont pu l’être sur le lieu du travail, le harceleur les accusant souvent d’être à l’origine de la situation.

11 Les conséquences cliniques du harcèlement sexuel relèvent principalement de troubles psychotraumatiques, dépressifs et d’atteintes somatiques parfois graves (K. Chahraoui, 2014 ; S. Lepastier & J.F. Allilaire, 2004 ; M Hirigoyen, 1998) qui peuvent survenir chez des personnes sans antécédents psychiatriques notoires.

12 Les états de stress post-traumatiques s’installent plutôt progressivement, ils apparaissent de manière pernicieuse en lien avec la répétition des humiliations (E.J. Chauvel, 2008). Il faut insister sur l’aspect répétitif et quotidien de ces traumatismes et de leurs effets cumulatifs qui sont particulièrement marqués sur le long terme. La symptomatologie psycho-traumatique se manifeste par un syndrome de répétition avec reviviscence des scènes d’agression verbale, d’humiliation et de brimades qui reviennent en boucle dans les pensées, sous plusieurs formes (ruminations mentales, souvenirs intrusifs, échos permanents des paroles insultantes…). Les troubles du sommeil sont présents avec des insomnies ou des crises d’angoisses nocturnes, accompagnés de cauchemars et de réveils en sueurs. Des symptômes phobiques se développent, comme des crises de panique sur le trajet du travail, ou certaines manifestations proches de l’agoraphobie où les victimes refusent de sortir et s’enferment chez elles, terrorisées par l’éventualité de rencontrer le harceleur dans la rue. Toutes les scènes de reviviscence sont vécues dans une grande détresse psychique (peur, impuissance) accompagnée de nombreux troubles neurovégétatifs (tachycardies, sueurs, tremblements, boule œsophagienne…).

13 Les aspects d’altération de la personnalité consécutifs au traumatisme doivent être notés et décrits, car ils sont généralement peu connus. Le traumatisme psychique entraine pourtant des effets de désorganisation profonde de la personnalité (K. Chahraoui, 2014) accompagnés de sentiments de rupture existentielle et d’étrangeté par rapport à soi et à autrui.

14 S. Ferenczi (1919), un des premiers, avait noté la dimension de régression narcissique qui peut faire suite au trauma, ce dernier provoque une grave blessure du Moi et de l’amour propre et a pour effet un retrait de la libido sur le Moi. La régression narcissique, l’attitude de détresse et de dépendance parfois infantile de ces patients ne sont pas le reflet d’une personnalité antérieure, mais bien les effets de désorganisation liés au traumatisme vécu. Les personnes victimes de harcèlement sexuel traumatique présentent de graves atteintes sur le plan narcissique, le sentiment d’humiliation et de honte sont extrêmes, ce qui les empêche souvent de verbaliser et d’exprimer ce qui est arrivé.

15 L’état dépressif est majeur avec une atteinte forte de l’intégrité psychique avec perte d’estime de soi, sentiments d’impuissance, d’échec et de tristesse allant jusqu’à la confusion des repères. La dépression est généralement profonde, elle est marquée par un véritable effondrement psychique, avec dévalorisation de soi, perte de confiance en autrui, idées suicidaires, inhibition et dégout pour la sexualité, forte culpabilité. Le vécu de harcèlement conduit à un repli sur soi très important, les femmes victimes s’isolent sur le plan professionnel puis social et familial avec des sentiments de honte et d’incompréhension des autres.

16 Enfin les atteintes somatiques peuvent être inquiétantes avec amaigrissement, anorexie, désorganisations psychosomatiques avec la fréquence des troubles de la sphère gynécologique (aménorrhée, métrorragies) soulignées déjà par S. Lepastier & J. F. Allilaire (2004).

17 Au-delà des symptômes physiques et psychiques, le harcèlement sexuel peut engendrer de lourdes conséquences sociales et professionnelles avec la perte d’emploi (démission ou licenciement) ou la mise en longue maladie liée à l’état dépressif généralement durable.

LE TRAUMATISME RELATIONNEL

18 Le harcèlement sexuel traumatique s’apparente à un traumatisme relationnel dont nous pouvons souligner un certain nombre de dimensions spécifiques.

19 Dans un premier temps, il est essentiel d’insister sur l’aspect répétitif et cumulatif des brimades et des humiliations qui ont des effets délétères sur le long terme. L’importance du caractère quantitatif doit être notée avec la répétition quotidienne de traumatismes même bénins qui ont des effets d’accumulation dans le temps et entraînent des troubles particulièrement marqués. Il s’agit ici des tentatives de séduction, du manque de respect, des comportements humiliants qui sont réitérés dans le temps, avec généralement une montée en puissance qui installe progressivement chez le sujet un climat de malaise et de peur grandissants (M. Grenier-Pezé, 2005) jusqu’au moment où la personne ne parvient plus à faire face à ces multiples attaques. Ce processus pour M. Grenier-Pezé (2005) vise une véritable réédition et destruction psychique de la personne par l’aspect répétitif des vexations et des injonctions paradoxales qui ont valeur d’effraction et suspendent tout travail de la pensée chez le sujet victime.

20 Il existe aussi une dimension logique et paradoxale dans le traumatisme relationnel ; en effet, il y a une impossibilité pour le sujet de répondre aux attaques en raison des contraintes sociales (figure hiérarchique, peur de prendre l’emploi), et la dimension agressive est retournée sur la victime elle-même avec une auto-accusation et un sentiment de honte. Le harceleur peut tirer profit de cette attitude pour rejeter la responsabilité sur la victime (S. Lepastier & J.F. Allilaire, 2004). Les patientes que nous rencontrons décrivent ainsi une situation de véritable impasse sur le plan professionnel et personnel. Elles ne peuvent et ne veulent pas démissionner, elles ne peuvent pas évoquer leur agression dans leur entreprise, par peur de ne pas être crue, mais aussi par manque de soutien des collègues craignant souvent des représailles ou une peur de perdre leur emploi, elles ne peuvent pas en parler au sein de leur famille par honte, culpabilité, et par crainte de susciter une réaction trop violente de la part de leur conjoint. Cette absence d’issue à ce contexte problématique suscite une grave crise psychique et un état d’isolement ; le geste suicidaire peut apparaître à ces moments-là comme une délivrance par rapport à cette situation hautement paradoxale.

21 Le harcèlement sexuel traumatique peut s’apparenter à un véritable traumatisme intentionnel comme l’a fort bien décrit F. Sironi (1999) à propos des situations de torture. Celui-ci se définit comme un ensemble d’actes délibérément provoqués par un humain ou un système sur un sujet donné, ou sur un groupe d’individus (F. Sironi, 1999). Il s’agit là de « processus spécifiques » induits par des systèmes persécuteurs dans le but de provoquer des destructions psychologiques et des déculturations. Certains de ces processus peuvent être retrouvés de manière similaire dans le cas du harcèlement sexuel traumatique. En effet, pour M. Grenier-Pezé (2001), ce dernier peut s’apparenter à une technique de destruction visant de manière délibérée la décompensation du sujet afin d’obtenir sa réédition émotionnelle à des fins économiques ou de jouissance personnelle (M. Grenier-Pezé, 2001). Les dimensions de non-sens et d’injonctions paradoxales altèrent le rapport au réel chez le sujet et l’empêchent de maitriser la situation sur un plan intellectuel, ce qui provoque de graves effets de désaffiliation par rapport au groupe (M. Grenier-Pezé, 2001). Il y a dans ces traumas relationnels une intention de nuire qui doit être resituée dans le cas du harcèlement sexuel ou moral au travail à des contextes organisationnels qui comportent sans doute une permissivité dans les abus de pouvoir (P. Molinier, 1998 ; E. Grebot, 2007). En effet, ce point mérite une attention, car la lecture de ces phénomènes ne doit pas seulement être individuelle et intra-psychique mais aussi relever d’une compréhension dynamique prenant en compte les aspects d’organisation et de rapports au travail dans toute leur complexité (organisation de travail et liens hiérarchiques par exemple). C. Dejours montre ainsi (2010) que la vulnérabilité des victimes doit sans doute être liée à la diminution des possibilités défensives en particulier au niveau de la perte des stratégies collectives protectrices ou l’individualisme prime de plus en plus dans nos sociétés.

22 La question du pouvoir et du rapport de domination d’un sujet sur l’autre implique d’intégrer un point de vue psychologique et une compréhension autour de la notion d’emprise (M.F. Hirigoyen, 1998). On peut en effet assimiler la relation de harcèlement à une relation d’emprise que R. Dorey (1981) définissait comme une véritable atteinte portée à l’autre, réduit à un objet dans une suppression de toute altérité et de toute différence. La relation d’emprise se caractérise selon trois dimensions ou étapes d’après R. Dorey (1981) : 1) l’appropriation par la dépossession de l’autre par une forme de violence et d’empiètement qui est infligée à l’autre sur son domaine privé et sa liberté. 2) la domination intellectuelle et morale de type tyrannique exercée sur l’individu qui est ainsi maintenu dans un état de subjugation, de soumission et de dépendance. 3) L’empreinte gravée sur l’autre qui constitue la dernière étape de la relation d’emprise et peut se caractériser par des marques corporelles (sévices, viols). Si R. Dorey (1981) souligne que ce sont les problématiques perverses et obsessionnelles qui sont les deux modalités exemplaires de l’établissement du lien d’emprise, d’autres auteurs mentionnent que dans le cas du harcèlement, cette relation pervertie au pouvoir ne se situe pas seulement entre un pervers et une victime, mais elle pose la question du pouvoir : elle vise à rappeler comme l’indique E. Grebot (2007) qui a le pouvoir ou qui veut le pouvoir. En effet, le harceleur est dans 90 % des cas, selon l’étude de J.L. Viaux & J.L. Bernaud (2001) un responsable hiérarchique, on ne peut ignorer cette réalité qui a de lourdes conséquences dans la compréhension de ces phénomènes.

23 Enfin, on peut aussi comprendre la notion de traumatisme relationnel en référence aux travaux de S. Ferenczi (1933) autour de la « confusion de langue entre les adultes et l’enfant » à propos des traumas sexuels et plus précisément des séductions par l’adulte envers l’enfant. Ferenczi en montre les atteintes narcissiques graves et insiste sur l’origine externe et réelle de ces traumatismes qui ont de lourdes et immédiates conséquences au niveau du Moi. Ces traumatismes annihilent toute possibilité de réaction chez les enfants victimes, agissent comme des anesthésiques, arrêtent toute espèce d’activité psychique, maintiennent chez les victimes un clivage de la personnalité, provoquent l’anéantissement du sentiment de soi et conduisent l’enfant à une identification à l’agresseur avec une introjection du sentiment de culpabilité de ce dernier.

24 La situation de harcèlement sexuel peut réactiver une relation imaginaire et inconsciente entre un enfant et un adulte, d’où l’intérêt du modèle de S. Ferenczi. En effet la relation à une figure hiérarchique peut réveiller une position infantile du sujet qui peut rappeler le rapport de dépendance de l’enfant par rapport à l’adulte. C’est à ce niveau que peuvent se situer les points de vulnérabilité du sujet, car la manière dont il pourra se dégager de cette relation de dépendance et d’emprise dépend de la façon dont il a pu régler ses conflits infantiles. Ces derniers peuvent être réactivés et ressurgir lors de la situation présente, n’étant plus contenus par les défenses habituelles. Les suivis cliniques nous montrent en effet comment l’agression actuelle réactive des traumatismes passés qui demandent alors à être élaborés. Il nous semble important de ne pas référer ces aspects de reviviscence des traumas passés à des étiologies causales et rétrospectives commodes pour expliquer le problème actuel. En effet, tout événement passé fait continuellement l’objet d’une réélaboration tout au long de la vie qui permet l’adaptation des sujets à des situations nouvelles. Il s’agit d’une réécriture de l’histoire comme une tentative de mise en sens nécessaire pour mieux comprendre le présent. En cela les théories narratives (P. Ricœur, 1990) sont particulièrement pertinentes pour comprendre ces retours du passé lors d’événements traumatiques majeurs, et nous permettent de penser qu’ils participent davantage d’une réintroduction de cohérence, de réorganisation et de signification pour réintégrer un événement qui vient faire rupture dans la chaine de sens (K. Chahraoui, 2014).

CAS CLINIQUE

25 Aline, 40 ans, mariée et mère de trois enfants, est hospitalisée pour un état dépressif sévère après une tentative de suicide. Son état est jugé particulièrement inquiétant par les psychiatres qui suspectent un trouble de la personnalité hystérique avec dépendance affective. Elle présente un état d’amaigrissement très important avec apathie, repli sur soi, idées suicidaires persistantes et une attitude très régressive de dépendance aux soignants et à l’hôpital qu’elle ne veut pas quitter. Elle est adressée à notre consultation de psychotraumatisme pour une prise en charge psychothérapeutique, car il existe, semble-t-il un contexte de harcèlement sexuel au travail.

26 Au premier entretien, Aline apparaît comme profondément abattue, effondrée et elle exprime sa détresse par de gros sanglots envahissants. Son discours est à la fois confus et détaché, presque inauthentique avec une dimension de désirabilité très forte envers le clinicien à qui elle offre une théorie « prêt-à-porter » : « si je suis déprimée, c’est parce que je suis quelqu’un de fragile depuis longtemps, ce n’est pas ma première dépression, j’ai été une enfant maltraitée, mon père était alcoolique… mes parents se battaient, mon père était violent… ».

27 Cette première présentation en faux-self, m’amène à adopter une écoute un peu plus flottante, attentive à la forme de son récit et non au contenu afin de mieux comprendre et accéder à l’organisation de sa vie intérieure. Mon attention est également portée sur l’analyse du contre-transfert si importante dans la compréhension des dimensions psychotraumatiques. D’un point de vue formel, son discours se présente comme une véritable hémorragie et comme un flot de paroles continues et monocordes qui me submerge et me laisse peu de place pour intervenir. La profusion de détails factuels sur les différents épisodes de sa vie est présentée de manière chaotique et dans un véritable désordre chronologique. Ses sanglots apparaissent comme des expressions somatiques détachées du vécu psychique et l’on perçoit rapidement chez Aline un profond sentiment de vide intérieur et une désorganisation sévère de la pensée. L’origine traumatique de ce qui apparait ici comme une effraction interne majeure avec éclatement des défenses et des enveloppes psychiques ne fait alors aucun doute et c’est l’hypothèse avec laquelle j’ai travaillé avec cette patiente. En effet, Aline a bien subi une agression sexuelle et un contexte de harcèlement traumatiques au travail qu’elle ne pourra confier que plusieurs semaines après le début de la psychothérapie.

28 Au cours de ce premier entretien, elle évoque pourtant une agression sexuelle passée sur le lieu de son travail alors qu’elle n’avait que 22 ans. Elle était secrétaire et son patron à l’époque la surchargeait de travail ce qui l’obligeait souvent à terminer tard et il en profitait alors pour lui faire des avances de manière répétée. Un soir, où elle se retrouve seule face à lui, il tente de l’agresser sexuellement, mais elle se débat et le gifle. Le lendemain, elle en informe son supérieur hiérarchique, mais ce dernier la dissuade de déposer plainte à cause des conséquences négatives que cela pourrait entrainer pour l’entreprise et il lui assure que son chef serait muté. Aline se tait, mais en garde un profond ressentiment puis elle finit par démissionner. Depuis ce premier événement, elle décrit une humeur dépressive constante et un sentiment de malaise intérieur qui l’amènent à consulter un psychiatre à plusieurs reprises.

29 Au cours des premiers entretiens, nous apprenons aussi qu’Aline vit un contexte familial douloureux, en effet son père est hospitalisé suite à un accident vasculaire cérébral, ce qui occasionne une très forte angoisse qui l’empêche de lui rendre visite. L’évocation des liens avec son père et de ses problèmes de santé constitue au cours des premières séances thérapeutiques l’objet de nombreuses associations et d’un récit douloureux et ambivalent à l’égard de l’image paternelle. En effet, elle évoque au cours de son enfance, le climat de violences conjugales régnant dans sa famille avec un père souvent alcoolisé et une mère passive et déprimée. Les relations familiales s’étaient tout de même améliorées avec le temps et le père était devenu selon elle plus disponible et moins violent. Ce premier travail associatif et d’élaboration psychique autour des mouvements ambivalents d’Aline lui permit de rétablir les liens avec son père dans la réalité et elle peut enfin lui rendre visite à l’hôpital.

30 Trois mois après le début de la psychothérapie, l’expression et le dégagement de cette première problématique familiale douloureuse, permet enfin l’accès au traumatisme actuel ; une agression sexuelle subie trois semaines avant son hospitalisation en psychiatrie. C’est à une séance où elle évoque les problèmes de sexualité avec son mari, elle avoue en effet ne plus avoir aucune relation intime avec son conjoint, que nous parvenons à relier ces difficultés au traumatisme présent. Très gênée, elle m’en fait d’abord un récit très super-ficiel avant d’éviter à nouveau le sujet, mais mon attitude active et mon soutien dans la narration et l’écoute de cet événement traumatique, lui permettent de s’exprimer plus volontiers. Plusieurs semaines de suivi ont été nécessaires à partir de ce moment pour recouvrer complètement la mémoire, chaque nouvelle séance permettant en effet de reconstituer cet épisode, mais aussi son contexte de survenue. Elle était en déplacement professionnel avec plusieurs membres de son équipe et son patron quand ce dernier tenta d’abuser d’elle avec la complicité d’un autre collègue. Elle fait le récit d’une scène de grande violence : une tentative de fellation forcée, au cours de laquelle elle se débat et parvient à échapper à ses agresseurs. Elle se réfugie dans les toilettes et reste prostrée et recroquevillée plusieurs heures dans un climat de confusion totale. Elle ne savait plus qui elle était, où elle allait et elle erre encore plusieurs heures avant de rentrer chez elle tard le soir dans un état de dissociation psychique complète. Elle ne peut raconter les faits à son mari par peur d’une réaction violente et c’est seulement quelques jours plus tard qu’elle tente d’en parler dans son entreprise, mais elle perçoit dans le regard de ses responsables une certaine suspicion. Elle se sent jugée, peut-être ment-elle ? Peut-être était-ce elle qui avait tenté de séduire ? Elle ne dispose d’aucune preuve des faits dans leur réalité et sa parole n’a aucune importance face à son patron soutenu par ses collègues ; Aline se tait alors, envahie par une terrible honte. De plus, cet événement s’étant produit pendant le changement de loi de 2012, cela créait un vide juridique de quelques semaines, empêchant Aline de déposer plainte. Elle ne peut donc se défendre et faire reconnaitre cette agression sexuelle qui était l’aboutissement d’une longue série d’humiliations répétées de la part de son patron ; plaisanteries salaces, remarques sur son habillement, harcèlement sexuel, frôlements, tentatives de contacts. Aline exprime son intense culpabilité ; peut-être était-ce elle qui était trop féminine ? Au cours de l’avancée de la psychothérapie, elle évoque de profonds affects de haine à l’égard de son patron avec l’apparition de fantasmes de meurtre à son encontre. Des idées obsédantes de « le planter avec un couteau » l’envahissent avec une peur de passer à l’acte. Ces affects très violents ont pu être longuement exprimés et élaborés au cours du travail thérapeutique.

31 Le suivi d’Aline a été long, difficile, l’analyse transféro/ contre-transférentielles, dans ses rapports de dépendance a été nécessaire, mais elle a pu se reconstruire après deux années et demie de psychothérapie qui lui ont permis de retrouver une confiance dans sa vie personnelle, familiale et professionnelle. À la fin de ce suivi, son état s’était fortement amélioré et elle avait réussi un concours dans la fonction publique, tournant ainsi la page à cette douloureuse et traumatique expérience.

DISCUSSION

32 Nous avons voulu illustrer avec cette observation clinique, les conséquences du harcèlement sexuel traumatique en particulier sur le plan de la désorganisation profonde de la personnalité. Il s’agit pour le clinicien de pouvoir observer, écouter puis comprendre ces processus traumatiques spécifiques qui ne sont pas toujours directement observables, surtout quand le sujet tait l’agression sexuelle subie. Ainsi, l’écoute décentrée par rapport au contenu du discours et l’attention privilégiée pour les formes et l’organisation du récit permet de rendre compte et d’avoir accès à ces désorganisations traumatiques et tout particulièrement aux dimensions d’effraction de l’appareil psychique. Chez Aline, la décompensation psychopathologique brutale, les aspects de confusion dans son récit, la désorganisation temporelle et chronologique dans la narration des faits, le discours « hémorragique » traduisant un véritable éclatement des défenses et la rupture des enveloppes psychiques, la dimension de clivage entre les affects et la pensée, la régression narcissique et le rapport de dépendance presque infantile aux soignants montraient à l’évidence l’empreinte d’un traumatisme psychique majeur qu’il était essentiel d’identifier.

33 Ce que nous voulons souligner ici est l’attention que doit porter le clinicien aux dimensions formelles du discours et aux aspects de désorganisation de la pensée chez le patient, qui constituent des traces du stigmate et du traumatisme psychique majeur face au silence et au non-dit exprimés sur le plan du contenu du discours. Ainsi l’état de sidération et de dissociation psychique si caractéristique du vécu traumatique est présent dans le récit d’Aline à travers : la rupture de l’unité psychique au moment du trauma, l’altération de la conscience, de la perception du temps, du lieu et de soi qui entraîne une impression d’irréalité. Cet état empêche toute possibilité de mise en sens, de compréhension et fonctionne comme une réaction d’effroi qui stoppe toute activité associative et élaborative, celle-ci devant nécessairement passer par des actes de langage.

34 Le silence est une marque de ce processus invisible et insidieux du stigmate et spécifiquement une marque du traumatisme relationnel ; on peut le comprendre comme une injonction donnée par l’agresseur ou le système le représentant. Ainsi chez Aline, l’interdiction de parler est présente dès la première agression sexuelle pour ne pas pénaliser l’entreprise. Le silence marque la peur, empreinte de l’agresseur, de ne pas être entendue, crue, et comble du destin et de l’ironie pour cette patiente, c’est la société tout entière qui lui refuse toute reconnaissance par la suspension provisoire de la loi ; si le délit n’est pas reconnu et jugé alors c’est elle la fautive. En toute logique, cela devrait être l’agresseur qui devrait éprouver la honte et la culpabilité, mais ici c’est la victime par identification et introjection de la culpabilité de l’agresseur. La culpabilité majeure qui se développe alors est impossible à contenir par sa violence interne et ce qu’elle peut éventuellement réactiver de souffrances antérieures non résolues. Alors pour échapper à cette violence à la fois interne et externe, Aline finit par commettre un passage à l’acte, la tentative de suicide qui vient mettre fin à ce qui relève d’un non-sens total et d’une véritable impasse psychique.

35 Le silence, c’est aussi ce sentiment de honte, impossible à verbaliser, qui est associé à l’agression sexuelle ; Aline se sent salie, humiliée, se vit comme un véritable « déchet », elle n’est plus rien, n’existe plus, la mort pour elle est préférable à cet état de déchéance dans lequel elle se retrouve. La honte est un affect majeur que l’on retrouve chez la plupart des victimes ayant subi des traumatismes intentionnels (camps de concentration, tortures, viols etc.) (F. Sironi, 1999 ; B. Goguikian & al, 2010) et elle comprend toujours cette impression d’avoir été salie et déshumanisée. Toutes les expériences déshumanisantes comportent cette dimension de honte qui a à voir avec l’humiliation, l’indignité, l’abjection (A. Ciccone & A. Ferrant, 2009), avec une souffrance extrême qui se situe avant tout dans le lien à l’autre et dans l’intersubjectivité.

36 La honte a toujours pour corolaire le secret, le silence, qui permet, on peut en faire l’hypothèse, de protéger le sujet en refermant l’enveloppe psychique qui a été effractée et éviter ainsi l’éclatement. Mais il s’agit d’une défense qui finit par être inopérante tant la souffrance intérieure est grande et le passage à l’acte suicidaire, pour y mettre fin, représente un véritable risque. La honte est en lien avec le fait d’avoir été dénié dans son identité et rejeté, ce qui rejoint bien une des dimensions centrales du stigmate. Elle comporte d’après A. Ciccone et A. Ferrant (2009), une dimension très narcissique, en touchant les fondements mêmes de l’identité du sujet et de son rapport à autrui. Elle apparaît ainsi comme la conséquence d’une violence humiliante et sociale. On peut se demander dans quelle mesure la notion de « honte blanche », décrite par J. Furtos & C. Laval (1998) dans les situations de grande précarité sociale où le sujet disparaît du regard d’autrui, ne pourrait pas s’appliquer chez la personne victime de harcèlement sexuel traumatique. On observe en effet chez ces patientes, une disparition progressive des différentes dimensions de leur identité : identités professionnelle, de femme, de mère et d’épouse. Il s’agit d’un véritable effacement de soi-même au regard d’autrui. L’identité de ces victimes est ainsi profondément atteinte, elles pensent qu’elles n’ont plus aucune valeur, et se décrivent avec des termes très péjoratifs, celui de « déchets » revient souvent dans leur discours ; elles semblent incorporer ici par identification toute la destructivité du harceleur en retournant toute la dimension agressive contre elle. Dans ce sens l’apparition, au cours de la psychothérapie, de fantasmes de meurtre chez notre patiente ne relève pas seulement de la pathologie et de signes négatifs même s’ils déclenchent une angoisse importante. Ils constituent avant tout une évolution dynamique intéressante où la violence contenue peut enfin se retourner contre l’image du patron. L’analyse contre-transférentielle de cette dynamique émotionnelle est ici nécessaire pour pouvoir supporter ces affects de haine et de violence afin de ne pas en être bouleversé soi-même et de bien comprendre ce mouvement psychique salutaire pour le sujet.

37 Si la honte est un affect profondément identitaire et porté sur l’extérieur, la culpabilité représente davantage un mouvement psychique interne (A. Ciccone & A. Ferrant, 2009). Chez ces femmes victimes, cet affect est aussi central, elles se sentent responsables de la situation ; fautives ? Ont-elles provoqué ? Sont-elles coupables d’avoir succombé ? De ne pas avoir fait ce qu’il fallait pour éviter les situations ambigües ? Là aussi on peut déceler les traces d’un mouvement d’introjection et d’identification à l’agresseur qui les considère comme responsables de ce qui arrive. Nous faisons également l’hypothèse que la culpabilité chez Aline a été l’origine d’un refoulement massif des scènes traumatiques, ce qui l’a sans doute protégé d’une désorganisation psychique plus grave encore. Mais ce qui est refoulé réapparait ici sous forme de symptômes invalidants et c’est un véritable travail de reconstitution du souvenir qui a été nécessaire à mener avec cette patiente. On perçoit combien, dans ce type de traumatisme intentionnel, le travail de remémoration doit être réalisé progressivement, en effet il s’agit d’abord de restaurer les enveloppes et les contenants psychiques effractés, par la mise en place d’une véritable relation de confiance, par l’écoute sensible des émotions et par la reconnaissance du traumatisme vécu dans l’ici et maintenant (K. Chahraoui, 2014). Il s’agit avant de verbaliser le traumatisme, de panser les plaies, de réconforter l’identité blessée et d’apporter un nouveau regard de considération sur ces femmes meurtries dans leur intimité. La restauration du lien et la reconnaissance du trauma participent d’un véritable enjeu thérapeutique pour permettre la reconstruction de ces sujets et l’élaboration du traumatisme.

38 La question de la réactivation des traumas passés mérite une attention dans ce type de problématique. Chez Aline, l’absence de reconnaissance de la première agression sexuelle est réactivée dans une dimension d’après-coup où elle est confrontée une deuxième fois à une situation très semblable où l’entreprise semble « liguée » contre elle avec une impossibilité à faire reconnaitre à nouveau le délit. Il s’agit de bien prendre en compte cette dimension d’après-coup qui donne toute sa force à l’impact du traumatisme actuel avec une résurgence des affects et de la détresse antérieure non reconnue qui se combine au vécu présent. Par ailleurs, de nombreuses études montrent que le harcèlement sexuel vécu de façon précoce dans la carrière professionnelle engendre davantage de mouvements dépressifs au cours de la vie (J.N. Houle, 2011).

39 Enfin, on perçoit aussi chez Aline comment la relation hiérarchique problématique réactive un lien ambivalent et de dépendance à la figure paternelle. Chez Aline, comme chez de nombreuses patientes, il peut exister une superposition inconsciente qui est opérée entre l’image du patron haïe et celle d’un parent ; en effet la colère envers la figure hiérarchique peut réactiver une colère passée non résolue. Par ailleurs, l’agression traumatique peut rappeler une violence déjà connue sous une autre forme dans le passé, comme c’est le cas chez Aline. Ce sont ces aspects de réactivation et de redondance entre problématique réelle et passée qui signe les plus grands contextes de vulnérabilité psychique, car le réel vient faire écho à une expérience personnelle douloureuse qui semblait résolue, mais qui se retrouve projetée au-devant de la scène psychique par l’effraction traumatique. Chez Aline, ce qui a été réactivé, c’est le climat de violences familiales dans l’enfance avec une relation à la fois très ambivalente et très dépendante au père. Il est intéressant de noter que dans le processus thérapeutique, c’est la possibilité d’élaboration de cette relation problématique au père qui a permis l’accès au traumatisme actuel et aux composantes de la sexualité. Si la question du trauma trouve son origine dans le réel du contexte du harcèlement traumatique, on comprend aussi qu’à travers ces aspects de reviviscence, le sujet tente de donner un sens individuel qui inclut la perception et la représentation de l’événement en fonction d’un vécu antérieur. Ces femmes se demandent souvent pourquoi l’histoire se répète ainsi pour elle ce qui accentue leur vécu de culpabilité et il est important de donner toute sa place aux effets du traumatisme réel et actuel afin de leur permettre de retrouver un rôle actif pour pouvoir s’adapter et se défendre.

CONCLUSION

40 Pour conclure, le harcèlement sexuel traumatique participe d’un véritable processus de destruction de la personne, qui s’apparente aux effets des traumatismes intentionnels et relationnel. Les conséquences de ces traumas sont particulièrement perceptibles au niveau de la désorganisation de la personnalité et de la pensée avec des aspects de régression narcissique et de dépendance majeures. La relation de harcèlement peut aussi réactiver des dimensions imaginaires et fantasmatiques rappelant une position infantile de dépendance dont il est important de tenir compte du point de vue thérapeutique. Pour ces femmes victimes, la question du regard de l’autre est primordiale, elles se sentent salies, humiliées et présentent d’intenses sentiments de culpabilité ; c’est la reconnaissance du traumatisme et de son processus qui leur permet de modifier la vision qu’elles ont d’elles même et de déconstruire les effets du traumatisme intentionnel. Le changement et l’amélioration thérapeutique impliquent nécessairement ce regard nouveau et bienveillant du clinicien qui permet à ces sujets de se réinscrire dans le lien intersubjectif, de se reconstruire dans l’altérité afin de panser les blessures identitaires.

Notes

  • [1]
    Enquête sur le harcèlement sexuel au travail, réalisée par l’IFOP du 15 au 24 janvier 2014, pour le compte du défenseur des droits : www.defenseurdesdroits.fr.
Français

Cet article a pour objectif de décrire les séquelles psychotraumatiques du harcèlement sexuel au travail, qui sont assez peu développées par les cliniciens. Nous faisons l’hypothèse que ce manque de reconnaissance clinique peut venir renforcer les aspects invisibles et insidieux du traumatisme et accentuer le vécu de stigmatisation des victimes. Nous insistons en particulier sur les dimensions de non-dit et de silence des femmes victimes, ce qui participe à un processus de stigmatisation en lien avec l’existence d’affects profonds de honte et de culpabilité particulièrement destructeurs sur le plan psychique. Nous montrons à travers le suivi d’une observation clinique que le harcèlement sexuel traumatique peut être décrit comme un véritable processus de destruction de la personne, qui s’apparente aux effets des traumatismes intentionnels et relationnels. Nous insistons en conclusion sur la nécessité pour le clinicien de reconnaitre ces processus traumatiques spécifiques afin de permettre aux femmes victimes de modifier la vision qu’elles ont d’elles mêmes et de déconstruire les effets du traumatisme intentionnel. Le changement et l’amélioration thérapeutique impliquent un regard nouveau et bienveillant du clinicien pour amener ces sujets à se réinscrire dans un lien intersubjectif et à se reconstruire dans l’altérité afin de panser les blessures identitaires.

Mots-clés

  • Harcèlement sexuel
  • Traumatisme psychique
  • Intersubjectivé
  • Honte
  • Culpabilité

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Khadija Chahraoui
Professeure de Psychopathologie clinique, Université de Bourgogne. Pôle AAFE. Esplanade Erasme. 21000 Dijon. France.
Khadija.Chahraoui@u-bourgogne.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 04/02/2016
https://doi.org/10.3917/cpsy.068.0141
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