CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 De nos jours, l’éducation sexuelle rencontre un consensus général de principe, du moins dans les sociétés occidentales où l’évolution des mœurs et des mentalités porte la marque de l’effet conjugué, bien que souvent produit dans une curieuse confusion, de la diffusion des apports psychanalytiques et de la « révolution sexuelle ». Il est possible, sinon indispensable pour leur bon développement, d’apporter aux enfants les explications sexuelles en fonction de leur maturité et à la mesure de leur curiosité. Hier l’ignorance s’imposait comme la meilleure protection de l’innocence ; aujourd’hui, elle tend au contraire à passer pour source de bien des dangers internes et externes, troubles névrotiques, abus sexuels, grossesses précoces, maladies sexuellement transmissibles ou encore violence commise ou subie. Ignorance d’autant plus crainte qu’elle est battue en brèche parfois ouvertement, sinon insidieusement par l’hypersexualité ambiante de la société actuelle. Sous la menace du raz de marée des images et messages sexuels en tout genre – pornographique, publicitaire, faits divers et aussi militant– et sur fond de sexualité omniprésente à force de banalisation, informer devient même une mission d’urgence, tel le radeau de sauvetage jeté sur les flots déchaînés. Toute action éducative en matière de sexualité repose donc sur la vertu prêtée à la connaissance : on veut la croire éclairante, préventive, protectrice et même thérapeutique. Le savoir du sexuel n’est ni dangereux ni corrupteur, il peut être donné et reçu sans entraîner de mauvaises pensées. Il suffirait de le savoir pour le faire savoir.

2 Le beau consensus se fissure face aux difficultés de sa mise en pratique. C’est qu’approuver les dangers croissants de l’ignorance n’implique pas de s’accorder sur ce qu’il faut savoir en la matière. À l’occasion d’une exposition organisée à la Cité des sciences, inspirée d’une bande dessinée [1], se voulant information sexuelle ludique, une association appelle les parents à se mobiliser contre ce qu’elle considère comme une tentative de corruption des enfants, contagieuse en plus d’être dangereuse [2]. La critique porte également sur l’intention usurpatrice de la responsabilité éducatrice parentale, prêtée aux organisateurs de l’exposition.

3 Ces derniers répliquent : la visée est de dédramatiser l’information sexuelle, rassurer les enfants en donnant de la sexualité une « image joyeuse et positive » par des réponses claires et concrètes, pour que la vie sexuelle leur apparaisse moins angoissante ; et il n’est pas question de remplacer les parents mais de les soutenir dans leur mission éducative sur ce sujet délicat.

4 Remarquons ce sur quoi les uns et les autres semblent toutefois s’accorder implicitement : que la démarche éducative en matière de sexualité est une entreprise extrêmement délicate et sensible, qui maladroitement menée, peut s’avérer anxiogène voire choquante ; mais qu’il n’en demeure pas moins possible d’en donner une vision parfaitement exempte de tout trouble voire bien heureuse. À condition de pouvoir trouver une modalité d’éducation à la vie sexuelle, sur le mode d’« hymne à la joie »...

5 Ces polémiques font ressortir ainsi toute l’ambiguïté de la fonction dévolue au savoir et à la transmission de la connaissance ayant trait à la sexualité. Mais au fond, nul besoin d’une polémique autour d’un aspect spécifique de la vie sexuelle humaine, pour prendre la mesure de la nature délicate et sensible du sujet. L’éducation sexuelle dans sa mise en œuvre se trouve constamment sujette à ces interrogations, par ailleurs intimement liées : quel contenu lui donner et qui se charge de quoi ? C’est que l’enseignement sexuel n’est pas un savoir que l’on dispense ex cathedra. Les « intervenants » dans le champ de l’éducation sexuel en milieu scolaire s’interrogent constamment, avec raison : ne fait-on pas effraction dans l’intimité des enfants en leur parlant de la sexualité ; qu’est-ce qui les autorise à leur parler de la sexualité, notamment par rapport aux parents ? Dans quelle mesure est-on au clair avec ses propres représentations de la sexualité et sa position d’intervenant sur la sexualité ? (Bécar F. et Ader M-N, 2002). Mais le rôle éducatif des parents en la matière s’avère lui-même équivoque. L’intimité et les liens affectifs qu’engage le sujet abordé sont convoqués pour justifier le rôle premier des parents. Mais exactement pour ces même raisons, s’impose la nécessité de faire appel à l’intervention d’un tiers neutre, quand l’éducation sexuelle menace d’équivaloir à l’acte d’ouvrir à l’enfant la chambre des parents.

LE SAVOIR EN QUESTION FACE À L’« ENFANT?QUESTION » [3]

6 Faisons un rêve, celui-là même caressé par la psychanalyse à ses heures les plus lumineuses et les plus confiantes : celui d’une éducation sexuelle éclairante et éclairée par les expériences et enseignements analytiques, comme celle espérée par Freud au lendemain de la publication des Trois Essais, ou encore comme celle revendiquée par M. Klein qui dans le texte inaugural de sa pratique avec les enfants, l’imagine fondée sur une « franchise totale » et une « sincérité absolue » pour accomplir sa fonction fondamentale, la prévention des troubles névrotiques (Klein M., 1921).

7 Comme pour joindre le geste à la parole, elle présente le cas Fritz censé illustrer cette « éducation à caractère analytique ». Cet enfant de 5 ans – dont on sait maintenant que c’est son propre fils– est « lourd de questions » bien que – ou parce que– entravé dans son développement par un problème d’inhibition de la fonction intellectuelle. En effet, le pari de l’analyste-mère semble réussir quand on voit l’enfant gagner en mouvement et souplesse psychiques à la faveur de la liberté d’expression et de la réception pleine de tact et de compréhension qu’elle accorde à toutes les questions et manifestations de la curiosité sexuelle de l’enfant. Mais seulement dans une certaine mesure, car malgré la réception des informations objectives, l’enfant se montre attaché à ses croyances forgées de toutes pièces de son activité fantasmatique, à ses « théories sexuelles infantiles » (Freud S., 1908, PP 14-27) : « je sais que ce n’est pas vraiment comme ça mais c’est comme ça que je vois », dit Fritz à l’exemple des « primitifs auxquels, note Freud, on a imposé le christianisme et qui continuent en secret à honorer leurs anciennes idoles » (Freud S., 1937, p 249).

8 Mais l’impuissance de l’information scientifique à déloger la croyance fantasmatique de la psyché enfantine n’est pas le seul témoin des limites de l’action éducative servie par son « auxiliaire » qu’est censée jouer la psychanalyse. C’est que malgré le désir de répondre sans se dérober aux sollicitations de l’enfant, malgré toutes les dispositions pédagogiques visant à une « satisfaction sans réserve de la curiosité sexuelle », cette dernière, constate M. Klein avec étonnement, est rarement exprimée librement. Il apparaît donc clairement que la répression sociale et culturelle n’est pas seule en cause dans ce qui peut entraver l’expression du désir sexuel qui anime des questions de l’enfant et qu’il faut considérer les contraintes internes dues au refoulement, irréductibles aux pressions de la réalité extérieure : « le très puissant besoin d’investigation de l’enfant était entré en conflit avec sa toute aussi puissante tendance au refoulement » (Klein M., op cit., p 62). La curiosité sexuelle infantile se révèle profondément conflictuelle, loin d’être un mouvement naturel et spontané qui ne demanderait qu’à être satisfait pour aussitôt s’apaiser. Conflictuelle parce que portée par deux mouvements psychiques opposés : si la quête du savoir sexuel témoigne chez l’enfant d’un processus psychique poussé à trouver réponse, c’est-à-dire donner forme aux énigmes sexuelles, elle est également elle-même sexuelle – la sagesse populaire ne s’y trompe pas : « la curiosité est un vilain défaut » ; autrement dit, elle porte en elle-même les sources propres à compromettre sa satisfaction recherchée. Impossible donc d’offrir les « connaissances à la mesure de sa curiosité », puisque celle-ci ne sait pas ce qu’elle veut, fondamentalement et irrémédiablement. Difficile aussi pour le savoir objectif de rivaliser avec les « théories sexuelles infantiles », puisque ces constructions fantasmatiques témoignent, dans la psyché enfantine, d’un point d’équilibre psychique certes fragile, mais provisoirement efficace entre la puissance pulsionnelle et la force défensive : en elles, le couple antagoniste – le désir et l’interdit– trouve une possibilité d’échapper à la fatalité de faire chambre à part, quitte à continuer à s’y disputer la direction de la psyché.

9 La curiosité sexuelle infantile est ainsi un clair-obscur réfractaire à la pleine lumière de la meilleure volonté éducative. Par ailleurs, la démarche éducative en matière de sexualité n’en loge pas moins au sein d’elle-même les sources de ses propres ratés possibles, précisément du fait de la quête de savoir sexuel qui l’anime. On le voit bien lorsque M. Klein se trouve prise au dépourvu pour répondre aux questions de l’enfant, notamment, à celles sur l’acte sexuel et l’interdit de l’inceste. Décontenancée, la mère doublée d’analyste trébuche et laisse surgir au sein de ses explications dites objectives ce que précisément, celles-ci se prétendent appelées à supplanter, les « théories sexuelles infantiles » (Klein M., op cit, pp 66-67). La démarche éducative de l’adulte vacille moins à défaut de « posséder » tout ce qu’il faut savoir en la matière qu’à force d’être possédée par un savoir autre enclin, sans crier gare, à se mêler des explications objectives qui s’en trouvent brouillées.

10 Parce qu’elle puise à la source sexuelle trouble qu’elle vise à clarifier, ne serait-ce que par la curiosité animatrice de sa démarche, l’éducation sexuelle implique irrémédiablement une dimension séductrice et donc, excitante. On peut en prendre la mesure quand Fritz prend un plaisir croissant à raconter ses histoires et fantasmes à M. Klein au point de faire de cette éducation analytique la « seule affaire qui compte dans sa vie » (Klein M., op cit, p 86). Difficile de se résoudre à y voir tout simplement, comme l’y invite M. Klein, une plus grande liberté d’expression conquise : comme l’appétit vient en mangeant, le plaisir de l’enfant en arrive à excéder les attendus de l’éducation éclairante jusqu’à obliger la mère-analyste à recadrer, c’est-à-dire, limiter ce que sa démarche éducative a pour visée initiale de provoquer. Excitante et éclairante tout à la fois, l’éducation sexuelle dé-forme autant qu’elle in-forme ; chaque parcelle de lumière manque rarement d’entraîner sa part d’ombre.

11 Peut-on sauter par-dessus sa propre ombre ? La sexualité épurée, par une instruction sexuelle « la plus naturelle et la plus complète possible », de son mystère comme d’une grande partie du danger qu’elle représente, cette visée éducative repose sur une tache aveugle autour du sexuel infantile réactivé chez l’adulte à l’épreuve de la sexualité de l’enfant en voie d’éclosion et simultanément de refoulement. Sans doute, sans être à l’abri de cette méconnaissance nécessaire peut-on s’aventurer dans une éducation sexuelle à l’adresse de l’enfant ?

12 Que dire alors de la pratique analytique avec les enfants où la sexualité de l’enfant, objet de toute l’attention thérapeutique ne peut même pas s’envelopper de l’alibi de la visée éducatrice, et que la curiosité sexuelle de l’enfant se trouve sollicitée voire provoquée par la situation analytique elle-même ? Porte fermée aux parents, invitation à tout dire, secret promis sur tout ce qui s’y exprime, mise à l’écart de la sanction éducative, et la dissymétrie constitutive du dispositif analytique entée sur la dissymétrie réelle qu’est la relation enfant-adulte, tous ces éléments fondamentaux du traitement analytique impliquent nécessairement la séduction dont on espère beaucoup, sinon l’essentiel, à commencer par la dynamique de l’activité fantasmatique [4]. Encore faut-il que sa puissance mobilisatrice du mouvement psychique n’excède pas trop les capacités de traitement auto-érotique de l’enfant. C’est que la séduction de la situation analytique n’est jamais à l’abri de devenir trop excitatrice. Ne pas être à la hauteur des exigences, scandaleuses, du sexuel infantile, est un risque coextensif du processus analytique, mais décuplé par sa mise à l’épreuve de la sexualité de l’enfant, par la « confusion des langues » inévitable à « l’analyse à même l’enfant » [5].

LA SEXUALITÉ INFANTILE : UN LIEU (DE) MALENTENDU

13 Rose est en train de dessiner, silencieusement assise et sérieusement appliquée selon son habitude instaurée depuis le début de sa psychothérapie. « Sage comme une image », telle est l’impression qui se dégage de ses dessins aussi posés que son attitude est réservée. Mais je ne la trouve pas fuyante, parce qu’à chaque séance elle se montre toujours présente et animée, bien que très discrètement, d’une vie psychique consistante mais comme laissée en suspens. Pas fuyante ? Il est vrai qu’il m’arrive de m’étonner de ne percevoir nulle trace de sa peur qui a motivé la demande de consultation : celle de se faire enlever, kidnapper sur le chemin de l’école. Elle a 9 ans. Ce jour-là elle dessine un chat vu de face, tranquillement assis sur ses pattes et assurément installé au centre de la feuille par lui bien remplie ; ses grands yeux félins un brin malicieux fixent tout droit devant lui. Silencieux, immobile mais très coloré, même multicolore. On dirait, lui dis-je que le chat reste comme ça sans bouger, mais qu’il s’en passe des choses dans sa tête, peut-être il pense à quelque chose d’amusant. Avec un petit sourire timide, Rose continue son dessin et trace une bulle au-dessus de la tête de l’animal, comme dans une bande dessinée. Et qu’y met-elle ? Un chat en train de courir après des petites souris ! C’est le moment que je choisis pour lui rappeler que la fois précédente, elle avait parlé des « mots qui rendent fou », ces mots sexuels crus et injurieux jetés comme une saleté sur un bout de papier qu’incognito un(e) enfant sème ici et là à la grande excitation générale de sa classe. Rose était inquiète de la menace de la maîtresse : que si le coupable ne se dénonce pas, toute la classe serait sanctionnée. Mais aujourd’hui il y a plus grave, dit-elle : deux garçons ont essayé de « violer une fille » à… la cour de récréation ?!

14 Moi : (un peu surprise) qu’est-ce que tu veux dire par « violer » ?

15 Rose : bah… c’est-à-dire qu’ils ont essayé de l’embrasser très violemment sur la bouche (silence). Ma meilleure copine a peur que ça lui arrive la même chose.

16 Moi : Et toi, as-tu peur aussi ?

17 Rose : Il y a un garçon qui est amoureux de moi, j’ai peur qu’il me fasse ça…

18 Moi (in petto) : oh ma petite, tu sais, l’amour, ça ne peut pas vouloir du mal, c’est même le contraire… Mais au fond qu’en sais-je ? Ou plus exactement ce que j’en sais un tant soit peu ne me défend-il pas plutôt de me prononcer catégoriquement ? Nous restons silencieuses, moi toute à mon trouble et Rose retournée à la finition du pelage très coloré du félin.

19 Qu’est-ce qui a fait sonner cette heure contre-transférentielle ? : à l’évidence, c’est un besoin de rassurance et de protection, mais rassurer qui contre quoi ? Rassurer la petite patiente contre la crainte de la violence sexuelle, bien évidemment. Il s’agit, non seulement, des formes de violence que la sexualité peut prendre, mais aussi de la violence sui generis de la vie pulsionnelle laissant la psyché et le corps de l’enfant démunis face à l’irruption de l’excitation sexuelle et faisant alors de celle-ci une attaque subie de l’intérieur, un moment d’angoisse. C’est cette violence pulsionnelle mêlant indistinctement angoisse et excitation qui apporte sa part de contribution, essentielle, à la « théorie sexuelle » forgée par l’enfant au sujet du rapport sexuel. La « conception sadique » de l’acte sexuel – « quelque chose que la partie la plus forte fait subir avec violence à la plus faible » (Freud S., 1908, pp22-23), à la manière d’une lutte– ne tient pas simplement à une perception erronée induite par l’immaturité sexuelle de l’enfant mais à une excitation reçue de l’extérieur et chargée de fantasmes inconscients mis en jeu. Le même désir-angoisse, dans sa version douce, participe également au plaisir d’excitation du jeu de bagarres entre enfants, ou encore du jeu de poursuite, comme celui de chat perché ! De cette impulsion obscurément violente qui l’assaille de l’intérieur, Rose donne deux figurations, deux tentatives de maîtrise. L’une demeure symptomatique parce que marquée par la menace sensible du débordement pulsionnel nécessitant un mouvement projectif contraignant : sa peur qu’un prédateur– kidnappeur la guette sur le chemin de l’école pour la poursuivre. L’autre s’avère empreinte du plaisir d’excitation qui cherche à l’emporter sur l’angoisse : son dessin figurant un autre genre de prédateur à la facette moins effrayante, en tout cas plus jouable et joueur, le chat qui se délecte, à l’abri de la vie intérieure, de son plaisir de courir à la poursuite des petites souris.

20 L’enfant est-il le seul objet de protection contre la dimension traumatique de la sexualité pulsionnelle ? C’est que de la violence sexuelle, ma propre psyché elle-même ne sort pas indemne, bousculée qu’elle est au contact du fantasme d’agression qui affleure dans les mots et dessins de Rose. Mise à l’épreuve de la sexualité de l’enfant, la sexualité infantile de l’analyste sollicitée évite difficilement la contrainte du travail de refoulement pour son propre compte. Travail de refoulement rendu d’autant plus impérieux que le fantasme d’agression, loin d’être simplement mobilisé et exprimé chez l’enfant comme chez l’adulte, est aussi agi et actualisé dans la relation analytique. Aux heures les plus brûlantes du transfert, l’offre de l’écoute analytique a beau s’abriter derrière sa neutralité bienveillante, elle apparaît dans ce qu’elle a de plus excitante : une curiosité sexuelle immanquablement incitatrice du désir explorateur chez le petit patient. Séductrice, la curiosité de l’adulte l’est, comme on la voit à l’œuvre dans toute éducation sexuelle. Dans l’intimité de la situation analytique, elle le devient encore plus intensément, jusqu’à passer pour tentatrice voire prédatrice. De la sorte, n’en déplaise à celle qui se serait bien contentée d’être toute sollicitude, toute bienveillance, l’analyste se révèle et se découvre comme un chat lancé à la poursuite de la psyché de l’enfant alias petite souris…

21 La théorie, ça n’empêche pas d’exister, disait Freud. Il importe, c’est une évidence, de savoir et faire sien la nature fondatrice et la vertu motrice du fantasme de séduction dans le traitement analytique, mais l’analyste n’en échappe pas pour autant à la brutalité du malaise de se retrouver inséparablement dans la peau de l’adulte prédateur et dans la position de l’enfant en proie aux poussées pulsionnelles. S’esquisse ainsi un pas en arrière voire une tentative de dépouiller la sexualité de ce qui la rend si étrange et si inquiétante. Notamment - mais pas seulement - lorsqu’à l’appel du processus analytique, le sexuel répond à bout portant, chez « celui qui ne sait pas encore » comme chez « celui qui croyait savoir » [6].

22 La pulsion sexuelle ignore toute finalité préétablie à commencer par la finalité biologique comme la reproduction ; elle n’est liée à aucune différence, pas même à la différence de sexes ; ses objets sont aussi variables que contingents ; son mouvement n’est orienté par rien sinon par l’aiguillon du fantasme et la quête sans fin du plaisir-excitation. Bref, en tout point elle s’oppose à l’instinct, plus précisément elle a tout d’un instinct détourné, perverti (Laplanche J., 2000) ; la sexualité humaine est contre nature, radicalement et irrémédiablement. Ou presque. C’est que la nature, déchue, ne s’y résigne pas et prête main-forte à l’entreprise d’édulcoration du scandale du sexuel pulsionnel, initiée par le père de la psychanalyse lui-même comme en témoigne sa thèse de l’origine biologique du sexuel infantile intimement associée à une vision téléologique de l’évolution sexuelle (Laplanche J., 1993). Selon cette perspective développementale, le sexuel pulsionnel trouve sa source dans des processus biologiques, et évolue de stade en stade suivant la maturation des pulsions partielles organisatrices – oral, urétral, anal, phallique. Il en ressort une représentation de l’évolution pulsionnelle presque aussi fixe et ordonnée que l’instinct programmé ; elle se divise principalement en deux étapes temporelles successives : le pré-génital et le génital. À défaut de prétendre : « le sexuel, c’est moi », le génital continue du moins à se poser en finalité, la « synthèse génitale » vers laquelle tendrait l’ensemble des pulsions partielles, décrétées par ses soins « pré-génitales », aussi polymorphes et déliées soient-elles. Pour en rester dans la métaphore féline, on pourrait dire que les pulsions partielles fleurissant au temps de l’enfance sont comme des souris qui dansent en l’absence de la voie de décharge génitale, mais qui lors de l’arrivée du maître félin, rentrent dans leur trou ou se rangent sous la bannière du primat génital, au titre du plaisir préliminaire. La sexualité infantile passe ainsi pour voie de préparation de la sexualité adulte attendue comme point d’achèvement de son développement.

23 Comparée à la « sauvagerie » du sexuel pulsionnel anarchique qui ne sait pas ce qu’il veut ni où il va, cette sexualité raccordée au processus maturatif progressif et linéaire a tout d’un « bon sauvage ». Paradoxalement, c’est rentrant au bercail de la « nature » que la sexualité humaine perd de ce qu’elle a de plus « inconciliable » et le refoulement y trouve son compte. On peut même dire que la sexualité y gagne presque son titre de noblesse. Il suffirait de croire que « la nature fait bien les choses » !

24 En psychanalyse, s’affrontent deux conceptions, l’une endogène et l’autre exogène, de la genèse de la pulsion sexuelle : la sexualité humaine serait-elle d’origine interne trouvant son enracinement dans le processus somatique, qui, de pure stimulation physiologique, devient excitation sexuelle ou dériverait-elle d’une source extérieure implantée dans le psychosoma de l’enfant ? Pour poser le débat sous l’angle du fantasme – dont il est difficile de nier l’importance dans la vie sexuelle, notamment dans l’activité des « zones érogènes »– les sources somatiques seraient-elles naturellement productrices de fantasmes ou au contraire, est-ce l’implantation du fantasme dans le corps qui produit les sources érogènes ? Le plaisir du suçotement advient-il à la bouche, à force d’être stimulée par le passage du lait ou pour être excitée par cet « obscur objet de désir » qu’est le sein nourricier inévitablement « compromis » par le sein érotique ? La question porte, au fond, sur le rôle fondateur de la sexualité pulsionnelle, que l’on peut accorder à la relation enfant/adulte à ces débuts de la vie psychique, que J. Laplanche appelle « situation anthropologique fondamentale ». Le débat très théorique réservé aux occupants de l’enceinte analytique ? Peut-être, sauf que l’une plus aisément que l’autre semble disposée à franchir le seuil et apte à gagner la faveur du public intéressé. Le modèle du développement fondé sur la vision « biologisante » de la sexualité se taille la part belle dans la vulgate psychanalytique destinée à répandre ses lumières sur la sexualité de l’enfant. Il serait à parier qu’il doit son succès au tribut payé au refoulement. Là où la nature parle, inutile de s’embarrasser de ce qu’en pense le fantasme ; tout au plus, ce dernier est considéré comme les excitations du corps naturellement sexuel, traduites en expressions psychiques, certes il peut paraître trouble mais sans être troublant. La nature est innocente. Alors, quoi de plus naturel que de la montrer et de l’aborder.

25 Est-il nécessaire de préciser que pour la conception exogène de la sexualité, la tâche est autrement malaisée sinon scandaleuse ? Difficile de lancer à la face du monde ce qu’il préférerait laisser dans l’ombre, comme ce passage des Trois Essais évoquant la mère « première séductrice » : « Le commerce de l’enfant avec la personne prenant soin de lui est pour celui-ci une source intarissable d’excitation sexuelle et de satisfaction partant des zones érogènes, d’autant plus que cette dernière personne –qui en règle général est bien la mère– considère l’enfant lui-même avec des sentiments provenant de sa propre vie sexuelle, le caresse, lui donne des baisers et le berce, le prenant de manière tout à fait nette pour substitut d’un objet sexuel à part entière. La mère serait vraisemblablement effrayée si on l’éclairait sur le fait que c’est elle qui, avec toutes ses tendresses, éveille la pulsion sexuelle de son enfant et en prépare l’intensité ultérieure » (Freud S., 1905, p161).

26 Reste qu’à s’en tenir aux « plaisirs d’organes » sans référence au rôle déterminant du fantasme sexuel, c’est leur qualification de sexuel elle-même qui devient problématique. Quelles seraient les composantes du processus physiologique qui à elles seules, puissent permettre de définir le caractère proprement sexuel de la sexualité de l’enfant d’autant que la voie de décharge génitale est absente ? Est-ce de là que vient ce curieux renversement qu’on observe actuellement dans l’appréhension de la sexualité de l’enfant, à savoir le recentrage du sexuel autour des manifestations génitales, jeux de touche-pipi, masturbation, rapports sexuels mimés ? La vie sexuelle de l’« enfant pervers polymorphe » comme fondement et justification de l’élargissement du sexuel au-delà des activités génitales continue à représenter ce qu’il y d’inacceptable dans les découvertes psychanalytiques. Même parée de la bénédiction de la « nature » et même à l’époque de la « sexolatrie », il est difficile d’accorder l’enfant magnifié – « sa majesté le bébé » et la figure du petit d’homme soumise aux revendications pulsionnelles naissantes. La société enchaînée à sa revendication d’une sexualité sans entrave, sans gêne, sans contrainte se singularise par son mode de traitement de la sexualité de l’enfant : soit, celle-ci fait tout bonnement l’objet du déni, quitte à laisser voir le paradoxe d’une « société schizophrène qui dénonce d’un côté ce qu’elle provoque de l’autre, qui érige en ultime tabou la pédophilie et, dans le même temps, ne cache pas sa fascination pour la chair, surtout si elle est fraîche » (Lauru D. et Delpierre L., 2008, p 95) ; soit, la sexualité de l’enfant est reconnue, mais davantage comme une sexualité génitale adulte en miniature que comme composée des pulsions partielles extra-génitales… Cette modalité de reconnaissance n’est pas moins paradoxale que le déni. C’est qu’elle confine la sexualité de l’enfant à la génitalité tandis que toute la société adulte hypersexualisée confirme la présence d’un sexuel qui se mêle de tout au-delà et en deçà des activités génitales. « Le plaisir existe aussi en bâtonnet », suggère la publicité d’une marque de glace pour allécher de façon à peine voilée les petits comme les grands.

27 N’est-ce pas aussi surprenant d’observer que découverte par la psychanalyse comme lieu d’émergence et d’illustration de la sexualité élargie et infantile, la vie sexuelle de l’enfant voit la génitalité y faire un retour en force aux dépens de ce qui caractérise la sexualité infantile ? Si à l’évidence, la sexualité de l’enfant en vient ainsi à constituer le lieu d’opération du refoulement de la sexualité infantile, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de la sexualité infantile en voie de formation chez l’enfant mais aussi de la sexualité infantile refoulé chez l’adulte mais mise en éveil par la confrontation à celle-ci. Peut-on imaginer la somme de travail de refoulement sous-jacente à une déclaration comme « je suis innocent comme la mère d’un bébé qui vient de naître » ? Mais qu’il ne suffise pas de refouler massivement pour maintenir la méconnaissance de la « confusion des langues », on le voit dans cette sorte de retour du refoulé perceptible dans la vision de la sexualité de l’enfant réduite à la sexualité génitale adulte en miniature : le déni de la dissymétrie entre l’enfant et l’adulte, dont on sait la sinistre conviction déterminante de tout acte de pédophilie.

Notes

  • [1]
    Il s’agit de Guide du zizi sexuel de Zep, père de Titeuf.
  • [2]
    Cité dans Libération du 21 janvier 2008.
  • [3]
    Expression empruntée à J.B. Pontalis, « Entre le savoir et le fantasme », in Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1977.
  • [4]
    Au sujet de la séduction dans le traitement analytique des enfants, on peut lire avec profit l’article de L. Kahn, « Le bijou de la sorcière », in La séduction en psychothérapie, Les Cahiers de l’IPPC, Paris, 1989, p. 53-63.
  • [5]
    Une expression de Freud, citée par L. Kahn, in Cures d’enfance, Paris, Gallimard, 2004, p. 83.
  • [6]
    Selon une expression de L. Kahn, in Cures d’enfance.
Français

Que se passe-t-il quand le savoir et le discours de l’adulte, parents, éducateur ou psychanalyste, se confrontent à l’épreuve de la sexualité de l’enfant ? Voici quelques éléments de réponse et d’interrogation esquissés en trois volets qui sont autant de mouvements de la sexualité infantile chez l’adulte mis en route et aussi en déroute par la confrontation à l’« enfant-question ».

Mots-clés

  • Sexualité de l’enfant
  • Sexuel infantile
  • Éducation sexuelle
  • Théorie sexuelle infantile
  • Séduction
  • Dissymétrie enfant/adulte
English

When the Sexuality of Children Puts us to the Test

What happens when the knowledge and discourse of an adult, parent, social worker or psychoanalyst are put to the test by child sexuality ? This article outlines a number of possible responses and explores three facets of the question in an aim to showing how such situations reawaken the dynamics of child sexuality in the adult, leaving them baffled by the questions embodied by some children.

Key-words

  • The Sexuality of Children
  • Infantile Sexuality
  • Sex Education
  • Theory of Child Sexuality
  • Seduction
  • Dissymmetry between Child and Adult

BIBLIOGRAPHIE

  • BECAR F. et ADER M.-N., « L’éducation sexuelle au collège et ses paradoxes », in Dialogue- Recherches cliniques et sociologiques sur le coupe et la famille, Paris, 2002.
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  • FREUD S. (1907), « Les explications sexuelles données aux enfants », in La vie sexuelle, Paris, Gallimard, 1969.
  • FREUD S. (1908), « Les théories sexuelles infantiles », in La vie sexuelle, Paris, Gallimard, 1969.
  • FREUD S. (1937), « L’Analyse avec fin et l’analyse sans fin », in Résultats, idée, problèmes II, Paris, PUF, 1985.
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Mi-Kyung Yi
Psychanalyste et maître de conférences, UFR Études psychanalytiques, Université Paris-Diderot.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 19/07/2012
https://doi.org/10.3917/cpsy.061.0009
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