CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1⸺  Vous avez travaillé en France sur les deux seules enquêtes nationales spécifiques aux violences de genre. Comment la nécessité de produire des données sur les « violences envers les femmes » d’une part, les « violences de genre » d’autre part est-elle apparue ?

2⸺ La 4e conférence mondiale sur les femmes de Pékin en 1995 avait retenu les violences perpétrées à leur égard parmi ses thèmes prioritaires et produit une plateforme d’action qui encourageait les états à « promouvoir la recherche, organiser la collecte des données et constituer des statistiques sur la prévalence des différentes formes de violence à l’encontre des femmes, en particulier la violence domestique » (Hamel et al., 2014). À cette époque, la France ne possédait pas de données relatives aux violences interpersonnelles en population générale et l’on savait que les statistiques issues des rapports d’activité de la police et de la gendarmerie ou du ministère de la Justice minimisaient grandement le phénomène des violences, puisque seules celles qui avaient donné lieu au dépôt d’une main courante ou d’une plainte, voire à un traitement judiciaire, étaient enregistrées. De même, les statistiques établies par les associations de lutte contre les violences portaient sur l’ensemble des personnes qui les avaient contactées, mais pas sur l’ensemble des victimes. Quelques enquêtes statistiques abordaient la question des violences de manière sélective (les violences sexuelles dans les enquêtes ACSF ou ACSJ), ou trop globalement pour en permettre une analyse fine (enquête du CESDIP en 1986 ou EPVC à partir de1996).

3Afin d’asseoir une politique publique efficace de prévention et de soutien aux victimes, le service des droits des femmes et de l’égalité a demandé qu’à l’image de ce qui existait déjà en Amérique du Nord ou dans d’autres pays européens, une enquête d’ampleur nationale soit réalisée. Il fallait répondre à tous les objectifs de connaissance exprimés dans la plateforme des Nations unies : non seulement mesurer le phénomène de la violence exercée à l’encontre des femmes dans tous ses aspects et dans toutes les sphères de vie, mais aussi étudier les profils des victimes et des auteurs, les circonstances de la survenue des actes violents, les conséquences sur les victimes et les recours mis en œuvre. Cela nécessitait une opération statistique représentative de l’ensemble de la population, doublée d’une analyse sociologique complexe : une équipe pluridisciplinaire de chercheur·e·s accueillie par le Centre de recherche de l’institut de démographie de l’université Paris 1 (Cridup) a ainsi lancé le projet ENVEFF en 1997.

4Dix ans après la collecte des données de 2000, les pouvoirs publics ont exprimé le besoin de les mettre à jour et d’étendre le champ d’étude à la population masculine. En parallèle plusieurs chercheuses spécialisées sur les violences, les normes familiales et de genre, les inégalités territoriales, et ayant participé à des montages d’enquêtes nationales souhaitaient renouveler les données sur la question des violences de genre. Sous l’égide de l’Ined, une équipe pluridisciplinaire de chercheur·e·s a conçu le projet d’enquête VIRAGE, se donnant en outre pour objectif d’affiner l’information en interrogeant des effectifs suffisants de personnes peu présentes en population générale et immigrées ou issues de l’immigration…), et d’approfondir des analyses spécifiques, par exemple sur les conséquences des violences conjugales sur les enfants. à ces fins, l’enquête Virage, réalisée par téléphone comme l’Enveff, porte sur un gros échantillon de 15 000 femmes et 12 000 hommes âgés de 20 à 69 ans, vivant en ménage ordinaire sur le territoire métropolitain. Elle est complétée par trois volets réalisés par Internet et s’adressant aux personnes LGBT (Virage LGBT), aux victimes ayant contacté des associations de soutien (Virage victimes) et aux étudiants de plusieurs universités (Virage universités).

Les autres enquêtes

D’autres enquêtes sur les violences précèdent Virage. L’Enveff du Cridup), première enquête spécifiquement consacrée aux violences faites aux femmes, prenait en compte les différents types de violences (physiques, sexuelles, psychologiques, verbales et économiques) vécues par les femmes dans différentes sphères de vie (travail, espace public et privé). Un échantillon de près de 7 000 femmes de 20 à 59 ans y étaient interrogées sur les violences de tous types vécues durant les 12 derniers mois précédant la passation du questionnaire, puis sur les violences physiques vécues depuis l’âge de 18 ans et les violences sexuelles subies depuis l’enfance.
D’autres enquêtes donnent des informations partielles sur les violences. Les enquêtes ACSF (Analyse de comportements sexuels) en 1992 d’abord, puis CSF(Contexte de la sexualité en France, Ined-Inserm, 2006), EVS (Événements de vie et santé, DREES, 2005-2006), et CVS(Cadre de vie et sécurité, ONDRP-Insee) ont permis d’approfondir les connaissances sur les violences sexuelles sans pour autant réussir à en saisir l’ampleur. L’enquête EVS cerne les violences perpétrées dans les sphères intime ou publique, en les mettant en relation avec différentes dimensions de la santé des femmes et des hommes (Beck, Cavalin et Maillochon, 2010). Contrairement à l’Enveff et à Virage, l’enquête CVS, menée depuis 2007, se concentre principalement sur les violences physiques et sexuelles survenues au cours des 24 derniers mois. Chaque année, la délégation aux victimes comptabilise le nombre d’homicides dans le couple, et donc de féminicides.

5⸺ Pouvez-vous nous expliquer comment ces deux enquêtes définissent les violences et comment elles les prennent en compte ?

6⸺ Ces deux enquêtes reprennent la définition formulée en 1992 par le Conseil de l’Europe à propos de la lutte contre les violences à l’égard des femmes, mais qui vaut pour les personnes des deux sexes [1] :

7

Tout acte, omission ou conduite servant à infliger des souffrances physiques, sexuelles ou mentales, directement ou indirectement, au moyen de tromperies, de séductions, de menaces, de contrainte ou de tout autre moyen, à toute femme et ayant pour but et pour effet de l’intimider, de la punir ou de l’humilier ou de la maintenir dans des rôles stéréotypés liés à son sexe, ou de lui refuser sa dignité humaine, son autonomie sexuelle, son intégrité physique, mentale et morale, ou d’ébranler sa sécurité personnelle, son amour-propre ou sa personnalité, ou de diminuer ses capacités physiques ou intellectuelles.

8Cette définition insiste sur « l’intention » de blesser physiquement ou psychiquement, d’humilier la personne et de la maintenir dans un état de « domination ». En cela, elle distingue bien la violence du conflit, la première étant univoque et volontairement destructrice, alors que le second est interactif et peut aboutir à des solutions acceptables par les deux parties.

9Les deux questionnaires portent sur des actes précis, de nature verbale, psychologique, physique ou sexuelle, potentiellement survenus dans tous les cadres de vie (espaces publics, vie professionnelle ou étudiante, vie conjugale et amoureuse, relations avec d’anciens partenaires, relations avec la famille et les proches). Les termes « violence » ou « agression » ne sont jamais utilisés afin de ne pas induire chez les répondant·e·s des jugements sur l’importance des faits évoqués, qui devraient ou non être déclarés. Les deux interrogations sont structurées en modules concernant les différents cadres de vie envisagés pendant les 12 derniers mois précédant l’enquête, auxquels s’ajoute un module concernant l’ensemble des cadres pendant la vie antérieure aux 12 mois. Afin de faciliter le processus de remémoration, des questions similaires sur l’occurrence des faits, leur fréquence, les auteurs (leur sexe, leur rapport à la personne enquêtée…) se répètent, puis chaque module se termine par un retour sur les circonstances et les conséquences du fait jugé le plus marquant (ou le plus important dans l’Enveff) parmi ceux déclarés. Dans Virage comme dans l’Enveff, l’interrogation sur les violences dans la sphère conjugale pendant les 12 derniers mois comporte une liste plus détaillée de faits que pour les autres cadres de vie.

10Une innovation de Virage par rapport à l’Enveff tient à l’objectif de recueil exhaustif et de qualification juridique a posteriori (par les chercheur·e·s) des violences sexuelles : en cas de réponse positive aux deux questions générales sur « les attouchements, les tentatives et les rapports forcés » et sur « les autres actes ou pratiques sexuels imposés », une question supplémentaire en 13 items précise la nature exacte des faits subis. Quelques autres différences entre les deux questionnaires tiennent notamment à l’interrogation des femmes et des hommes dans Virage : l’énoncé de certains faits est adapté au sexe de l’enquêté, notamment pour les violences sexuelles, et surtout, l’appréciation subjective de la gravité est demandée pour chaque fait ou ensemble de faits déclarés, tant il paraissait a priori très vraisemblable que les femmes et les hommes n’entendent pas exactement les mêmes actes sous un même vocable, et que ces actes s’inscrivent eux-mêmes dans des continuums qui sont genrés, les contextes entourant un même acte étant le plus souvent différenciés.

11⸺ Depuis l’Enveff, la question des violences a davantage été prise en charge par les pouvoirs publics, est-ce que ce changement a eu un impact dans la production de données quantitatives ? Autrement dit, quelles sont les autres données dont on ne disposait pas avant l’Enveff et dont on dispose aujourd’hui ?

12⸺ Les données dont on disposait avant l’Enveff provenaient essentiellement de rapports annuels publiés par différents ministères (Aspects de la criminalité et de la délinquance constatées en France par le ministère de l’Intérieur, État des victimes, des crimes et délits à la police Judiciaire par le ministère de la Défense, Annuaire statistique de la Justice). Ces sources apportaient plus d’informations sur les auteurs que sur les victimes. Certaines unités médico-judiciaires et les associations d’aide aux victimes (Fédération nationale solidarité femmes, Collectif féministe contre le viol, Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail) publiaient des rapports d’activité contenant des statistiques sur les personnes qui les avaient consultées en face-à-face ou par téléphone. Pour précieuses qu’elles fussent, ces sources ne permettaient pas de chiffrer l’ampleur des violences en population générale car elles dépendaient toutes des démarches effectuées ou non par les victimes ou leurs proches.

13Depuis l’Enveff, et avant Virage, plusieurs enquêtes statistiques d’envergure nationale ont abordé le thème des violences, comme l’enquête Evénements de vie et santé (Drees, 2005-2006) centrée sur les liens entre violence et santé, et d’autres interrogeant sur certaines violences seulement, ou relevant d’une approche en terme de victimation et non de genre. Si elles fournissaient des données sur les victimes, les circonstances et les conséquences des violences subies, ces enquêtes ne mesuraient jamais l’ensemble des types de violence – se limitant aux violences physiques ou sexuelles – en population générale, à l’exception de CVS depuis 2016. Il était en général impossible d’en déduire une analyse des cumuls ou du continuum des violences et de leur effet global sur le parcours des victimes. Il fallait donc développer l’information destinée aux acteurs publics de tous niveaux et tous secteurs afin qu’ils puissent améliorer les actions de soutien aux victimes et de prévention. C’est ainsi qu’est né le projet Virage à l’initiative de chercheurs de l’Ined.

14⸺ Quels étaient les principaux résultats de l’enquête Enveff et qu’ont-ils apporté ?

15⸺ Il est difficile de résumer les principaux résultats de l’Enveff en quelques phrases, mais essayons. L’un des plus importants, de mon point de vue, était la confirmation par les chiffres du fait que les violences existent dans toutes les classes socio-économiques et culturelles : ni les violences conjugales, ni les violences au travail, ni les violences exercées par des membres de la famille ou des proches, notamment pendant l’enfance ou l’adolescence, ne sont l’apanage de segments « défavorisés » de la société, même si des variations des taux étaient observables, tenant souvent à des conjonctions de facteurs explicatifs plutôt qu’à un seul.

16Un autre résultat important était la plus grande exposition au risque de subir des violences, dans toutes les sphères de vie, des femmes les plus jeunes, leur mode de vie plus tourné vers l’extérieur se conjuguant avec un préjugé de disponibilité plus grande pour des expériences amoureuses et sexuelles. On a pu montrer que les difficultés vécues pendant l’enfance et l’adolescence, les violences subies précocement, la précipitation du processus d’autonomisation et le déficit de formation qui les accompagnent le plus souvent étaient liées à des risques de victimation accrus à l’âge adulte. Les cumuls de violences observés entre différents cadres de vie, notamment le conjugal et le professionnel, s’expliquent probablement en partie par ces fragilisations de la personnalité qui s’auto-entretiennent tout au long de la vie. En 2000, de nombreuses victimes n’avaient jamais parlé des violences endurées, et ce d’autant moins que les faits étaient plus intimes dans leur forme (violences sexuelles) et dans leur cadre (vie conjugale ou relations avec la famille). La plupart des victimes n’avaient pas déposé de plainte, pas eu recours à une aide quelconque, et les taux de dépression et de tentatives de suicide étaient élevés.

17Tous nos résultats confirmaient avec force que les violences interpersonnelles sont avant tout une manifestation de la volonté de contrôle et de domination, en particulier dans son aspect genré. Ils montraient enfin que les femmes vivant des violences dans leur relation de couple ne correspondaient pas au stéréotype de « la femme battue » et mettaient au jour le poids des violences psychologiques dans les processus de violences conjugales. Ces résultats ont entraîné un développement par les pouvoirs publics de formations en direction des professionnels possiblement confrontés à des faits de violence (policiers, médecins, enseignants…), un développement des dispositifs de prévention, notamment par des campagnes de communication ou des enseignements, dès le début de la scolarisation, sur l’égalité des femmes et des hommes. Des lois en faveur de l’égalité réelle des femmes et des hommes (loi du 14 août 2016) ou de la protection des victimes (loi de 2005 instaurant l’éloignement du conjoint violent, loi de 2012 sur la prévention du harcèlement sexuel, etc.) ont été votées, et des dispositifs concrets ont été mis en place avec des financements publics (l’ordonnance de protection en 2010, le téléphone « Grand danger » en 2014), tant au niveau pénal qu’au niveau civil.

18En 2013, a été créée la Miprof (Mission interministérielle de protection des femmes contre les violences et de lutte contre la traite des êtres humains), placée sous l’autorité de la ou du ministre en charge des droits des femmes. Elle a pour mission de coordonner la production des connaissances et les actions de lutte contre les violences et les discriminations de genre.

19⸺ Aujourd’hui l’enquête Virage compte également les violences faites aux hommes, comment prenez-vous en compte les rapports de genre structurels ? Comment la comparaison entre hommes et femmes peut-elle s’opérer ?

20⸺ La plupart des recherches sur les violences interpersonnelles s’accordent à constater que leurs manifestations sont dissymétriques et très liées aux rapports de genre structurels, qui restent inégalitaires même dans les sociétés les plus avancées dans la lutte contre toutes les formes de discriminations et pour l’égalité des sexes. Inégalités de formation (sauf pour les jeunes générations), inégalités d’emploi, de position hiérarchique et de rémunération, inégalités de répartition des tâches au sein de la famille, etc. Virage permet de mesurer ou d’évaluer ces éléments qui fondent au quotidien la domination masculine dans la sphère privée comme dans la sphère professionnelle, ou dans la sphère publique marquée par de forts relents de conformité culturelle. Les taux de violence calculés par sexe et par lieu de vie sont analysés au prisme d’indicateurs construits pour traduire ces inégalités.

21La comparaison entre les femmes et les hommes nécessite toutefois beaucoup de prudence en amont de l’analyse, dès la quantification des taux de violence. Dans le cadre du couple par exemple, si l’on additionne simplement par espace de vie le nombre de réponses positives aux questions sur la survenue des différents faits de violence, les résultats sont très proches pour les deux sexes, en particulier concernant les 12 mois précédant l’enquête, alors que des écarts sont plus tangibles pour la vie entière. Mais si l’on prend en compte la nature psychologique, physique ou sexuelle, la fréquence de chaque fait, sa gravité évaluée par la victime, et les contextes dans lesquels ces violences se produisent, les résultats mettent en évidence le caractère genré des violences et les continuums dans lesquels elles s’inscrivent. De même, au sein des espaces publics, les faits de violences sont genrés, avec des atteintes à caractère sexuel et sexiste pour les femmes, des atteintes à caractère verbal et physique pour les hommes. Pour les hommes comme pour les femmes, les jeunes sont particulièrement surexposé·e·s. De manière globale, les femmes rapportent des faits répétés, où les atteintes physiques ou sexuelles se cumulent souvent avec les atteintes verbales et psychologiques, alors que les hommes déclarent surtout des atteintes verbales ou psychologiques sporadiques. Les femmes estiment en général les actes subis nettement plus graves, ce jugement étant confirmé par les conséquences plus lourdes évoquées à propos des faits les plus marquants.

22⸺ Quels sont les principaux résultats de l’enquête Virage ? Changent-ils de ceux de l’Enveff ?

23⸺ Les principaux résultats de l’enquête Virage seront présentés, pour tous les espaces de vie, dans un ouvrage collectif qui paraîtra courant 2019. Sans les révéler d’avance, nous pouvons déjà constater que les violences entre personnes sont clairement liées au genre en termes de fréquence, de nature, d’espace et de durée. Les hommes sont principalement victimes de violences physiques dans les espaces publics à l’âge adulte, et de violences physiques et sexuelles exercées par des membres de leur famille ou des proches pendant l’enfance et l’adolescence. Les femmes sont, elles, victimes de violences de toutes natures pendant toute leur vie, et ne sont épargnées par les agressions sexuelles dans aucun espace.

24Pour les femmes, une première comparaison entre les résultats de Virage et ceux de l’Enveff montre une baisse des indicateurs globaux dans la sphère conjugale, liée à la régression des comportements de contrôle et de dénigrement des hommes, alors que les agressions verbales, physiques et sexuelles n’ont pas sensiblement diminué. Pour les espaces publics, si l’on tient compte de l’ajout dans Virage de deux questions destinées à mieux cerner le harcèlement sexuel, les taux de violences déclarées par les femmes ne semblent pas avoir beaucoup évolué. Dans la sphère professionnelle, la tendance est à l’augmentation des déclarations de violence entre 2000 et 2015, en particulier de violences physiques et sexuelles.

25Une différence majeure entre les deux enquêtes concerne la révélation des violences subies : à l’exception du cadre professionnel où 80 % des faits avaient déjà été dénoncés avant l’enquête de 2000, avoir parlé des violences subies à des proches est devenu plus fréquent dans Virage que dans l’Enveff. Le silence des victimes était alors d’autant plus grand que les actes avaient un caractère plus intime (violences sexuelles et violences de la part d’un conjoint ou d’un membre de la famille). Les recours judiciaires et les demandes d’aide à des professionnels sont toujours rares, sauf dans deux cas : d’abord lorsqu’une agression physique, sexuelle ou psychologique grave a nécessité un examen ou un suivi médical ; et aussi quand les faits, perpétrés par un conjoint avant les 12 derniers mois, ont entraîné une demande de divorce ou la mise en place de dispositifs concernant les enfants. ⸺ Les deux enquêtes s’intéressent aux différentes sphères de la vie, privée, publique et professionnelle. Pourquoi ?

26⸺ D’un point de vue purement méthodologique, il a été démontré que le fait de structurer le questionnaire par sphère de vie permet de diminuer les omissions de déclarations. Une personne ayant subi le même fait dans deux cadres différents aura davantage tendance à oublier de déclarer la scène qui l’a le moins marquée si l’interrogation ne porte pas a priori sur des sphères précises, alors qu’elle se souviendra plus facilement des deux agressions en présence de deux séries de questions contextualisées.

27Concernant l’analyse des processus de développement des violences, dès la mise en chantier de l’Enveff, il semblait important de repérer d’éventuels cumuls de violences subies dans des sphères de vie où les relations entre victimes et agresseurs potentiels sont de natures différentes et les processus de production des actes violents a priori indépendants. Si ces cumuls se présentaient, il fallait en identifier les causes profondes afin d’améliorer l’efficacité des actions publiques et associatives de lutte contre les violences et de prévention. Or l’Enveff a confirmé l’existence de tels cumuls, notamment entre la sphère conjugale et celle du travail, alors que les liens entre taux de violence et facteurs socio-économiques ne suivaient pas toujours la même logique ici et là, excepté le jeune âge qui influence toujours les fréquences à la hausse. On était donc en présence d’une forme de fragilisation accentuant l’effet délétère de la domination, masculine dans le couple, hiérarchique et souvent masculine au travail. Et cette enquête a permis de montrer que les difficultés de tous ordres (matériel, psychologique, relationnel) éprouvées dans l’enfance et l’adolescence, les coups et les agressions sexuelles subis à ces âges constituaient au moins un élément de cette fragilisation. D’où la nécessité de traiter le problème dès sa racine, d’élaborer une définition précise et complète des violences exercées contre les enfants (en y incluant notamment le fait d’assister à des scènes violentes entre ses parents ou d’autres membres de la famille) et de développer des politiques publiques de prévention ciblant les enfants dès le plus jeune âge.

28L’enquête Virage a repris cette structure d’interrogation sur les violences subies dans les différentes sphères de vie. Nous allons travailler sur les formes de cumul actuellement constatables, en espérant qu’elles seront moins nombreuses qu’en 2000, indiquant peut-être un début d’efficacité de la prise en charge des situations de violence qui se veut plus globale que par le passé.

29⸺ Dans l’enquête Virage un volet été ajouté par rapport à l’enquête Enveff : les questions LGBT. Pouvez-vous nous dire comment il permet de repenser la question des violences de genre ?

30⸺ Dans l’enquête Virage par téléphone, en plus des modules administrés à l’ensemble de la population, une série de 14 questions s’adressait spécifiquement aux personnes ayant déclaré des pratiques ou des attirances homo-bisexuelles. Ce questionnaire augmenté a été soumis aux personnes recrutées via les sites et les lieux de convivialité LGBT pour le volet par Internet. Ces questions supplémentaires avaient pour objectif de mieux cerner les parcours sexuels et les violences spécifiques auxquelles ces populations sont exposées en plus des risques d’agression communs à l’ensemble des hommes et des femmes. Bien que les modes de collecte très différents interdisent de comparer les résultats d’un échantillon aléatoire et d’un échantillon de convenance, ils ont tous deux permis de distinguer les trois populations, lesbienne, gay et bisexuelle, ce qui était impossible dans l’Enveff ou dans CSF, pour comparer chacune à la population hétérosexuelle d’une part, et les comparer entre elles d’autre part. Les résultats de Virage confirment le surplus de violences subies par ces populations par rapport à la majorité hétérosexuelle, avec notamment des agressions spécifiquement liées à leur identité minoritaire. Par rapport aux personnes homosexuelles, les bisexuelles présentent une vulnérabilité particulière en lien avec des parcours sexuels propres, qui ne peuvent s’assimiler aux phases d’un cheminement entre hétéro et homosexualité.

31Le deuxième échantillon a fourni des informations relatives aux personnes trans, qui déclarent des violences spécifiques. Globalement, les faits déclarés relèvent plus des violences de genre communes à toutes les catégories que d’homophobie ou de biphobie caractérisées ; les personnes concernées critiquant elles-mêmes la notion binaire de genre, on peut qualifier plus justement une part de ces faits de violence hétéronormative.

32⸺ Les récents débats sur les violences sexuelles, en lien avec le mouvement #MeToo et les réactions qu’il a suscitées, se re-flètent-ils dans les résultats de l’Enveff et dans ceux de Virage ?

33⸺ Comme on vient de le dire, les femmes interrogées dans l’Enveff avaient rarement parlé avant l’enquête des violences sexuelles qu’elles avaient subies, et encore moins déposé une plainte ou entamé des démarches judiciaires. Même lorsque les atteintes perpétrées dans les 12 derniers mois avaient eu lieu dans l’espace public où le degré d’interconnaissance avec l’auteur est moindre, seulement 1 sur 10 avait donné lieu à un quelconque recours officiel. Au travail, moins d’un tiers des faits de harcèlement sexuel avait fait l’objet de contacts avec la hiérarchie, à l’exclusion de toute autre démarche. Et les viols ou tentatives de viol dans le cadre conjugal étaient encore plus cachés. Quant aux agressions sexuelles (au sens strict) subies depuis le plus jeune âge, environ 1 sur 10 avait donné lieu à un dépôt de plainte, plus souvent quand la victime n’était pas sexuellement majeure, moins souvent si elle l’était au moment des faits. Pour les violences sexuelles plus que pour les autres encore, le sentiment de responsabilité partagée de la victime, la honte d’avoir été « salie » étaient renforcés par le problème de la preuve pour expliquer le silence.

34Dans l’enquête Virage, les femmes qui ont parlé avant l’enquête des viols ou autres actes sexuels imposés par un conjoint dans les 12 derniers mois restent minoritaires et elles se sont confiées seulement à des ami·e·s ; si 1 sur 7 a consulté un médecin, aucune n’a entrepris d’autres démarches à propos de ces faits. Par ailleurs, les femmes ont souvent déjà parlé des atteintes et agressions sexuelles subies au travail, mais généralement à leur conjoint ou à des ami·e·s, plus rarement à des collègues ou à leur hiérarchie, et aucune n’a engagé de procédure au tribunal administratif ou aux prud’hommes, ni déposé plainte.

35On ne constate donc guère de diminution du silence des victimes au sujet des violences sexuelles entre 2000 et 2015. Les recours auprès de professionnels n’ont pas sensiblement augmenté non plus. Mais les dispositifs qui se multiplient et l’augmentation des relais de la parole avec le mouvement #MeToo participent d’une même vague de reconnaissance publique des violences les plus intimes vécues par les femmes. La parole ne se libérant pas ex nihilo, l’enjeu actuel est bien l’écoute qu’elle reçoit, l’imposer sur la place publique est primordial. La reconstruction des victimes et la lutte contre les violences sexuelles passent par la reconnaissance et la visibilisation des agressions vécues qui nécessitent elles-mêmes des politiques publiques fortes.

Notes

  • [1]
    Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF, 1979) et son Protocole facultatif (1999).
Français

En France, l’enquête VIRAGE (VIolences et RApports de GEnre) est une enquête de victimisation qui s’intéresse principalement aux violences de genre. Nous avons choisi de donner la parole à certaines des chercheuses qui ont, en 2015, conceptualisé et mené cette vaste enquête pour faire suite à l’enquête ENVEFF (ENquête nationale sur les Violences Envers les Femmes en France) réalisée en 2000.

Mots-clés

  • VIRAGE (Enquête VIolences et RApports de GEnre)
  • ENVEFF (ENquête nationale sur les Violences Envers les Femmes en France)
  • violences de genre
  • cumul (des violences)
  • politiques publiques de prévention
English

Keywords

  • VIRAGE (survey on violence and gender relations)
  • ENVEFF (national survey on violence against women in france)
  • gender-based violence
  • accumulation (of violence)
  • public prevention policies
Español

Palabras claves

  • VIRAGE (encuesta violencias y relaciones de genero)
  • ENVEFF (encuesta nacional sobre las violencias hacia las mujeres en francia)
  • violencia de genero
  • acumulacion (de las violencias)
  • politicas publicas de prevencion

Pour aller plus loin

  • Beck François, Cavalin Catherine, Maillochon Florence (dir.) (2010). Violences et santé en France : état des lieux. Paris : La documentation Française.
  • Equipe de l’enquête Virage (2016). « Viols et agressions sexuelles en France : premiers résultats de l’enquête Virage ». Ined, Population & Sociétés, 538.
  • Hammel Christelle et al. (2014). « Enquête virage : descriptif du projet d’enquête ». Ined, Documents de travail, 212.
  • Jaspard Maryse et al. (2003). Les violences envers les femmes en France : une enquête nationale. Paris : La Documentation Française.
  • Lebugle Amandine et l’équipe de l’enquête Virage (2017). « Les violences dans les espaces publics touchent surtout les jeunes femmes des grandes villes ». Ined, Population & Sociétés, 550.
Entretien avec
Elizabeth Brown
Elizabeth Brown, démographe, ex-enseignante chercheure à l’Institut de démographie de l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, a étudié l’évolution des comportements démographiques et des rapports de genre dans les sociétés occidentales, en analysant notamment, les grandes enquêtes nationales françaises. Co-initiatrice du développement des recherches quantitatives sur les violences envers les femmes en France, elle s’est investie depuis 1996 dans l’élaboration des enquêtes sur les violences interpersonnelles (enveff) menées en France et dans les dom-com. Membre de l’équipe de recherche Virage depuis 2010, elle a particulièrement travaillé sur les aspects méthodologiques de la collecte et du traitement statistique des données et sur les thématiques concernant les violences conjugales. Elle est l’une des co-directrices scientifiques de l’ouvrage.
⸺ (2016) Avec Hamel Ch., Debauche A., Lebugle A., Lejbowicz T., Mazuy M., Charruault A., Cromer S., Dupuis J., « Viols et agressions sexuelles en France : premiers résultats de l’enquête Virage ». Ined, Population & Sociétés, 538.
⸺ (2017) Avec Debauche A., Lebugle A., Lejbowicz T., Mazuy M., Charruault A., Dupuis J., Cromer S., Hamel Ch., « Enquête Violences et rapports de genre (Virage) : présentation de l'enquête Virage et premiers résultats sur les violences sexuelles », documents de travail http://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/26153/document_travail_2017_229_violences.sexuelles_enquete.fr.pdf
Alice Debauche
Alice Debauche, sociologue et statisticienne, est maîtresse de conférence à l'université de Strasbourg, membre du laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (Sage, UMR 7363) et chercheuse associée à l’unité Démographie, genre et sociétés de l'Ined. Spécialiste des violences sexuelles, ses travaux portent plus généralement sur les violences, le genre, la sexualité et la santé. Elle est coresponsable de l'exploitation de l‘enquête Virage (Violence et rapports de genre) de l’Ined.
⸺ (2015). « L’émergence des violences sexuelles intrafamiliales : un appui pour la visibilité des violences sexuelles dans les statistiques françaises ? », Enfance, famille et générations, 22 : 136-158.
⸺ (2016). Avec C. Hamel et l’équipe Virage, « Viols et agressions sexuelles. Premiers résultats de l’enquête Virage », Population et sociétés, 538.
Magali Mazuy
Magali Mazuy est chercheuse à l’Institut national d’études démographiques et au Centre Max Weber (UMR 5283). Ses travaux portent sur les parcours de vie des femmes, la santé reproductive, l’évolution des situations familiales. Spécialiste des enquêtes quan-titatives et du traitement des données de la statistique publique, elle est également responsable à l’Ined des statistiques d’IVG et travaille sur la conjoncture démographique.
⸺ (2017). Avec Köppen K., Toulemon L., 2017. Childlessness in France in Kreyenfeld M., Konietzka D. Editors, Childlessness in Europe: contexts, causes and consequences. New York, Springer: 77-95
https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-319-44667-7_4
⸺ (2019). Avec Toulemon L., Baril E., 2014. « Le nombre d’IVG est stable, mais moins de femmes y ont recours », Population-F (Ined), 69, 3 : 365-398.
Entretien réalisé par
Pauline Delage
Pauline Delage est sociologue, chargée de recherche au CNRS, rattachée au CRESPPA-CSU. Elle travaille sur l’action publique développée contre les violences fondées sur le genre et les inégalités entre hommes et femmes dans divers cadres nationaux et transnationaux.
⸺ (2017). Violences conjugales. Du combat féministe à la cause publique, Paris, Presses de Sciences Po.
⸺ (2018). Droits des femmes. Tout peut disparaître, Paris, Textuel.
Marylène Lieber
Marylène Lieber est sociologue, professeure en études genre à l’Université de Genève. Ses travaux portent principalement sur les violences de genre dans les espaces publics, notamment sur leur prise en charge ambivalente par les politiques publiques. Elle a travaillé également sur les migrations chinoises, en particuliers sur un groupe de travailleuses du sexe à Paris. Plus récemment, ses travaux questionnent les articulations entre violences de genre, espaces publics, sexualité et trajectoires migratoires.
⸺ (2008). Genre, violences et espaces publics, la vulnérabilité des femmes en question. Paris, Presses de Science po.
⸺ (2019). Juger les violences sexuelles. Une étude exploratoire à Genève. IRS Working Paper no 14, Université de Genève.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/07/2019
https://doi.org/10.3917/cdge.066.0037
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour L'Harmattan © L'Harmattan. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...