CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le féminisme matérialiste — entendu ici au sens spécifique des théories féministes qui affirment le caractère crucial du travail pour expliquer les représentations et les rapports sociaux, notamment les rapports sociaux de sexe (voir Kergoat 2012a, p. 19 sq. ; Delphy, 2013a [1998], p. 17 sq.) — a contribué de manière décisive à la démonstration de la centralité politique du travail. On peut comprendre cette thèse de diverses manières ; centralité géométrique : le procès, l’organisation et la division du travail constituent un enjeu politique central dans les sociétés capitalistes ; centralité constitutive : le travail fonde, structure et organise systèmes, institutions et pratiques politiques ; centralité dynamique : le travail est ce à partir de quoi il est possible de maintenir ou transformer la société, et donc le principal instrument de l’action politique. Or les analyses des rapports sociaux de sexe, de la division sexuelle du travail et du mode de production domestique, ainsi que du rapport spécifique de la classe des femmes au travail et à l’État éclairent ces trois aspects de la centralité politique du travail d’un nouveau jour (au sujet des apports du féminisme matérialiste à d’autres dimensions de la centralité du travail, notamment psychiques et sociales, voir Molinier 2008, p. 229 sq. ; Dejours, Deranty 2010, p. 173 sq.).

2 À partir de sa remise en question de la définition du travail (Hirata, Zarifian 2000), le féminisme matérialiste montre notamment que la distinction, dans les sociétés capitalistes, entre les institutions politiques (l’État) et les institutions économiques (le marché et l’entreprise), ne doit pas conduire à opposer ces deux fonctions du travail : fonction économique de production des biens et des services, et fonction politique de reproduction et transformation des rapports sociaux. Ce faisant, le féminisme matérialiste parvient notamment à éviter deux écueils classiques des thèses de la centralité du travail (Fischbach 2015, p. 192 sq.) :

3

  • l’économicisme, qui, de la notion de centralité constitutive du travail, fait dériver abusivement la thèse de la « détermination par l’économique en dernière instance » (Delphy 2013b [2001], p. 23 sq.) et ne considère que la dimension économique du travail ;
  • l’anhistoricisme, qui fait de la centralité géométrique du travail un invariant anthropologique sans questionner les évolutions historiques de la définition du travail et ses enjeux politiques.

4 Dans le cadre de mes recherches en cours sur les rapports entre travail et démocratie (Cukier 2016b), j’examinerai plus particulièrement les apports du féminisme matérialiste à la perspective d’un ‘travail démocratique’ : la possibilité réelle que le procès, l’organisation et la division sociale du travail soient mis au service d’un processus de transformation démocratique de l’ensemble des rapports sociaux. La ‘démocratie’, en ce sens, ne désigne pas un régime politique, une forme institutionnelle ou un idéal éthique, mais une activité d’auto-organisation et de planification sociales par la médiation de la transformation des institutions. La thèse du travail démocratique — approchée pour la première fois au sein de la philosophie sociale par John Dewey, pour lequel « la démocratie signifie que tout individu doit avoir en partage le pouvoir de déterminer les conditions et les finalités de son propre travail » (Dewey 2008, p. 211, je traduis) — affirme que cette activité démocratique doit devenir la fonction principale du travail. Il s’agit, d’un point de vue théorique, de dépasser l’opposition — structurante pour la philosophie sociale depuis Karl Marx et John Dewey — entre deux modèles des rapports entre travail et transformation sociale : le modèle de la lutte des classes, pour lequel les transformations institutionnelles conquises par la lutte politique sont la condition de la transformation démocratique du travail ; et le modèle des capacités, pour lequel la réorganisation émancipatrice du travail est la condition du développement des capacités des individus à transformer l’ensemble des institutions. Cette perspective permet également de critiquer deux impasses politiques qui ont pu être associées à ces deux modèles : le socialisme étatiste, selon lequel il suffit de conquérir le pouvoir d’État pour envisager ensuite une transformation démocratique du travail, et le socialisme utopique, selon lequel il suffit de démocratiser l’activité sur les lieux de travail pour transformer démocratiquement la société.

5 Dans cet article, je soutiendrai ainsi que les apports du féminisme matérialiste à la thèse de la centralité politique du travail permettent d’opposer au néolibéralisme, comme système mondial des rapports sociaux de classe, de sexe et de race aujourd’hui, la perspective d’un travail démocratique, en insistant non seulement sur la production d’institutions démocratiques mais aussi sur la destruction des institutions capitalistes, racistes et patriarcales.

6 Le propos de cet article s’organise en deux temps. J’examinerai d’abord ce qu’on peut appeler la ‘politisation’ du concept de travail dans certaines analyses de Danièle Kergoat, Christine Delphy et Silvia Federici. J’aborderai ensuite le problème stratégique des moyens de la transformation des rapports sociaux, à partir de l’analyse du rapport spécifique de la classe des femmes au travail, puis à l’État, par le féminisme matérialiste.

Le concept de travail : une définition politique

7 Le geste de déconstruction et de reconstruction du concept de travail opéré par le féminisme matérialiste ne se résume pas à la prise en compte du travail domestique et du sexe du travail salarié. Dans « Le concept de travail » du Dictionnaire critique du féminisme, Helena Hirata et Philippe Zarifian (2000) montrent qu’il ne s’agit pas seulement pour le féminisme matérialiste d’intégrer le travail gratuit des femmes au concept générique de travail, ni même d’en proposer une historicisation radicale, mais encore et surtout de mettre en relief les enjeux politiques centraux du travail moderne que sont la captation du temps et la production du vivre. L’analyse des rapports sociaux de sexe permet en effet d’élargir celle de la captation du temps au travail domestique, d’ouvrir sur l’articulation entre rapports de sexe et de classe, et de faire apparaître le rôle primordial du travail (salarié et gratuit) des femmes dans la production du vivre en société, mettant en cause la séparation idéologique entre les sphères de vie privée, salariale et politique. La problématisation de la division sexuelle du travail et des rapports sociaux de sexe permet ainsi de s’opposer à toute forme d’économicisme dans la définition même du travail et de faire de cette définition un enjeu politique.

Le travail comme production du vivre en société et enjeu des rapports sociaux

8 Comme le montre Kergoat dans une remarque critique à l’égard de l’économicisme d’une partie du courant féministe ‘lutte des classes’ :

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Pour nombre de marxistes, c’était la division sexuelle du travail qui expliquerait la situation genrée. Je pense au contraire qu’elle n’est pas cause mais conséquence : elle exprime la place des sexes dans les rapports de production (au sens large) et dans la division sociale du travail. C’est cela que j’entends par : la division sexuelle du travail est l’enjeu des rapports sociaux de sexe. (Kergoat 2012a, p. 18, note 24).

10 Le travail est considéré comme ce à partir de quoi on peut reproduire et transformer la société, si bien qu’il constitue le principal moyen de l’exercice du pouvoir politique, et c’est pourquoi l’enjeu central de la politique est le contrôle du travail. Cette critique de l’approche économiciste de la centralité politique du travail implique également une redéfinition du concept de rapport social, développée dans « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux » : « Un rapport social est une relation antagonique entre deux groupes sociaux, établie autour d’un enjeu », à quoi l’auteure ajoute que ce « rapport de production matérielle et idéelle » (Kergoat 2012d [2009], p. 126) n’est pas figé mais en mouvement. Cette définition permet ainsi de comprendre qu’« en ce qui concerne le rapport social de sexe, ces enjeux sont la division du travail entre les sexes et le contrôle de la sexualité et de la fonction reproductive des femmes » (ibid., p. 135). La classe — au sens d’un groupe social organisé par des intérêts politiques — des hommes, pour acquérir, perpétuer ou renforcer sa domination politique, s’approprie le travail de la classe des femmes et leur sexualité et fonction reproductive, et exclut le travail domestique et la sexualité de la définition du travail. Autrement dit : la délimitation et l’appropriation du travail est l’enjeu politique majeur des sociétés modernes, parce que le travail n’a pas seulement une fonction économique, celle de produire des biens et des services, mais aussi, et d’abord, une fonction politique, celle de produire — reproduire, contrôler, transformer — les rapports sociaux.

11 Cet argument éclaire également, par exemple, la référence de Danièle Kergoat et Elsa Galerand à la définition anthropologique du travail de Maurice Godelier :

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Quant au travail entendu sous le concept de division sexuelle du travail, il désigne dès lors toutes les activités humaines de production du vivre en société (Godelier, 1984 ; Hirata & Zarifian, 2000). Cette redéfinition contient, à nos yeux, un potentiel particulièrement subversif, qui vient renouveler la critique de l’économie politique, dans la lignée des recherches qui — depuis les années 1970 — démontrent l’insuffisance des compréhensions resserrées du travail conduisant à exclure l’ensemble du travail gratuit des raisonnements sur la société salariale : tâches ménagères, travail d’entretien physique des membres de la famille, de care, ou de santé (Cresson, 2006), maintien du réseau amical et familial (Chabaud-Rychter et al., 1985), production d’enfants (Vandelac, 1985 ; Tabet, 1998). (Galerand, Kergoat 2014).

13 Il convient de remarquer cependant que chez Godelier, cette « production du vivre en société » renvoie à une définition du travail (au sens moderne) comme « les diverses manières inventées par l’homme pour agir sur son environnement naturel et en extraire les moyens matériels de son existence sociale » (Godelier 2010), qui reconduit notamment l’exclusion du travail d’entretien physique, de care, de santé, de maintien des relations sociales et de production d’enfant. Pour Godelier, en effet, l’essentiel est de démontrer la thèse selon laquelle les sociétés capitalistes ont dissocié la production (entendue au sens exclusivement économique) des autres domaines de la vie sociale (voir également Godelier 1978), ce qui paraît exclure a priori du domaine de la production le travail domestique qui se fait dans la famille. Parce qu’il n’interroge pas le sens de cette thèse sociologique de la différenciation fonctionnelle entre sphères économique et politique dans les sociétés capitalistes, l’auteur ne peut aller au bout de la politisation du concept de travail. On retrouve ce problème, par exemple, dans le marxisme politique d’Ellen M. Wood : parce qu’elle ne prend pas en compte la division sexuelle du travail et les rapports entre travail domestique et travail salarié, elle peut dériver de son analyse générale de « la séparation du politique et de l’économique dans le capitalisme » (voir Wood 1981 et 2015, p. 136) la thèse spécifique, fort contestable, selon laquelle une « séparation claire entre les relations familiales et l’organisation du marché du travail s’est développée sous le capitalisme » (ibid., p. 141). Une telle position non seulement privilégie le point de vue des hommes sur le rapport entre travail et politique au détriment de celui des femmes, mais encore se prive d’une analyse de ce qui, dans les sociétés capitalistes et patriarcales, résiste à cette séparation entre fonctions économique et politique du travail.

14 On voit que définir le travail comme « production du vivre en société » ne peut consister seulement à retrouver une définition anthropologique universelle du travail derrière sa restriction par la société salariale. Le renouvellement de la critique de l’économie politique par le féminisme matérialiste s’appuie plutôt sur l’analyse de l’accès privilégié de la classe des femmes, précisément parce qu’elle est exploitée et opprimée, à la compréhension de la fonction politique du travail, au fait que c’est d’abord en travaillant et en faisant travailler que l’on reproduit ou transforme les rapports sociaux. C’est pourquoi on peut considérer que la classe des femmes est aussi structurellement mieux placée que celle des hommes pour porter le projet d’une politique démocratique du travail, pour revendiquer que son travail (salarié ou gratuit) produise certes du vivre en société, mais pas n’importe comment : non pas au service de la reproduction et production des institutions et rapports sociaux capitalistes, patriarcaux et racistes mais pour produire des institutions et rapports sociaux démocratiques. C’est le premier apport majeur du féminisme matérialiste à l’analyse des enjeux politiques du travail : en redéfinissant le travail à partir du point de vue de la classe des femmes, montrer que ce dernier implique l’exigence de libérer la fonction démocratique du travail.

Le mode de production domestique : une théorie économiciste ?

15 Il pourrait sembler à première vue que le féminisme matérialiste de Christine Delphy privilégie une approche économique (voir notamment Barrett, McIntosh 1979) au détriment d’une approche politique du concept de travail :

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En 1970, j’ai formulé trois thèses ou hypothèses de travail : 1. Le patriarcat est le système de subordination des femmes aux hommes dans les sociétés industrielles contemporaines 2. Ce système a une base économique 3. Cette base est le mode de production domestique. (Delphy 2013a [1998], p. 8-9).

17 Cependant, ces arguments n’impliquent pas l’affirmation d’une primauté ontologique ou méthodologique des rapports économiques sur les rapports politiques. En effet, qu’est-ce qui maintient et reproduit ces rapports de production ? Dans « L’ennemi principal » (2013a [1998]), Delphy montre en effet que le mode de production domestique dépend d’une lutte de classes de sexe au niveau des institutions et de l’État :

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La gratuité du travail des femmes est institutionnalisée non seulement dans la pratique mais dans la comptabilité de l’État (statut d’aide familiale) et dans les revendications des partis de l’opposition. (ibid., p. 37).

19 Certes, y est aussi affirmé que c’est l’industrialisation qui constitue la cause du fait que « l’appropriation de la force de travail des femmes tend à se limiter à l’exploitation (la fourniture gratuite par elles) du travail domestique et d’élevage des enfants » (ibid., p. 42). Cependant, la conclusion de l’article insiste sur l’idée que c’est l’institution politique de la famille qui permet cette exploitation des forces productives et reproductives des femmes, si bien qu’« établir pourquoi et comment ces deux exploitations sont conditionnées et renforcées l’une par l’autre, et ont le même cadre et le même moyen institutionnel : la famille, doit être l’un des premiers objectifs du mouvement » (ibid., p. 51). C’est d’ailleurs à l’occasion de son analyse critique de l’« exploitation familiale » (Delphy, Leonard 1992) que Delphy poursuit sa politisation du concept de travail, en faisant explicitement du contrôle de la production l’enjeu des rapports de domination du groupe des hommes sur celui des femmes :

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La raison pour laquelle ces deux groupes sont distingués socialement est précisément qu’un de ces deux groupes domine l’autre afin de pouvoir utiliser son travail. (p. 258).

21 La réponse de Delphy à la critique d’économicisme comporte ainsi trois dimensions. La première rend indissociable explication économiciste et naturalisation des rapports sociaux de sexe, du travail et de la valeur, pour rejeter l’ensemble de ces positions (Delphy 2003b). La deuxième conteste, à partir notamment de l’analyse des rapports entre institutions du travail et de la famille, l’autonomie prétendue du domaine économique (voir notamment Delphy 2013b [2001], p. 21-22). La troisième, enfin, pose la définition politique du travail au fondement du matérialisme :

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Par ailleurs, ma critique de l’économisme m’amenait à étudier un jour ou l’autre le substrat conventionnel — et dans nos sociétés où la convention est écrite, le Droit — sur lequel reposent les rapports entre les personnes pour produire et distribuer des biens, rapports que l’on appelle l’économie. […] toute distribution de richesses et de pouvoir repose sur une convention sociale, donc humaine, convention qui est incorporée dans le droit et la coutume, mais aussi dans de nombreuses autres institutions et procédures : ce sont des rapports sociaux matériels. Le matérialisme n’est rien d’autre que la primauté théorique donnée à ce rapport. (ibid., p. 23).

23 À la lumière de cette critique de l’économicisme, les arguments des textes pionniers des années 1970 s’éclairent d’un autre jour. Ainsi, par exemple, l’explication que donne « Travail ménager ou travail domestique ? » (Delphy 2013a [1998]) du critère qui sépare travail ménager — considéré comme improductif — et travail salarié renvoie à des facteurs non pas économiques mais politiques : le type de subordination définissant la division du travail, elle-même instituée par l’État et en l’occurrence la Comptabilité nationale. Ainsi, ce qu’il faut expliquer, en fin de compte, c’est bien « comment et pourquoi cet organisme établit cette coupure arbitraire » (ibid., p. 60). Et on sera attentif à la manière dont Delphy formule sa critique de la naturalisation de cet arbitraire : si le travail ménager est gratuit (ni rémunéré ni échangé), ce n’est pas en raison « de la nature des services qui le composent » ou « en raison de la nature des personnes qui le fournissent » mais « en raison de la nature particulière du contrat qui lie la travailleuse — l’épouse — au ménage, à son ‘chef’ » (ibid., p. 63). Cette subordination contractuelle peut certes exister sans institution étatique ad hoc, mais il est toujours nécessaire qu’elle repose sur une ‘convention sociale’, c’est-à-dire sur un rapport de force politique, un rapport social de domination renforcé par des institutions. Ces analyses ouvrent ainsi la voie d’une articulation entre critique de l’extension du concept de travail, politisation de sa compréhension et analyse des enjeux de la lutte politique de la classe des femmes (cf. infra).

La fonction politique centrale du concept de travail

24 Bien qu’elle ne qualifie pas sa propre position en termes de ‘féminisme matérialiste’ — qu’elle renvoie au féminisme radical états-unien de la fin du XIXe siècle (Federici 2012) — l’une des particularités des analyses de Silvia Federici est de radicaliser ce geste critique de politisation du concept de travail. Dans l’article “Wages againt Houseworkˮ (1975), l’auteure défend ainsi la revendication d’un salaire domestique — élaboré dans le mouvement Wages for Housework Movement, auquel prirent également part notamment Mariarosa Dalla Costa et Selma James —, à titre d’instrument de la lutte des femmes pour la réappropriation du pouvoir politique en vue de se retourner contre l’exploitation du travail domestique. Or cette revendication transitoire, défend l’auteure, ne relève pas d’une position économiciste, dans la mesure où le salaire, tout comme le travail lui-même, doit être analysé en termes politique et non seulement économique :

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Contre toute accusation d’« économicisme », il faut rappeler que l’argent est du capital, et c’est donc le pouvoir de commander le travail. […] Nous ne devrions pas sous-estimer le pouvoir du salaire pour démystifier la féminité et rendre visible notre travail — faire voir notre féminité définie comme travail — dans la mesure où cette absence de salaire a précisément été un facteur si puissant de la formation de ce rôle et de l’invisibilité de notre travail. (Federici 1975, p. 19).

26 Autrement dit, pour Federici, la revendication d’un salaire ménager est fondée dans le diagnostic selon lequel l’exploitation économique de la valeur est aussi et d’abord un instrument de domination politique.

27 Dans Caliban et la sorcière (2014a [2004]), l’auteure examine cette fonction politique du travail d’un point de vue historique en montrant comment la subordination des femmes s’explique par un processus politique de capture violente de leur force de travail. En réactualisant dans une perspective féministe le concept d’« accumulation primitive », Federici examine trois phénomènes historiques selon elle décisifs pour le développement du capitalisme :

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1. Le développement d’une nouvelle division sexuée du travail assujettissant le travail des femmes et leur fonction reproductive à la reproduction de la force de travail 2. La construction d’un nouvel ordre patriarcal, fondé sur l’exclusion des femmes du travail salarié et leur soumission aux hommes 3. La mécanisation du corps prolétaire et sa transformation, dans le cas des femmes, en une machine de production de nouveaux travailleurs. (ibid., p. 20).

29 Le caractère gratuit du travail domestique s’explique donc par la capture violente de la ‘force de travail’ des femmes, similaire selon elle à l’« enclosure » des terres communales et plus généralement au processus politique d’appropriation privative des biens communs (voir notamment ibid., p. 196). Si le problème des continuités et ruptures historiques entre oppression des femmes dans les sociétés précapitalistes et capitalistes n’est pas réglé par cette analyse (pour une critique dans une perspective marxiste, voir Artous 2014), ni celui du rapport entre servage et sexage (à ce sujet, voir Guillaumin 1992), la politisation des concepts de la critique matérialiste de l’économie politique (le travail et en l’occurrence la valeur et l’accumulation primitive), permet de montrer que la dévalorisation du travail domestique dans les sociétés capitalistes et patriarcales s’est construite au sein d’un processus politique d’appropriation de la force de travail des femmes et de contrôle de leur production.

30 Ces trois analyses permettent donc d’éclairer la fonction politique centrale du concept de travail, contre ses diverses formes de dépolitisation, qui privilégient sa fonction de (re)production de valeur au détriment de sa fonction de (re)production des rapports sociaux en divisant la réalité sociale en catégories arbitraires, et notamment en opposant ‘famille’ et ‘travail’ :

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Cette division « famille-travail », constitutive du concept de travail lui-même, révèle donc l’une des fonctions politiques centrales du concept de travail, à savoir : taire la lutte politique et économique ayant historiquement opposé les hommes aux femmes pour le « contrôle » de la production-reproduction de l’espèce, camouflant ainsi sous des termes supposément neutres et unitaires les rapports de classes sexuelles. (Vandelac 1981, p. 24).

32 À l’inverse, ces différentes versions de la repolitisation du concept de travail par le féminisme matérialiste associent donc de manière étroite les fonctions économiques — la production des biens et des services — et politique — la reproduction et la transformation des rapports sociaux — du travail. Or ce geste critique permet non seulement de renouveler la critique matérialiste de l’économie politique mais encore de préciser ce en quoi le travail peut constituer un « levier possible de solidarité et d’émancipation collective » (Galerand, Kergoat 2014) et de renouveler la perspective d’une politique démocratique du travail.

Rapports de la classe des femmes au travail et à l’État

33 Quelles sont les conséquences de cette politisation du concept de travail pour l’analyse des rapports entre travail et transformation sociale ? À première vue, il semble que les modèles de la lutte des classes et du développement des capacités demeurent inchangés. Avec le modèle de la lutte des classes, il s’agit de promouvoir la lutte politique des femmes comme moyen d’une prise de pouvoir dans les appareils étatiques permettant de libérer le travail des femmes de l’oppression patriarcale ; comme par exemple dans « L’ennemi principal » :

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La libération des femmes ne se fera pas sans la destruction totale du système de production et de reproduction patriarcal [et cela] ne pourra se faire sans une révolution, c’est-à-dire la prise du pouvoir politique. (Delphy 2013a [1998], p. 52).

35 Et dans le modèle des capacités, c’est d’abord à partir du travail que le renforcement du pouvoir d’agir collectif des femmes doit être pensé et construit ; comme par exemple dans « Réflexions sur l’exercice du pouvoir par des femmes dans la conduite des luttes. Le cas de la Coordination infirmière » de Kergoat, qui défend l’invention de « modèles de contre-pouvoir collectifs quant à l’organisation et à la gestion même du travail dans le contexte économique actuel » (Kergoat 2012c [1993], p. 308). Pourtant — tout comme certaines analyses de Marx, présentant par exemple comme une « victoire de l’économie politique de la classe ouvrière » à la fois la conquête politique d’un droit du travail et les premières réalisations économiques du mouvement coopératif (Marx, 1864) —, les analyses des rapports de la classe des femmes au travail et à l’État permettent de dépasser cette opposition entre stratégies centrées sur la conquête politique des appareils étatiques ou sur l’auto-organisation économique.

Le rapport au travail : au-delà de l’opposition entre instrumental et politique

36 Dans « Le potentiel subversif du rapport des femmes au travail », Elsa Galerand et Danièle Kergoat examinent la question de ce qui peut être considéré comme subversif et potentiellement émancipateur dans le rapport des femmes au travail. Les auteures répondent en mettant en relief « l’indissociabilité des deux sphères d’activité (productives et reproductives) » du fait de la position des femmes dans la division sexuelle du travail, qui permet notamment de remettre en cause la séparation « privé (hors du travail) vs public (le travail) » (Galerand, Kergoat 2012 [2008], p. 266). Cette analyse permet de remettre en cause l’opposition, classique dans les approches libérales mais présente parfois aussi dans les conceptions critiques du travail, entre rapport instrumental (en termes de rémunération ou d’utilité) et rapport politique (en termes de justice ou de participation) au travail.

37 Les auteures proposent notamment d’expliquer le constat paradoxal d’un plus grand degré de satisfaction au travail chez les travailleuses du care par rapport aux ouvrières non qualifiées de l’industrie, en montrant d’une part que le travail du care permet d’œuvrer au « rétablissement de la continuité » (ibid., p. 274) entre travail salarié et travail domestique ; d’autre part d’avoir le sentiment que son travail est « socialement utile ». Or ces critères de la continuité et de l’utilité ne doivent pas être seulement interprétés en termes de réalisation de soi ou de travail bien fait, mais dans le cadre de l’analyse d’une exigence démocratique de participation au contrôle du procès de production. Même si elle ne s’appuie malheureusement pas sur les travaux du féminisme matérialiste, c’est ce que montre par exemple Isabelle Ferreras dans Critique politique du travail (2007). À partir d’une enquête auprès de caissières de supermarché, elle défend l’idée que les attentes expressives et politiques à l’égard du travail augmentent à l’heure de l’économie des services, et que les attentes de réalisation de soi, de justice, d’autonomie, de participation à la délibération et aux décisions relèvent d’un rapport politique au travail :

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C’est pourquoi les caissières se trouvent prises dans une tension constante entre d’une part, la soumission à un régime d’interaction domestique, promu par l’entreprise et relayé par une partie de la clientèle, et d’autre part un vécu subjectif de l’expérience du travail à la caisse qui renvoie au régime d’interaction civile propre à la sphère publique. (ibid., p. 17).

39 Cependant, les analyses du féminisme matérialiste permettent d’apporter une correction décisive à cette thèse d’une « intuition démocratique », pour reprendre le terme de l’auteure, dans le rapport au travail. D’une part, du point de vue de la classe des femmes, il est inexact de présenter l’évolution historique du rapport au travail depuis le XIXe siècle comme une disjonction progressive entre rapport instrumental (ancré dans l’espace domestique) et rapport politique (ancré dans l’entreprise comme espace public) au travail. Les enquêtes sociologiques de Kergoat sur la Coordination des infirmières montrent par exemple que leurs revendications et répertoire d’action rétablissent une forme de continuité entre travail salarié et travail domestique (y compris celui des familles) :

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Seules des femmes, les infirmières en l’occurrence, par leur place spécifique dans les rapports de production et dans les rapports sociaux de sexe, peuvent formuler un tel complexe d’objectifs. (Kergoat 2012b [1991], p. 296).

41 Il ne s’agit donc pas seulement de modifier l’organisation du travail, comme chez Ferreras, mais aussi de transformer son procès — ce que et comment on produit —, et en l’occurrence de « contester l’orientation politique que représente l’hégémonie de la médecine réparatrice au détriment de la médecine préventive » (ibid., p. 297). Or c’est à partir de ces revendications concernant le procès de travail que les infirmières se confrontent à l’État : il ne s’agit pas seulement d’opposer le privé au politique (comme le formule un membre du cabinet Evin : les « problèmes de vie quotidienne » sont incompatibles avec la logique de l’État), mais d’exiger une transformation conjointe de la production économique des services et de la production politique des rapports sociaux. C’est cette perspective d’une démocratisation du procès de travail qui permet d’envisager de transformer l’organisation et la division du travail, salarié comme militant : « le besoin d’unité et de démocratie » dans leur travail explique « le sentiment que les organisations syndicales, telles qu’elles fonctionnent actuellement, ne pouvaient représenter la nouvelle figure salariale (féminine) qu’elles préfigurent » (ibid., p. 298). L’exigence d’être représentée dans les institutions est donc comprise dans celle, plus fondamentale, d’une participation démocratique à la décision concernant ce que travailler doit signifier concrètement.

42 Afin de rendre compte de la portée émancipatrice de ce rapport politique de la classe des femmes au travail, paraissent manifestement insuffisantes les théories de l’‘agency’, de l’‘empowerment’ ou des ‘capabilities’ qui se sont construites, historiquement et théoriquement, contre la thèse matérialiste de la centralité du travail (voir par exemple Hartley 2009 ; et la critique de la déconnection des problèmes posés par une « éducation démocratique » et par un « travail démocratique » chez Martha Nussbaum dans Cukier 2015). Au contraire, les théories du care, lorsqu’elles sont énoncées en termes politiques et élaborées à partir du travail comme chez Pascale Molinier (2013), convergent avec les analyses du féminisme matérialiste et permettent de rendre compte des rapports de pouvoir liés à l’inégale répartition du travail du care ainsi que de promouvoir, à l’inverse, « une société organisée centralement à partir du travail du care » (ibid., p. 28 ; pour une discussion des apports de l’auteure à la question de l’émancipation du travail, voir Cukier 2013 ; voir aussi Glenn dans ce numéro). Mais s’il faut examiner les conditions sociales d’un travail de production des relations sociales plus égalitaires, il paraît également nécessaire d’envisager le travail de démantèlement des institutions de la domination. Un projet de démocratisation des rapports sociaux ne semble pas pouvoir s’appuyer seulement sur le potentiel émancipateur du travail du care : il doit chercher aussi à réaliser les attentes politiques qui, depuis l’ensemble des activités y compris dans d’autres secteurs économiques, anticipent la libération de la fonction politique du travail et l’avènement d’un travail démocratique. À partir de l’analyse du potentiel politique du rapport au travail par le féminisme matérialiste, il s’agit donc de concevoir comment le procès du travail, ce que l’on fait en travaillant, pourrait contribuer à l’abolition progressive de la division patriarcale, raciale et capitaliste du travail.

43 C’est en raison de ce possible réel d’un travail démocratique à l’œuvre dans le rapport au travail de la classe des femmes que le projet de « dé-démocratisation » (Brown 2007) du néolibéralisme cible en premier lieu les femmes. Dans « L’État néolibéral et les femmes », Jules Falquet montre ainsi que les femmes indiennes au Mexique constituent les premières cibles des politiques néolibérales parce qu’elles sont à la fois « le segment de la main-d’œuvre le plus important pour le système d’accumulation néolibéral et la réalisation concrète du travail » et — du fait notamment de la politisation des activités dévalorisées auxquelles elles sont assignées — les principales promotrices d’un « projet politique alternatif dans l’espace politique, qu’elles tentent de construire non sans mal entre les sirènes de la persuasion et la répression brutale qui les vise directement » (Falquet 2010, p. 240). C’est ce que donne également à voir par exemple l’article de Paula Banerjee (2010) dans le même ouvrage, en examinant comment le travail militant des femmes pacifistes en Inde du Nord-Est permet d’articuler concrètement revendications économiques, notamment concernant les droits de propriété, et lutte politique pacifiste.

44 Le rapport de la classe des femmes au travail constitue ainsi un point d’appui puissant pour défendre la perspective d’un travail démocratique, comme en attestent de nombreux exemples de luttes des femmes qui, à partir de leur travail, remettent en cause les institutions des rapports sociaux de sexe mais aussi de classe et de race.

Le rapport à l’État : produire et détruire les institutions

45 Reste à envisager la manière dont le féminisme matérialiste peut articuler les dimensions de « destruction de la machinerie d’État » (Marx 1984 [1852], p. 186) et de production de nouvelles institutions permettant d’instaurer « la forme politique » de « l’émancipation économique du travail » (Marx 1972 [1871), p. 45). Je commencerai à cet égard par examiner certains arguments de « Par où attaquer le ‘partage inégal’ du ‘travail ménager’ ? » (Delphy 2003a) qui, dans une conjoncture politique spécifique, se confronte au problème stratégique du rapport aux institutions étatiques.

46 On peut tout d’abord distinguer, du point de vue des luttes de la classe des femmes, trois fonctions politiques de l’État, en tant qu’il : 1. tolère l’exploitation, en n’accordant pas aux femmes de droits sociaux spécifiques (par exemple une retraite après le divorce) ; 2. encourage l’exploitation, « en omettant, par exemple, de considérer le travail des femmes d’indépendants comme ce qu’il est : une forme de travail au noir » (ibid., p. 65) ; 3. subventionne l’exploitation : par exemple en payant la couverture maladie des femmes au foyer à la place de leurs maris qui exploitent leur travail domestique. Dans cette perspective, les propositions politiques transitoires défendues par Delphy s’organisent dans cet article autour de la revendication que « l’État cesse de subventionner le système patriarcal » (ibid., p. 66). L’auteure met en avant une conception essentiellement négative de la fonction de l’État dans une stratégie d’émancipation féministe : il s’agit de faire sauter les verrous institutionnels qui renforcent la domination de la classe des hommes. Elle insiste notamment sur l’échec des politiques volontaristes d’ouverture de crèches et de mise au travail salarié des femmes en RDA, qui ne sont pas parvenues à régler le problème de la triple journée de travail des femmes. Si bien que, du point de vue du rapport à l’État, elle préconise de promouvoir « non pas des leviers pour changer d’un jour à l’autre la situation, mais des revendications qui pourraient, si elles étaient satisfaites, saper au moins quelques-uns des piliers institutionnels qui étayent la construction de cette inégalité privée » (ibid., p. 48).

47 Il n’est donc pas question ici de revendiquer un nouveau dispositif étatique plus favorable à la lutte de la classe des femmes, ce qui reconduirait la stratégie typique du mouvement ouvrier traditionnel, conçu pour bénéficier aux hommes. À cette version de la lutte des classes, Delphy en oppose donc une autre : en proposant de pénaliser financièrement le temps libre des hommes, il ne s’agit donc pas tant de renforcer les positions de la classe des femmes en construisant des institutions de l’émancipation que de s’attaquer aux bases économiques et politiques de la domination de la classe antagonique, autrement dit de détruire les institutions de l’oppression.

48 Quoique présentée dans ce texte de Delphy en rapport à un contexte historique spécifique, cette position paraît d’actualité, à l’heure où le néolibéralisme multiplie les institutions étatiques et para-étatiques renforçant les rapports de domination de sexe, de classe et de race. C’est l’un des apports des travaux de Jules Falquet que d’avoir examiné, dans la perspective du féminisme matérialiste et donc en maintenant la thèse de la centralité politique du travail, comment, « sous l’égide de l’État et des institutions internationales comme de l’institution de l’hétérosexualité, l’illégalisation et même la criminalisation croissante de la migration, l’absence de statut autonome pour la plupart des femmes migrantes et le déni de citoyenneté opposé à de nombreuses femmes pauvres et racisées, migrante-s et descendant-e-s de migrant-e-s dans différentes parties du monde et jusque dans leur propre pays, contribuent puissamment à organiser la division du travail et donc à co-former les rapports sociaux de sexe, de ‘race’ et de classe de la mondialisation néolibérale » (Falquet 2009, p. 83). Ce sont, ajoute-t-elle, ces institutions, notamment dans leur dimension juridique et économique mais aussi militaire, qui « organisent la distribution et l’exploitation du travail dans et hors famille, la mobilité des personnes, leur accès à la citoyenneté, aux droits, à l’alliance, à la transmission et aux ressources » et donc « façonnent les frontières, les alliances et les oppositions de sexe, de ‘race’ et de classe » (ibid., p. 85). Que les institutions politiques de la domination soient produites et reproduites par le procès, l’organisation et la division du travail dans le néolibéralisme n’empêche donc pas que les rapports sociaux de domination soient formés par ces institutions. Si bien qu’il paraît nécessaire de viser aussi, en partant du travail, à affaiblir et défaire les institutions du néolibéralisme, c’est-à-dire du système actuel des rapports sociaux de sexe, de race et de classe.

49 Pour produire de nouvelles institutions démocratiques, il est certes nécessaire de transformer le procès de travail : par la conquête d’espaces et de moments de délibération collective dans la production même ; l’organisation du travail : par la conquête, dans les processus de décision et d’action, de l’autonomie des travailleuses subalternes à l’égard des employeurs ou conjoints ; et la division du travail : par la conquête d’un pouvoir de contrôle, dans l’entreprise mais aussi la famille et ‘l’espace public’, sur l’articulation et la répartition entre travail salarié, travail militant et travail domestique. Mais pour s’opposer au travail effectué dans les institutions de la domination, le féminisme matérialiste permet de concevoir les conditions non seulement d’une démocratisation du travail mais aussi d’un ‘travail démocratique’ de transformation des institutions, en insistant sur la nécessaire pars destruens d’un tel travail.

50 * * *

51 Je m’en tiendrai pour conclure à trois remarques concernant la manière dont ces analyses du féminisme matérialiste peuvent éclairer d’autres débats contemporains liés à la perspective d’un travail démocratique.

52 Tout d’abord, elles ouvrent la voie à la reconnaissance et la politisation d’autres formes de travail gratuit, notamment celui des précaires, chômeurs, chômeuses et retraité∙e∙s, mais aussi du « travail militant » (Nicourd 2009). À cet égard, le féminisme matérialiste permet non seulement d’analyser la dimension sexuée des trajectoires militantes, la division sexuelle du travail militant et la manière dont les rapports sociaux de sexe se jouent dans l’organisation du travail prescrit et réel (Dunezat 2008, 2009), mais aussi d’envisager le rapport spécifique de la classe des femmes au procès de travail militant. L’hypothèse consiste donc à poser que l’établissement d’une continuité pratique entre travail salarié, travail domestique et travail militant permet d’accéder de manière privilégiée à la perspective d’un travail démocratique, d’une transformation du procès de travail en vue de la démocratisation des rapports sociaux.

53 D’autre part, les propositions économico-politiques contemporaines, d’un côté, du « revenu inconditionnel d’existence » — fondé sur le principe d’un versement, sans conditions et à tou∙te∙s les citoyen∙ne∙s, d’un revenu de base cumulable avec tout autre type de revenu (Vanderborght, Van Parijs 2005) — et, d’un autre côté, de la socialisation « salaire à vie » — fondé sur la perspective d’une extension des institutions salariales de la cotisation sociale et de la qualification (Friot 2014) — paraissent de ce point de vue non seulement manquer les enjeux spécifiques de l’exploitation du travail des femmes, mais encore ne pas saisir la radicalité de la perspective d’un travail démocratique. La politisation du concept de travail permet en effet d’ouvrir la question d’une démocratisation non pas de l’emploi et du salariat, mais du travail lui-même et de sa fonction politique. Pour important qu’il soit, le débat contradictoire entre partisans et partisanes du revenu inconditionnel et du salaire à vie ne touche pas à la boîte noire du « travail vivant » (Cukier 2016a) et à la perspective d’une transformation du procès de travail.

54 Enfin, d’un point de vue théorique, c’est la critique de l’économie politique que le féminisme matérialiste contribue à renouveler. Il permet notamment de redéfinir les concepts de travail, de rapport social, de valeur à partir de la critique de leurs conceptions économicistes et androcentrées. Et sur cette base, il montre que l’économie est politique à la fois au sens où la réalité du travail détermine les moyens de la lutte des classes entre travailleurs-travailleuses et capitalistes, racisés et non racisés, femmes et hommes, et au sens où le travail est lui-même l’enjeu des rapports sociaux de domination. C’est pourquoi le féminisme matérialiste permet de renouveler l’analyse de la centralité politique du travail, en l’orientant résolument en direction de l’invention d’un travail féministe, postcapitaliste et démocratique.

Français

L’article examine les apports du féminisme matérialiste pour penser la centralité politique du travail, et plus particulièrement la fonction du travail dans un projet de démocratisation de l’ensemble des rapports sociaux. Il analyse d’abord la manière dont le féminisme matérialiste transforme la compréhension et l’extension du concept de travail, puis la question du rapport spécifique de la classe des femmes au travail, enfin le problème du rapport d’une politique féministe du travail à l’État. Il défend que le féminisme matérialiste permet d’opposer au néolibéralisme la perspective d’un ‘travail démocratique’, en insistant sur la nécessaire pars destruens d’un tel travail.

Mots-clés

  • Féminisme matérialiste
  • Travail (concept de)
  • Rapports sociaux
  • Classe des femmes
  • Travail démocratique
Español

De la centralidad política del trabajo: los aportes del feminismo materialista

El artículo examina los aportes del feminismo materialista para pensar la centralidad política del trabajo, y más particularmente sobre la función del trabajo en un proyecto de democratización del conjunto de las relaciones sociales. En primer lugar, analiza cómo el feminismo materialista transforma la comprensión y la extensión del concepto de trabajo, después la cuestión de la relación específica de la clase de las mujeres al trabajo, y finalmente el problema de la relación de una política feminista del trabajo al Estado. El artículo defiende que el feminismo materialista permite oponer al neoliberalismo la perspectiva de un ‘trabajo democrático’, haciendo hincapié sobre la necesaria pars destruens de este tipo de trabajo.

Palabras claves

  • Feminismo materialista
  • Trabajo (concepto de)
  • Relaciones sociales
  • Clase de las mujeres
  • Trabajo democrático

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Alexis Cukier
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/10/2016
https://doi.org/10.3917/cdge.hs04.0151
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