CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction [1]

1Au cours des vingt dernières années, les femmes se sont organisées contre la violence presque banale qui structure leurs vies. Fortes d’une expérience partagée, elles ont découvert que les exigences politiques portées par des millions de voix ont une portée bien supérieure aux plaintes isolées. À son tour, cette politisation a transformé le regard porté sur la violence qui s’exerce à l’encontre des femmes. Ainsi admet-on aujourd’hui que les sévices et le viol, autrefois considérés comme des affaires privées (à régler en famille) et des comportements aberrants (déviance sexuelle), participent d’un vaste système de domination qui touche les femmes en tant que classe. Cette reconnaissance progressive du caractère social et systémique de phénomènes longtemps perçus comme ponctuels et individuels caractérise également la politique de l’identité défendue, entre autres, par les gens de couleur ou les gays et les lesbiennes. Tous ces groupes ont puisé leur force, leur sens de la communauté et leur développement intellectuel dans une politique fondée sur la notion d’identité.

2L’adoption d’une politique d’identité se trouve toutefois en contradiction avec les conceptions prépondérantes de la justice sociale. Le discours libéral dominant traite souvent la race, le genre et les autres catégories de l’identité comme des vestiges des préjugés ou de la domination — autrement dit des cadres d’analyse intrinsèquement négatifs, investis par le pouvoir social pour exclure ou marginaliser ceux qui sont différents. Dans cette optique, pour nous libérer nous devrions d’abord vider ces catégories de toute signification sociale. Pourtant, certains courants des mouvements de libération féministe et antiraciste, par exemple, défendent implicitement l’idée que le pouvoir social qui délimite les contours de la différence ne se confond pas nécessairement avec un pouvoir de domination ; il peut, au contraire, être le moteur de l’émancipation politique [2] et de la reconstruction sociale.

3Le problème, avec la politique de l’identité, n’est pas qu’elle échoue à transcender la différence — comme l’en accusent certains critiques — mais plutôt l’inverse : la plupart du temps, elle amalgame ou ignore les différences internes à tel ou tel groupe. S’agissant de la violence contre les femmes, une telle élision s’avère pour le moins problématique, car les formes de cette violence sont fréquemment déterminées par d’autres dimensions de l’identité des femmes — la race et la classe par exemple. Autre problème de la politique de l’identité qui contrarie les tentatives de politiser la violence contre les femmes : le silence entretenu sur les différences internes aux groupes contribue souvent à alimenter les tensions entre groupes. Qu’il s’agisse de la volonté féministe de politiser le vécu des femmes ou de la volonté antiraciste de politiser le vécu des gens de couleur, ces efforts sont souvent engagés comme si les questions et les expériences auxquelles ils s’attachent respectivement concernaient des terrains mutuellement exclusifs. Les recoupements évidents du racisme et du sexisme dans la vie réelle — leurs points d’intersection — trouvent rarement un prolongement dans les pratiques féministes et antiracistes. De ce fait, lorsque ces pratiques présentent l’identité « femme » ou « personne de couleur » sous forme de proposition alternative (ou bien…, ou bien…), elles relèguent l’identité des femmes de couleur en un lieu difficilement accessible au langage.

4Je voudrais ici me risquer à aller plus avant sur la question en explorant les dimensions raciales et genrées de la violence contre les femmes de couleur. Les discours féministes et antiracistes contemporains n’ont pas su repérer les points d’intersection du racisme et du patriarcat. En m’attachant à deux manifestations de la violence masculine contre les femmes (les coups et le viol), je montre que les expériences des femmes de couleur sont souvent le produit des croisements du racisme et du sexisme, et qu’en règle générale elles ne sont pas plus prises en compte par le discours féministe que par le discours antiraciste. Du fait de leur identité intersectionnelle en tant que femmes et personnes de couleur, ces dernières ne peuvent généralement que constater la marginalisation de leurs intérêts et de leurs expériences dans les discours forgés pour répondre à l’une ou l’autre de ces dimensions (celle du genre et celle de la race).

5Je dois tout de suite préciser que mon but n’est pas de proposer avec l’intersectionnalité une nouvelle théorie globalisante de l’identité. Ni d’avancer que seuls les cadres spécifiques de la race et du genre envisagés ici permettraient d’expliquer la violence contre les femmes de couleur. Des facteurs que je n’aborde qu’en partie ou pas du tout, tels que la classe ou la sexualité, contribuent souvent de manière tout aussi décisive à structurer leurs expériences. Cette focalisation sur les intersections de la race et du genre vise uniquement à mettre en lumière la nécessité de prendre en compte les multiples sources de l’identité lorsqu’on réfléchit à la construction de la sphère sociale.

6J’ai divisé les questions exposées ci-dessous en deux catégories. Dans la première partie, je traite de l’intersectionnalité structurelle — de la manière dont la localisation des femmes de couleur à l’intersection de la race et du genre rend notre expérience réelle de la violence conjugale, du viol et des mesures pour y remédier, qualitativement différente de celle des femmes blanches. La seconde partie porte sur l’intersectionnalité politique : j’y analyse la marginalisation de la question de la violence contre les femmes de couleur induite par les politiques féministes et antiracistes. Pour finir, j’examine les conséquences de l’approche intersectionnelle dans le champ plus large de la politique de l’identité contemporaine.

L’intersectionnalité structurelle

Les coups et blessures

7J’ai pu observer la dynamique de l’intersectionnalité structurelle à l’occasion d’une brève étude de terrain sur les refuges pour femmes battues, ouverts dans les communautés minoritaires de Los Angeles [3]. Dans la plupart des cas, l’agression physique qui pousse les femmes à s’y rendre n’est que la manifestation la plus immédiate de la subordination dans laquelle elles vivent. Beaucoup sont au chômage ou sous-employées et nombre d’entre elles sont pauvres. Les refuges qui les accueillent ne peuvent pas se permettre de ne travailler que sur la violence infligée par l’agresseur ; il faut aussi prendre en compte toutes les autres formes composites, quotidiennes, de la domination, dont les effets convergents diminuent la capacité de ces femmes à trouver des échappatoires à la relation brutale responsable au premier chef de leur arrivée dans les refuges. Trop de femmes de couleur sont en effet écrasées par la pauvreté, les responsabilités parentales, le manque de compétences professionnelles. Ces handicaps, largement déterminés par l’oppression de classe et de genre, sont encore aggravés par la discrimination raciale en matière d’emploi et de logement à laquelle les femmes de couleur doivent souvent faire face [4]. De plus, le taux de chômage disproportionné qui sévit dans leurs communautés constitue un obstacle supplémentaire pour celles qui sont en butte à la violence conjugale, dans la mesure où elles ne peuvent guère compter être hébergées, même temporairement, par des amis ou des proches.

8Ces observations révèlent l’influence de l’intersectionnalité sur le vécu des femmes de couleur. Les considérations d’ordre économique — accès à l’emploi, au logement, aux soins de santé — confirment que les structures de classe contribuent largement à déterminer l’expérience des femmes de couleur vis-à-vis de la violence. On aurait tort, toutefois, d’en conclure que seule la pauvreté est ici en cause. L’observation des trajectoires de ces femmes révèle qu’elles sont en fait déterminées par l’entrecroisement de diverses structures, la dimension de classe elle-même n’étant pas indépendante de la race et du genre.

9Au niveau le plus élémentaire, race, genre et classe sont tous en cause, étant donné la forte corrélation entre « femme de couleur » et pauvreté. En outre, la disparité de l’accès à l’emploi et au logement — c’est-à-dire la discrimination — est redoublée par leur identité de race et de genre. La race et le genre sont parmi les tout premiers facteurs responsables de cette distribution particulière des ressources sociales qui aboutit aux différences de classe observables. Et dès lors qu’elles se trouvent réunies dans une classe sociale défavorisée, les structures de race et de genre déterminent la manière singulière, par rapport aux autres groupes, dont les femmes de couleur vivent la pauvreté.

10Ces systèmes convergents structurent les expériences des femmes de couleur battues sur des modes qui réclament des stratégies d’intervention tenant compte de leurs intersections. Si de telles stratégies s’appuient uniquement sur les expériences de femmes n’ayant pas la même origine de classe ou de race, elles n’auront qu’une efficacité limitée pour celles dont l’existence est balisée par un parcours d’obstacles différent. La politique des refuges pour femmes battues, par exemple, s’inspire souvent d’une vision qui situe la subordination des femmes dans les effets psychologiques de la domination masculine, et néglige ce faisant les facteurs socioéconomiques en grande partie responsables de l’aliénation des femmes de couleur [5]. Puisqu’on peut à bon droit soutenir que celle-ci tient moins à leurs attitudes psychologiques qu’aux obstacles spécifiques qu’elles rencontrent, pareille politique a toutes les chances de reproduire la domination exercée sur ces femmes au lieu de la combattre efficacement.

11Si l’expérience de nombreuses femmes noires [6] et hispaniques accueillies dans les refuges pour femmes battues est avant tout structurée par les intersections entre race, genre et classe, il est important de bien voir que les structures de pouvoir se recoupent également en d’autres lieux. Le statut des femmes immigrées, par exemple, les rend vulnérables pour des raisons tout aussi coercitives mais difficilement réductibles à la seule dimension socioéconomique. Prenons par exemple les amendements sur les faux mariages de la loi de 1986 sur l’immigration ; ils précisent que toute personne ayant immigré aux États-Unis pour épouser un(e) citoyen(ne) américain(e) ou un(e) titulaire du permis de résidence doit rester « vraiment » mariée pendant deux ans avant de pouvoir demander le statut de résident permanent [7], et qu’une fois ce délai écoulé les démarches doivent être effectuées conjointement par les deux époux [8]. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la crainte d’être expulsées dissuade de nombreuses femmes immigrées de quitter un compagnon pourtant des plus violents. Tenues de choisir entre la protection contre celui qui les maltraite et la protection contre la menace d’expulsion, bien des femmes immigrées se rabattent sur la seconde (Walt 1990, p. 8). Plusieurs rapports sur les conséquences dramatiques de cette double subordination ont amené le Congrès à inclure dans la loi de 1990 relative à l’immigration un amendement aux règles sur les faux mariages, qui prévoit explicitement d’octroyer une dispense aux victimes de la violence conjugale [9]. De nombreuses femmes immigrées — de couleur, en particulier — restent cependant très exposées à cette violence car elles sont incapables de remplir toutes les conditions fixées pour l’octroi d’une dispense.

12La barrière de la langue constitue un autre obstacle structurel qui empêche les femmes non anglophones de tirer parti des aides existantes (Banales 1990, p. E5). Leur mauvaise connaissance de l’anglais les empêche non seulement de se renseigner sur les refuges mais aussi, trop souvent, de bénéficier de la sécurité qu’ils sont censés procurer. Certains de ces établissements invoquent en effet le manque de ressources ou de personnel bilingue pour justifier leur refus d’accueillir les femmes ne parlant pas anglais [10].

13Ces quelques exemples illustrent l’intersectionnalité propre aux schémas de la subordination dans les situations de violence conjugale. Cette subordination ici qualifiée d’intersectionnelle n’est pas nécessairement le résultat d’une intention délibérée ; il s’agit plutôt d’un poids qui, compte tenu des vulnérabilités existantes, vient encore aggraver une situation de dépossession. S’agissant des dispositions de la loi sur l’immigration et la nationalité relatives aux faux mariages, les clauses spécifiquement conçues pour peser sur une classe — les conjoint(e)s immigré(e)s, femmes et hommes, désireux d’obtenir un statut de résident permanent — redoublent la dépossession de personnes déjà subordonnées par d’autres structures de domination. En négligeant de prendre en compte la violence conjugale à laquelle sont exposées les femmes immigrées, le Congrès les place en première ligne de sa politique anti-immigration, et redouble ainsi les effets dévastateurs de la dépendance dans laquelle elles se trouvent.

Le viol

14Les femmes de couleur occupent des positions à part dans les sphères économique, sociale et politique. Tant que les tentatives de réforme engagées au nom des femmes en général ignoreront cet état de fait, les femmes de couleur auront moins de chances que les femmes privilégiées en raison de leur race de voir leurs besoins pris en compte. Les psychosociologues chargés de fournir une aide d’urgence aux femmes de couleur victimes d’un viol expliquent ainsi qu’ils/elles doivent consacrer une proportion non négligeable des ressources qui leur sont affectées à régler d’autres problèmes que le viol. Le traitement de ces urgences les place souvent en porte-à-faux par rapport à leurs bailleurs de fonds, lesquels allouent des financements sur la base de critères d’intervention largement définis pour répondre aux besoins des classes moyennes blanches [11]. Ces critères d’assistance uniformisés méconnaissent la nécessité, face à des besoins différents, de définir autrement les priorités budgétaires, et ils diminuent en conséquence la capacité des intervenants à répondre aux besoins des femmes pauvres non blanches.

15On vient de le voir, les psychosociologues qui travaillent en direction des groupes minoritaires affirment passer une bonne partie de leur temps à trouver des ressources et des contacts susceptibles de répondre aux besoins immédiats (logement et autres) des femmes brutalisées. Parce qu’il ne s’agit là, aux yeux des organismes de financement, que d’un travail « d’information et d’orientation », il est très largement sous-estimé dans les budgets en dépit de l’énorme demande pour ce type de services enregistrée dans les groupes minoritaires (Matthews 1989, p. 287-288). Le problème est d’autant plus complexe que l’on attend généralement des centres d’aide d’urgence aux victimes de viols qu’ils affectent une part importante de leurs ressources à former des conseillers pour accompagner les victimes au tribunal [12], ce alors même que tout un faisceau d’éléments indique que les femmes de couleur n’ont que peu de chances de voir leurs cas traités au pénal (Collins 1990 ; Field, Bienen 1980). Dans ces communautés, les fonds qui devraient être affectés à des services d’aide judiciaire sont en fait détournés.

16Les effets des multiples formes de subordination qui pèsent sur les femmes de couleur, couplés à des attentes institutionnelles fondées sur des contextes inappropriés car unidimensionnels, déterminent et en dernier ressort limitent la portée des interventions en leur faveur. Comprendre la dynamique intersectionnelle de l’intervention d’urgence permet pourtant, dans une large mesure, d’expliquer la frustration et l’épuisement de celles et ceux qui s’efforcent d’aider concrètement les femmes victimes de violence dans les groupes minoritaires.

L’intersectionnalité politique

17Le concept d’intersectionnalité politique met en lumière la position assignée aux femmes de couleur dans au moins deux groupes subordonnés poursuivant des objectifs politiques souvent contradictoires. Les hommes de couleur et les femmes blanches sont rarement confrontés à cette dimension intersectionnelle particulière de la dépossession qui oblige l’individu à cliver son énergie politique entre deux projets parfois antagonistes. En dépit, en effet, du caractère intersectionnel de ce qu’ils et elles vivent en raison de leur race et de leur sexe, souvent leurs expériences définissent et limitent les intérêts de leur groupe d’appartenance tout entier. Le racisme tel qu’il est vécu par les personnes de couleur d’un sexe particulier (masculin) détermine ainsi largement les paramètres des stratégies antiracistes, de même que le sexisme tel qu’il est vécu par des femmes d’une race particulière (blanche) est largement à la base du mouvement des femmes. Le problème ne tient pas uniquement à ce que ces deux discours trahissent les femmes de couleur en ne reconnaissant pas le poids « supplémentaire » que représente pour elles le patriarcat ou le racisme : en règle générale, ils ne parviennent même pas à analyser toutes les dimensions du racisme et du sexisme. Parce que les femmes de couleur ne vivent pas toujours le racisme sur le même mode que les hommes de couleur, ni le sexisme sur des modes comparables à ceux que dénoncent les femmes blanches, les conceptions dominantes de l’antiracisme et du féminisme restent forcément limitées, y compris au regard de leurs propres exigences.

18Dans la mesure où les discours antiraciste et féministe défendent les intérêts respectifs des gens de couleur et des femmes, ils ne se reconnaissent mutuellement aucune validité, et c’est là une des conséquences politiques les plus troublantes de leur échec à prendre en compte les intersections du racisme et du patriarcat. L’impuissance du féminisme à interroger la race aboutit à des stratégies de résistance qui trop souvent reproduisent et renforcent la subordination des gens de couleur, tandis que l’impuissance de l’antiracisme à interroger le patriarcat se traduit par la reproduction trop fréquente de la subordination des femmes au sein de ce courant. Ces élisions réciproques posent aux femmes de couleur un problème politique particulièrement difficile. Adopter l’une ou l’autre de ces analyses revient pour nous à nier une dimension fondamentale de notre subordination, autrement dit à empêcher que se développe un discours politique plus résolument axé sur l’émancipation des femmes de couleur.

La politisation de la violence conjugale

19Ce que j’ai moi-même pu constater, à l’époque où je me documentais pour cet article, illustre combien les stratégies politiques aveugles ou hostiles aux questions de l’intersectionnalité peuvent occulter, voire compromettre, les intérêts politiques des femmes de couleur. J’avais pensé consulter les statistiques dressées par le lapd (le service de police de Los Angeles) sur les interventions, quartier par quartier, motivées par la violence conjugale, car étant donné la ségrégation raciale qui sévit à Los Angeles, ces chiffres permettent de se faire une idée du nombre d’arrestations dans les diverses minorités [13]. Le lapd a toutefois refusé de me les fournir. Notamment, à en croire les explications avancées par un de ses responsables, parce que les groupes qui tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des services de police dénoncent la violence conjugale craignent que la publication d’une interprétation sélective de ces statistiques — révélatrices de l’ampleur de ladite violence au sein des minorités — vienne saper les efforts de longue haleine engagés pour amener les services de police à traiter la question avec le sérieux qu’elle mérite. Les militants, semble-t-il, sont inquiets à l’idée que leurs adversaires pourraient s’emparer de ces statistiques pour présenter la violence conjugale comme un problème spécifique aux minorités, et ne méritant donc pas qu’on s’y attaque résolument.

20Mon informateur m’a précisé que les représentants des différentes communautés s’opposaient également à la communication de ces données. Par crainte, apparemment, qu’en donnant des communautés afro-américaine et hispanique une fausse image de violence exacerbée, elles ne viennent renforcer les stéréotypes servant à justifier la répression policière et les pratiques discriminatoires en général. Ces appréhensions reposent sur l’idée, courante et pas si infondée, que certaines minorités — en particulier les hommes noirs — sont déjà stéréotypées au point d’être assimilées à des foyers de violence pathologique. En somme, les tentatives de faire de la violence conjugale une cible de l’action politique risqueraient de simplement conforter ces stéréotypes, et de saper du même coup les efforts pour combattre les opinions négatives entretenues à propos de la communauté afro-américaine.

21On peut à juste titre redouter l’exploitation abusive des données statistiques ; cela étant, le refus de communiquer l’information est une solution de facilité tant que les intérêts des femmes de couleur exposées à la violence conjugale ne sont pas pris en compte. Cette rétention délibérée est embarrassante en regard de l’injonction féministe à « briser le silence », ancrée dans la certitude que pour mobiliser contre la violence conjugale il faut d’abord en connaître l’ampleur et la nature. La loi du secret est aussi problématique, compte tenu de la probabilité quasi nulle que les femmes de couleur bénéficient un tant soit peu de la mobilisation féministe contre la violence conjugale, ou de la dénonciation par leur communauté d’appartenance du crime intraracial en général. En d’autres termes, l’interdit posé de part et d’autre sur ces informations essentielles diminue encore les chances de voir se constituer dans les communautés de couleur un vaste mouvement contre la violence conjugale.

22Il ne s’agit là que d’une anecdote, mais suffisamment exemplaire pour illustrer les modalités ordinaires d’effacement de la présence des femmes de couleur dans la contestation politique de la hiérarchie raciale par l’antiracisme, ou du patriarcat par le féminisme. On verra ci-dessous que si cet effacement n’est pas toujours le résultat direct ou délibérément recherché des politiques antiracistes et féministes, il est souvent produit par des stratégies rhétoriques et politiques qui ne remettent pas simultanément en cause les hiérarchies de race et de genre.

Violence conjugale et politique antiraciste

23Dans les communautés de couleur, les efforts pour contrer la politisation de la violence conjugale découlent souvent de la volonté affirmée de garder la collectivité soudée. Cette perspective peut s’énoncer de différentes manières. Selon certains, le féminisme n’a pas sa place dans les communautés de couleur, la question du genre est un facteur de division interne et l’aborder dans des communautés non blanches revient à importer les préoccupations des femmes blanches dans un contexte où elles sont non seulement déplacées, mais aussi néfastes. Les plus extrémistes de ceux qui cherchent à défendre leurs communautés contre cette agression féministe affirment que la violence genrée n’existe pas dans leur groupe, et que c’est la tentative de politiser la subordination de genre qui constitue un problème pour leur communauté. Telle est la position défendue par Shahrazad Ali dans son très controversé Blackman Guide to Understanding the Blackwoman. Sur un ton farouchement antiféministe, elle y établit une corrélation positive entre la violence conjugale et la libération des Afro-Américains. La détérioration des conditions de vie au sein des communautés afro-américaines est à l’en croire le résultat de l’insubordination des femmes noires et de l’impuissance des hommes noirs à affirmer leur autorité sur elles (Ali 1989, p. viii, 76).

24Ali part du principe que la communauté afro-américaine a tout à gagner du patriarcat (p. 67) et doit donc s’employer à le consolider, au besoin par des moyens coercitifs [14]. La violence dont s’accompagne cette volonté de contrôle est pourtant dévastatrice, non seulement pour les femmes noires qui en sont les victimes mais encore pour l’ensemble de la communauté afro-américaine. Le recours à la violence pour résoudre des conflits constitue un dangereux modèle pour les enfants élevés dans ce contexte, et alimente de plus quantité d’autres problèmes urgents. On estime ainsi que près de 40 % des femmes et des enfants qui vivent dans la rue ont fui la violence qui sévissait dans leurs foyers, et que 63 % des garçons de 11 à 20 ans condamnés à la prison pour homicide ont tué les hommes qui battaient leurs mères (Sénat 1991, 2e partie, p. 142). Alors cependant que la violence des bandes, les meurtres et autres formes de crimes perpétrés par des Noirs contre des Noirs suscitent toujours plus de débats dans les milieux politiques afro-américains, les thèses patriarcales sur le genre et le pouvoir empêchent que la violence conjugale soit elle aussi reconnue comme une conséquence incontestable de la criminalité qui se développe au sein de la communauté noire.

25Ceux qui à l’instar d’Ali justifient la violence contre les femmes au nom de la libération des Noirs représentent certes des cas extrêmes, mais le fait que les intérêts politiques ou culturels de la communauté soient interprétés de manière à prévenir la reconnaissance publique de la question de la violence conjugale pose un problème récurrent. Même s’il est abusif de prétendre que les blancs, aux États-Unis, reconnaissent plus franchement le niveau de violence qui sévit dans leurs familles, il n’en est pas moins vrai que dans les communautés non blanches, la dimension raciale complique encore le problème du refoulement de la violence conjugale. Face aux questions qui risquent de renforcer les idées fausses entretenues à propos de leurs communautés, les gens de couleur sont souvent obligés de mettre en balance leurs intérêts et la nécessité de reconnaître l’existence des problèmes intracommunautaires pour essayer de les régler. Reste qu’on admet trop rarement que le refoulement a un prix, avant tout parce que l’impuissance à débattre du problème empêche d’en percevoir toute la gravité.

26La polémique autour du roman d’Alice Walker, La couleur pourpre, peut s’interpréter comme un débat intracommunautaire sur le coût politique de la dénonciation de la violence genrée dans la communauté noire. Certains de ses détracteurs ont durement reproché à Walker d’avoir dépeint les hommes noirs comme des brutes irascibles (Early 1988, p. 9 ; Pinckney 1987, p. 17). D’autres l’ont attaquée à cause du portrait de Celie, l’héroïne maltraitée affectivement et physiquement qui triomphe à la fin. Une critique (Harris 1984, p. 155) est allée jusqu’à soutenir que Walker avait créé avec Celie un personnage de femme noire inconcevable dans les communautés noires qu’elle connaissait ou pouvait imaginer.

27Cette dénonciation du caractère en quelque sorte inauthentique de Celie peut se lire comme une conséquence du silence entretenu autour de la violence intracommunautaire. Si Celie ne ressemble à aucune Noire de notre connaissance, n’est-ce pas parce que la terreur bien réelle que les femmes des groupes minoritaires vivent au quotidien est systématiquement recouverte par des tentatives malheureuses (quoique peut-être compréhensibles) pour contenir les stéréotypes racistes ? On ne peut bien sûr pas nier que, statistiques ou fictionnelles, la plupart des représentations de la violence noire trouvent leur place dans un scénario plus vaste qui invariablement fait de la violence pathologique la caractéristique par excellence de la communauté noire. Le problème tient cependant moins au portrait ainsi brossé de la violence elle-même qu’à l’absence d’autres récits et d’autres images qui donneraient une vision plus complète de ce que vivent les Noir(e)s. Taire un certain nombre de ces questions au nom de l’antiracisme se paye d’un prix bien réel. Si les informations sur la violence conjugale dans les groupes minoritaires ne sont pas communiquées, il y a peu de chance que le problème soit pris au sérieux.

28Les impératifs politiques d’une stratégie antiraciste trop étroitement ciblée confortent d’autres pratiques ayant pour effet d’isoler les femmes de couleur. Les militants qui s’efforcent de fournir des services d’assistance aux femmes des communautés asiatiques et afro-américaines font ainsi état de la résistance farouche que leur opposent parfois les représentants de ces communautés et leurs institutions [15].

29La race et la culture participent de bien d’autres façons à maintenir cette chape de silence sur la violence conjugale. La répugnance de nombreuses femmes de couleur à prévenir les services de police s’explique probablement par les réticences des gens de couleur à soumettre leurs vies privées à l’examen et au contrôle de forces de l’ordre réputées pour leur être hostiles. On peut aussi invoquer l’opposition plus générale à l’intervention des pouvoirs publics, sorte d’éthique communautaire née du désir de se créer un espace privé, protégé des agressions diverses qui dans l’espace public visent les personnes subordonnées en raison de leur race. À cet égard, la maison n’est pas simplement le lieu où l’homme règne en maître, comme le veut le patriarcat ; c’est aussi un havre où vivre à l’abri des humiliations de la société raciste. Dans bien des cas, les femmes de couleur ont d’autant plus de mal à demander protection contre les violences familiales qu’elles désirent justement protéger ce havre que représente la maison contre les agressions du monde extérieur.

30Enfin, le discours antiraciste considère volontiers que le problème de la violence contre les femmes de couleur n’est jamais qu’une des manifestations du racisme. Selon ce point de vue, la domination masculine qui s’exerce dans la communauté apparaît comme une conséquence de la discrimination raciale dont les hommes sont l’objet. Il est sans doute vrai, bien sûr, que le racisme participe à entretenir le cycle de la violence, étant donné le stress qui dans la société dominante est le lot de la majorité des hommes de couleur. Raison pour laquelle il paraît plus que raisonnable d’étudier de près le lien entre racisme et violence conjugale. Très complexe, la chaîne de la violence comprend toutefois bien d’autres maillons. De plus, les arguments selon lesquels la violence conjugale dans les communautés de couleur serait l’expression des frustrations engendrées par le déni de l’autorité masculine dans d’autres sphères sont souvent associés à des raisonnements qui règlent la question par la suppression définitive des disparités de pouvoir entre hommes de couleur et hommes blancs. Pour autant qu’elle viserait effectivement à résoudre le problème de la violence, la démonstration paraît néanmoins contre-productive : d’abord parce qu’il arrive que des hommes en position de pouvoir et de prestige maltraitent des femmes, ensuite et surtout parce qu’elle valorise des représentations dominantes et socialement néfastes du pouvoir masculin. Il est plus productif — car davantage dans l’intérêt aussi bien des femmes et des enfants que des autres hommes — de combattre ces images séduisantes d’un pouvoir masculin fondé sur la menace ultime de la violence en tant que mesure légitime de la capacité d’action des hommes. Un des moyens de remettre en cause la légitimité de cette définition du pouvoir et des attentes qu’elle suscite consiste à exposer les dysfonctionnements et la fragilisation qu’elle implique pour les familles et les communautés de couleur. De plus, si la compréhension des liens unissant le racisme à la violence conjugale est un élément important de toute stratégie d’intervention efficace, à l’évidence les femmes de couleur ne doivent pas attendre que le racisme ait été définitivement terrassé pour espérer vivre un jour une vie libérée de la violence.

La question de la race et la dénonciation de la violence conjugale

31Non seulement les priorités définies en fonction de la race contribuent à occulter le problème de la violence contre les femmes de couleur, mais, de plus, les stratégies rhétoriques pour politiser la violence contre les femmes en général ont parfois pour effet de redoubler la marginalisation politique des femmes de couleur. Les stratégies destinées à sensibiliser l’opinion au problème de la violence conjugale prennent souvent pour point de départ l’hypothèse communément admise voulant que ce phénomène concerne « les autres » — en clair les familles défavorisées ou « immigrées ». Elles s’attachent ensuite à dissiper cette pieuse illusion en insistant sur la fréquence de la violence conjugale dans les communautés de l’élite blanche. Certains auteurs recommandent explicitement d’abandonner les idées toutes faites à propos des femmes battues (Sénat 1991, 2e partie, p. 139). D’aucuns, modifiant le message sur le fait que la violence conjugale ne concerne pas exclusivement les groupes défavorisés ou les communautés immigrées, vont jusqu’à affirmer qu’elle touche également toutes les races et les classes sociales (Borgmann 1990). Il semble d’ailleurs que cette observation soit un thème récurrent des campagnes anti-violence (Sénat 1991, 1re partie, p. 101 ; 2e partie, p. 89 et 139). Les anecdotes personnelles et les enquêtes reviennent invariablement sur le fait que la violence se joue autant du niveau d’études que des barrières raciales, ethniques, économiques et religieuses (Walker 1989, p. 10-12 ; Straus, Gelles et Steinmetz 1980, p. 31 ; Clark 1987, p. 182, n. 74). Maints témoignages relatés à la première personne commencent par une déclaration du type « Je n’avais pas le profil d’une femme battue » — formule qui renvoie évidemment à une vision plus plausible de ce que doit être une femme battue : quelqu’un dont les origines raciales ou sociales sont suffisamment éloignées de celles de la locutrice pour produire cette ironie de situation. Jouer du contraste entre les mythes entretenus autour de la violence et ses manifestations réelles permet effectivement de remettre en cause quelques convictions tenaces sur la fréquence de la violence conjugale dans la société américaine.

32La tactique est pourtant d’un maniement délicat, car en réifiant ces victimes de la violence que sont « les autres femmes », elle risque du même coup de conduire à leur effacement. La dénonciation des stéréotypes véhiculés par les conceptions dominantes de la violence conjugale procède certes d’une stratégie à la fois féministe et antiraciste : en soulignant le caractère universel de cette violence, elle prive les élites de leur sécurité illusoire et donne aux familles qui n’en font pas partie une raison de ne pas être tout le temps sur la défensive. De plus, les femmes battues ont vraisemblablement beaucoup à gagner à savoir qu’elles sont loin de constituer chacune des cas isolés. Peu de choses, néanmoins, séparent la démythification des idées reçues sur la violence conjugale (qui serait le propre des classes pauvres et des groupes minoritaires), de leur oblitération au profit d’un intérêt exclusif pour des victimes susceptibles d’exciter la compassion des politiciens et des médias. Les défenseurs de cette cause n’ont probablement pas pour intention de jouer sur ces cordes sensibles — et il n’est d’ailleurs pas sûr que les réactions favorables qu’elles suscitent soient le reflet de telles sensibilités —, mais le discours des élites au pouvoir sur les femmes battues et les représentations dont il s’accompagne ont de quoi inquiéter. Tant que les tentatives pour faire de la violence conjugale une question politique viseront à convaincre les élites que le problème, loin d’être « marginal », les concerne directement, il est à craindre qu’une véritable prise en considération des expériences vécues par les femmes « marginalisées » continue de paraître dangereuse pour l’ensemble du mouvement.

33L’inclusion purement symbolique, objectivante, voyeuriste des femmes de couleur est au moins aussi aliénante que leur exclusion totale. La volonté de politiser la violence conjugale ne leur sera pas d’une grande utilité si les représentations qu’on a d’elles servent simplement à grossir le problème et non à humaniser leurs expériences propres. De même, nier haut et fort la réalité des violences dans les groupes minoritaires ne sert guère la cause de l’antiracisme. Les images et les stéréotypes qui nous effraient ne demandent en effet qu’à être exploités, et le sont souvent sur des modes peu faits pour favoriser la compréhension fine de la nature de la violence conjugale dans les communautés minoritaires.

La question de la race et le soutien aux victimes de la violence conjugale

34Les femmes qui combattent les violences conjugales reproduisent parfois la subordination et la marginalisation des femmes de couleur en adoptant des politiques, des priorités ou des stratégies d’émancipation qui gomment ou négligent complètement les besoins intersectionnels particuliers des femmes de couleur. Dans la mesure où les recoupements entre genre, classe et race créent le contexte singulier à l’intérieur duquel ces dernières vivent la violence, certains des choix de leurs « alliées » risquent de reproduire la subordination intersectionnelle jusque dans les stratégies mêmes de résistance élaborées en réponse au problème.

35Les féministes ne peuvent pas être tenues pour exclusivement responsables des diverses réactions suscitées par leurs initiatives. On exige d’ordinaire bien davantage du pouvoir qu’il ne donne. Il n’en reste pas moins que dans certaines situations les interventions féministes méritent d’être critiquées parce qu’elles marginalisent les femmes de couleur.

36Ce problème est crûment illustré par le fait que les services d’assistance aux victimes de la violence conjugale restent inaccessibles aux femmes ne parlant pas l’anglais. Dans une lettre adressée au responsable adjoint de la direction des Affaires sociales de l’État de New York, Diana Campos, directrice des services à la personne de poder (Programas de Ocupaciones y Desarrollo Economico Real) expose en détail le cas d’une Hispanique qui malgré sa situation critique s’est régulièrement vu refuser un hébergement en refuge parce qu’elle ne pouvait prouver sa parfaite maîtrise de l’anglais.

37En dépit de sa situation désespérée, cette femme n’a pu bénéficier de la protection accordée aux femmes de langue anglaise à cause de la politique d’exclusion observée par les responsables du refuge. Leur refus d’autoriser un de ses amis ou parents à lui servir d’interprète est peut-être plus troublant encore que le manque de ressources bilingues de l’établissement. Ce cas illustre l’absurdité d’une approche féministe selon laquelle le fait de pouvoir se passer d’interprète dans une structure de soutien est un paramètre plus déterminant pour la distribution des ressources que le risque d’être physiquement agressée dans la rue. Ce qui est ici en cause, ce n’est pas tant l’inconsistance de l’image de l’émancipation privilégiée par ce refuge, que la volonté de l’imposer coûte que coûte, sans voir qu’elle aggrave la situation de dépossession des femmes n’entrant pas dans la catégorie de « clientèle » imaginée par la direction de l’établissement. En agissant ainsi, les responsables trahissent la priorité fondamentale du mouvement de défense des femmes battues, à savoir les soustraire au danger.

38Une femme objectivement en danger a donc dû supporter les conséquences du refus de ce refuge d’anticiper et de pallier les besoins des femmes non anglophones.

39

Il est injuste, [commente à ce propos Campos], d’ajouter au stress des victimes en les mettant en demeure de démontrer qu’elles maîtrisent l’anglais pour pouvoir bénéficier de services facilement accessibles aux autres femmes battues.

40Il ne suffit pas d’invoquer l’ignorance bien intentionnée pour évacuer le problème. La question bien précise du monolinguisme et la conception moniste de « l’expérience féminine » qui ont provoqué cette tragédie n’ont rien de nouveau dans l’État de New York. Plusieurs femmes de couleur affirment avoir à maintes reprises interpellé la Coalition contre les violences conjugales à propos de cette exclusion linguistique et d’un certain nombre d’autres pratiques contraires aux intérêts des femmes de leurs communautés [16]. Malgré des pressions renouvelées, la coalition n’a rien fait pour élargir sa vision de l’organisation aux besoins spécifiques des non-blanches.

41Cette incapacité tiendrait, selon certains, à la vision étriquée qui a inspiré ses relations avec les femmes de couleur. Les efforts pour inclure ces dernières ont toujours, semble-t-il, été engagés après-coup. Beaucoup n’ont été invitées à participer qu’à partir du moment où la coalition a reçu une subvention de l’État pour recruter des femmes de couleur. Ainsi que le précise toutefois une de ces « recrues » :

42

Elles n’étaient pas vraiment prêtes à s’occuper de nous ou de nos problèmes. Elles croyaient qu’elles allaient simplement pouvoir nous intégrer dans leur organisation sans réexaminer aucune de leurs certitudes sur les priorités, et que ça nous irait.

43Même les gestes d’inclusion les plus formels n’allaient pas de soi. Lors d’une réunion à laquelle assistaient plusieurs femmes de couleur venues pour parler de la création d’un détachement de police sensibilisé à leurs problèmes, le groupe a débattu toute la journée de la nécessité d’inscrire la question à l’ordre du jour.

44Au comité de direction, les rapports entre blanches et femmes de couleur ont été houleux du début à la fin. D’autres conflits ont surgi à propos de définitions divergentes du féminisme. Alors, par exemple, que le comité avait décidé d’engager une personne issue d’un milieu hispanique pour gérer les programmes destinés à cette communauté, les blanches qui siégeaient à la commission de recrutement ont rejeté les candidates ne pouvant se prévaloir de références féministes reconnues, y compris quand ces femmes étaient soutenues par les membres hispaniques de ladite commission. Campos fait justement remarquer qu’en évaluant les compétences de ces candidates à l’aune de leur propre parcours, les blanches refusaient de reconnaître que le développement et l’affirmation de la conscience féministe ne se font pas dans les mêmes conditions selon qu’on appartient ou non à un groupe minoritaire. Les femmes qui se sont présentées à ce poste étaient pour beaucoup des militantes en vue, voire des meneuses au sein de leur communauté, ce qui donne à penser qu’elles connaissaient bien la dynamique de genre qui lui est propre et étaient par conséquent mieux qualifiées que d’autres candidates, aux références féministes plus conventionnelles, pour gérer les programmes s’adressant spécifiquement aux plus démunies dans la communauté.

45La coalition a éclaté quelques mois plus tard, avec le départ des femmes de couleur. La plupart d’entre elles sont retournées travailler dans des organisations à vocation communautaire, car elles préféraient se battre contre les leurs sur la question des femmes plutôt que de s’affronter avec des bourgeoises blanches sur des questions de race et de classe. Comme le montre néanmoins le cas de cette femme hispanique qui n’a pu trouver de place en refuge, les besoins des femmes de couleur sont toujours marginalisés par la prévalence, manifeste chez les responsables des refuges, d’une perspective particulière et d’un ensemble défini de priorités.

46La polémique qui oppose les femmes autour des différences jugées ou non importantes n’est ni abstraite ni insignifiante. Les différences, d’ailleurs, ne sont pas seules en jeu dans ces conflits qui soulèvent des questions décisives à propos du pouvoir. Le problème, en l’occurrence, ne vient pas simplement de ce que les femmes qui dominent le mouvement contre les violences conjugales soient différentes des femmes de couleur, mais de ce qu’elles ont généralement le pouvoir de déterminer — au moyen de ressources matérielles ou discursives — si et dans quelle mesure la formulation de base de la politique va intégrer les différences intersectionnelles des femmes de couleur. Le débat très vif sur la prise en compte de ces différences n’a donc rien d’une rivalité mesquine ou superficielle pour des histoires de préséance. Dans le contexte de la violence, son enjeu, terriblement sérieux, est parfois ni plus ni moins de savoir qui va survivre — et qui disparaître.

Conclusion

47Cet article a présenté l’intersectionnalité comme un outil pour mieux cerner les diverses interactions de la race et du genre dans le contexte de la violence contre les femmes de couleur. Je me sers de ce concept pour exposer, sur un plan général, comment le racisme et le patriarcat s’influencent réciproquement. Je l’utilise aussi pour décrire la situation des femmes de couleur, placées à la fois dans des systèmes de subordination qui se recoupent et aux marges des mouvements féministe et antiraciste. La volonté de politiser la violence contre les femmes laissera largement de côté les expériences des non-blanches tant qu’on continuera de fermer les yeux sur les ramifications de la stratification raciale chez les femmes. Parallèlement, ce n’est pas en gommant la réalité de la violence intraraciale qui frappe les femmes de couleur qu’on fera progresser l’antiracisme. Cette double marginalisation a pour effet d’ôter aux femmes de couleur toute possibilité de rattacher leurs propres expériences à celles que vivent les autres femmes. D’où un sentiment d’isolement, qui non seulement contrarie les efforts pour politiser la violence genrée dans les communautés de couleur, mais entretient qui plus est le silence de mort qui entoure ces questions.

48Je voudrais suggérer que l’intersectionnalité permet d’alléger un peu la tension entre les revendications de l’identité multiple et la nécessité jamais démentie d’une politique identitaire. Il est utile, à cet égard, de la distinguer de la perspective très proche de l’anti-essentialisme, à partir de laquelle les femmes de couleur mettent doublement en cause le féminisme blanc : parce qu’il s’est construit sur leur absence, et parce qu’il parle en leur nom. Une des interprétations de cette critique anti-essentialiste — soit l’essentialisation de la catégorie « femme » par le féminisme — doit beaucoup à l’idée postmoderne voulant que les catégories tenues pour naturelles ou simplement représentatives soient en réalité construites socialement dans une économie linguistique de la différence [17]. Si dans l’ensemble le projet descriptif du postmodernisme d’interroger les modes de construction sociale du sens est bienvenu, en revanche cette critique se méprend parfois sur le sens de la construction sociale et en déforme la pertinence politique.

49Une version de l’anti-essentialisme — la thèse en quelque sorte vulgarisée de la construction sociale — soutient que puisque toutes les catégories sont socialement construites, ni les « Noirs » ni les « femmes », par exemple, n’existent, et que reproduire sempiternellement ces catégories en s’organisant autour d’elles ne rime donc pas à grand-chose [18].

50Dire cependant qu’une catégorie telle que la race ou le genre est socialement construite, ce n’est pas affirmer qu’elle compte pour rien dans notre monde. Un projet de longue haleine en faveur des classes subordonnées — l’un de ceux pour lesquels les théories postmodernes se sont d’ailleurs révélées les plus utiles — consiste au contraire à réfléchir à la façon dont le pouvoir se rassemble autour de certaines catégories et s’exerce contre d’autres. Il entend démasquer les processus de subordination et les divers modes sur lesquels ils sont vécus par les subordonnés ou les privilégiés. Il présume donc que les catégories ont à la fois et du sens, et des conséquences. Le problème le plus pressant rencontré dans la plupart des cas, sinon dans tous, n’est pas l’existence des catégories mais bien les valeurs particulières qui leur sont attachées, et la manière dont ces valeurs créent les hiérarchies sociales et les entretiennent.

51Il ne s’agit pas de nier que le processus de catégorisation soit lui-même un exercice de pouvoir, seulement l’histoire est beaucoup plus compliquée et nuancée que cela. Tout d’abord, la catégorisation, ou la dénomination pour emprunter au langage de l’identité, ne se fait pas de façon unilatérale. Les subordonnés peuvent y participer, et cela les amène parfois à subvertir le processus de dénomination dans le sens de leur émancipation. Il suffit de penser à la subversion historique de la catégorie « Noir », ou à la transformation actuelle du mot « queer [19] », pour comprendre que la catégorisation ne se fait pas à sens unique. Le pouvoir est à l’évidence inégal, mais cela n’empêche pas les gens d’être capables jusqu’à un certain point d’intervenir dans la politique de dénomination. Il est important de noter que l’identité constitue toujours un lieu de résistance pour les membres de différents groupes subordonnés. Tous nous pouvons faire la distinction entre ces deux déclarations : « Je suis noir(e) » ; « Je suis une personne et il se trouve que je suis noir(e) ». La première, « Je suis noir(e) », s’empare de l’identité socialement imposée pour y amarrer fortement la subjectivité : « Je suis noir(e) » devient ainsi non pas simplement une déclaration de résistance, mais une affirmation positive de l’identification personnelle, intimement liée à des énoncés valorisants tel le slogan nationaliste Black is beautiful. Dans la seconde, « Je suis une personne et il se trouve que je suis noir(e) », l’identification personnelle réclame le passage par une certaine universalité (« Je suis d’abord une personne ») et le rejet concomitant de la catégorie imposée (noir(e)), tenue pour contingente, circonstancielle, non déterminante. Ces deux présentations contiennent chacune une part de vérité, bien sûr, mais elles fonctionnent très différemment selon le contexte politique. Arrivés en ce point, il nous faut affirmer avec force que pour les groupes maintenus dans une situation de dépendance, la stratégie de résistance la plus fructueuse consiste à occuper le terrain pour défendre une politique de la localisation sociale, au lieu de vider les lieux et de saborder cette politique.

52Le constructionnisme vulgaire déforme par conséquent les possibilités existantes de mener une politique de l’identité qui ait du sens, car il confond au moins deux manifestations distinctes, mais étroitement liées, du pouvoir. L’une correspond au pouvoir tel qu’il s’exerce simplement dans le processus de la catégorisation ; l’autre a trait au pouvoir qui induit des conséquences sociales et matérielles de cette catégorisation. Si la première ouvre la voie à la seconde, les implications politiques de leur remise en cause réciproque vont très loin. En examinant les débats sur la subordination raciale qui jalonnent l’histoire, on voit que, dans chaque cas, la contestation pouvait porter soit sur la construction de l’identité soit sur le système de subordination fondé sur cette identité. Prenons par exemple le système de ségrégation au cœur de l’affaire Plessy versus Ferguson (163 us 537, 1896), motivée par maintes dimensions de la domination raciale dont la catégorisation, le signe de la race, et la subordination des personnes ainsi stigmatisées. Plessy avait deux angles d’attaque possibles : la construction de l’identité (« Qu’est-ce qu’un Noir ? »), et le système de subordination qui en découle (« Noirs et blancs peuvent-ils s’asseoir ensemble dans un même wagon de chemin de fer ? »). Plessy a effectivement soulevé ces deux questions, en dénonçant tant la cohérence de la catégorie de race que la subordination des personnes décrétées de race noire. Pour ce qui est du premier point, il fit valoir qu’étant donné son statut de métis, la loi sur la ségrégation ne devait pas lui être appliquée. Refusant de voir dans l’argument un coup porté à la cohérence du système racial, la Cour suprême s’est simplement contentée de reproduire la dichotomie Noir/blanc contestée par Plessy : puisqu’il n’était pas blanc, en vertu de ses ancêtres colorés, le fait de n’être pas traité comme un blanc ne lui portait nullement préjudice. On sait que Plessy n’a pas mieux réussi à remettre en cause les pratiques ségrégationnistes à l’encontre des non-blancs. Lorsqu’on évalue aujourd’hui les stratégies de résistance possibles, il peut être utile de se demander lequel des deux combats engagés par Plessy dans l’affaire il aurait le mieux valu gagner : celui sur la cohérence du système de catégorisation raciale, ou celui contre la pratique de la ségrégation ?

53La même question se pose à propos de l’affaire Brown versus Board of Education (397 us 483, 1954). Entre ces deux arguments possibles sur l’inconstitutionnalité de la ségrégation, quel est celui qui servait mieux la cause de l’émancipation : imputer cette inconstitutionnalité à l’incohérence du système d’organisation raciale légitimant la ségrégation, ou soutenir qu’en portant tort aux enfants catégorisés comme Noirs elle opprimait l’ensemble de la communauté noire [20] ?

54Même si certains trouvent la question difficile, pour l’essentiel la dimension de la domination raciale la plus déconcertante, du point de vue des Afro-Américains, n’aura pas été la catégorisation raciale en tant que telle mais les innombrables procédés utilisés pour assurer systématiquement la subordination de ceux d’entre nous qui se voient ainsi définis. S’agissant en particulier des problèmes auxquels sont confrontées les femmes de couleur, lorsque, comme cela arrive souvent, les politiques de l’identité échouent à tenir leurs promesses, ce n’est pas en premier lieu parce qu’elles prennent à tort pour naturelles des catégories socialement construites, mais parce que le contenu descriptif de ces catégories et les récits qui les fondent ont privilégié certaines expériences au détriment d’autres.

55Envisageons dans cette optique le scandale Clarence Thomas/Anita Hill. Lors des auditions organisées au Sénat pour confirmer la nomination de Clarence Thomas à la Cour suprême, si Anita Hill, qui accusait Thomas de harcèlement sexuel, s’est vue dépossédée de ses arguments, c’est en partie parce qu’elle s’est retrouvée coincée entre les interprétations dominantes du féminisme et de l’antiracisme. Prise entre deux tropes narratifs concurrents — d’un côté le viol, mis en avant par les féministes, de l’autre le lynchage, mis en avant par Thomas et ses partisans —, elle ne pouvait rien dire des dimensions raciale et genrée de sa position. On pourrait présenter ce dilemme comme la conséquence de l’essentialisation de l’« être noir » par l’antiracisme et de l’« être femme » par le féminisme. Cela ne nous mène cependant pas assez loin, car le problème n’est pas simplement de nature linguistique ou philosophique. Il est spécifiquement politique : ce qui est dit du genre l’est à partir de l’expérience des bourgeoises blanches ; ce qui est dit de la race l’est à partir de l’expérience des Noirs de sexe masculin. La solution ne passe pas simplement par une défense de la multiplicité des identités ou une remise en cause de l’essentialisme en général. Dans le cas de Hill, par exemple, il aurait au contraire fallu affirmer ces aspects fondamentaux de sa position (ou de sa « localisation ») qui précisément étaient gommés, y compris par ses défenseurs. En d’autres termes, il aurait fallu préciser quelle différence faisait sa différence.

56Si, comme je l’affirme, l’histoire et le contexte déterminent l’utilité de la politique de l’identité, comment comprendre cette politique aujourd’hui, notamment à la lumière de la reconnaissance des multiples dimensions de l’identité ? Plus précisément, qu’entendons-nous lorsque nous avançons que les discours antiracistes occultent les identités de genre de même que les discours féministes occultent les identités de race ? Est-ce que cela signifie que nous ne pouvons pas parler de l’identité ? Ou que tout discours s’y rapportant doit reconnaître que la construction de nos identités passe par l’intersection de dimensions multiples ? Pour commencer à répondre à ces questions, il faut au préalable reconnaître que les groupes identitaires organisés dans lesquels nous nous retrouvons sont en fait des coalitions, ou à tout le moins des coalitions potentielles qui attendent de se former.

57Dans le contexte de l’antiracisme, ce n’est pas parce que nous reconnaissons que la politique de l’identité telle qu’elle est couramment comprise marginalise les expériences intersectionnelles des femmes de couleur que nous devons pour autant renoncer à essayer de nous organiser en tant que communautés de couleur. L’intersectionnalité nous offre au contraire une base pour reconceptualiser la race comme une coalition entre hommes et femmes de couleur. Dans le cas du viol, par exemple, elle nous permet d’expliquer pourquoi les femmes de couleur doivent laisser tomber l’argument général qui, au nom des intérêts de la race, recommande d’éviter tout affrontement sur la question du viol intraracial. Elle nous donne aussi les moyens de réfléchir à d’autres formes de marginalisation. Ainsi la race peut-elle être au départ d’une coalition d’hétérosexuels et d’homosexuels de couleur, et servir de la sorte de point d’appui à une critique des églises et des institutions culturelles qui reproduisent l’hétérosexisme.

58Une fois l’identité ainsi reconceptualisée, sans doute comprendrons-nous mieux — et peut-être trouverons-nous aussi le courage de contester — la nécessité de ces groupes où après tout, en un sens, nous nous sentons « chez nous », en raison justement de ces parties de nous qui n’ont pas droit de cité « chez nous ». La démarche demande énormément d’énergie et suscite beaucoup d’angoisse. Au mieux nous pouvons espérer oser alors dénoncer les exclusions et les marginalisations internes, attirer l’attention sur la manière dont l’identité du « groupe » tout entier s’articule autour des identités intersectionnelles de quelques-un(e)s de ses membres. Reconnaître que la politique de l’identité se développe au point d’intersection des catégories paraît donc plus fructueux que contester la possibilité même de dire quelque chose des catégories. En prenant conscience de l’intersectionnalité, nous devrions mieux pouvoir identifier nos différences et les justifier, négocier aussi les moyens grâce auxquels ces différences trouveront à s’exprimer dans la construction de la politique du groupe.

Notes

  • [*]
    Cet article, dans une version plus longue, a d’abord été publié dans Martha Albertson Fineman, Rixanne Mykitiuk (eds), The Public Nature of Private Violence (New York, Routledge, 1994), sous le titre « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color » (p. 93-118). Nous remercions Kimberlé Williams Crenshaw de nous avoir permis de le publier en français (ndlr).
  • [1]
    Je reste redevable aux nombreuses personnes qui m’ont soutenue au cours de ce projet. Pour l’aide inappréciable qu’elles m’ont apportée en facilitant les études de terrain sur lesquelles s’appuie cet article, je tiens à remercier Maria Blanco, Margaret Cambrick, Joan Creer, Estelle Cheung, Nilda Rimonte et Fred Smith. Je dois beaucoup aux remarques de Taunya Banks, Mark Barenberg, Darcy Calkins, Adrienne Davis, Gina Dent, Brent Edwards, Paul Gewirtz, Lani Guinier, Neil Gotanda, Joel Handier, Duncan Kennedy, Henry Monaghan, Elizabeth Schneider et Kendall Thomas. Gary Peller et Richard Yarborough ont droit à toute ma reconnaissance. Jayne Lee, Paula Puryear, Yancy Garrido, Eugenia Gifford et Leti Volpp m’ont apporté un concours précieux dans les tâches de recherche. Je suis aussi très reconnaissante d’avoir pu bénéficier de l’aide du Conseil de l’université de l’ucla, du Centre d’études afro-américaines de l’ucla, de la fondation Reed et de la faculté de droit de Columbia.
  • [2]
    Émancipation traduit l’anglais empowerment, soit, dans ce contexte, l’acquisition progressive de capacités qui rendent les individus plus forts, plus indépendants, et leur permettent donc de mieux s’assumer ; dans ce sens, émancipation doit donc s’entendre non comme un état abouti, mais comme un processus d’autonomisation. Il était plus difficile de trouver un équivalent français à disempowerment, qui désigne une négation de droits, de reconnaissance, et renvoie à une situation de privation, une « dépossession » (terme retenu pour la traduction) qui n’est pas seulement matérielle (ndlt).
  • [3]
    L’étude de terrain à Los Angeles (Californie) porte sur le refuge Jenessee, le seul de la côte ouest à accueillir en priorité les femmes noires, et sur le Refuge pour toutes (Everywoman Shelter) qui accueille en priorité des femmes asiatiques. Par ailleurs, j’ai eu des entretiens avec Estelle Cheung à la fondation juridique Asian Pacific, ainsi qu’avec une représentante de La Casa, refuge ouvert dans la communauté majoritairement hispanique de Los Angeles Est.
  • [4]
    Une responsable d’un des refuges expliquait que près de 85 % des femmes battues retournent vivre avec leur agresseur parce qu’elles n’arrivent pas à trouver un emploi et un logement. Les Afro-Américains sont plus stigmatisés que les autres groupes raciaux, et cette ségrégation touche toutes les classes sociales. Des enquêtes récentes sur la ville de Washington et sa banlieue montrent que 64 % des Noirs qui cherchent à louer des appartements dans les quartiers blancs sont victimes de discrimination (Thompson 1991, D1). Si les chercheurs avaient intégré les facteurs genre et situation familiale dans l’équation, les résultats statistiques seraient encore plus accablants.
  • [5]
    Il existe, du fait des différences raciales, un contraste intéressant entre la politique suivie au refuge Jenessee et celle des refuges extérieurs à la communauté noire. Contrairement aux autres centres de Los Angeles, Jenessee accepte en effet de travailler avec des hommes. Selon ses responsables, cette ligne de conduite repose sur la conviction que dans la mesure où les Afro-Américains doivent rester solidaires entre eux pour lutter ensemble contre le racisme, les programmes de lutte contre la violence mis en œuvre dans la communauté afro-américaine ne peuvent pas stigmatiser les hommes. Pour un exposé sur les différents besoins des femmes noires battues, cf. Richie (1985, p. 40).
  • [6]
    J’utilise indifféremment, tout au long de cet article, les termes « Noir » et « Afro-Américain ». Quand j’emploie Noir comme un substantif, je l’écris avec une majuscule car « les Noirs, de même que les Asiatiques, les Hispaniques et autres “minorités” constituent un groupe culturel spécifique qui, en tant que tel, exige d’être connoté comme un nom propre » (Crenshaw 1988, p. 1332, cit. Mackinnon 1982, p. 516). Conformément à cette logique, je ne mets pas de majuscule au mot « blanc », qui n’est pas un nom propre puisque les blancs ne constituent pas un groupe culturel spécifique. Et pour la même raison j’écris « femmes de couleur » sans majuscules.
  • [7]
    8 U.S.C. + s 1186a, 1988.
  • [8]
    Lesdits amendements stipulent que pour obtenir la levée du statut de résident temporaire, « le conjoint étranger et le conjoint demandeur (s’il n’est pas décédé) doivent adresser ensemble au ministre de la Justice […] une lettre sollicitant la levée de ce statut provisoire et attestant (sous peine de parjure) la réalité des informations fournies » (8 U.S.C. + s 1186a(b)(1)(A)). Les dispenses, laissées à la discrétion du ministre de la Justice, ne sont éventuellement accordées que lorsque le conjoint étranger peut apporter la preuve que son expulsion mettrait ses jours en danger, ou que le mariage qui lui permet de faire cette démarche a été rompu pour des motifs recevables (+ s 1186a(c)(4)). L’octroi de ces dispenses prévues pour les cas d’extrême nécessité ne suffit pas à assurer la protection des femmes battues.
  • [9]
    Loi sur l’immigration de 1990, Pub. L. n° 101-649, 104 Stat. 4978. h.r. Rep. N° 723(i), 101st Cong. 2d Sess. 78 (1990), repris dans usccan 1990, 6710, 6758.
  • [10]
    Il ne fait guère de doute que leur incapacité à s’exprimer en anglais handicape gravement la volonté d’indépendance de ces femmes. Certaines de celles qui ont vu leurs demandes d’hébergement repoussées étaient encore désavantagées par le fait qu’elles n’avaient pas la citoyenneté américaine et séjournaient parfois illégalement dans le pays. Le seul moyen trouvé par le personnel du refuge pour les aider consistait, dans certains cas, à les rapprocher de leurs familles d’origine (Pagelow 1981, p. 96-97). Souvent d’ailleurs, les enquêtes sur la violence conjugale ne prennent même pas en compte les femmes non anglophones, en raison notamment des difficultés linguistiques. Témoin cette remarque qui, à propos des données statistiques d’une enquête, précise qu’une « proportion inconnue des femmes des groupes minoritaires ont été exclues de l’échantillon à cause des difficultés linguistiques » (Pagelow 1981, p. 96). Pour pallier la non-prise en charge des femmes de couleur par de nombreux refuges, des programmes spécialement conçus à l’intention des femmes issues de communautés particulières ont été mis sur pied. Les programmes comportent parfois une assistance téléphonique disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
  • [11]
    Le refuge Rosa Parks et la ligne sos Viol de Compton, tous deux destinés à la communauté afro-américaine, sont ainsi en conflit constant avec leurs bailleurs de fonds sur la part en argent et en heures à consacrer aux femmes à qui ils s’adressent. Entretien avec Joan Greer, directrice générale du refuge Rosa Parks, Los Angeles, avril 1990.
  • [12]
    Entretien avec Joan Greer, avril 1990.
  • [13]
    Généralement classées en fonction soit du sexe, soit de la race, les statistiques criminelles ne croisent jamais ces deux variables. Sachant que la plupart des personnes violées sont des femmes, la ventilation par race révèle, au mieux, le taux de viol des femmes noires. Au moins, c’est un début, mais les chiffres relatifs aux autres femmes non blanches sont extrêmement difficiles à obtenir. S’il existe des statistiques pour les Hispaniques, il n’y en a pratiquement pas pour les Asiatiques et les Amérindiennes.
  • [14]
    Les arguments avancés par Ali sont à cet égard très proches de ceux des néoconservateurs, qui attribuent à l’effondrement des valeurs familiales patriarcales les nombreux fléaux sociaux dont souffre l’Amérique noire (cf. Raspberry 1989, p. C15 ; Will 1986a, p. A23, et 1986b, p. 9). Ils offrent également des ressemblances frappantes avec le trop fameux « Rapport Moynihan » sur la famille noire, dû au sénateur Daniel P. Moynihan (démocrate, New York). Dans un chapitre tristement célèbre de ce document (« lmbroglio pathologique »), Moynihan déclare notamment que les Noirs se sont vus imposer une structure matriarcale dont le décalage par rapport au reste de la société américaine retarde gravement le progrès du groupe dans son ensemble et fait peser sur les épaules de l’homme noir un poids accablant qui, par voie de conséquence, écrase aussi la plupart des femmes noires.
  • [15]
    Les sources de cette résistance font apparaître une différence intéressante entre les communautés asiatico-américaine et afro-américaine. Dans cette dernière, la résistance vient généralement de la volonté de ne pas accréditer les stéréotypes négatifs qui présentent les Afro-Américains comme des individus intrinsèquement violents ; les membres des communautés asiatiques ont davantage le souci de ne pas ternir le mythe d’une minorité exemplaire (Entretien avec Nilda Rimonte, directrice du refuge Everywoman Shelter de Los Angeles, 19 avril 1991). Le 14 janvier 1991, le sénateur démocrate Joseph Biden (Delaware) a présenté au Sénat le 15e projet de la loi sur les violences contre les femmes adoptée la même année (S15, 102e Cong. 1re session, 1991). Ce texte législatif complet sur la criminalité contre les femmes est assorti d’un ensemble de mesures destinées à assurer leur sécurité dans la rue, à la maison et sur les campus. Plus précisément, son titre iii institue un recours en droit civil pour les agressions perpétrées en raison du sexe de la victime (+ 52, 301). Les attendus de cette loi précisent notamment : 1) « Les crimes motivés par le sexe de la victime sont des crimes de haine commis en violation du droit de la victime à ne subir aucune discrimination en raison de son sexe », et 2) « La loi actuelle [ne prévoit pas de recours au civil] pour les crimes sexistes commis dans l’espace public ou privé » (S. Rep., n° 197, 102e Cong., 1re session, 27, 1991).
  • [16]
    Table ronde sur le racisme et les mouvements contre la violence conjugale, 2 avril 1992 (transcription archivée à la Stanford Law Review). Les trois intervenantes (Diana Campos, directrice du Projet bilingue en direction des groupes défavorisés proposé par la Coalition de l’État de New York contre les violences conjugales ; Elsa A. Rios, responsable du Projet d’intervention en faveur des femmes victimes de violence mis en place à Harlem Est ; et Haydee Rosario, assistante sociale à Harlem Est et bénévole dans le Projet d’intervention) ont fait état des conflits d’ordre racial et culturel dont elles ont été témoins lorsqu’elles travaillaient avec la Coalition contre les violences conjugales de l’État de New York, un organisme de surveillance chargé de répartir les ressources entre les refuges pour femmes battues de l’État et, sur un plan plus général, de fixer les priorités des refuges faisant partie de la coalition.
  • [17]
    Je fais après d’autres ce lien entre anti-essentialisme et postmodernisme. Cf., sur un plan général, Nicholson (1990).
  • [18]
    Je ne veux pas insinuer par là que tous les théoriciens et théoriciennes qui ont formulé des critiques anti-essentialistes donneraient dans ce constructionnisme vulgaire. Les anti-essentialistes s’abstiennent d’ailleurs de ces initiatives déconcertantes et seraient sûrement ouverts à l’essentiel de la critique ici avancée. Parler de constructionnisme vulgaire me permet de distinguer entre ces anti-essentialistes qui ménagent la politique de l’identité et les autres, qui s’y refusent.
  • [19]
    Queer signifie « bizarre », au sens de « louche », et en argot courant c’est une injure lancée à ceux qu’on veut traiter de « pédé » ou de « gouine ». Un peu comme ces deux termes en France, il a été repris dans les années quatre-vingt par les gays et les lesbiennes des États-Unis, puis en est venu à désigner, au-delà de l’ensemble des pratiques et comportements sexuels autres que strictement hétérosexuels, celles et ceux qui par l’orientation sexuelle ou leur identité de genre refusent de se conformer à la norme. Judith Butler (1993), compare d’ailleurs l’évolution de ce terme à celle qu’a connue le mot nigger (« nègre ») tel qu’il est parfois utilisé dans la communauté afro-américaine (ndlt).
  • [20]
    Cette affaire est un jalon important dans la lutte contre la ségrégation. La Cour suprême a annulé à cette occasion l’arrêt rendu dans l’affaire précédente (Plessy versus Ferguson), lequel justifiait la ségrégation au nom du principe separate but equal formulé pour contourner le 14e amendement (introduit en 1868, ce dernier octroie la citoyenneté à toute personne née aux États-Unis et impose aux États de l’Union d’accorder à tous les citoyens la même protection juridique). Alors qu’en 1896 l’arrêt Plessy versus Ferguson avait entériné la ségrégation en la déclarant conforme à la Constitution, en 1954, les neuf juges de la Cour suprême ont au contraire statué à l’unanimité sur l’inconstitutionnalité de la doctrine separate but equal, au moins s’agissant du domaine de l’enseignement.
Français

Résumé

Les discours féministes et antiracistes contemporains n’ont pas su repérer les points d’intersection du racisme et du patriarcat. Face à ces difficultés, cet article propose une approche originale : l’intersectionnalité. La première partie traite de l’intersectionnalité structurelle — de la manière dont le positionnement des femmes de couleur, à l’intersection de la race et du genre, rend leur expérience concrète de la violence conjugale, du viol et des mesures pour y remédier qualitativement différente de celle des femmes blanches. La seconde partie porte sur l’intersectionnalité politique : notamment la marginalisation de la question de la violence contre les femmes de couleur induite par les politiques féministes et antiracistes. Enfin, l’article conclut par l’examen des conséquences de l’approche intersectionnelle dans le champ plus large de la politique de l’identité contemporaine. [*]

Mots-clés

  • intersectionnalité
  • violences contre les femmes
  • féminisme
  • black feminism
  • racisme
  • politiques identitaires
  • États-Unis

Références

  • Ali Shahrazad (1989). The Blackman’s Guide to Understanding the Blackwoman. Philadelphia, Civilized Publications.
  • Banales Jorge (1990). « Abuse Among Immigrants. As Their Numbers Grow So Does the Need for Services ». Washington Post, October 16.
  • Borgmann Caitlin (1990). « Battered Women’s Substantive Due Process Claims: Can Orders of Protection Deflect DeShaney? » N.Y.U. Law Review, n° 65.
  • Butler Judith (1993). Bodies that Matter: On the Discursive Limits of « Sex ». New York, Routledge.
  • Clark Natalie Loder (1987). « Crime Begins At Home: Let’s Stop Punishing Victims and Perpetuating Violence ». William & Mary Law Review, n° 28.
  • Collins Patricia Hill (1990). Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness and the Politics of Empowerment. Boston, Unwin Hyman.
  • Crenshaw Kimberlé W. (1988). « Race, Reform and Retrenchment: Transformation and Legitimation in Anti Discrimination Law ». Harvard Law Review, n° 101.
  • Early Gerald (1988). « Her Picture in the Papers: Remembering Some Black Women ». Antaeus, n° 9, Spring.
  • Field Hubert S., Bienen Leigh B. (1980). Jurors and Rape: A Study in Psychology and Law. Lexington, ma, Lexington Books.
  • En ligneHarris Trudier (1984). « On the Color Purple, Stereotypes, and Silence ». Black American Literature Forum, n° 18.
  • MacKinnon Catharine A. (1982). « Feminism, Marxism, Method and the State: An Agenda for Theory ». Signs, n° 7.
  • Matthews Nancy Anne (1989). « Stopping Rape or Managing its Consequences? State Intervention and Feminist Resistance in the Los Angeles Anti-Rape Movement, 1972-1987 ». PhD. dissertation, University of California, Los Angeles.
  • Nicholson Linda (1990). Feminism/Postmodernism. New York, Routledge.
  • Pagelow Mildred Daley (1981). Woman-Battering: Victims and their Experiences. Beverly Hills, Sage Publications.
  • Pinckney Daryl (1987). « Black Victims, Black Villains ». New York Review of Books, January 29.
  • Raspberry William (1989). « If We Are to Rescue American Families, We Have to Save the Boys ». Chicago Tribune, July 19.
  • Richie Beth (1985). « Battered Black Women: A Challenge for the Black Community ». The Black Scholar, n° 16.
  • Sénat (1991). « “Women and Violence”: Hearings Before the Senate Committee on the Judiciary on Legislation to Reduce the Growing Problem of Violent Crime Against Women ». 101st Congress, 2d Session.
  • Straus Murray, Gelles Richard J., Steinmetz Suzanne K. (1980). Behind Closed Doors: Violence in the American Family. Garden City, ny, Anchor Press.
  • Thompson Tracey (1991). « Study Finds “Persistent” Racial Bias in Area’s Rental Housing ». Washington Post, January 31.
  • Walker Alice (1982). The Color Purple. London, Women’s Press [(1986). La couleur pourpre. Paris, Robert Laffont].
  • Walker Lenore E. (1989). Terrifying Love: Why Battered Women Kill and How Society Responds. New York, Harper & Row.
  • Walt Vivienne (1990). « Immigrant Abuse: Nowhere to Hide; Women Fear Deportation, Experts Say ». Newsday, December 2.
  • Will George F. (1986a). « Voting Rights Won’t Fix It ». Washington Post, January 23.
  • — (1986b). « “White Racism” Doesn’t Make Blacks Mere Victims of Fate ». Milwaukee Journal, February 21.
Kimberlé Williams Crenshaw
Traduit de l’anglais (américain) par 
Oristelle Bonis
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2012
https://doi.org/10.3917/cdge.039.0051
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour L'Harmattan © L'Harmattan. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...