CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1On connaît Olympe de Gouges surtout par sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne de 1791, où elle affirme que tous les droits des hommes énumérés par les révolutionnaires de 1789 appartiennent aussi aux femmes. Pourtant, à mes yeux, c’est dans un long traité datant de 1788 que l’on trouve ses lignes les plus mémorables. C’est sa version à elle du Contrat social, qu’elle n’hésite pas à considérer comme égale, voire supérieure à celle de Rousseau. Elle y présente des dizaines de propositions de réforme sociale et politique, ainsi que de longues critiques des attitudes et des pratiques de ses contemporains. À un endroit, elle interrompt une très longue diatribe par une observation particulièrement fine :

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Si j’allois plus avant sur cette matière, commente-t-elle, je pourrois m’étendre trop loin, et m’attirer l’inimitié des hommes parvenus, qui, sans réfléchir sur mes bonnes vues, ni approfondir mes bonnes intentions, me condamneroient impitoyablement comme une femme qui n’a que des paradoxes à offrir, et non des problèmes faciles à résoudre.
(Gouges (de) 1788, p. 23)

3Au risque d’une « condamnation sans pitié », « en tant que femme n’ayant que des paradoxes à proposer et aucun problème facile à résoudre », Olympe de Gouges affirme qu’il n’existe pas de réponses simples aux questions de l’égalité et de la différence, des droits individuels et des identités de groupe, qui ont fait l’objet de débats très vifs : présenter ces termes comme opposés ne permet pas de saisir la façon dont ils s’articulent. C’est bien davantage en admettant et en préservant une tension nécessaire entre égalité et différence, entre droits individuels et identités de groupe que l’on atteindra les meilleurs résultats démocratiques.

4Aux États-Unis, les débats sur l’égalité et la différence, les droits individuels et les identités de groupe prennent une forme polarisée dont j’évoquerai ici plusieurs exemples. L’action positive a été contestée en tant que forme de « préférence de groupe » qui, elle, introduirait des distinctions entre les individus ; les lois contre la discrimination des homosexuels ont été abrogées sous prétexte qu’elles confèrent des droits spécifiques superflus dont les individus ne profitent pas ; la campagne pour introduire plus de diversité à l’Université, dans les facultés de droit ou de médecine, a rencontré des résistances : l’attention portée à l’identité de groupe aurait pour effet de compromettre l’évaluation du mérite objectif de tout candidat individuel ; les partisans du multiculturalisme insistent pour que les groupes identitaires soient représentés dans toute leur diversité dans les programmes éducatifs, alors que ses opposants s’inquiètent de ce que les cursus distincts des groupes raciaux et ethniques risquent de favoriser « le virus du tribalisme » ou « la désunion de l’Amérique ». Les pressions en faveur de l’embauche de représentants de groupes minoritaires pour assurer les enseignements sur les minorités ont rencontré des résistances au motif qu’il n’existe pas nécessairement de corrélation entre l’ethnicité, la race [1] et le genre de quiconque et son expertise savante. Doit-on être femme pour enseigner l’histoire des femmes ? Noir pour enseigner la littérature afro-américaine ? Juif pour diriger un programme d’études juives ? D’âpres conflits se sont également engagés sur la question de savoir s’il est légitime de proposer des écoles séparées aux hommes et aux femmes, aux filles et aux garçons. L’égalité exige-t-elle les mêmes conditions pour chacun, indépendamment du sexe ? Quand des équipements séparés — la Citadelle ou l’Institut militaire de Virginie — sont-ils préjudiciables (comme l’a décidé la Cour suprême) ? Et quand sont-ils bénéfiques, comme les partisans de prestigieux établissements universitaires féminins ou les fondateurs d’une école réservée aux filles à Harlem affirment qu’ils le sont ? La question du quand, sous quelles conditions, et comment admettre les groupes identitaires ou les ignorer s’étend également aux domaines économique et politique. Désigner la grossesse comme une incapacité pour des raisons liées à l’assurance maladie place-t-il les femmes sur un pied d’égalité avec les hommes dans le travail, ou cela ne revient-il pas à dévaluer une expérience — et une fonction sociale — qui n’appartiennent qu’aux femmes ? On a refusé de redessiner les limites de circonscriptions électorales pour augmenter le nombre des représentants élus de minorités. C’eût été non seulement valider une « conscience de race » mais saper le principe selon lequel tout individu peut — et devrait — être capable de représenter les divers intérêts de ses électeurs. La démocratie représentative, affirme-t-on, ne se soucie pas d’une représentation proportionnelle des groupes sociaux. Le théâtre, bien que domaine de l’illusion et de l’imagination, n’est pas resté en dehors de ce questionnement. Les Noirs devraient-ils tenir des rôles de Blancs ou vice versa ? Des Caucasiens peuvent-ils tenir le rôle d’Eurasiens ? Les controverses sur cette dernière question ont failli être la cause de l’annulation, en 1990, de la production à Broadway de la comédie musicale Miss Saigon[2].

Groupes ou individus ?

5À l’heure actuelle, la question est posée comme un choix évident. Si vous choisissez l’un, vous écartez l’autre. Pour certains, les appartenances de groupes empêchent que quiconque soit traité comme un individu. Les individus doivent être évalués pour eux-mêmes et non pour les caractéristiques qui leur sont attribuées en tant que membres de groupes. L’égalité ne peut s’appliquer que lorsque les individus sont jugés comme individus. C’est une position, le plus souvent légitimée par une interprétation stricte de la Constitution et du Bill of Rights, selon laquelle l’égalité ne signifie que l’égalité présumée des individus devant la loi. L’autre bord déclare que les individus ne sont pas traités équitablement — par le droit et par la société en général —, tant que la même valeur n’est pas accordée aux groupes auxquels ils s’identifient. Aussi longtemps qu’existent des partis pris, des préjugés et une discrimination, les individus ne seront pas évalués selon les mêmes critères ; éliminer la discrimination exige de prendre en compte le statut économique, politique et social des groupes. Mais quels groupes ? Les Noirs ou les Afro-Américains forment-ils une catégorie assez large, ou trop importante, pour traiter les expériences et les besoins spécifiques des Américains bi-raciaux ? Sous quelle bannière lesbiennes et gays d’origine irlandaise devraient-ils manifester à la parade de la Saint Patrick ? Une catégorie, quelle qu’elle soit, est-elle assez vaste pour rassembler tous ceux qu’elle inclut ? Le philosophe Anthony Appiah s’inquiète des politiques identitaires en ces termes :

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Exiger le respect des personnes, en tant que noirs et en tant que gays suppose l’existence de modèles ajustés à l’Afro-Américain ou au désir homosexuel… On verra apparaître des manières correctes d’être noir et gay, avec des attentes à satisfaire, et l’émergence de revendications. Quiconque prend au sérieux l’autonomie se demandera alors si nous n’avons pas remplacé une sorte de tyrannie par une autre.
(cité par Minow 1997, p. 56)

7Appiah pose le problème en opposant groupes et individus, mais il ne choisit pas et ne peut choisir une position plutôt qu’une autre. La possibilité d’autonomie individuelle pour un Noir, un homosexuel, dit-il, dépend de la capacité à assurer le respect de ces groupes. En même temps, l’autonomie individuelle est restreinte par les modèles que ces derniers proposent. Le commentaire d’Appiah met au jour ce que, dans un autre contexte, la théoricienne du droit Martha Minow a appelé « le dilemme de la différence », et que je souhaite poser en termes de paradoxe.

8Il existe plusieurs définitions du paradoxe (Scott 1998, p. 21). En logique, un paradoxe est une proposition insoluble, qui est en même temps vraie et fausse. L’exemple classique en est la déclaration du menteur : je mens. En rhétorique et en théorie esthétique, le paradoxe est une indication de la capacité à réaliser un équilibre complexe entre pensées et sentiments contraires, et donc un signe de créativité poétique. L’usage ordinaire emploie le mot « paradoxe » pour signifier une opinion qui défie l’orthodoxie dominante, qui est contraire à l’opinion reçue. En un sens, mes paradoxes participent de toutes ces significations, car ils défient ce qui me semble être une tendance largement répandue à polariser le débat en insistant sur des choix en termes de « ou bien/ou bien ». Je dirai, plutôt, que les individus et les groupes, l’égalité et la différence, ne sont pas des concepts opposés, mais qu’ils sont interdépendants et nécessairement en tension. Les tensions s’exercent selon des modalités historiquement déterminées et il est préférable de les analyser dans leurs configurations politiques spécifiques, et non en tant que choix intemporels d’ordre moral ou éthique.

9Les paradoxes qui sont au cœur de mon raisonnement peuvent sembler très abstraits au premier regard, mais ils prennent sens à la lumière de divers exemples historiques que j’entends évoquer ici. Ces paradoxes sont les suivants :

  • L’égalité est un principe absolu et une pratique historique contingente.
  • Les identités de groupe définissent les individus et dénient la pleine expression ou la pleine réalisation de leur individualité.
  • Les revendications d’égalité impliquent l’acceptation et le rejet de l’identité de groupe découlant de discriminations. Ou pour le dire d’une autre manière : les termes de l’exclusion sur lesquels se fonde la discrimination sont, en même temps, refusés et reproduits dans les revendications d’inclusion.

L’égalité est un principe absolu

10Il ne s’agit pas là de l’absence ou de l’élimination de la différence, mais de la reconnaissance de la différence et de la décision de l’ignorer ou de la prendre en compte. R.R. Palmer affirme ainsi dans le Dictionary of the History of Ideas :

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L’égalité implique un acte de choix, grâce auquel certaines différences sont minimisées ou ignorées, alors que d’autres sont maximisées et autorisées à se développer.
(1973-1974, p. 139)

12À l’époque de la Révolution française, l’égalité a été proclamée comme principe général, comme promesse que tous les individus seraient considérés comme des semblables du point de vue de la participation politique et de la représentation légale. Mais, initialement, la citoyenneté n’a été accordée qu’à ceux qui possédaient un certain nombre de biens ; elle a été refusée à ceux qui étaient trop pauvres ou trop dépendants pour disposer de l’autonomie de pensée exigée de citoyens. La citoyenneté a également été refusée — jusqu’en 1794 — aux esclaves, parce qu’ils étaient la propriété d’autres individus, et aux femmes parce que leurs obligations domestiques et maternelles étaient censées les exclure de la participation politique. « Depuis quand est-il permis d’abjurer son sexe ? », tonnait le jacobin Pierre-Gaspard Chaumette, face aux revendications des femmes voulant participer aux clubs politiques.

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Depuis quand est-il décent de voir des femmes abandonner les soins pieux de leur ménage, le berceau de leurs enfants, pour venir sur les places publiques, dans les tribunes aux harangues, à la barre du Sénat ? Est-ce aux hommes que la nature a confié les soins domestiques ? Nous a-t-elle donné des mamelles pour allaiter nos enfants ?
(Cité par Duhet 1971, p. 154-155)

14Les disparités de naissance, de rang et de statut social entre les hommes étaient alors considérées comme sans importance ; les disparités de fortune, de couleur et de genre, elles, importaient. Le marquis de Condorcet — dont la mort, en 1792, a privé les femmes d’un avocat éloquent — s’étonnait des raisons de l’exclusion des femmes de la citoyenneté, alors que, disait-il, elles disposent comme les hommes de capacités morales et de raison.

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Il serait difficile de prouver que les femmes sont incapables d’exercer les droits de la citoyenneté. Pourquoi est-ce que des êtres exposés à des grossesses, et à d’autres indispositions passagères, ne pourraient-ils exercer des droits dont on n’a jamais imaginé de priver les gens qui ont la goutte tous les hivers, et qui s’enrhument aisément ?
(1790, in Œuvres de Condorcet (1847), p. 122)

16Si Condorcet était certain que les femmes devaient jouir de la citoyenneté, il en était moins assuré quant aux Noirs. Pour lui, comme pour d’autres révolutionnaires, la question consistait à savoir quelles différences importaient ou non pour que soit garantie l’égalité des droits politiques.

17En mathématiques, selon l’Oxford English Dictionary, l’égalité rend compte de quantités de choses égales, d’exactes correspondances, mais en tant que concept social, l’égalité est une notion moins précise. Bien qu’elle suggère une identité d’ordre mathématique, elle signifie en pratique :

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Posséder à un degré semblable une qualité ou un attribut spécifié ou suggéré ; être au même niveau du point de vue du rang, de la dignité, du pouvoir, de la capacité, de la réussite ou de l’excellence ; disposer des mêmes droits et privilèges.

19La relation entre qualités, positions sociales et droits a varié au cours du temps. Depuis les révolutions démocratiques du XVIIIe siècle, en Occident, l’égalité s’est le plus souvent référée aux droits — des droits appartenant en principe de façon universelle à tous les individus, indépendamment de leurs différentes caractéristiques sociales. En fait, la notion abstraite d’individu n’était pas aussi universellement inclusive qu’il y paraissait alors. Selon Steven Lukes, l’individu était censé posséder « un ensemble de caractéristiques et de tendances psychologiques invariables » revenant à exclure ceux qui ne correspondaient pas à la norme (1973, p. 145). À la fin du XVIIIe siècle, des psychologues, des médecins et des philosophes ont avancé que les différences physiques de peau et d’organes corporels conféraient à certains la qualité d’individu et à d’autres pas. L’anatomiste Jacques-Louis Moreau, commentant Rousseau à sa manière, affirmait que la localisation des organes génitaux, à l’intérieur du corps chez les femmes, à l’extérieur chez les hommes, déterminait la portée de leur influence :

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L’influence interne rappelle continuellement les femmes à leur sexe… l’homme n’est mâle qu’à certains moments, mais la femme est femelle tout au long de sa vie.
(cité par Knibiehler 1976, p. 835)

21Les hommes étaient des individus, parce qu’ils étaient capables de transcender le sexe ; les femmes, ne cessant jamais d’être femmes, ne pouvaient donc prétendre au statut d’individu. Étant dépourvues de cette ressemblance avec les hommes, elles ne pouvaient être considérées comme leurs égales, et donc comme des citoyennes. Il est intéressant ici — et important pour la suite de l’exposé — de noter que, selon cette argumentation, l’égalité se rapporte aux individus et l’exclusion aux groupes. C’est parce qu’elles étaient supposées appartenir à une catégorie dotée de caractéristiques spécifiques que les femmes n’étaient pas considérées comme les égales des hommes. Le criminologue italien Cesare Lombroso l’exprimait ainsi à la fin du XIXe siècle :

22

La femme est typique, tandis que l’homme est original ; la physionomie de la première appartient à la moyenne, celle du second est originale.
(Lombroso, Ferrero 1896, p. 1)

23Les attributs précis ou implicites qui établissent le critère de l’égalité ont changé au cours des deux cents et quelques années qui se sont écoulées depuis la proclamation que « Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables » [3]. À l’heure actuelle, il est peu d’endroits au monde — s’il en existe — où l’on empêche les individus de voter en raison de leur race ou de leur sexe, bien que des différences sensibles persistent quant à l’accès à l’éducation, à l’emploi et à d’autres ressources sociales. Et ces différences sont à l’origine de luttes politiques importantes, qui se réfèrent à la fois à la promesse d’égalité universelle — égalité ne reconnaissant aucune différence — et aux normes spécifiques élaborées au cours de l’histoire qui, selon l’époque, prennent en compte certaines différences, et d’autres non.

24Pour dire les choses autrement : l’idée que tous les individus puissent être traités de manière égale a inspiré ceux qui se sont trouvés exclus de l’accès à ce qu’eux-mêmes, ou la société à laquelle ils appartenaient, considéraient comme un droit —l’éducation, le travail, un salaire suffisant, la propriété, la citoyenneté. Ils ont donc revendiqué l’inclusion, en contestant les critères qui garantissaient l’égalité à certains et la refusaient à d’autres. En 1848, les travailleurs démocrates-socialistes qui, en France, exigeaient le suffrage universel, affirmaient :

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Il n’y aura pas de citoyen qui puisse dire à un autre « tu es plus souverain que moi ».

26Mais — et cela nous mène à la série suivante de paradoxes — c’était en tant que travailleurs, et non en tant qu’individus, que ces hommes revendiquaient la reconnaissance de leurs droits individuels.

Les identités de groupe définissent les individus

27Les identités de groupe sont partie intégrante de la vie sociale et politique et les différences de groupe peuvent devenir visibles, saillantes et dérangeantes dans des contextes politiques spécifiques. C’est dans ces moments-là — lorsque ces différences légitiment les exclusions, que les hiérarchies économiques et sociales avantagent certains groupes aux dépens d’autres, qu’un ensemble de caractéristiques biologiques, religieuses, ethniques ou culturelles est valorisé au détriment d’un autre — qu’apparaît une tension entre les individus et les groupes. Les individus pour lesquels les identités de groupe ne représentaient que les multiples facettes de l’individualité se retrouvent déterminés par un élément unique : l’identité religieuse, ethnique, raciale ou de genre. L’article « Minorités » de l’International Encyclopedia of the Social Sciences présente ainsi ce processus politique :

28

Les groupes ne sont pas « naturellement » ou « inévitablement » différenciés. Les cultures doivent les définir comme différenciés avant qu’ils ne le soient. Des personnes de races, de nationalités, de religions ou de langues différentes peuvent vivre ensemble pendant des générations, s’amalgamant et s’assimilant ou non, sans se différencier entre elles. Comme n’importe quel autre élément du social, les groupes minoritaires doivent être socialement définis comme tels, ce qui entraîne une série d’attitudes et de comportements. (Et ce n’est pas nécessairement une question de représentation numérique dans la population). […] Une minorité ne correspond pas nécessairement à un groupe traditionnel, identifié de longue date. Son apparition peut résulter d’une transformation des définitions sociales au cours d’un processus de différenciation économique et politique. Pendant des milliers d’années, les transformations religieuses et linguistiques peuvent paraître sans importance, jusqu’au jour où une série d’événements politiques aiguisent les distinctions religieuses ou linguistiques, au point que les adeptes de telle ou telle option dépourvue de pouvoir… deviennent une minorité.
(Rose 1972, p. 365-371)

29C’est à cause des différentiels de pouvoir entre hommes et femmes que les féministes se sont référées aux femmes en tant que minorité, même si celles-ci comptent habituellement pour plus de la moitié de la population. En outre, et c’est un point essentiel, les événements qui instituent les groupes comme minorités attribuent un statut minoritaire à certains traits qui leur sont propres, comme si ces derniers étaient la raison, et non la rationalisation, d’un traitement inégal. Ainsi, l’exclusion des femmes a souvent été expliquée par la maternité, par la race, par la mise en esclavage ou l’assujettissement des Noirs. Or, c’est inverser la cause : ce sont les processus de différenciation qui produisent les exclusions et les asservissements, lesquels sont ensuite justifiés en termes de biologie ou de race.

30La réduction d’un individu à une catégorie intensifie le sentiment d’appartenance au groupe, ce qui est tout à la fois humiliant et exaltant. Les discriminations vous enferment dans les stéréotypes, mais si vous faites partie d’un mouvement en lutte, il vous apporte soutien et solidarité. Cependant, les bienfaits de la camaraderie ont eux-mêmes leurs limites. Bien avant que n’existe la notion du « politiquement correct » — au début du XIXe siècle — les travailleurs français ont cherché à échapper à la notion limitative de l’identité de classe, que les termes en soient posés par leurs supérieurs sociaux ou par leurs camarades du mouvement ouvrier. En réponse aux employeurs et aux hommes politiques qui caractérisaient les travailleurs comme dangereux et indisciplinés, déracinés et imprévoyants, les dirigeants ouvriers insistaient sur le fait que les travailleurs aimaient leur métier et qu’ils y trouvaient un épanouissement personnel, qu’ils ne souhaitaient rien de plus que le droit au travail et un salaire qui reconnaisse la valeur sociale et personnelle de leur travail. Toutefois, si les ouvriers souscrivaient à cette idée pour des raisons d’opportunité politique — en faisant du droit au travail le slogan victorieux de la Révolution de 1848 —, ils n’avaient pas toujours le sentiment qu’elle exprimait leurs aspirations ou la plénitude de leur vie. L’historien Jacques Rancière a mis en lumière les activités de certains de ces hommes remarquables qui gagnaient leur vie, mais n’aimaient pas leur travail, qui se définissaient comme « ouvriers », même s’ils s’irritaient des effets réducteurs de cette catégorie. Ces hommes se réunissaient après le travail dans des cafés ou des mansardes pour y lire des romans ou écrire des poèmes. C’était le travail littéraire et non le travail manuel qui était leur métier préféré — métier qui ne cadrait pas vraiment avec la rubrique « classe ouvrière ».

31

Tu me demandes quelle est ma vie à présent ; la voilà comme toujours. Je pleure en ce moment par un cruel retour sur moi-même. Passe-moi ce mouvement de puérile vanité ; il me semble que je ne suis pas dans ma vocation en martelant le fer.
(Gilland [4], cité par Rancière 1981, p. 15)

32Ainsi écrivait Jérôme-Pierre Gilland qui, en signant ce fragment, se présentait pourtant comme « ouvrier serrurier ».

33À mes yeux, cet exemple ne condamne pas les identités collectives, mais suggère qu’elles sont des formes d’organisation sociale auxquelles on ne peut échapper, qu’elles sont inévitablement politisées, en tant qu’elles sont tout à la fois l’expression d’une discrimination et une révolte contre la discrimination, et qu’elles sont un moyen grâce auquel et contre lequel les identités individuelles s’expriment. Gilland, qui est devenu l’un des premiers représentants des travailleurs à l’Assemblée en 1848, prend tout cela en compte dans la suite de ses réflexions :

34

Il me semble que je ne suis pas dans ma vocation en martelant le fer, quoique cet état n’ait rien d’ignoble, au contraire. C’est de l’enclume que sortent le glaive du guerrier qui défend la liberté des peuples et le soc de la charrue qui les nourrit. Les grands artistes ont compris la poésie mâle et large répandue sur nos fronts basanés et sur nos membres robustes et l’ont parfois rendue avec un grand bonheur et une grande énergie : notre illustre Charlet surtout, quand il place le tablier de cuir près de l’uniforme du grenadier, en disant : L’armée, c’est le peuple. Tu le vois que je sais apprécier mon métier…
(id, p. 16)

35Mais, pour Gilland, l’identité de métier était une forme d’identification insuffisante, bien que nécessaire.

36Un autre exemple, issu du féminisme et qui pose des problèmes de nature différente, tout en suivant la même logique, montre la nécessité et l’inadéquation des identifications de groupe. Lorsqu’au début du XXe siècle, on lui demandait sa définition de ce que le féminisme pourrait accomplir, la psychiatre française Madeleine Pelletier répondait qu’il lui permettrait « de n’être [pas] femme comme la société [le] suppose » (« Doctoresse Pelletier… », p. 1) [5]. Et pourtant c’était, de fait, en tant que femme et au nom du groupe — des femmes — que Madeleine Pelletier et d’autres féministes menaient leur combat pour l’égalité des droits. Ce qui m’amène à mon dernier paradoxe.

Les termes de la protestation contre la discrimination

37En d’autres termes, les revendications d’égalité invoquent et rejettent nécessairement les différences qui, au premier chef, récusent l’égalité. Pour Madeleine Pelletier, les femmes, comme les hommes, ne peuvent être des individus que si la loi les reconnaît comme tels :

38

Donnez à une femme, même inférieure, le droit de vote, et elle cessera de se croire uniquement une femelle et se sentira un individu.
(Pelletier 1908, p. 48)

39Néanmoins, affirmait-elle, pour qu’il en soit ainsi, il faut que le droit de vote soit accordé aux femmes en tant que groupe. Son féminisme, tout comme celui de celles qui l’ont précédée et qui lui ont succédé, s’est trouvé piégé par le problème de la différence sexuelle.

40La légitimation de l’exclusion des femmes de la citoyenneté par les différences biologiques a conduit à instituer la « différence sexuelle » non seulement comme un fait naturel, mais comme le fondement ontologique de la différenciation sociale et politique. À l’époque des révolutions démocratiques, les femmes se sont vu transformées en outsiders de la politique au nom de la différence sexuelle, et c’est contre cela que luttait le féminisme. Certes il avait pour objectif d’éliminer cette dernière en politique, mais il le faisait au nom des femmes et, par là même, il a tendu à produire la différence sexuelle qu’il cherchait à éliminer, attirant précisément l’attention sur ce qu’il souhaitait abolir. Écoutons Olympe de Gouges maintenir vaillamment en équilibre les deux positions. Elle se présente comme un homme d’État, une imitatrice de Rousseau, en mieux. Elle souligne sa féminité :

41

Oh peuple, malheureux citoyens, écoutez la voix d’une femme juste et sensible[6].

42Elle conclut le préambule de sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne par cette affirmation étonnante :

43

Le sexe supérieur en beauté comme en courage, dans les souffrances maternelles, reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits suivants de la Femme et de la Citoyenne[7].

44L’un de ses pamphlets s’intitulait : Le cri d’un homme sage, par une femme. Lorsqu’elle s’est mise en avant pour défendre Louis XVI au cours de son procès, elle a suggéré tout à la fois que le sexe ne devait pas être pris en considération — « Laissons à part mon sexe » — et qu’il devait l’être — « L’héroïsme et la générosité sont aussi le partage des femmes, et la Révolution en offre plus d’un exemple » (Œuvres, p. 48). Dans un pamphlet dénonçant les crimes de Robespierre, qu’elle a signé de l’anagramme Polyme, elle se décrit comme « un animal amphibie » :

45

Je suis un animal sans pareil ; je ne suis ni homme ni femme. J’ai tout le courage de l’un, et quelquefois les faiblesses de l’autre[8].

46Elle n’était ni homme ni femme, mais aussi, tout à la fois, femme et homme :

47

Je suis femme et j’ai servi ma patrie en grand homme[9].

48Son idée était d’affirmer que les femmes présentaient les qualités requises pour la citoyenneté, que la différence de leur sexe n’importait pas. Mais c’était précisément en tant que femme — c’est-à-dire en tant que personne marquée par sa différence sexuelle — qu’Olympe de Gouges devait argumenter.

49De fait, elle évoque sa féminité avec une certaine ironie, tout comme Dick Gregory dans son livre, Nigger (1964). C’est aussi l’attitude des groupes minoritaires lorsqu’ils transforment certaines épithètes pour en faire des termes affectifs : blacks, sorcières, garces, gouines. Mais cela contribue davantage à illustrer mon propos qu’à l’infirmer — car l’ironie sert à commenter la futilité d’une séparation nette entre négatif et positif, diffamation et affirmation. C’est une façon de réagir en s’identifiant de manière positive au groupe auquel on est assigné, pour des raisons de différenciation sociale et de contestation politique.

Les actions positives

50La tension entre identité de groupe et identité individuelle ne peut être résolue car elle résulte de la façon dont la différence est utilisée dans l’organisation de la vie sociale. Il s’ensuit que les tentatives d’appliquer des politiques optant pour une position ou pour l’autre — groupes ou individus — sont non seulement peu judicieuses, mais impossibles à mettre en pratique. Ce qui nous amène aux débats actuels sur l’action positive. On peut certes critiquer la mise en œuvre de cette politique au cours de ses trente ans d’histoire et questionner la façon dont les catégories identitaires ont été définies — comme n’importe quelle politique, l’action positive n’est pas parfaite. Néanmoins, les hypothèses qui la sous-tendent prennent en compte la contradiction évoquée plus haut — ce que ne font pas ses détracteurs. À leurs yeux, le mérite — un concept vague, pour le moins — est le seul motif pour inclure ou exclure des individus de l’emploi, de l’école ou de la politique. Il importe donc d’examiner ici les présupposés sur lesquels partisans et adversaires de l’action positive fondent leurs argumentations respectives.

51Dès le départ, à l’aube des années 1960 — alors sous forme d’un décret-loi interdisant la discrimination — jusqu’à sa formulation comme « action positive », au début des années 1970, cette politique a proposé non seulement une série de mesures contraignantes, mais aussi une théorie sur les relations entre individus et groupes, entre droits politiques et responsabilités sociales. Cette théorie, s’inspirant du libéralisme, faisait de l’individu — conçu comme une abstraction singulière, désincarnée — la catégorie universelle de l’humain. Les pratiques sociales ayant empêché certaines personnes d’être incluses dans cette catégorie universelle, il fallait supprimer les obstacles à la réalisation de leurs droits individuels. Ces obstacles prenaient la forme d’identités de groupe, dont les caractéristiques, au cours de certaines périodes de l’histoire, ont été définies comme antithétiques avec la notion d’individualité. L’objectif de l’action positive était de permettre que les individus soient traités en tant que tels, et donc comme des égaux — ce qui supposait qu’ils soient reconnus comme membres d’un groupe. Comment alors poser la question des relations entre l’appartenance au groupe et l’identité personnelle, individuelle ? Ce n’était pas simple. Dans quelle mesure l’assignation d’une identité de groupe à un individu résulte-t-elle d’une discrimination pouvant être effacée par l’application du droit ? Dans quelle mesure de telles identités sont-elles des caractéristiques essentielles des individus, inscrites au cœur même de leur être corporel, culturel et social ? Une politique visant à mettre fin à la discrimination peut-elle éviter de réifier l’existence sociale des groupes, en les dépouillant de leurs déterminations politiques, historiquement contingentes ? Une fois identifié comme membre d’un groupe déterminé, un individu peut-il être perçu en dehors de celui-ci ? Et à quel prix ? Ces questions ne pouvaient être résolues de manière définitive dans le cadre de la politique d’action positive, pas plus qu’en démantelant cette dernière. Ce n’est qu’en acceptant le fait que les relations entre groupes et individus sont l’objet d’un processus constant de négociation, dans des contextes historiques changeants, qu’on peut venir à bout de ces questions.

52Dès sa première formulation, l’action positive fut une politique paradoxale. Pour mettre fin à la discrimination, elle ne se contentait pas d’attirer l’attention sur la différence : elle l’englobait. Pour enlever toute pertinence à l’identité de groupe dans le traitement des individus, elle réifiait l’identité de groupe. Il n’y avait pas d’autre choix. Les termes du contrat libéral se réfèrent aux individus. La fiction de l’individu désincarné, abstrait, constitue le grand mérite de la théorie démocratique libérale ; elle est supposée garantir une complète égalité devant la loi. Pourtant, dans la société, les individus ne sont pas égaux. Leur inégalité repose sur des différences présumées, lesquelles ne renvoient pas uniquement à l’individualité, mais sont censées relever de catégories. L’identité de groupe est le résultat de ces distinctions opérées entre catégories — de race, de genre, d’ethnicité, de religion, de sexualité… la liste a varié selon l’époque et le lieu et a proliféré dans le climat politique des années 1990. Pour certains individus, l’assignation à une identité de groupe a rendu malaisé l’accès à un traitement égal, même face à la loi, car leur appartenance présumée à un groupe empêche qu’ils ne soient perçus comme des individus. En témoignent les discussions, aux États-Unis, sur les raisons pour lesquelles les femmes ne pouvaient voter dans des jurys ou en être membres, et celles qui empêchaient les Noirs d’être considérés comme des citoyens ou d’appartenir à des unités intégrées des forces armées. Le problème est que « l’individu », en ce qui concerne les diverses facettes de l’inclusion, a été conçu en des termes singuliers et sous la figure de l’homme blanc. Pour se qualifier en tant qu’individu, toute personne devait démontrer une certaine similitude avec cette figure singulière — l’histoire des droits civils et des droits des femmes a consisté notamment à débattre de la signification d’une telle similitude. La difficulté réside dans le fait que le caractère abstrait du concept d’individu a masqué ce qu’il y avait de particulier dans cette incarnation. Seuls ceux qui présentaient une dissemblance avec l’individu normatif ont été considérés comme différents. La dimension relationnelle de la différence — qui s’établit par contraste avec une norme — a été masquée, elle aussi : alors que la différence est présentée comme un trait fondamental ou naturel du groupe, la norme standardisée — l’individu blanc et mâle — est considérée comme ne présentant aucun trait collectif.

53L’action positive a pris pour prémisses l’individu abstrait et sa prétendue universalité. Elle a tenté de combler l’écart entre le légal et le social, les droits des individus et les limites qui leur sont imposées, du fait de leur appartenance présumée à un groupe. Mais, pour mettre fin au problème de l’exclusion, l’inclusion devait s’adresser aux individus en tant que membres de ces groupes — une posture épineuse. Le terme « positive » avait pour objectif de prendre en compte le problème et d’y apporter une solution : pour reconnaître les individus, il fallait les identifier comme membres de groupes ; pour inverser la discrimination, il fallait s’appuyer sur elle (mais dans un but différent — positif). L’échange qui a eu lieu à l’un des moments fondateurs de la politique fédérale d’action positive illustre la très grande difficulté de concevoir une inversion des pratiques de discrimination. En 1969, George Schultz, secrétaire d’État au Travail de Richard Nixon, défendait le Plan de Philadelphie — qui instituait des objectifs d’embauche de membres des minorités dans les métiers du bâtiment — en réponse à la position hostile du sénateur de Caroline du Nord, Sam Ervin :

54

— Sénateur Ervin : Et votre mesure positive consiste… non pas à embaucher des gens sans considération de race, mais à les embaucher en fonction de la race.
— Secrétaire d’État Schultz : Non, pas les embaucher en fonction de la race, mais prendre des mesures positives pour veiller à ce que vous ayez en face de vous des personnes de races différentes, et que vous leur donniez une chance égale face à l’emploi. Et si vous avez un système ne permettant pas ce genre de choixun choix possible par le recrutement dans la communauté ou par d’autres méthodeset d’élargir les possibilités, vous devez prendre des mesures positives pour y parvenir, et comme je le disais auparavant, je suis tout à fait d’accord avec vous : cela signifie que vous tenez compte de la race.
— Sénateur Ervin : En d’autres termes, un programme d’action positive, dans le cadre du Plan de Philadelphie, veut dire que pour parvenir à embaucher sans considération de questions de race, un entrepreneur doit prendre en considération les questions de race à l’embauche.
(Skrentny 1996, p. 200)

55Si le sénateur Ervin élevait des objections à la substitution de Blancs par des Noirs dans les emplois du bâtiment, il ne considérait pas l’embauche exclusive de Blancs comme une « question de race ». Et le secrétaire d’État Schultz n’a jamais explicitement dit que le gouvernement fédéral intervenait parce que les employeurs — avec l’appui des syndicats des métiers du bâtiment — recouraient depuis longtemps à des préférences raciales au profit des Blancs. L’embauche de Blancs n’était pas considérée par ces hommes comme impliquant une préférence raciale, alors que l’embauche de Noirs l’était. Ne pas embaucher de Noirs constituait une discrimination à leur égard, mais cela semblait ne concerner en rien les préférences raciales en faveur des Blancs. Ces derniers étaient embauchés en tant qu’individus ; seuls les Noirs étaient supposés être membres d’un groupe racial — et c’était cette appartenance, et non leur formation et leurs compétences professionnelles, qui les disqualifiait. L’action positive sous-entendait que les Noirs ne seraient jamais embauchés en tant qu’individus — parce qu’ils n’étaient pas blancs —, aussi prenait-elle en main leur cause en tant que groupe. Là encore, l’objectif déclaré était de détacher l’identité de groupe de la prise en considération des qualifications individuelles pour un emploi. Cependant, pour que la race ne soit pas un problème, elle devait être désignée comme le problème. Pour être sûr que la race ne soit pas un problème, il fallait — dans ce cas — contrôler la composition raciale de la main-d’œuvre. Et il résultait de l’application des politiques d’action positive que la race demeurait un problème de Noirs et non de Blancs — exactement comme le genre était une question qui concernait les femmes, et non les hommes. Mais il existait aussi une autre dimension, elle aussi contradictoire : bien que les partisans de l’action positive n’aient pas contesté directement que l’universalité et l’individualité étaient associées aux Blancs, leurs politiques ont eu pour conséquence de rendre la norme singulière. Les Blancs sont devenus visibles en tant que catégorie statistique et en tant que groupe social et ils ont commencé, dans le climat changeant des années 1990, à prétendre qu’ils étaient, eux aussi, victimes de discriminations !

56Cette revendication ne pouvait être soutenue qu’en négligeant les rapports de pouvoir que l’action positive avait cherché à modifier. Elle traitait en effet le pouvoir de discriminer comme une question structurelle — non comme une motivation individuelle consciente, mais comme un effet inconscient des structures. Le pouvoir résulte d’une longue histoire de discrimination, ayant produit des institutions et des acteurs qui considèrent l’inégalité comme allant de soi. L’action positive utilisait la puissance du gouvernement fédéral pour rectifier les inégalités sociales et pour garantir aux individus l’accès — aux emplois et à l’éducation — qui leur avait été auparavant refusé du fait de leur genre, ou de leur race.

57Tout en cherchant à améliorer les chances des individus, l’action positive était aussi fondée sur une vision de justice sociale. Cette vision préférait l’inclusion à la discrimination, même si cela signifiait la perte de privilèges traditionnels pour certains individus. Elle approuvait l’égalité des chances et certaines de ses implications en termes de nivellement, à savoir l’apparition de communautés plus homogènes et organisées de manière moins hiérarchique en fonction du genre et de la race. Ne soyons pas naïvement idéaliste en niant le pur opportunisme qui entachait certains de ces programmes. Le sociologue John David Skrentny montre très clairement que Richard Nixon a cyniquement souscrit au Plan de Philadelphie, parce que c’était pour lui un moyen d’affaiblir l’électorat du Parti démocrate, de diviser les travailleurs noirs et blancs et de dresser les groupes de soutien aux droits civiques contre le mouvement ouvrier organisé, d’opposer race et classe. En dépit de ce genre de calculs — qui ont certainement été nombreux —, les notions d’équité, de justice, et de responsabilité collective ont été convoquées et mises en œuvre. Du même coup, les aspects paradoxaux de l’action positive pouvaient être perçus comme un effort pour maintenir l’équilibre entre des intérêts concurrents : entre droits et besoins, entre individus, groupes et bien collectif de la nation.

58Près de trente ans après, dans un tout autre climat politique, caractérisé par la contrainte économique et le renforcement de l’individualisme, cette lecture positive a été mise en question, mais les paradoxes mis à nu par l’action positive restent d’actualité. Lorsque les membres du Conseil de l’université de Californie ont, en 1995, aboli la politique d’action positive en matière d’admissions, d’embauches et de contrats, ils ont prétendu agir au nom de l’équité. Pour le gouverneur, Pete Wilson, il s’agissait là d’une politique déplorable : « Les préférences raciales », disait-il en écartant toutes considérations de pouvoir et d’histoire, « constituent par définition une discrimination raciale » (New York Times, 19 janvier 1996). Et, dans le cas Hopwood, la majorité de la Cour d’appel fédérale (United States, Court of Appeals 1994) a utilisé un langage similaire en déclarant inconstitutionnelle la politique d’admission conforme à l’action positive menée par la faculté de Droit de l’université du Texas. Les juges ont estimé que l’État n’avait aucun intérêt à encourager une diversité raciale ou ethnique parmi les étudiants et que la race n’était pas à prendre en considération :

59

Recourir à la race… comme critère d’inscription ne fait que produire une communauté d’étudiants diversifiée en apparence. Un tel critère n’est pas plus rationnel que ne le seraient des choix fondés sur la taille ou le groupe sanguin des candidats.

60Ils ont estimé en outre que, dans le passé, la faculté de Droit du Texas n’avait connu aucun cas de discrimination manifeste justifiant une telle politique (comme l’internement des Japonais pendant la seconde guerre mondiale, par exemple) ; que les droits individuels étaient bafoués lorsque les minorités étaient traitées « en tant que groupe » ; et qu’il n’existait pas de différence entre classification raciale « bénigne » et « désobligeante ». Plus révélateur, les juges ont rejeté la conclusion de la Cour suprême, dans sa décision Bakke de 1978, selon laquelle redresser les effets de la discrimination exige des mesures inverses de rééquilibrage.

61

Bien que le juge Blackmun ait reconnu [dans la décision Bakke] la tension inhérente au recours à des mesures qui tiennent compte de la race pour parvenir à une société neutre du point de vue racial, il l’acceptait néanmoins comme nécessaire. Plusieurs juges qui, à la différence des juges Powell et Blackmun, font encore partie de la Cour, ont désormais renoncé à tolérer cette tension…

62Que la magistrature ait le pouvoir de renoncer à tolérer une tension structurelle est déjà étonnant, mais ce qui frappe dans ce texte c’est l’abandon, en connaissance de cause, du projet de neutralité par rapport à la race. La tension subsiste dans l’exposé de la Cour. Elle ne peut disparaître parce qu’une tension entre conscience raciale et neutralité raciale — groupes et individus — est partie intégrante du remède. Car, parvenir à l’équité (qui ignore de fait la différence, selon les principes du libéralisme) exige de nommer les groupes qui ont été exclus (ce qui revient à reconnaître leur différence) et de les traiter d’une manière différente à l’avenir. En refusant de tolérer cette tension, la Cour a, dès lors, manifesté qu’elle ne s’intéressait pas au remède et, par là même, qu’elle ne croyait pas à l’existence de la discrimination.

63Un autre aspect du cas Hopwood mérite d’être mentionné : Cheryl Hopwood, une femme blanche, a intenté une action pour revendiquer ses droits en tant qu’individu. Elle était membre d’un de ces groupes dont les intérêts avaient progressé grâce à l’action positive, mais elle refusait d’être protégée par cette politique. Le genre, suggérait sa plainte, n’était pas pertinent ; elle ne se présentait pas comme femme, mais comme individu. Cheryl Hopwood était considérée comme représentative de tous ceux qui étaient lésés par une politique de préférence de groupe, ce qui démontrait ainsi le caractère globalisant (et la neutralité) de la catégorie d’« individu » — mais aussi son appartenance à la race blanche (appartenance caractérisée non seulement par l’absence de couleur, mais aussi de genre).

64Dans l’université telle que l’imagine Hopwood, il n’y a que des individus. L’hétérogénéité de la communauté résulte inévitablement du caractère unique de ses membres individuels. La Cour reconnaît que des choix entre les candidats doivent être effectués et que certaines diversités sont acceptables :

65

Une université peut, à juste titre, favoriser un candidat par rapport à un autre, du fait de sa capacité à jouer du violoncelle, à marquer un but ou à comprendre la théorie du chaos. Un processus d’admission peut également prendre en considération le domicile du candidat ou ses relations avec ses camarades d’école. Les écoles de Droit en particulier peuvent envisager des choses comme des activités extrascolaires inhabituelles ou particulièrement importantes à l’université, qui peuvent être des facteurs atypiques affectant les études de second cycle. Les écoles peuvent même prendre en considération des facteurs comme la fréquentation de l’université par les parents du candidat ou le milieu économique et social du candidat.

66Ces différences sont considérées comme profondes parce qu’elles sont individualisées — et qu’elles ne sont pas facilement visibles —, par contraste avec les qualités superficielles de la race qui ne font « que produire une communauté étudiante diversifiée en apparence ». L’idée qu’avoir fait l’expérience d’un traitement différent fondé sur la race puisse affecter la pensée et le comportement d’un individu a été explicitement rejetée en ces termes par la Cour :

67

Les chercheurs en sciences sociales peuvent débattre de la manière dont les pensées et le comportement des personnes reflètent leurs antécédents, mais la Constitution prévoit que le gouvernement ne peut imposer de charges ou allouer d’avantages à des individus lorsqu’ils sont fondés sur l’hypothèse que la race ou l’ethnicité détermine leurs actions ou leurs pensées.

68En insistant sur le fait que les évaluations des individus sont « indifférentes à la couleur », la Cour autorise la poursuite de la discrimination, puisqu’elle écarte la possibilité que les préférences raciales en faveur des Blancs puissent avoir une influence sur les admissions. Dans la version de la Cour proclamant la soi-disant indifférence à la race, le blanc équivaut à une absence de couleur, et l’uniformité apparente de la communauté étudiante n’est pas la preuve d’une injustice. Un dessin humoristique de Mike Peters dans le Dayton Daily News (non daté) traduit très bien cette idée. Dans un océan de visages blancs, un étudiant fait remarquer à un autre :

69

Mince, ça marche ! Depuis qu’on a mis fin à l’action positive sur le campus, je ne remarque plus jamais la couleur de peau de personne.

70La décision sur le cas Hopwood — et les lois telles que la Proposition 209 en Californie — préparent le terrain à des protestations contre l’admission de tout étudiant noir par des Blancs qui croient, par définition, que les Noirs sont dépourvus du « mérite » leur permettant d’entrer à l’université ou dans des facultés de droit. L’apparence des étudiants qui ont un « air différent » devient — de manière perverse — un signe de discrimination.

71* *

72*

73Si les identités de groupe sont un fait de l’existence sociale et si la possibilité d’identités individuelles repose sur elles, dans un sens positif comme dans un sens négatif, il est absurde d’essayer de démanteler les groupes ou d’ignorer délibérément leur existence au nom des droits des individus. Il est plus logique de se demander comment fonctionnent les processus de différenciation sociale et d’élaborer des analyses de l’égalité et de la discrimination qui traitent les identités non pas comme des entités éternelles, mais comme les effets de ces processus politiques et sociaux. Dans quelles circonstances la différence de sexe devient-elle importante quant à la façon dont sont traitées les femmes dans le domaine politique ? Comment la race en est-elle venue à justifier le travail forcé ? Dans quels contextes l’ethnicité est-elle devenue une forme première d’identité ? Comment le droit et d’autres structures institutionnelles ont-ils produit et déplacé les bornes entre les groupes sociaux ? Quelles ont été les formes individuelles et collectives de résistance aux identités de groupe ?

74Ces questions supposent que l’identité est un processus complexe et contingent, susceptible de se modifier. Elles impliquent également que la politique revient à négocier les identités et les régimes de différence entre elles. En effet, je voudrais affirmer — sans conclure et de manière un peu énigmatique, pourrait-on penser — que c’est précisément là où les problèmes sont les plus réfractaires à toute solution, les moins susceptibles d’une solution nette, que la politique importe le plus. La politique a été décrite comme l’art du possible ; je la désignerai plutôt comme la négociation de l’impossible, la tentative de parvenir à des solutions qui — dans les sociétés démocratiques — se rapprochent des principes de justice et d’égalité, mais qui ne les atteignent jamais, ce qui laisse la porte ouverte à de nouvelles formulations, de nouvelles configurations sociales, de nouvelles négociations. Actuellement, les solutions politiques les meilleures ne peuvent que reconnaître les dangers que représente l’insistance sur une solution définitive, totalisante — soit les groupes, soit les individus, l’égalité ou la différence. D’une certaine manière, les paradoxes du type de ceux décrits plus haut sont le matériau même à partir duquel se construit la politique et dont est faite l’histoire.

75Traduit de l’américain par Hervé Maury et Jacqueline Heinen

Notes

  • [1]
    NDLT : en anglais, le terme « race » est utilisé sans guillemets, car considéré comme une catégorie ; nous avons donc respecté cet usage.
  • [2]
    Je m’appuie ici sur le livre de Martha Minow (1997).
  • [3]
    Préambule de la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique (4 juillet 1776).
  • [4]
    Gilland Jérôme-Pierre (1841). « De l’apprentissage. Fragment d’une correspondance intime ». La Ruche populaire, septembre.
  • [5]
    Pelletier Madeleine. « Doctoresse Pelletier : Mémoires d’une féministe ». Mémoires inédits, dossier « Madeleine Pelletier », Fonds Marie-Louise Bouglé, Bibliothèque historique de la Ville de Paris.
  • [6]
    « Lettre au peuple », in Œuvres (1986, p. 11-12).
  • [7]
    « Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne », in Œuvres (1986, p. 68).
  • [8]
    Réponse à la justification de Maximilien Robespierre adressée à Jérôme Pétion. Paris 1792, p. 10.
  • [9]
    Œuvres de la citoyenne. Paris, n.d., vol. 1, p. 10.
Français

Résumé

Il arrive fréquemment que les débats sur l’action positive aux États-Unis traitent séparément les questions relatives à l’égalité et à la différence, aux droits individuels et aux identités de groupe. Pourtant, ce sont là des couples de concepts interdépendants, chacun étant lié à l’autre dans une tension nécessaire. Les tensions se manifestent de façon spécifique selon la période historique et doivent être analysées en fonction du contexte politique qui les porte et non comme des choix moraux ou éthiques a-historiques. Cet essai explore trois paradoxes — qui sont des tensions insolubles — propres aux débats sur l’action positive : 1) l’égalité est un principe absolu et une pratique historique contingente ; 2) les identités de groupe définissent des individus et leur refusent la pleine expression ou réalisation de leur individualité ; 3) les revendications de l’égalité impliquent l’acceptation et le rejet de l’identité de groupe produit par la discrimination. Autrement dit, les termes de l’exclusion, qui fondent la discrimination, sont à la fois refusés et reproduits dans la demande d’inclusion.

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  • United States, Court of Appeals, Fifth Circuit, Cheryl J. Hopwood v. State of Texas, 11 May 1994.
Joan W. Scott
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2012
https://doi.org/10.3917/cdge.033.0017
Pour citer cet article
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