CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1J’ai commencé à m’intéresser, à titre personnel, à la question de l’intervention socio-éducative en milieu ouvert, à partir de ma première expérience professionnelle dans le secteur de l’animation, à la fin des années 1980.

2Jeune animateur, j’ai eu en effet l’occasion de travailler dans cette période pour le compte d’une expérience menée par la municipalité d’Évry-Ville nouvelle. Il s’agissait des centres de loisirs en milieu ouvert (CLMO) ; ces nouveaux dispositifs, voulus par la municipalité, inquiète de ne pas retrouver toute la population enfantine de son territoire dans ses structures sociales, périéducatives et éducatives (pourtant nombreuses), consistaient à missionner des petites équipes d’animateurs pour aller « au-devant » de ces enfants oubliés dans les espaces publics.

3Mais, à la différence d’expériences précédentes qui dépêchaient déjà des animateurs au-devant des enfants fréquentant les espaces publics, le rôle des CLMO était d’aller au-delà de la simple information sur les structures existantes et de mettre en œuvre un véritable « accueil » régulier « dehors ».

4Car si, dans les faits, ce nouveau mode d’accueil a trouvé refuge dans le hall des écoles élémentaires municipales des quartiers, en temps de vacances, l’accompagnement éducatif, quant à lui, était pensé pour se dérouler « dehors », dans les espaces publics.

5En participant à cette expérience, j’ai pu faire constater à la fois l’existence d’un public important d’enfants qui ne fréquentaient pas d’une manière traditionnelle les structures officielles, mais également que le travail d’animation que nous avons eu à imaginer pour nous adapter à ces groupes nous portait vers des pratiques originales.

6Le fait de travailler dehors, dans l’environnement immédiat de nos publics, nous obligeait à prendre en compte cet environnement et ses nombreuses caractéristiques dans le choix et la manière de mener les activités et les projets.

7Cette manière d’appréhender la question de l’environnement tranche d’abord – on s’en doute – fondamentalement avec les propositions de l’éducation et de la pédagogie traditionnelles. En effet, dans cette forme pédagogique, que tout le monde a subie, les choses sont claires : il s’agit de tenir l’environnement à distance, de faire coupure avec lui, voire de rechercher quelque illusoire « sanctuaire ».

8De fait, c’est la rencontre atypique des termes « accueil » et « dehors » qui a nourri, pour moi, depuis cette première expérience, une recherche (d’abord personnelle puis collective) à la fois pratique et théorique sur ce que permet et renouvelle l’initiative socio-éducative en milieu ouvert, et qui m’a conduit, par la suite, à la découverte du champ de la « pédagogie sociale », à son étude et à son expérimentation.

9Tout au long de mon parcours socioprofessionnel, je me suis dès lors consacré à des expériences qui prenaient le même cadre : un travail « hors structures », « hors institutions » qui ne se donnerait pas comme unique objectif d’informer, d’orienter ou de ramener à elles le public.

10Il est important de préciser que ce simple postulat de pratique, d’étude comme de recherche contient en puissance de nombreux sous-objets d’intérêt ; ainsi, celui qui s’attache à vouloir organiser des activités socio-éducatives en milieu ouvert devra tôt ou tard s’intéresser aux spécificités des groupes et des publics qui répondront favorablement à ces propositions. Quelles en sont les caractéristiques sociales, culturelles, économiques ? Quelles sont les motivations, les intérêts, les éventuelles « stratégies » individuelles ou collectives qui concourent au « succès » de ces propositions ?

11Un champ d’observations pratiques immense s’ouvre ainsi pour tous les acteurs et chercheurs intéressés.

Expériences socio-éducatives en milieu ouvert et pédagogie sociale

12J’avais retenu de mon expérience dans les CLMO deux éléments essentiels sur lesquels j’allais par la suite bâtir des initiatives sociales associatives :

  • le nombre et l’importance d’un public enfantin disponible et intéressé par ces modalités d’intervention ;
  • le fait que les méthodes, activités et formes pédagogiques « pensées et pratiquées » dans des structures fermées ne s’adaptaient pas en tant que telles à un environnement « ouvert » (notamment caractérisé par la liberté d’aller et de venir des bénéficiaires) et qu’il y avait donc la nécessité d’une nouvelle pédagogie pour s’adapter à ce nouveau « cadre ».

13C’est sur la base d’un tel constat, empirique à l’origine, que se sont développées successivement les activités de deux associations [1] :

  • l’association Intermèdes qui a mené son action dans un quartier de la politique de la ville de 1999 à 2004 ;
  • l’association Intermèdes Robinson qui développe, depuis 2005, ses activités dans des territoires qui s’agrègent progressivement les uns aux autres et qui concernent actuellement trois quartiers sensibles dans trois communes du nord de l’Essonne (Longjumeau, Chilly-Mazarin et Massy), les différents bidonvilles du nord de l’Essonne, les enfants et parents hébergés par les différents « 115 » dans les hôtels sociaux de Chilly-Mazarin et Morangis (Essonne).

14Les deux associations ont mené et mènent des actions qui reprennent des principes repérables et intangibles d’intervention :

  • interventions socio-éducatives situées toujours le même jour de la semaine, aux mêmes horaires et sur le même site (toute l’année, sans variation de saison) ;
  • accueil inconditionnel de toute personne qui se présente (principe dit « d’inconditionnalité ») ;
  • gratuité de l’accueil, absence de toute formalité administrative (adhésion, autorisation, inscription, etc.) ;
  • libre initiative et libre mouvement des bénéficiaires.

15Propositions d’activités sur place principalement dans trois domaines :

  • activités ou ateliers d’expression avec différents médias (musique, chant, danse, théâtre, arts plastiques, jeux moteurs, etc.) ;
  • activités de production (petits spectacles, jardinage communautaire, cuisine collective, construction de mobilier, outils de communication, médias, etc.) ;
  • activités d’éveil relationnel, social, psychomoteur, essentiellement pour jeunes enfants.

16J’ai développé la question de l’adoption, puis du choix et de la théorisation de ces principes dans le cadre de nombreux écrits et articles et principalement dans les « interventions éducatives en milieu ouvert [2] ».

Collectivisation et diffusion du cadre de l’expérience

17Au fur et à mesure que la première puis la seconde association ont développé leurs activités, le nombre d’acteurs impliqués, que ce soit au sein des membres de l’association ou de l’équipe des permanents socio-éducatifs qui s’est progressivement étoffée, est devenu plus important.

18La nécessité de rendre compte d’actions qui dépendent intégralement de subventions (publiques ou privées), dans un cadre où il ne peut absolument pas être fait appel à une quelconque forme d’autofinancement, a poussé les acteurs à observer les modalités et les effets de leurs interventions, à s’interroger sur des modalités possibles ou adaptées d’évaluation et à réfléchir et à innover sur les manières d’expliquer et de rendre compte des actions originales mises en œuvre.

19Chemin faisant, nous avons bien entendu rencontré d’autres acteurs impliqués dans des actions similaires ou comparables aux spécificités des nôtres ou bien porteurs d’une vision plus vaste et théorique de l’évolution des modalités d’intervention éducative, sociale ou dans le cadre de l’éducation populaire.

20Les promoteurs de nos associations se sont peu à peu rapprochés de militants éducatifs et pédagogiques, au point de revendiquer des « appartenances théoriques communes ». Ainsi, dès 2002, les premières interventions de l’association d’origine sont décrites par leurs acteurs comme relevant du champ pratique et théorique de la « pédagogie Freinet ».

21La première association, Intermèdes, se rapproche du mouvement de la pédagogie Freinet, l’Institut coopératif de l’école moderne (ICEM), au point de produire dans le cadre de ses publications de nombreux textes.

22En 2006, un rapprochement de la seconde association, Intermèdes Robinson, avec le Groupe de pédagogie et d’animation sociale (GPAS), lui-même influencé par le mouvement de pédagogie sociale en Pologne et les œuvres de Janusz Korczak et d’Helena Radlinska, permet aux acteurs de notre association de revendiquer et d’adopter pleinement les appellations de « pédagogie sociale » et de « pédagogues sociaux » en se référant aux mêmes sources et cadres théoriques [3].

23Depuis lors, notre association a contribué par de nombreux moyens à promouvoir le terme ainsi que la connaissance théorique et pratique du champ de la pédagogie sociale.

24L’association Intermèdes a réalisé notamment :

  • différentes publications et de nombreux articles sur le sujet de la pédagogie sociale ;
  • l’animation, depuis 2006, d’un chantier de pédagogie sociale au sein du mouvement ICEM-Pédagogie Freinet réunissant différents acteurs associatifs ou individuels venus de toute la France pour relier le cadre de leurs actions sociales, éducatives et culturelles aux théories et pratiques de la pédagogie sociale.
  • un festival annuel de pédagogie sociale dont la première édition a eu lieu en novembre 2016 et qui a réuni des acteurs sociaux et éducatifs autour de l’œuvre théorique et pratique de Stanislas Tomkiewicz.

La question du territoire dans l’ensemble de nos expériences

25C’est à partir des bases énoncées ci-dessous que les différents acteurs des « expériences d’intervention en milieu ouvert/pédagogie sociale » conçoivent et définissent la question du « territoire » pour ces mêmes interventions. Dans nos interventions, en effet, la question du lieu, de l’espace, du territoire est essentielle pour une raison très simple : le lieu n’est pas fourni par et pour l’activité.

26Nous partons du constat que la plupart des interventions socio-éducatives traditionnelles, en direction, par exemple, des enfants, se définissent a priori par le lieu et le type de structure dans lesquels elles se déroulent. Le champ des pratiques sociales et éducatives est en effet très clairement marqué par l’histoire et les caractéristiques des lieux et des structures dans lesquelles elles se sont développées ; on peut ainsi parler couramment « d’animation en centre de loisirs » ou en « centre de vacances ».

27Mais rien de tel n’est possible pour des modalités d’action qui ont justement comme caractéristique de situer leur cadre d’intervention dans le milieu de vie naturel et quotidien des groupes auxquels elles se destinent. Nous pourrions même dire qu’en pédagogie sociale, les modalités d’intervention sont justement caractérisées par l’absence de toute référence à une structure, quelle qu’elle soit, et que nos méthodes et pratiques sont complètement marquées et déterminées par le fait que nos modalités d’intervention se réalisent pour l’essentiel dans des espaces publics, des lieux collectifs sur lesquels nous n’avons, en quelque sorte, ni droit ni titre.

28C’est exactement l’inverse, en quelque sorte, de ce qui se produit dans une institution sociale, éducative ou culturelle classique qui est toujours dépositaire « de droit » et supposée a priori compétente sur son propre territoire. De fait, il est essentiel d’insister sur ce point : les effets du travail dans l’espace public et extérieur vont bien plus loin qu’un changement de « cadre » ou d’espace. En un mot, il ne s’agit pas de travailler « ailleurs », mais « autrement ».

29Il convient d’expliquer justement en quoi cet « ailleurs » constitue dès lors un « autrement ».

30Pour les acteurs concernés, le travail dans une institution renvoie souvent à la notion de « cadre ». C’est le cadre qui fournit le sens de l’accueil ; on va dans une bibliothèque pour lire et on peut aller dans une maison des jeunes et de la culture (MJC) pour suivre un cours de guitare. On sait ce qu’on vient y faire. Mieux : ce savoir est transversal et commun à tous les acteurs professionnels et les bénéficiaires.

31Dans un contexte classique, on est d’accord sur l’existence d’un cadre, même si, bien entendu, c’est le cadre qui va donner lieu à l’essentiel du travail des professionnels.

La question du cadre

32Ainsi dans les structures éducatives et de loisirs, les interventions des animateurs ou des éducateurs s’appuient souvent sur le cadre. Par exemple, des professionnels vont dépenser beaucoup d’énergie pour expliquer aux enfants « qu’ici, on ne fait pas ceci ou cela… ».

33Il est à observer que « le rappel du cadre » fonctionne dans un double rapport entre les professionnels et l’institution classique. Les acteurs éducatifs ont bel et bien l’impression de « tenir le cadre » quand ils « le » rappellent aux usagers ; mais, inversement, on peut dire aussi que ce même cadre « soutient » les professionnels quand ceux-ci fondent leur autorité et leur légitimité justement sur celui-ci. C’est bien parce qu’eux-mêmes sont dans « leur » cadre qu’ils se sentent légitimes de « tenir » et de « soutenir » ce cadre.

34Il est intéressant d’observer également que, dans les structures traditionnelles, cette omniprésence de la relation et de l’appel au cadre par les acteurs éducatifs et sociaux qui y sont employés va souvent de pair avec le constat ou le regret que ce même cadre soit toujours déficitaire : « Ça manque de cadre (…), le cadre n’est pas clair. »

35De nombreux projets professionnels à la fois individuels et collectifs se donnent donc, au sein de ces mêmes institutions, l’objectif de « refonder » le cadre, de le « restaurer ». La notion de cadre est ainsi faite, quand on l’analyse d’un point de vue sémantique et philosophique, qu’elle porte en elle à la fois une « injonction » et une « autoréalisation ».

36Dans l’imaginaire le plus commun des acteurs de ces institutions, il apparaît en effet particulièrement évident que si le « cadre est défaillant », cela indiquerait nécessairement « qu’il en faille davantage ». Le cadre est ainsi ce qui pèche, ce qui échoue et ce qu’il faut augmenter sans cesse. C’est en quelque sorte un serpent qui se mord la queue.

37Quand nous disons que dans le cadre de nos interventions socio-éducatives en milieu ouvert, nous travaillons « hors cadre », nous nous attirons souvent des critiques acerbes d’autres acteurs éducatifs, voire de théoriciens de l’action éducative qui nous affirment avec une forme d’évidence « que cela ne se peut pas », qu’il y a toujours du cadre et donc que nous aurions nous aussi un cadre sans le savoir, un peu comme la prose de Monsieur Jourdain.

38Pour notre part, nous réfutons cette objection. Certes nos actions ne se déroulent pas, tant s’en faut, sans contexte ni référence mais leur particularité est bel et bien qu’elles échappent dans leurs modalités à tout ce qu’on réfère dans l’usage courant et institutionnel à ce terme.

39Nous ne parlons tout simplement pas de la même chose.

En pédagogie sociale, pas de cadre mais un espace commun

40Le cadre que nous n’avons justement pas quand nous travaillons dans les espaces publics ou ouverts au public, c’est celui qui nous permettrait un usage exclusif de l’espace ou une compétence pour définir ce qui pourrait s’y faire ou pas. En quelque sorte, les acteurs qui interviennent en milieu ouvert, dans le cadre des principes de la pédagogie sociale, ne sont pas en mesure de s’appuyer sur un quelconque cadre préexistant. Il leur reste à donner du sens aux relations qui s’établissent et qui évoluent à partir de leur propre activité et de leur propre implication.

41La question du territoire a donc la particularité, pour nos modes d’intervention, d’affirmer au démarrage de celles-ci qu’il y a un « espace commun » et qu’il n’y a ni supériorité ni prérogative des acteurs sociaux sur celui-ci. On n’imaginerait pas ainsi, dans le cadre d’un atelier de rue, qu’un pédagogue social excédé renvoie un enfant chez lui !

42C’est le commun, la possibilité de rencontres, de coopération, mais aussi de partage, comme de conflits, qui marque la question de la relation à l’espace. Ainsi nous ne pouvons avancer que dans le cadre des ateliers de rue en pédagogie sociale, l’espace des interventions a des qualités particulières :

  • Il s’agit d’un espace commun et non exclusif qu’on ne fait « qu’emprunter ».
  • Il s’agit d’un espace qu’on prend comme il est, sans discussion ni exigence préalable ; c’est un « tout », un « déjà-là ».
  • C’est en revanche un espace dans lequel on s’investit, qu’on habite et qu’on se propose peu à peu de transformer.

Du cadre à l’environnement

43Sortir du cadre pour aller vers l’environnement « naturel » des publics bénéficiaires des actions et interventions sociales, éducatives et culturelles des publics recherchés suppose donc de se lancer dans une transformation des pratiques, des attitudes et des références théoriques classiques qui ont été développées pour le travail dans les structures et les institutions. C’est donc à une transformation fondamentale et non pas superficielle des interventions elles-mêmes, c’est-à-dire à la fois de leur théorisation et de leurs pratiques, qu’amène le travail éducatif « hors structures ».

44L’essence de ce changement radical peut être définie et caractérisée par l’emploi de l’adjectif « naturel ». Ce terme est employé dans la théorie de la pédagogie Freinet. En effet, pour le grand pédagogue français, sa plus grande critique vis-à-vis des institutions éducatives classiques, et essentiellement de l’école, concernait le fait que le « cadre scolaire », selon lui, n’était pas « naturel ». C’était là, à ses yeux, à la fois la raison de son inefficacité, mais aussi de ses nombreux dysfonctionnements.

45Or l’emploi du terme « naturel » chez Freinet, contrairement à ce que l’on croit le plus souvent, n’a rien à voir à la notion de nature. Pour Freinet, l’adjectif « naturel » prend le sens contraire de l’adjectif « artificiel ». Ce que Freinet critique c’est l’artifice au sens large ; au sens d’un cadre, d’une institution, même mue par des ambitions et des projets généreux. Pour lui, bâtir un projet éducatif à partir d’une structure sociale, même « idéale » ou merveilleuse, est toujours une erreur. Seul l’environnement naturel des enfants, des familles, c’est-à-dire aussi leur milieu, leurs pratiques culturelles et sociales liées à leur condition et à leur histoire, peut constituer la base d’un véritable travail d’éducation et de transformation sociale.

Atelier pédagogique de rue (in situ), bidonville de Champlan, mars 2017

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Atelier pédagogique de rue (in situ), bidonville de Champlan, mars 2017

© Thomas Bérard

46Penser son action sociale et éducative depuis l’environnement tel qu’il est, depuis la réalité vécue par les enfants et les familles, peut passer pour une idée acceptable mais, dans la réalité, cette attitude tourne le dos aux modalités de formation et de pratiques des acteurs sociaux et éducatifs qui se réfèrent constamment et continûment à des structures et à des politiques, comme « normes » et modèles pour leurs actions.

47S’affranchir d’un tel héritage est, dans les faits, une ambition énorme.

Pédagogie traditionnelle et peur de l’environnement

48La pédagogie traditionnelle érige ses outils, ses méthodes ainsi que la posture des professionnels qui s’y emploient en « remparts » contre les effets et l’influence de l’environnement.

49De ce point de vue là, nous ne pouvons que constater le regain de cette pédagogie réactionnaire. À droite comme à gauche, on multiplie éloges ou invitations pour ériger encore et encore plus de « clôtures scolaires », que celles-ci soient physiques ou symboliques. Mise à distance des parents, Vigipirate renforcé, barrières, portails et sas d’entrée clos, lutte et psychose anti-intrusion, les médias comme l’actualité tout entière volent au secours de ceux qui veulent toujours plus retrancher les situations éducatives des environnements dans lesquels ils prennent place.

50Les effets d’une telle pédagogie de la distance et de la séparation sont catastrophiques et connus depuis toujours : arrachement de l’enfant vis-à-vis de son milieu, déni des réalités sociales et culturelles, position de défiance vis-à-vis des parents et de l’environnement, dénigrement culturel et social des groupes ou classes dominés. Dans une telle représentation, l’enfant est vu comme un être à sauver de son propre milieu, surtout s’il est défavorisé. Et, du coup, tout ce qui peut manifester son attachement ou son identité est repéré comme autant d’attitudes de résistance irrationnelles et à vaincre face à un projet scolaire et éducatif, forcément vertueux.

51Aujourd’hui un nouveau consensus se développe sur une telle posture, encouragé par les nouvelles économies de la peur et du sécuritarisme. Ce n’est plus seulement la droite réactionnaire qui stigmatise et dénigre les milieux pauvres et précaires, mais également la gauche dite « républicaine et laïque » qui entend lancer de nouvelles croisades contre la barbarie et l’ignorance des couches de la population les plus dominées. On a le droit d’être décontenancés et perdus face à une telle union politique contre-nature et surtout face à la violence qu’elle représente, en particulier pour les enfants, pour les groupes et pour les familles issus de l’histoire de l’immigration et des colonies.

52Donc, à la base, au début de toute histoire éducative, nous décelons bel et bien une forme d’horreur de l’environnement, son déni pur et simple et la volonté de monopoliser toutes les ressources et toute l’énergie éducative pour contrer son influence.

Pédagogie nouvelle, pédagogie de l’environnement

53Face à un tel rejet, la position de « l’éducation nouvelle » et de tous ceux qui s’en inspirent semble aux antipodes. Depuis Jean-Jacques Rousseau en effet, un autre projet éducatif existe qui consiste non plus à tourner le dos à l’environnement, mais à en faire un sujet d’étude permanent. Il s’agit d’un pur renversement de la posture traditionnelle. Au lieu de protéger l’enfant de l’environnement, on compte en effet sur ce même environnement pour fournir à la fois le cadre et le contenu de son éducation.

54C’est l’environnement lui-même, en éducation nouvelle, qui devient le vrai éducateur, le véritable instructeur. La relation éducative, grâce à l’instauration de l’environnement comme source d’éducation, échappe au face-à-face, au frontal, et donc à l’affrontement. L’éducation nouvelle instaure l’environnement comme instrument de libération de la situation éducative. Ce n’est pas seulement (on pourrait même dire pas tant) l’élève ou la personne éduquée qui se trouve ainsi libérée, c’est l’éducateur lui-même qui gagne en liberté et en richesse d’interventions.

55Mais ce nouvel environnement « libérateur » et doté de qualités n’est évidemment pas ou si peu un environnement naturel. Dans la plupart des courants de l’éducation nouvelle, ce dont il s’agit c’est de créer et de contrôler un environnement artificiel qui coïncide et résume peu à peu le projet éducatif. Ici, on va mettre en place un lieu de vie préservé et protégé des fureurs de la ville et du quartier ; là, un jardin d’enfants entièrement pensé et adapté en fonction de leur âge ou de la représentation de leurs besoins. L’éducation par l’environnement est pensée comme éducative parce que justement l’environnement n’est jamais naturel, même quand il choisit la pleine nature comme cadre ; il est « pensé pour ». Dès lors, cet environnement aménagé, devenu « un cadre », peut être utilisé de deux manières par les acteurs sociaux ou éducatifs. Les uns l’utiliseront comme un ensemble de limites, de contraintes naturelles, qui obligent le bénéficiaire, l’élève ou l’usager à changer leur comportement, leur attitude, en un mot à s’adapter. Mais il est également possible de prendre cet environnement choisi ou aménagé comme sujet d’étude, d’observations et de recherches, un peu comme un milieu « naturel » de remplacement.

Pédagogie sociale, pédagogie de transformation de l’environnement

56C’est là que se situe la principale rupture entre la pédagogie Montessori et la pédagogie Freinet ; là que réside le grand hiatus entre pédagogie nouvelle et pédagogie sociale. C’est sur la question de la nature et de la qualité de l’environnement que tout s’oppose.

57Du point de vue de la pédagogie sociale, à partir de la pensée même de Freinet, cet environnement doit avoir deux spécificités pour être réellement porteur d’éducation, d’évolution ou d’un changement authentique :

  • Il doit être authentique, c’est-à-dire qu’il doit coïncider avec le milieu de vie véritable de l’enfant. Il doit s’agir nécessairement de son quartier, de sa rue, de sa famille, de son voisinage. Cette option doit être entendue de manière « inconditionnelle » : « On ne choisit pas sa famille, les trottoirs de Manille… » L’éducateur prend l’environnement pour ce qu’il est, avec ses potentiels comme ses empêchements, ses handicaps comme sa puissance, pour le meilleur et pour le pire.
  • Il doit être transformé. C’est justement parce qu’il n’y a pas de tamisage à la base, que l’environnement est pris dans son ensemble, que s’impose la nécessité de le transformer dès lors qu’on l’a d’abord reconnu. Toute pédagogie sociale part d’une critique de l’environnement ; toute pédagogie sociale suppose de mobiliser l’enfant, le bénéficiaire, son milieu comme les acteurs sociaux et éducatifs vers sa transformation.

L’étude de milieu, outil d’appropriation du territoire, en pédagogie sociale

58Vis-à-vis de la notion « d’étude de milieu », la pédagogie sociale se tient à l’écart de deux attitudes éducatives et pédagogiques qu’elle juge artificielles et non démocratiques :

  • La première consisterait à vouloir limiter le projet éducatif à la seule étude du milieu ou des milieux. En pédagogie sociale, il n’y a pas d’intérêt de la science pour la science et il n’existe pas de savoir qui serait gratuit, désintéressé ou désincorporé à la fois individuellement ou collectivement. Le savoir est toujours pouvoir pour la pédagogie sociale et nous souhaitons qu’il soit « pouvoir de transformer et d’améliorer les choses ». Donc, on n’étudie pas le milieu pour « produire de l’étude », pour se former ou produire des connaissances, car la seule chose qu’on apprendrait à ce jeu-là ce serait justement la dépossession du pouvoir et du devoir de changer les choses.
  • La seconde attitude, qui dépend de la précédente, est que le milieu observé – pris en compte, celui au sein duquel on agit – n’est jamais un environnement fixe et donné, mais est conçu comme un ensemble complexe de niveaux de lecture de ce même environnement ; le milieu qu’on souhaite connaître est toujours considéré dans toutes les dimensions de la vie. On ne dissociera pas le milieu social des milieux économique, politique, culturel et naturel. Nous prenons en compte les dimensions imaginaires, artistiques, affectives et politiques de la relation à l’environnement. Nous travaillons à mettre en lien toutes ces dimensions et à transformer tant l’environnement que la qualité et la quantité de relations que tout un chacun y entretient. Là encore, la pédagogie sociale, comme la pédagogie Freinet, tourne le dos à l’idée selon laquelle tout projet éducatif devrait partir « du simple pour aller vers le complexe ». C’est le sens contraire qui doit prévaloir dans tout ce qui est humain : comprendre le complexe pour agir sur le simple.

Les notions d’espace en pédagogie sociale

59Nous voyons que la pédagogie sociale contribue à une complexification de la notion d’espace en pédagogie, comme en éducation en général. Pour la pédagogie sociale, en effet, ce n’est pas tant l’espace géographique tel qu’il est qui compte, mais la relation que chacun peut construire à la fois individuellement et collectivement vis-à-vis de cet espace. Cet espace est perçu comme doté de qualités qu’il convient de prendre en compte en amont, en cours et en aval de tout projet éducatif, social ou politique.

L’espace est perçu dans la proximité

60Du point de vue théorique et pratique de la pédagogie sociale, le postulat initial est celui de la proximité, on pourrait même dire de proximités multiples. Cette ou ces proximités intéressent à la fois les bénéficiaires des actions éducatives et sociales mises en œuvre, mais également les tiers liés à l’environnement ainsi que les acteurs directs (professionnels ou non) et indirects (institutions, collectivités et partenaires). La proximité dans la relation à l’espace de l’intervention socio-éducative n’est pas seulement perçue et traitée comme un constat mais, surtout, comme un travail en cours, un process. Le pédagogue social travaille à rendre chaque jour l’espace commun plus proche de tous, plus proche de nous.

61Un autre terme peut convenir pour caractériser ce travail : celui de la familiarité et de la familiarisation. On pourrait dire que la pédagogie sociale travaille à familiariser l’espace public, commun, institutionnel et extérieur pour tous. Cette familiarisation suppose la relativisation des limites communément admises entre « espace privé » et « espace public » (et son corollaire d’opposition vie privée/vie publique).

62Cette proximité dans la relation à l’environnement, à l’espace, vient caractériser les relations éducatives ou sociales mises en œuvre. Il s’agira de développer de véritables relations de proximité, de soin, de soutien, d’attention et d’attachement. De même cette proximité travaillera à gommer les fossés culturels, économiques et sociaux qu’il peut y voir entre groupes et individus relégués ou « dominés » et « dominants ». En pédagogie sociale, on s’intéressera à la manière dont ces « fossés » se manifestent dans l’espace et dans l’environnement des familles et des groupes touchés par la précarité et comment on peut modifier ces inscriptions par des actions concrètes et régulières dans ces mêmes espaces pour instaurer de nouvelles proximités.

Le territoire n’est pas un lieu, mais un milieu

63Si le travail social de territoire s’est indubitablement développé ces trente dernières années, il n’est pas sûr en revanche que ce soit le cas pour l’éducation scolaire ou formelle. Certes celle-ci a rencontré de nouvelles logiques de territoire dans lesquelles elle est priée de s’insérer : projets de territoire, dynamiques liées aux actions de type contrat local d’accompagnement scolaire (CLAS), programme de réussite éducative (PRE), quartier « politique de la ville » et zonage en tout genre.

64Mais cette notion de territoire, qui vient s’ajouter comme une avancée du travail social et éducatif initial, est abordée de manière réductrice. Dans la plupart des politiques et usages qui en découlent, le territoire est perçu comme un « extérieur » : un extérieur à l’institution, un extérieur à l’équipe. Il n’y a qu’un pas pour que cet extérieur-là soit vécu comme un extérieur à ses préoccupations personnelles, voire un extérieur à son métier.

65On ne peut pas travailler « sur » ou « à partir » d’un territoire, si on n’a pas pleinement conscience de la complexité des relations visibles et invisibles qui nous relient à lui. Nous sommes le territoire autant que nous y prenons part et qu’il nous façonne, et ce territoire nous limitera et nous enfermera d’autant plus et d’autant mieux que nous nous sentirons extérieurs à lui.

66C’est parce que « nous sommes (aussi) le territoire » que celui-ci ne peut pas être réduit à un seul ou à un ensemble de lieux. Nous percevrons le territoire d’une manière intelligible, avec ses logiques, en nous comprenant nous-mêmes dans les problématiques que nous mettrons à jour.

Le mi-lieu est un lieu à mi-chemin

67Nous avons présenté l’idée que, du point de vue de la pédagogie sociale, tout environnement n’est pas forcément un milieu. En effet, l’environnement, même s’il nous implique est un « donné », un « déjà-là ». La première tâche en pédagogie sociale est de développer la conscience des uns et des autres, des acteurs sociaux en général, quel que soit leur statut (bénéficiaires, acteurs, partenaires, tiers), de leur relation avec un territoire. Pour qu’un environnement devienne un milieu, il faut qu’il soit habité, transformé à la fois individuellement et collectivement. Il faut y mettre de « soi » ; il faut y mettre du « nous ».

68Le milieu est ainsi appelé car il est « mi-lieu » ; il est un lieu, un espace intermédiaire, entre moi et l’environnement, entre « l’intérieur », mon espace familier, et l’extérieur, l’espace étranger. Il est cette zone transitionnelle entre moi et le monde, que je m’applique à élargir tout au long de ma vie.

69Le caractère du mi-lieu se reporte également sur d’autres aspects de mon existence. Le mi-lieu est aussi, pour la même raison, ce lieu intermédiaire entre « moi » et « autrui », entre l’individu et le groupe, entre la personne et le collectif. Le mi-lieu est l’espace de la rencontre, du faire ensemble comme du « vivre ensemble ».

70Pour la même raison encore, le mi-lieu est le lieu où je vais pouvoir tenir ensemble ma relation à l’affectivité et à la politique. C’est dans ce milieu que je vais pouvoir épanouir et réaliser mes potentialités en ce domaine. C’est dans ce milieu que je vais pouvoir apprendre à exprimer dans divers « langages » ma vie affective, comme politique. C’est aussi et surtout dans ce mi-lieu que je pourrai mettre en rapport ces deux dimensions si souvent opposées.

Au-delà de l’espace, la question du temps

71La notion de milieu intègre et dépasse largement celle du « lieu » ou du « territoire ». On pourrait résumer cela par l’idée que la notion de milieu excède largement la notion « d’espace ». La notion d’espace ne permet pas en effet de prendre en compte le facteur humain ou son activité. Le travail sur le milieu, qu’il soit perçu comme « milieu culturel », « milieu social », « milieu naturel », etc. intègre forcément une forte dimension temporelle.

72Je ne peux en effet penser et me représenter ma relation à l’environnement, mon impact et mon implication dans celui-ci, sans mettre en avant cette notion fondamentale du temps.

73Le travail sur le milieu sera toujours par corrélation un travail sur le temps. Il s’agit en particulier de relever deux grands défis « temporels » :

  • Initier : tout travail sur le milieu (en pédagogie sociale) suppose de rompre la monotonie et l’ordonnance de l’environnement par l’instauration d’un inédit ; il s’agit de faire du neuf, de créer du nouveau. Il s’agit de rompre, d’inventer et de modifier, au moins temporairement, au moins pour un moment, le cadre.
  • Durer : ce qui va différencier le travail sur le milieu, en pédagogie sociale, de l’animation sociale de type événementielle, c’est la question de la possibilité de durer. Dans nos pratiques, les actions sont cycliques, régulières et durables. C’est cette durée qui constituera la condition essentielle pour bâtir de la confiance autour de nos interventions. C’est cette durée qui permettra également de voir grandir les enfants, de pouvoir conserver les fruits de notre travail et d’en comprendre les effets à long terme, sur le territoire comme sur les gens. Considérons combien cette capacité de durer est aujourd’hui mise à mal par la montée de toutes les précarités et la manière dont les acteurs et initiateurs sociaux sont mis en difficulté par la fragilité des moyens auxquels ils peuvent accéder, mais aussi par rapport à l’inflation des réglementations administratives et sécuritaires qui visent directement leurs actions. Il s’agit pourtant là d’un enjeu essentiel : sans durée possible, c’est la possibilité même de comprendre et d’agir sur notre environnement qui est perdue.

La théorie des moments : uchronie contre utopie

74On pourrait avancer l’idée que la notion de milieu ajoute cette dimension temporelle à celle de l’environnement. Pour la pédagogie sociale, en effet, ce qui compte ce n’est pas de constituer des environnements favorables, de partir à la recherche d’une utopie ou d’un idéal mais, au contraire, de produire dans l’environnement tel qu’il est des moments d’exception. Les contraintes économiques, sociales, institutionnelles sont telles qu’il est devenu quasiment impossible de créer aujourd’hui des lieux innovants et, surtout, c’est illusoire. On ne modifiera pas l’ordre des choses en installant ici ou là des niches de confort. On ne fera qu’y attirer ceux qui ont déjà tout cela.

75On ne peut contrevenir à l’ordre établi qu’en travaillant dans l’espace commun, et en particulier auprès des plus précaires ; pour cette raison même on ne peut produire de changement que sur des moments précis et limités. Bien entendu, nous basons nos espoirs sur le fait que ces moments fabriquent à leur tour du possible. Seulement nous sommes dans l’impossibilité de les prédire ou de les téléguider. Ils seront l’œuvre des acteurs eux-mêmes.

Notes

  • [1]
    Sur le développement et l’action de la première association, Intermèdes, on peut se référer à l’ouvrage de Laurent Ott, Le travail éducatif en milieu ouvert. Principes et pratiques (2007, Érès, Toulouse) et sur la seconde, Intermèdes Robinson, on peut consulter l’ouvrage collectif coordonné par Mélody Dababi, Nicolas Murcier et Laurent Ott, Des lieux pour habiter le monde. Pratiques en pédagogie sociale (2011, Chronique sociale, Lyon).
  • [2]
    Ott L., 2007, op. cit.
  • [3]
    Voir l’ouvrage, L’enfant dans la rue. Guide méthodologique (GPAS, 2004), qui expose les principes théoriques et pratiques de la pédagogie sociale en France et en Pologne.
Laurent Ott
Directeur d’Intermèdes Robinson, philosophe social (Chilly-Mazarin, 91)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 04/10/2018
https://doi.org/10.3917/cact.051.0055
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