CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Nous sommes dans la salle n° 8 du Tribunal de grande instance de Dakar. La salle est la plus petite de la dizaine de celles où se déroulent quotidiennement des audiences. Elle est tout particulièrement dédiée aux activités du Tribunal du travail. Nous sommes mercredi matin, le jour de la semaine où les juges du Tribunal du travail hors classe de Dakar « vident leurs délibérés » ou, autrement dit, le jour où les juges rendent publiques leurs décisions sur les affaires dont ils ont été saisis en première instance.

2 Toutes les places assises sont prises, si bien que des personnes s’entassent dans les allées, adossées contre les murs. La douzaine de rangées de sièges destinées au public sont séparées en deux par une allée centrale, vide. À gauche, sur les sièges les plus confortables des deux premiers rangs, se trouvent les avocats vêtus de leur longue robe noire. À droite, sont assis les représentants syndicaux. Le reste de la salle est composé de jeunes assistants de cabinets d’avocats venus là pour prendre connaissance des jugements d’une affaire en l’absence de l’avocat en charge du dossier. Sur le bureau rectangulaire massif installé sur l’estrade, face au public, trône une pile de dossiers.

3 Soudain, un homme fait irruption. Il vient d’un couloir situé derrière une porte à moitié close tout au fond de l’estrade et que l’on devine à peine depuis le public. L’homme frappe trois coups secs sur le bureau et repart prestement. Les conversations s’arrêtent. Tout le monde se lève. Un jeune homme en longue robe noire de magistrat fait alors son entrée. Il s’agit du juge. Il est suivi de deux assesseurs habillés en civil et du greffier, lui aussi vêtu d’une longue robe noire. Le jeune juge et la cour s’assoient. Le public s’assoit à son tour. La salle est désormais plus calme.

4 Le juge annonce d’une voix faible qu’il va rendre publics les délibérés pour « la section Commerce n° 1 du Tribunal du travail ». Il prend le premier dossier de la pile qui lui fait face, l’ouvre, en feuillette quelques pages avant de lire à haute voix d’un ton machinal les noms des parties prenantes, de leurs représentants éventuels et les jugements de chaque affaire. Il répète la même opération plusieurs dizaines de fois. Selon les dossiers, deux avocats ou un avocat et un représentant syndical, auxquels s’ajoutent parfois un ou plusieurs plaignants, se lèvent et se positionnent, debout, face à la cour. Pendant ce temps, les va-et-vient continus entre la salle et l’extérieur et le bruit qu’ils provoquent rendent la voix du juge quasi inaudible pour le public au-delà des deux premiers rangs. Les syndicalistes, les avocats et leurs assistants présents devant la cour ou bien dans le public, griffonnent malgré tout nerveusement ce qu’ils entendent des décisions et des sommes concernant leurs affaires.

5 Le juge égrène d’une voix monocorde à une allure soutenue :

6

10 000 000 fcfa à titre de dommages-intérêts pour licenciement abusif, 333 208 fcfa à titre d’indemnité de préavis, 599 774,4 fcfa à titre d’indemnité de licenciement, 999 624 fcfa à titre d’indemnité de congés, 82 fcfa à titre de rappel différentiel de salaire, 100 000 fcfa à titre de dommages-intérêts pour non-délivrance du certificat de travail. Ordonne l’exécution provisoire de la présente décision, jusqu’à concurrence de la somme de 720 000 fcfa… [2].

7 Dans un contexte où la plupart des entreprises ont une gestion informelle et où l’absence de contrat équivaut légalement à un contrat à durée indéterminée, l’énorme majorité des décisions prononcées le sont en faveur des travailleurs. Elles sont, en outre, confirmées plus tard, lorsque les employeurs font appel. Bien qu’elles concernent des cas différents, chacune de ces décisions repose sur une logique semblable. À travers ces déclarations solennelles, le juge qualifie a posteriori une relation de travail de hors-la-loi. Sur la base de la mesure de l’écart entre cette situation et le droit, il associe à cette qualification un certain montant de dommages et intérêts en faveur du travailleur.

8 Une fois sa longue lecture terminée et l’ensemble des dossiers passé en revue, le juge et la cour se lèvent puis quittent l’estrade par la petite porte par laquelle ils étaient entrés. Ils sont remplacés au bout de quelques minutes par un nouvel aréopage apportant une nouvelle pile de dossiers. Le même cérémonial reprend, non plus à propos des dossiers de la section commerce, mais à propos de ceux de la section gens de maison, puis agriculture, services publics, boulangerie, transport et finalement professions libérales. Au fur et à mesure que la matinée progresse et que se succèdent les noms, les chiffres, les dossiers et les sections, la salle s’éclaircit lentement. Après le dernier délibéré et lorsque la cour s’est retirée, les quelques représentants syndicaux encore présents dans la salle se dirigent vers la sortie tout en terminant leur discussion du matin. Une fois dehors, ils se saluent rapidement, conscients qu’ils se reverront de toute façon le lendemain au même endroit.

9 Cette matinée de délibérés illustre l’opération quasi magique par laquelle des représentants de l’État requalifient la réalité et ce faisant la modifient, un phénomène qui a déjà été documenté sous d’autres cieux (Latour 2004). En outre, elle permet de comprendre le principal enjeu de ce qui est décrit dans la suite de ce texte. Ce qui se joue de façon rituelle dans la salle 8 est en effet l’aboutissement d’un processus plus long qui a pour point de départ la naissance d’un sentiment d’injustice chez un ou plusieurs travailleurs d’une entreprise et, potentiellement, pour point final le jugement au Tribunal de grande instance. La production de ce mécontentement puis sa transformation en plainte à travers la mobilisation du droit et du statut de salarié, sous la forme des divers types de contrats que cette catégorie recouvre, résonnent toutefois de façon particulière dans le contexte sénégalais.

10 Le terme « salariat » ne rend pas uniquement compte, de façon neutre, du rapport salarial et de la place dominée qu’occupent les travailleurs dans l’appareil de production capitaliste. Il renvoie aussi à un statut dont l’avènement du droit du travail constitue l’un des moments clés d’institutionnalisation, comme nous le rappellent les historiens (Didry 2016 : 69-106). Sur le continent africain, ce statut est, de plus, le produit d’une trajectoire historique singulière marquée par la colonisation ; une période durant laquelle la mise en salariat des populations urbaines, indigènes, a été associée à des politiques de contrôle (Cooper 1996 : 271-386). À son apogée dans les années 1980 comme de nos jours, le salariat est resté minoritaire dans la population active en Afrique (de Vreyer & Roubaud 2013). Pourtant, c’est bien de ce statut qu’il est question quasiment quotidiennement dans la salle 8 du Tribunal de grande instance de Dakar.

11 Les constats que nous venons d’évoquer ont amené la recherche à opposer au salariat d’autres catégories supposément plus adaptées aux réalités du continent africain. Dans la littérature, on trouve ainsi pêle-mêle des notions telles que celles de « salariat incomplet » (Morice 1995), de « non-salariat » (Copans 1987), ou encore d’« emploi informel » (Hart 1973) ; autant de formulations qui, toutes à leur manière, situent les relations de travail en Afrique d’abord à l’aune de ce qu’elles ne sont pas, ou plutôt de ce qu’elles sont autre part, sans réussir à rendre justice à la richesse des descriptions qu’elles recouvrent par ailleurs. D’autres chercheurs ont, plus récemment, évité les écueils induits par ces exercices de taxinomie. Ils se sont intéressés plus directement aux conceptions émiques du « travail juste » ou « bon » (Ferguson & Li 2018 ; Monteith & Giesbert 2017), ou encore à la diversité de normes, légales ou non, qui encadrent l’emploi (Absi & Phélinas 2014 ; Bourdarias 2014). Ces différents travaux font écho, souvent sans s’en revendiquer explicitement, à la critique postcoloniale dont l’une des incarnations les plus célèbres provient des difficultés rencontrées par les productions des « sociologies universelles » pour traduire le « monde vécu » des travailleurs indiens (Chakrabarty 2020 [2000] : 139-172).

12 Les lignes qui suivent prolongent cette réflexion. Elles interrogent en revanche les conséquences d’un mouvement inverse par lequel des travailleurs non occidentaux traduisent dans leur « monde vécu », une catégorie centrale de l’histoire du monde du travail occidental. L’observation de la salle 8 et de ce qui s’y déroule quotidiennement n’atteste pas seulement d’une succession de situations où les relations de travail sont en décalage avec ce qui est prescrit par le droit. Elle oriente l’attention du chercheur sur la façon dont ce décalage est construit par les travailleurs et leur conseil lors de conflits avec des employeurs ou, autrement dit, sur la façon dont le droit du travail est mobilisé, comme le suggérait il y a quelques années déjà la juriste Élise Panier (2015) dans le cas du Togo. De ce point de vue, la question n’est pas tant de savoir si le rapport salarial existe véritablement sur le continent africain, ou encore quelle est la nature de sa forme altérée en dehors du contexte occidental. Il s’agit plutôt de s’interroger sur les conditions dans lesquelles le statut de salarié, envisagé dans ce texte comme une catégorie juridique, est investi en dehors des sociétés dites salariales pour reprendre l’expression de Robert Castel (1995) [3].

13 Afin de saisir les différentes formes d’appropriation et d’usage dont fait l’objet le statut du salarié dans le contexte sénégalais, cet article s’appuie sur une série d’observations réalisées entre 2019 et 2021 à partir de deux lieux : l’Inspection du travail et le Tribunal de grande instance de la région de Dakar où se déroulent les audiences concernant les contentieux du travail. Le fonctionnement de ces deux lieux est typique au regard de leurs équivalents régionaux qui sont moins pourvus en ressources humaines et soumis à un volume d’affaires plus faible. Ils constituent ainsi d’excellents points d’entrée pour comprendre le processus de mise en forme juridique du mécontentement des travailleurs. Les observations menées aux abords de l’Inspection du travail, ou encore dans les salles et les couloirs du Tribunal de grande instance de Dakar m’ont permis d’entrer en contact avec tous les acteurs de ce processus, des fonctionnaires aux travailleurs, en passant par les omniprésents représentants syndicaux. Ces observations ont été complétées par l’étude de documents de procédure recueillis auprès des greffiers ou encore de syndicalistes, et dont l’analyse de la fabrique est indissociable de celle de la mobilisation du statut de salarié.

14 Mis bout à bout, ces fragments invitent à envisager l’existence du statut de salarié comme le fruit d’un travail quotidien, réalisé par celles et ceux qui s’en saisissent et contribuent à le faire exister auprès des représentants de l’État. Au Sénégal, comme dans bien d’autres pays, l’existence d’un espace idéal appelé salariat, supposément autonome du social, régi par le droit, où se déroulerait la relation employé-employeur, ne va pas de soi. Elle est le produit de concertations menées au sein d’arènes officielles entre les représentants des syndicats et ceux de l’État (Ndiaye 2017). À une autre échelle, l’existence de cette catégorie est également le fruit de l’action conjointe des représentants syndicaux et de ceux de l’État lors de conflits du travail ordinaires et sur lesquels je me concentre ici.

15 L’ensemble de ces éléments rappelle que le salariat ne correspond pas uniquement à un rapport de production objectif, mais aussi à une production symbolique. Mieux, il met en évidence le caractère désenchanté des usages qui peuvent être faits de ce statut. Mobiliser le statut de salarié est en l’occurrence un moyen d’ascension sociale pour les mandataires syndicaux auxquels les activités de défense des travailleurs donnent accès à une série de rétributions symbolique et matérielle. Du point de vue des travailleurs, le recours à cette catégorie a, de plus, une visée instrumentale. Elle sert lors de négociations ponctuelles avec leur employeur, où elle est destinée à renverser un rapport de domination jugé illégitime eu égard à leur propre catégorie de perception. L’enjeu semble alors se réduire à l’obtention d’une compensation financière. À cette échelle, faire exister le statut de salarié et les droits qui y sont associés relève moins du combat politique lié à l’histoire du mouvement ouvrier que d’une série d’opportunités ordinaires.

À la lisière du monde syndical et des professions judiciaires

16 Les syndicats ont joué un rôle de premier plan dans l’avènement du Code du travail et du statut de salarié durant la période coloniale au Sénégal. Ils sont par ailleurs présents dans un certain nombre d’instances de négociation collective dès cette période (Gueye 2011 : 184-189). À l’indépendance, le Code du travail reconnaît d’ailleurs la place de leurs représentants aux côtés des travailleurs au sein de l’administration du travail (Ndiaye 2017 : 60-64). La complexification des procédures liées aux conflits du travail suite aux réformes d’inspiration néolibérale dites d’« ajustements structurels », imposées au gouvernement sénégalais par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, a paradoxalement renforcé la place occupée par ces mêmes représentants, les mandataires, au sein du monde administratif et syndical. Le rôle de mandataire syndical, en charge d’accompagner les travailleurs devant l’Inspection du travail et le Tribunal du travail, a dès lors offert un moyen inespéré à une poignée de travailleurs exclusivement masculins, issus des franges supérieures du monde du travail, de préserver voire d’améliorer un statut social mis en danger suite à leur licenciement. L’existence du statut de salarié est ici inextricablement liée aux intérêts professionnels d’un segment du monde syndical.

Des intermédiaires de l’administration judiciaire

17 Les premiers changements dans le Code du travail sénégalais hérité de la période coloniale ont lieu dès les années 1980 (Diouf 1992 : 73-77). Ils continuent jusqu’en 1997 et sa refonte partielle. Pour certains commentateurs de l’époque, cette refonte rend possible une « flexibilisation » voire une « neutralisation » dudit code (Ndiaye & Samb 1997). Ces bouleversements ont mené à une institutionnalisation croissante des instances de négociation collective (Ndiaye 2017 : 60-64). Ils ont cependant aussi contribué à partiellement redéfinir le rôle des inspecteurs du travail. Depuis la promulgation du Code du travail de 1961, le passage devant l’Inspection en cas de licenciement économique était obligatoire. Cette procédure prolongeait la fonction de médiation qui avait été attribuée à l’Inspection du travail durant la colonisation, à sa création dans l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale (Gueye 2011 : 181-182).

18 Suite à la réforme du Code du travail de 1997, ce passage devient facultatif. L’inspecteur ne peut plus prendre de décision contraignante pour l’employeur. Ce changement a ouvert la possibilité de saisir directement le tribunal en cas de licenciement. Il s’est accompagné d’une forte diminution des moyens matériel et humain alloués à cette partie de l’inspection (Ndiaye 2017 : 88-92). Des trajectoires de fonctionnaires à cheval entre l’Inspection du travail et les ressources humaines d’entreprises se développent à partir de cette époque, permettant ainsi à certains d’échapper à la dégradation de leur statut et de leur condition de travail.

19 Cette situation a eu pour effet de transférer une partie importante du volume de contentieux gérée par l’Inspection vers les tribunaux pourtant déjà engorgés. Elle a fait du tribunal la principale instance de médiation légale des conflits du travail et de l’administration judiciaire, l’unique entité capable d’attester du caractère salarié d’une relation de travail [4]. Ce bouleversement a, par ricochet, renforcé la place qu’occupaient les mandataires dans le circuit administratif. Elle a fait d’eux les principaux promoteurs du statut de salarié au quotidien, des intermédiaires incontournables pour les travailleurs face à une administration judiciaire jugée inaccessible par le plus grand nombre (N’Diaye 2015).

20 Pour un travailleur, revendiquer son statut de salarié face à un employeur revient désormais à s’engager dans un circuit administratif et juridique long et obscur. En cas de licenciement, le travailleur peut d’abord opter pour une conciliation avec son employeur avant de s’engager dans une procédure légale. Il adresse alors une lettre à son ancien employeur en lui rappelant ses obligations en des termes juridiques. En cas d’échec ou de fin de non-recevoir, la lettre se transforme alors en une requête adressée aux autorités administratives. Dans ces deux cas, le type de rédaction en jeu nécessite des savoir-faire précis que ne possèdent en général pas les travailleurs [5], mais dont les mandataires font profession.

21 Par la suite, la requête du travailleur peut être adressée à l’Inspection du travail. Dans ce premier cas, un inspecteur est désigné pour mener une enquête. Il doit alors émettre une convocation afin de recevoir l’employeur et le travailleur — parfois accompagné de son conseil pour tenter une conciliation. Si la conciliation échoue, le conflit est transmis au Tribunal du travail. Selon les statistiques de l’Inspection du travail de Dakar, 43,9 % des procédures déclenchées finissent ainsi au tribunal [6]. Dans un second cas, la requête du travailleur est directement adressée au président du tribunal. En fonction de la nature de l’emploi et du secteur d’activité concerné, l’affaire est ensuite attribuée à l’un des juges de l’une des quatorze sections qui composent le tribunal. Les « saisies directes » du tribunal représentent, selon nos estimations, plus des quatre cinquièmes du volume des affaires traitées au Tribunal du travail de Dakar [7]. Elles viennent s’additionner aux affaires provenant de l’Inspection du travail.

22 Ces changements dans le Code du travail sont allés de pair avec l’affirmation d’une démarcation symbolique nouvelle au sein du groupe des mandataires, entre ceux qui agissent auprès de l’Inspection du travail et ceux qui agissent auprès du tribunal. Au sein de la profession, l’Inspection du travail est désormais considérée comme un lieu de formation, un endroit où l’on envoie les mandataires débutants. À l’inverse, le tribunal est considéré comme un lieu réservé aux mandataires confirmés. Les mandataires du tribunal aiment ainsi rappeler que toute activité auprès du tribunal nécessite l’obtention d’un agrément délivré par le ministère de la Justice, contrairement aux activités qui se déroulent au niveau de l’Inspection du travail, qui sont accessibles à n’importe quel mandataire. D’autres parmi eux ajoutent que la somme de savoir nécessaire pour pouvoir exercer cette fonction au tribunal est largement supérieure à celle requise pour travailler au niveau de l’Inspection, et que la complexité de certaines affaires peut nécessiter de recourir à des connaissances juridiques allant bien au-delà du simple Code du travail. Du côté des mandataires de l’Inspection du travail, accéder au tribunal constitue un horizon souvent évoqué.

Fig. 1. — Le parcours administratif idéal du plaignant[8]

Figure 0

Fig. 1. — Le parcours administratif idéal du plaignant[8]

23 De fait, ces bouleversements se sont accompagnés d’une professionnalisation du corps des mandataires. L’un des indices les plus flagrants de ce phénomène est la création, au cours des années 2000, d’une association professionnelle représentant cette catégorie de militants syndicaux : l’Association nationale des mandataires syndicaux du Sénégal. La réunion de mandataires de tous syndicats confondus leur permet d’entrer en contact avec les agents du ministère de la Justice, mais aussi avec des fonctionnaires, tels que les juges ou les inspecteurs du travail. Des réunions à l’École nationale de la magistrature sont organisées. L’association bénéficie par ailleurs du soutien d’organisations internationales telles que le Bureau international du travail, qui se sert des mandataires comme relais pour faire valoir à l’échelle nationale les règles internationales qu’il édicte. L’association noue aussi des contacts avec des fondations internationales, la coopération française, mais aussi des fédérations syndicales internationales ou encore des syndicats européens, suivant en cela une longue tradition de coopération (Blum 2013). L’association développe ainsi différents cycles de formation pour ses membres. Son action se prolonge par l’édition de guides professionnels au cours de laquelle les représentants de l’administration et du mouvement syndical se réunissent pour codifier cette fonction.

24 Malgré l’affirmation croissante de leur rôle depuis la refonte du Code du travail, les mandataires occupent une place dominée au sein du monde administratif. Ils viennent s’ajouter à la longue liste d’intermédiaires peuplant les couloirs de l’administration déjà décrite par Giorgio Blundo (2001). Lorsqu’ils opèrent au Tribunal du travail, c’est au cœur d’une partie largement dépréciée de la justice, où siègent avant tout de jeunes magistrats. Parmi les avocats, les mandataires sont considérés comme des défenseurs au rabais dont les actes de procédure manquent de rigueur. La justice du travail est, de plus, largement dépréciée au sein du monde professionnel des avocats, où elle est considérée comme faisant partie des « petits contentieux ». À cela vient enfin s’ajouter un dédain pour la forme même de la justice du travail, essentiellement fondée sur une procédure écrite dans laquelle la plaidoirie ne joue qu’un rôle mineur. Cette dévalorisation concerne aussi l’Inspection du travail, certes composée de diplômés de l’École nationale de l’administration mais qui l’intègrent souvent en second choix après les finances, les douanes ou encore les affaires étrangères.

Nouvelles carrières syndicales

25 Si les modifications du Code du travail de la fin des années 1990 ont engendré une professionnalisation accrue du corps des mandataires, d’autres phénomènes historiques ont également contribué à l’affirmation de ce rôle dans la promotion du statut de salarié. La reconnaissance qu’acquièrent les mandataires à ce moment précis de l’histoire sénégalaise ne peut être envisagée séparément de l’évolution des rapports entre le mouvement syndical et l’État sénégalais. Les années 1980 correspondent à l’effritement progressif de la « participation responsable » qui associait l’unique centrale syndicale sénégalaise — la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal — à l’État depuis l’indépendance (Diouf & Diop 1990 : 223-250). Ce phénomène a engendré une diversification de l’offre syndicale. La centrale syndicale historique, la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (cnts), a soudain vu son monopole contesté. Un nombre croissant de centrales syndicales plus critiques envers les relations entretenues depuis l’indépendance par le mouvement syndical avec le pouvoir voit le jour (Ndiaye 2013), tandis que les associations d’entraide de type mutualiste, notamment religieuses, rencontrent un succès de plus en plus important au sein des entreprises (Ndiaye & Tidjani 1994).

26 Dans ce contexte, l’action des mandataires auprès de l’administration est devenue de plus en plus valorisée dans le champ syndical. Pour les syndicats nouvellement créés, tout comme pour les plus anciens comme la cnts, les mandataires ont été des vitrines de leur action sur le terrain, un moyen de séduire de nouveaux adhérents dans le monde de l’entreprise. En retour, l’expertise des mandataires en matière juridique leur a permis de s’assurer une place à part au sein des organisations. Les mandataires y fondent leur légitimité sur le rapport qu’ils entretiennent au droit et plus largement à l’administration. Ceux-ci sont certes désignés par la direction du syndicat, mais cette sélection doit être, en principe, validée par le ministère de la Justice. Dans les guides de formation produits par les centrales syndicales en collaboration avec l’administration, les mandataires sont décrits comme les dépositaires d’un certain nombre de savoirs administratifs et judiciaires. Ils sont supposés maîtriser le jargon légal, les textes de loi, mais aussi les conventions internationales en rapport avec le travail comme celles de l’Organisation internationale du travail. Cette position leur a permis de se préserver des nombreux conflits entre tendances parcourant le mouvement syndical (Diouf & Diop 1990 : 223-250).

27 La trajectoire de Diakhaté, l’unique mandataire de la branche transport de la cnts, illustre ce phénomène à l’extrême. L’homme a arrêté ses études en troisième, après avoir échoué à l’examen de passage en seconde. Il commence par intégrer comme simple employé la Caisse de péréquation et de stabilisation des prix (cpsp), un organisme public. Alors que les activités de la caisse sont remises en question par la libéralisation du secteur agricole (Dahou 2008 : 163-165), un parent lui propose de devenir le secrétaire dactylo du syndicat de l’industrie du bois. Engagé, il est employé à taper les procès-verbaux des assemblées générales ou de réunions plus restreintes. Comme cela se passe pour la plupart des mandataires, il commence à être initié à la rédaction des requêtes par le mandataire en place. Il achemine par ailleurs déjà les convocations destinées aux employeurs. Au bout de dix ans, il est envoyé auprès du syndicat des transports de la fédération par celui qui avait été responsable de son embauche, à nouveau comme secrétaire dactylo. Le transport est un secteur composé en grande partie de personnes ne sachant ni lire ni écrire le français et le syndicat peine à recruter une personne éduquée et fiable dans ses rangs. Ce changement permet du même coup à Diakhaté de devenir officiellement mandataire. Nous sommes en 1996. Lorsque près de quatre ans plus tard des conflits violents éclatent au sein du syndicat entre le nouveau secrétaire général et l’ancien, Diakhaté conserve son poste au sein de la direction. Ses compétences bureaucratiques et ses savoir-faire administratifs le mettent à l’abri de toute controverse, alors même qu’il a fait partie du cercle rapproché de l’ancien secrétaire général. La capacité à revendiquer le statut de salarié pour autrui devant l’administration constitue ainsi une ressource de toute première importance dans le monde syndical. Les savoir-faire bureaucratiques associés à la fonction de mandataire font de ce rôle l’une des principales voies d’ascension. La fonction permet à Diakhaté de se rendre indispensable et de naviguer au sein de la confédération entre les bureaux de syndicats de secteurs pourtant éloignés et de courants opposés.

Une voie d’ascension sociale 

28 Ces quelques remarques sur la carrière de Diakhaté suggèrent une piste d’interprétation complémentaire à celles évoquées jusqu’ici pour expliquer les ressorts de l’engagement des mandataires. La trajectoire de ce mandataire illustre deux caractéristiques récurrentes parmi les profils rencontrés durant mon enquête. Premièrement, la totalité d’entre eux a embrassé la carrière de mandataire suite à un licenciement conflictuel. Deuxièmement, tous occupaient des fonctions d’encadrement avant leur licenciement. À la différence de Diakhaté, ces positions hiérarchiques sont, dans la plupart des cas, liées à la fonction de délégué du personnel. À ce titre, le profil des délégués du personnel semble n’avoir guère évolué depuis les années 1980 et les précieuses observations réalisées par Babacar Diouf (1995 : 188-192) au sein de l’entreprise de réparation navale Dakar-Marine. Pour la poignée de mandataires qui parcourent les couloirs de l’Inspection du travail et du tribunal, investir la fonction de mandataire et promouvoir le statut de salarié pour des tiers a été un moyen de préserver, voire de conforter, un statut social mis en danger par leur licenciement. Ce trait caractéristique de la fonction de mandataire est tout particulièrement visible chez les mandataires dont l’activité se concentre au tribunal, notamment à travers le rapport ambivalent que ces derniers entretiennent à la profession d’avocat, tout aussi prestigieuse au Sénégal que dans d’autres contextes africains (Andreetta 2018 : 141-146).

29 Dans l’univers de l’Inspection du travail et à plus forte raison au sein de la salle 8 du Tribunal de grande instance de Dakar, mandataires et avocats sont quasi systématiquement opposés. Pourtant, cette profession semble servir de modèle aux mandataires et beaucoup d’entre eux empruntent à ce groupe certains de ses attributs. Le jeu de mime passe, pour certains, par le fait de cultiver une ressemblance vestimentaire avec les avocats. Les mandataires ne peuvent certes pas porter la robe ; ils peuvent tout de même arborer d’élégantes chemises et pantalons de ville, ou encore des mocassins et ainsi se rapprocher de l’idée qu’ils se font d’un avocat. Pour un plus grand nombre de mandataires, cultiver sa ressemblance avec ce groupe passe aussi par l’emprunt de certains de leurs accessoires comme la mallette, ou encore l’agenda dans lequel ils consignent méticuleusement la trace de toutes leurs « affaires » afin de ne pas oublier de « clients », des dénominations qu’ils empruntent là encore au jargon professionnel des avocats.

30 Ce jeu de distinction vaut aussi bien entre mandataires qu’auprès des travailleurs qu’ils représentent et dont ils sont issus. Il va de pair avec la recherche de certaines des sociabilités associées aux tribunaux qui sont inespérées pour d’anciens travailleurs faiblement voire pas diplômés. Dans les couloirs du tribunal, on peut voir des mandataires échanger d’égal à égal avec des avocats sur le ton de la plaisanterie ou sur des questions plus techniques. Pour certains, cette sociabilité de couloir se prolonge jusqu’aux fauteuils confortables de la « chambre des délices », au second étage du tribunal, une cafétéria tout spécialement réservée aux avocats, beaucoup plus chère que celle du sous-sol accessible à tous et ne proposant pas de mets occidentaux. Ces sociabilités se poursuivent jusque dans le bureau des greffiers, principale voie d’accès aux juges, où l’on discute de points de droit en mettant en avant ses compétences juridiques dans des conversations d’initiés. Pour les mandataires, l’accès à ces différents lieux constitue une reconnaissance de la qualité de leur travail. Il revêt également un caractère stratégique puisqu’il leur permet d’accéder aux coulisses du fonctionnement du tribunal et de suivre plus efficacement les dossiers dont ils ont la charge, dans un contexte semblable à celui d’autres pays ouest-africains, marqué par l’engorgement, le manque de moyens et ses conséquences sur le fonctionnement de l’administration judiciaire (Bierschenk 2008 ; Tidjani Alou 2007 ; Oumarou 2018). Cet accès leur permet même parfois d’hériter de nouveaux clients, sur recommandation d’un membre de l’administration.

31 L’agenda dans lequel les mandataires accumulent leurs affaires ne relève pas uniquement d’un emprunt matériel à la profession d’avocat, il matérialise aussi la vision comptable de leur travail commune aux deux groupes. Bien qu’un certain flou soit entretenu autour de cette pratique, les mandataires se rémunèrent au pourcentage sur les affaires qu’ils conduisent aussi bien au tribunal qu’à l’Inspection du travail. Cette rémunération — parfois appelée « check off » dans le jargon des mandataires — peut représenter jusqu’à 30 % de la somme récupérée auprès de l’employeur en cas de succès de la procédure. Elle n’est encadrée par aucune règle formelle et varie en fonction des prétentions des mandataires et de la nature de leur négociation avec les travailleurs. Dans ce contexte, la technicité d’une affaire est tout autant valorisée que le montant en jeu et l’embauche ponctuelle par un cabinet d’avocats en tant que clerc, pour défendre un travailleur ou, de façon plus discrète, pour aider à la défense d’un patron sur une grosse affaire, ce qui représente pour beaucoup la reconnaissance ultime.

32 Les éléments de cette première partie suggèrent que les mobilisations les plus routinières du statut de salarié de la part des syndicalistes ne s’adossent pas à un combat politique. Cette dimension a certes existé lorsque cette catégorie a été au premier plan des revendications syndicales durant la période coloniale tardive (Cooper 1996 : 387-454), ou plus tard, dans certains pays du continent africain, lorsque le statut de salarié, et avec lui la question des salaires, ont été placés au cœur des revendications de mouvements de contestation nationaux (Bonnecase 2019 : 170-190). Elle l’est peut-être encore, lorsque cette catégorie est mobilisée dans les arènes de négociations collectives nationales. La pratique des mandataires rend cependant palpable la façon dont les investissements les plus ordinaires de ce statut sont d’abord motivés par des rétributions individuelles, aussi bien matérielles que symboliques. La pratique des mandataires décrite ici fait écho aux visions les plus désenchantées du militantisme (Gaxie 1977), tout comme elle renvoie aux portraits souvent cyniques dressés par l’anthropologie de la figure du « courtier » (Bierschenk, Chauveau & Olivier de Sardan 2000). Ce sentiment de distance face à la fiction juridique du salariat et au droit se renforce encore lorsqu’on s’intéresse aux travailleurs et non plus à ceux qui les représentent.

Mettre en forme le mécontentement

33 Avant de promouvoir le droit et son idéal, les mandataires doivent d’abord se confronter aux représentations du « bien » et du « juste » en matière de travail présentes chez les travailleurs. Ce n’est finalement que dans un second temps que ces derniers se saisissent du langage juridique pour mettre en récit l’expérience de ceux qu’ils défendent et construisent le décalage entre le vécu des travailleurs et la norme juridique. Car ce qui est perçu comme « juste » ou « bien » ne peut fonder une décision administrative sans un travail strict de mise en forme légale de la part des plaignants et de ceux qui les accompagnent, comme semblent parfois l’oublier certains travaux traitant de ce type de revendication dans des contextes africains (Werbner 2014). Pour les travailleurs comme pour les mandataires, ce processus de mise en forme n’est cependant pas une fin en soi. Le statut de salarié est d’abord convoqué comme une potentialité et les travailleurs entretiennent avec lui un rapport instrumental. Il est mis en avant pour négocier d’égal à égal avec l’employeur le temps de la procédure, renverser une relation de travail jugée injuste et, éventuellement, en tirer un avantage financier.

Se saisir du droit du travail

34 Avant de se situer au niveau de l’Inspection du travail ou du tribunal, l’action des mandataires se heurte à une première difficulté. Bien que les relations de travail au Sénégal n’obéissent pas au canon juridique dans leur écrasante majorité, ces relations viennent s’ancrer dans un ensemble de normes sociales parfois très bien définies et auxquelles sont attachées des obligations précises. Dans un contexte où le travail et le hors-travail se superposent largement (Morice 1987), les relations de subordination entre un employeur et un employé sont modelées par les relations de genre, de séniorité ou encore de parenté. Ce phénomène est encore renforcé par les modalités d’embauche au Sénégal, souvent fondées sur l’existence préalable de liens personnels (Baumann 2016 : 37-38). Le caractère hors la loi d’une relation de travail ne signifie donc pas qu’elle soit faiblement institutionnalisée, pas plus qu’il n’entraîne l’étanchéité de ces relations au registre légal, comme le suggère déjà la sociologie du droit (Ewick & Silbey 1998). Pour être plus précis, dans le cas qui nous intéresse, ce sont même ces représentations qui motivent le recours au droit.

35 C’est du moins ce que laissent penser certains des récits que j’ai pu recueillir dans les couloirs du tribunal. Je rencontre Modou Mbaye alors qu’il est présent pour assister à l’énième renvoi de son dossier. Il est accompagné par son représentant syndical. Il a travaillé pendant plusieurs années en tant que conducteur, à bord de l’un des centaines de minibus officiant dans Dakar et reliant la capitale à sa proche banlieue. Le propriétaire du véhicule pour lequel il travaillait l’a cependant accusé d’avoir mis du sable dans le moteur du véhicule dont il avait la charge et l’a alors renvoyé. Or, s’il y avait réellement eu du sable dans le moteur, le véhicule n’aurait jamais pu démarrer, me dit-il. Il s’agit plutôt, pour lui, d’une stratégie mise en place par son employeur pour le renvoyer. Toujours selon lui, son patron voyait ses indemnités légales potentielles en cas de licenciement augmenter à mesure qu’il conservait son emploi de chauffeur. Il a donc cherché un prétexte pour le renvoyer. Modou Mbaye n’a certes pas directement recours à la catégorie « salarié ». Notre entretien se déroule en wolof et bon nombre des termes associés au droit du travail n’y trouvent que difficilement des équivalents. Ces difficultés de traduction ne sont d’ailleurs pas sans poser de problèmes aux mandataires dans leurs activités de sensibilisation. Modou Mbaye mobilise cependant les droits qui sont associés au statut de salarié. Il ajoute ainsi qu’il travaillait de 4 heures du matin à 22 heures, sans cotisations aux organismes sociaux, sans congés et sans indemnités maladie.

36 Derrière son discours bien rodé et les références indirectes aux prescriptions du Code du travail qu’il a fini par intégrer au fil de la procédure, émerge un second récit. Modou Mbaye l’admet lui-même, ce qu’il décrit aujourd’hui comme des injustices ne dévie en rien des relations habituelles entre employeur et employé dans le secteur du transport. Il continue d’ailleurs à travailler dans ce même secteur, dans des conditions encore plus précaires qu’auparavant puisqu’il est non plus chauffeur titulaire mais siruman[9]. Son recours au droit et la mise en avant de son statut de salarié n’a que très peu à voir avec les conditions légales de son embauche. Il est plutôt le produit de la dépersonnalisation des relations qu’il entretenait avec son employeur. Modou Mbaye a d’abord été embauché comme chauffeur sur ce véhicule par un proche. En 2014, le véhicule est cependant vendu à un homme avec qui il n’entretenait aucune relation préalable. Modou Mbaye éprouve un certain mépris pour ce que représente ce nouveau propriétaire : l’homme est extérieur au monde du transport et est un Sénégalais de retour d’Europe. Il n’a donc, selon lui, pas assez « rampé » pour accéder à la propriété. Sa trajectoire fait de lui un « feignant » qui est devenu propriétaire sans pour autant avoir suivi le cursus honorum qui mène légitimement à ce statut au sein du monde du transport. Durant les premiers temps, Modou Mbaye conserve sa place en gagnant la confiance de ce nouveau patron à qui il fait profiter de ses relations avec des mécaniciens pour effectuer les réparations sur le véhicule. Mais, lorsque son licenciement et les accusations de dégradation interviennent, ce sentiment de mépris ressurgit et le pousse à recourir au droit face à un employeur qu’il considère, de toutes façons, extérieur à son cercle de relations, à sa profession, et donc imperméable à toute tentative de conciliation extra juridique.

37 Le témoignage de Modou Mbaye laisse apparaître en filigrane une conception émique du travail juste. Comme dans les riches descriptions produites par Françoise Bourdarias (2014) à propos du Mali, la revendication du statut de salarié intervient pour contester un rapport de domination au travail jugé illégitime à l’aune d’expériences et d’atteintes morales et non de normes juridiques. Autrement dit, le droit surgit et le statut de salarié est brandi lorsque d’autres normes qui relèvent de l’univers professionnel sont transgressées, jusqu’à toucher ce que les travailleurs que j’ai rencontrés durant mon terrain nommaient parfois leur « dignité ». Dans le cas de Modou Mbaye, cette illégitimité est ressentie d’autant plus fortement qu’elle prend sa source dans le mépris qu’il nourrit pour son employeur. Sa proximité avec le président de son organisation syndicale favorise ensuite sa mise en contact avec le mandataire. À ce moment précis, la dynamique de la relation entre employé et employeur s’articule aux actions de promotion du droit du travail menées par les représentants syndicaux sous la forme de réunions de sensibilisation, d’« éducation ouvrière » [10] ou par l’intermédiaire des délégués d’entreprise. Pour d’autres travailleurs ne disposant pas des mêmes ressources, la mise en relation avec un mandataire s’effectue sur la base du bouche-à-oreille ou bien directement devant l’entrée de l’Inspection du travail, où une poignée de ces syndicalistes spécialisés se tiennent quotidiennement. Le recours aux mandataires n’est pas systématique, mais il constitue la norme pour des travailleurs qui ne peuvent s’adresser à un avocat du fait des faibles montants en jeu dans leur affaire et qui considèrent l’administration avec méfiance (Blundo 2001). Les mandataires peuvent aussi être l’objet d’une certaine méfiance de la part des travailleurs. Ils diversifient donc leur registre afin d’y remédier et de s’imposer comme des intermédiaires dignes de confiance. La reconnaissance du rôle de mandataire auprès des travailleurs repose alors sur sa capacité à mettre en scène son érudition et sa proximité sociale avec le groupe des avocats comme on l’a décrit plus haut, mais aussi à jouer sur son expérience de travailleur licencié, l’interconnaissance, l’ethnicité, l’origine régionale ou encore la parenté.

La production documentaire du salariat

38 Dans un contexte où les travailleurs n’ont souvent que très peu de documents attestant d’une rémunération, d’une prestation de travail, ou encore d’une quelconque relation de subordination, prouver son statut de salarié est indissociable d’un travail de production documentaire. Cette fabrique commence lors du premier entretien du mandataire avec le travailleur et se poursuit tout au long de la procédure dans la constitution du dossier. Lors de ces différentes étapes, mandataires et fonctionnaires transforment la parole brute du plaignant pour lui faire épouser les formes caractéristiques du discours juridique (Bourdieu 1986). L’invocation du droit tend alors à exclure le travailleur de sa propre procédure, un phénomène qui contribue encore à renforcer l’extranéité des travailleurs au statut qu’ils revendiquent pourtant par l’intermédiaire de leur mandataire.

39 Cette dépossession débute dès le premier rendez-vous avec le mandataire. Le début de chaque affaire suivie par le mandataire commence inexorablement par l’établissement des faits, dans le bureau ce dernier ou bien aux abords de l’Inspection du travail. L’exercice est destiné à estimer le montant potentiel de l’affaire, la somme de preuves documentaires à disposition, mais aussi l’authenticité du récit du travailleur souvent considéré comme suspect. L’entretien standard commence par une série de questions sur la date de l’engagement, la date de sortie de l’entreprise, l’identité du travailleur, sa fonction et sa catégorie, son salaire, ses horaires, l’identité de l’employeur, l’adresse et le lieu de travail et enfin le motif du différend. Cet interrogatoire peut aussi être complété par un appel téléphonique à l’employeur visant à confirmer ou infirmer les dires du travailleur. Ce premier entretien peut déboucher sur un refus de la part du mandataire lorsque celui-ci estime que l’affaire a peu de chance d’être gagnée, que le montant de l’infraction en jeu est trop faible ou encore qu’il doute de l’authenticité du récit rapporté par le travailleur. La sélection drastique effectuée par les mandataires explique en partie le taux élevé de succès des procédures qu’ils défendent.

40 Passé ce premier filtre, le formatage de la parole du travailleur continue. Les notes manuscrites prises sur une feuille volante ou un petit cahier lors de l’entretien prennent la forme d’une lettre tapée à la machine, épousant l’esthétique bureaucratique et requalifiant les faits juridiquement. La rédaction de la requête ne correspond cependant pas uniquement à une opération de requalification des faits, elle est aussi, et avant tout, une opération comptable. Le document associe à la transformation du récit du travailleur une estimation chiffrée du préjudice fondée sur le droit. Elle est le premier élément du dossier devant démontrer l’existence d’une situation relevant d’un emploi salarié.

41 L’ouverture de la procédure auprès du Tribunal du travail ou de l’inspection laisse alors place à un véritable affrontement par écrits interposés, durant une procédure qui peut parfois durer plusieurs années si elle s’étend jusqu’en seconde instance. En dehors de la simple requête, cet affrontement passe par la production de documents de toutes sortes, de part et d’autre, destinés à produire la narration des faits la plus plausible sur le plan judiciaire. Avant même de se rendre devant l’Inspection du travail ou au tribunal, certains mandataires ont coutume d’envoyer des huissiers à l’improviste chez les employeurs afin de produire des actes reconnus légaux qui puissent prouver la mauvaise foi de l’employeur à propos de tel ou tel point litigieux. En miroir, certains employeurs et leurs conseils n’hésitent pas à produire de faux documents d’embauche ou de faux contrats de façon à nier plus efficacement l’absence de ce type de document qui peut parfois leur être reprochée.

42 Les transformations du droit du travail de la fin des années 1990 ont également laissé place à des usages plus subtils de l’Inspection du travail de la part des mandataires. Passer par l’inspection au lieu de saisir directement le tribunal permet, par exemple, de prendre l’employeur par surprise et de capitaliser sur le caractère impressionnant que peut avoir une convocation à l’Inspection du travail. À cette étape de la procédure, rares sont les employeurs disposant déjà d’un avocat. Dans ces conditions, il est plus facile de leur faire reconnaître la « relation de subordination », première étape vers la labellisation d’une relation de travail en emploi salarié. C’est principalement sur ce type de manœuvre que se joue la distinction entre petites et grandes entreprises. Même si elles ne possèdent pas d’avocat, les plus grandes entreprises disposent de personnel dédié aux ressources humaines, parfois directement issu des rangs de l’Inspection du travail, et capable de défendre leurs intérêts à l’occasion d’une convocation (voir la reproduction d’une convocation en annexes).

43 Pour les mandataires, passer par l’Inspection du travail, c’est aussi tenter désespérément d’impliquer les inspecteurs dans une production documentaire qui attesterait d’un emploi salarié a posteriori, dans la perspective de la procédure judiciaire. Les inspecteurs du travail n’ont aucun pouvoir de sanction. Ils peuvent toutefois produire des actes de constatation dans le cadre de leurs activités de contrôle, sous la forme d’un procès-verbal ou encore d’une lettre d’observation. Pour les mandataires, l’enjeu est alors de pousser les inspecteurs à ne pas simplement constater l’échec de la conciliation de façon neutre, mais plutôt d’accompagner leur intervention dans la procédure d’un contrôle afin que la production documentaire afférente vienne alimenter la procédure judiciaire et faire preuve.

44 Sur demande des mandataires, l’employé peut être entendu par le juge dans son bureau dans le cadre d’une enquête pour éclaircir un point du dossier. Mais, lorsqu’elle a lieu, la réintroduction de la voix du travailleur dans cet ensemble d’actes écrits passe paradoxalement par l’exclusion de sa parole. Premièrement, ces auditions sont l’objet de préparations préalables avec le travailleur de la part des mandataires afin que, de l’aveu même de certains mandataires, celui-ci « n’en dise pas trop » sur son dossier. Deuxièmement, durant ces moments, le greffier ne produit qu’un résumé des paroles échangées et non pas un compte rendu complet. La prise de notes a pour effet d’exclure ce qui, selon le greffier, ne relève pas directement de l’objectif de l’enquête ou n’a pas de pertinence par rapport au dossier. Sous l’effet de l’action conjointe du mandataire et du greffier, la parole brute de l’employé, tout comme celle de l’employeur d’ailleurs, est débarrassée de tout signe d’affect pour être réduite à la simple expression de « faits » et pouvoir intégrer l’espace normé du dossier. Ce n’est qu’à ce prix que la parole du travailleur, autonomisée du reste du monde social grâce à la mise en forme juridique, peut faire preuve et contribuer à attester de son statut de salarié.

45 L’ensemble vient soutenir la production argumentative énoncée au sein des conclusions. L’enjeu de ce dernier document est de proposer la narration la plus convaincante du contentieux au juge en s’appuyant sur le droit, mais aussi sur la production documentaire à disposition dans le dossier. À ce sujet, du point de vue du public non averti, ce qui se déroule tous les matins dans la salle 8 du tribunal peut revêtir un caractère bien mystérieux. Lorsqu’ils se lèvent pour aller à la barre, les avocats et les mandataires n’échangent en effet pas ou très peu de paroles. De semaine en semaine, lorsqu’avocat et mandataire se retrouvent à la barre, c’est avant tout pour s’échanger leurs conclusions écrites enveloppées dans des pochettes en papier et en remettre un exemplaire au juge, bien souvent en l’absence de leur client respectif et avec pour seul témoin les représentants des autres parties présents dans le cadre de leur propre affaire.

« Un mauvais accord vaut mieux qu’un bon procès » [11]

46 Le récit du passage d’un groupe d’employées devant l’Inspection du travail donne à voir ce que représente cette expérience du point de vue des travailleurs [12] : l’attente, la remise de soi, l’exclusion de la procédure — sans doute renforcées dans ce cas par le fait qu’il s’agisse de jeunes femmes —, ou encore les dissensions au sein du groupe concernant la stratégie collective à adopter face à l’employeur. Le récit illustre surtout la façon dont la mise en forme juridique nourrit d’abord une négociation extra juridique. Sur ce point, mes observations sont comparables à celles faites par Sophie Andreetta (2016) à propos des usages quotidiens du droit en matière de conflits de succession à Cotonou, ou encore à celles de Benjamin Rubbers et Émilie Gallez (2012) concernant des requérants du tribunal de Lubumbashi. La production documentaire du statut de salarié effectuée au cours des négociations menées avec l’employeur dans un cadre administratif ou judiciaire est destinée à faire exister la potentialité du statut plutôt que le statut en lui-même. L’enjeu est alors de tenter de renverser, pour un temps, les rapports de domination entre l’employeur et l’employé perçus comme injustes par le travailleur selon ses propres catégories. D’après mes observations, un pourcentage non négligeable de procédures prend fin non pas par un jugement définitif et l’établissement d’une vérité judiciaire, mais avant d’arriver au tribunal ou au cours de la procédure judiciaire, par une transaction financière entre le travailleur et son employeur conclue aux marges de la légalité.

47 L’affaire concerne une douzaine de jeunes femmes, employées de ménage à l’aéroport de Dakar. Elles se sont déjà rendues plusieurs fois à l’Inspection du travail. Elles se sont déplacées une première fois à l’inspection pour déposer la requête qu’avait rédigée leur mandataire. Elles ont ensuite tenté de remettre la convocation de l’inspection à leur employeur sur leur lieu de travail, mais celui-ci a refusé de la prendre. De retour à l’inspection, on leur a alors suggéré de déposer la convocation à la gendarmerie pour qu’un représentant des forces de l’ordre se charge de remettre la convocation à l’employeur. Le rendez-vous du jour fait suite à ces deux premières visites.

48 Après une trentaine de minutes d’attente, l’agent en charge de filtrer l’accès au bureau des inspecteurs du travail appelle le nom d’une des plaignantes du groupe. Elle est invitée à aller dans un bureau dont elle ressort quelques minutes plus tard. La conciliation a encore été reportée. La jeune femme descend prévenir son mandataire resté à l’entrée de l’inspection aux côtés de la dizaine de mandataires présents là quotidiennement. Celui-ci remonte les escaliers d’un pas rapide, passe l’officier de sécurité sans dire un mot et va directement frapper à la porte de ce qui semble être le bureau d’un inspecteur du travail. Il revient avec une lettre dans les mains. Il s’agit d’une nouvelle convocation. Les jeunes femmes doivent revenir la semaine prochaine. Leur affaire a été renvoyée, car leur patron ne pouvait pas être présent. Celui-ci aurait appelé l’inspecteur directement pour le lui signifier, sans qu’elles soient prévenues. Elles y voient la trace de la collusion entre les deux hommes, avant de se raviser et de laisser au fonctionnaire le bénéfice du doute. Après tout, le numéro de l’inspecteur était inscrit sur la convocation qu’elles ont déposée à la gendarmerie pour leur ancien patron.

49 Leur recours à l’inspection fait suite à un mouvement social au sein de l’entreprise où elles effectuaient des ménages. La plupart d’entre elles ont été embauchées deux ans auparavant. Ce groupe de jeunes femmes dont certaines sont de jeunes mères de famille habitent toutes dans la grande banlieue de Dakar. Après avoir enchaîné des périodes sans travail et de petits boulots en tant que puéricultrice ou encore dans l’agriculture, elles ont vu l’installation de l’aéroport non loin de chez elles comme une nouvelle opportunité d’emplois. Elles ont alors commencé ce travail d’employées de ménage payé 70 000 fcfa par mois. Après plusieurs mois, les arriérés de salaire ont commencé à s’accumuler. Après plus de quatre mois sans être payées, elles ont décidé d’entamer une grève sans avoir l’appui d’un syndicat. À la suite de ce coup d’éclat, la direction leur a proposé un mois de salaire. Une partie du groupe de grévistes a accepté cette première proposition, l’autre a refusé, ce qui a entraîné leur renvoi. Elles demandent donc aujourd’hui le paiement de leurs arriérés de salaire, mais aussi de leurs congés, ainsi que de leurs cotisations à la caisse de retraite. Seule une minorité d’entre elles dispose d’un contrat écrit.

50 Se rendre à l’inspection constituait la suite logique du mouvement. Mais les travailleuses habitent entre la banlieue de Dakar, Mbour et Thiès et les déplacements coûtent cher. L’une d’entre elles connaît un inspecteur du travail à Thiès. Une autre a un oncle mandataire à l’Inspection du travail à Dakar. Cette dernière emporte l’adhésion du groupe et c’est son oncle qui représente le groupe aujourd’hui auprès de l’Inspection du travail. Son travail a jusqu’ici consisté à réunir les documents détenus par les travailleuses qui avaient des preuves de leur embauche, ainsi qu’à apposer des termes juridiques et un montant sur les revendications du groupe.

51 Une semaine plus tard, le groupe a donc de nouveau rendez-vous à l’Inspection. L’attente devant les bureaux dure cette fois plusieurs heures. Elle est aussi l’occasion de retrouvailles. Depuis la grève et leur licenciement, les jeunes femmes ne se voient que lors des rendez-vous à l’Inspection. Cette fois-ci, les représentants de l’employeur sont là. Ils attendent devant le bureau de l’inspecteur en face du groupe de jeunes femmes qui me les désigne avec mépris. Le mandataire s’entretient rapidement avec eux, à l’écart du groupe de travailleuses. L’ensemble du groupe finit par être appelé dans le bureau de l’inspecteur aux côtés des représentants de l’employeur. Le bureau est cependant trop petit pour toutes les accueillir, si bien que seule l’une d’entre elles y reste. Leur mandataire arrive quelques minutes plus tard, après le début du rendez-vous, ce qui suscite quelques remarques agacées de la part des travailleuses restées à l’extérieur du bureau de l’inspecteur.

52 Au bout de plusieurs dizaines de minutes, le mandataire et la travailleuse admise à entrer dans le bureau de l’inspecteur sortent. Une réunion improvisée s’organise, légèrement à l’écart de la salle d’attente, dans les couloirs. Le mandataire est entouré par le groupe de travailleuses, il résume ce qu’il a obtenu. Leur ancien patron est disposé à leur donner trois mois de salaire et des dommages-intérêts pour non-délivrance du certificat de travail. En revanche, leur grève a été déclarée sans préavis. Elles étaient donc hors la loi. Le licenciement abusif sera donc difficile à prouver si elles vont au tribunal. Quelques jours plus tard, j’apprends par l’intermédiaire de leur mandataire que la procédure prendra fin sous peu et, qu’après avoir réalisé ses propres calculs, il acceptera sûrement l’offre faite aux jeunes femmes par l’employeur, car « un mauvais accord vaut mieux qu’un bon procès ». Ce qui compte le plus aux yeux des jeunes femmes et du mandataire qui les défend n’est pas que le droit soit dit, mais bien que le tort soit réparé.


53 Revenons un instant dans la salle 8 du Tribunal de grande instance de Dakar au sein de laquelle un groupe d’acteurs semble être absent : les travailleurs. On les distingue certes, lorsqu’ils sont venus en groupe. On les devine aussi au milieu des coursiers des cabinets d’avocats du fait de leur fébrilité. Le peu de place qu’ils prennent dans la salle est cependant à l’image de leur place dans la procédure, où tout se passe comme si les mandataires faisaient exister le statut de salarié à l’insu des premiers concernés. Les différents fragments d’observation rassemblés ici suggèrent en effet que le travail ordinaire de construction du statut de salarié est indissociablement lié aux intérêts corporatistes de cette frange des professionnels du syndicalisme. Pour les mandataires, faire exister le salariat en tant que catégorie juridique devant les représentants de l’État fournit autant d’occasions d’entretenir leur position au sein du monde syndical et plus largement du monde social. Certes, rien ne serait possible sans le geste initial des travailleurs. Mais sitôt que ce dernier se saisit du droit, bien souvent d’ailleurs au nom de normes extérieures à ce registre normatif, sitôt il est mis de côté pour devenir le spectateur de sa propre procédure. Dans ce contexte, le statut de salarié n’est mobilisé que pour rendre possible le traitement judiciaire des « affaires » et seulement pour cela, il n’a que peu ou pas de signification en dehors de l’arène administrative. Ces différentes observations n’ont qu’une portée exploratoire ; elles mériteraient sans doute d’être prolongées par une étude plus attentive au travail quotidien de tel ou tel groupe social impliqué dans la procédure décrite dans ce texte, ou aux variations du rapport à la procédure d’un groupe de travailleurs à un autre. Elles n’en dessinent pas moins un paysage dans lequel le recours au salariat en tant que catégorie juridique revêt un caractère désabusé.

54 Cette constatation résonne étrangement avec les réflexions désormais classiques de Dipesh Chakrabarty (2020 [2000]) évoquées en introduction. Lorsqu’il s’interroge sur ce qu’il nomme le « monde vécu » des travailleurs indiens, celui-ci critique les descriptions « désenchantées » que produisent les catégories à prétention universelle. Celles-ci sont, selon lui, incapables de saisir totalement les représentations qu’ont les travailleurs de leurs activités hors du monde industriel. Ce texte suggère pourtant une piste alternative à ce problème méthodologique. Étudier le rapport qu’entretiennent les travailleurs et leurs représentants au salariat hors du contexte industriel qui est son berceau peut aussi contribuer à « désenchanter » le regard du chercheur sur cette catégorie a priori universelle. Dans un contexte où il est faiblement naturalisé, le salariat apparaît en quelque sorte à nu. Tout le travail bureaucratique nécessaire pour faire exister cette catégorie surgit, alors qu’il est en partie invisibilisé dans les sociétés où le salariat va de soi. Sa nature plurielle apparaît dès lors avec plus de force. Le salariat est certes une notion commune au langage ordinaire et à celui des sciences sociales, où il sert à désigner un type de relation entre un travailleur et son employeur. Il relève cependant également d’une catégorie d’État, sans cesse mise à l’épreuve à travers différents actes administratifs.

Ce texte a été rédigé dans le cadre de l’ANR Syndicalisme au quotidien en Afrique (Syndiquaf). Une version ultérieure a bénéficié des retours d’Alexis Roy, ainsi que de celui des participants du séminaire « Pratiques Travail Organisation (PRATO) ». Je remercie par ailleurs les relecteurs anonymes, ainsi qu’Étienne Bourel et Guillaume Vadot pour leurs discussions stimulantes qui ont grandement contribué à améliorer ce texte.

Annexe
Reproduction d’une requête aux fins de saisines directes aux termes des dispositions de l’article l.242 de la loi 97-17 du 1er décembre 1997 portant Code du travail du Sénégal

55 Affaire : Mme xxx

56 c/ LA SOCIÉTÉ XXX

57 Objet : Requête de fond

58 A/

59 Madame la Présidente du Tribunal du travail hors classe de Dakar

60 Madame le Président,

61 J’ai l’honneur de vous dire que j’ai été engagée aux services de la Société Sénégalaise d’Habillement sise à Colobane à Dakar, spécialisée dans l’habillement, depuis le 16 décembre 2008, en qualité cumulativement d’Assistance de Direction, agent commercial et Gestionnaire de caisse de la société. Je travaillais de 8 h 30 à 17 h 30, du lundi au vendredi ; et percevais un salaire forfaitaire de 190 000 FCFA par mois sans bulletin de salaire.

62 Le 30 avril 2009, à ma plus grande surprise, mon ex-employeur m’a licenciée au motif que mon prétendu stage est arrivé à terme ; ce que je démens formellement. C’est pour cette raison, que je soumets à votre haute autorité, le différend qui m’oppose à mon ex-employeur pour un règlement ; et relatif aux paiements des chefs de réclamation susvisés à savoir :

  • le paiement des rappels différentiels de salaire ;
  • le paiement des rappels des heures supplémentaires ;
  • le paiement des congés sur les rappels ;
  • le paiement des rappels de la prime transport ;
  • le paiement des indemnités du préavis de 3 mois ;
  • le paiement des indemnités de licenciement ;
  • le paiement des dommages-intérêts pour non-délivrance du certificat de travail ;
  • le paiement des dommages-intérêts pour non-affiliation aux institutions sociales (IPRES, CSS, IPM) ;
  • le paiement des dommages-intérêts pour licenciement abusif.

64 Voilà Madame le Président l’économie de ma requête, brièvement exposée à votre juridiction, pour être entendue et jugée conformément à la loi.

65 Dans l’attente d’être citée à comparaître, je vous prie de recevoir mes sincères considérations.

66 Fait à Dakar, le lundi 11 mai 2009

67 La plaignante

68 Mm

Notes

  • [2]
    Selon l’Agence nationale de la statistique et de la démographie sénégalaise, en 2017, le revenu mensuel moyen pour un actif occupé était estimé à 125 485 FCFA, soit environ 192 euros (129 330 FCFA pour les hommes et 120 699 FCFA pour les femmes).
  • [3]
    Au Sénégal, le droit considère toute situation donnant lieu à une prestation de travail, une rémunération et une relation de subordination comme relevant, par défaut, du salariat. Pourtant, la proportion d’actifs salariés dans ce pays est relativement faible au regard des sociétés industrielles. L’emploi salarié ne concernerait que 3 actifs sur 10. Sur ce point, le marché du travail au Sénégal est similaire à celui des autres pays d’Afrique (de Vreyer & Roubaud 2013 : 34-42). Le groupe de travailleurs le plus important y est celui des « indépendants » avec 63,4 % de la population active contre 20,5 % pour le groupe « salarié ». Si les catégories « salariés » et « indépendants » ont toutes deux augmenté depuis la fin des années 1970, la seconde compte 20 points supplémentaires, contre seulement 6 points pour la première (Baumann 2016 : 87). Sur cette même période, la proportion de salariés augmente uniquement à Dakar, où le pourcentage d’actifs salariés atteindrait 52,7 %. Si les chiffres de l’emploi peuvent donner les grandes tendances du marché du travail, leur production est sujette à caution, du fait des contraintes rencontrées lors de la réalisation des enquêtes, mais aussi de l’inadéquation des catégories utilisées pour dénombrer les actifs dans le cadre d’enquêtes avant tout déclaratives, comme le souligne É. Baumann (2016 : 65-106).
  • [4]
    Selon nos propres estimations, le volume d’affaires traitées en un mois par le Tribunal du travail hors classe de Dakar dépasse celui traité en un an par l’Inspection du travail de la même ville.
  • [5]
    Le taux d’analphabétisme au Sénégal est estimé à 54,6 %. Par ailleurs, le système scolaire sénégalais est dual, une partie minoritaire de la population alphabétisée l’est en arabe et pas en français. Le langage de l’administration est en revanche exclusivement le français (Agence nationale de statistique et de la démographie, 2015).
  • [6]
    À Dakar, ces transmissions sont en majorité motivées par la contestation des faits par l’employeur (38,6 %), suivie de près par l’absence de réponse de l’employeur aux convocations (36,3 %). Il faut noter que ce chiffre diminue fortement en dehors de la capitale où seules en moyenne 4 % des affaires sont transmises au tribunal Rapport annuel de la Direction de la statistique du travail et de l’emploi, 2017.
  • [7]
    Selon nos propres statistiques, compilées sur la base de 40 dossiers sélectionnés entre le 19 décembre et le 26 décembre 2018.
  • [8]
    Ce schéma reproduit l’une des annexes d’un ouvrage de formation destiné aux mandataires : Guide de l’assesseur et du mandataire syndical, Confédération nationale des travailleurs du Sénégal, édité conjointement par la CNTS et la Fédération générale du travail de Belgique région wallonne (FGTB), 2009. Il retrace le parcours idéal du plaignant selon ses rédacteurs. Bien que le guide ait été rédigé en 2009, le schéma reflète le parcours typique du plaignant avant la réforme du Code du travail de 1997. Le passage par l’Inspection du travail ainsi que par la médiation dans l’entreprise y est présenté comme incontournable alors même qu’il est aujourd’hui facultatif. Enfin, le recours au tribunal y est présenté comme l’ultime recours après une succession d’échecs. La phase contentieuse devant le tribunal n’y est donc que très peu détaillée. Plus que la procédure légale ou la pratique telle qu’elle existe, cette pièce reflète la vision que se font les rédacteurs du guide (fonctionnaires de l’Inspection du travail et syndicalistes) de ce que devrait être la pratique des mandataires.
  • [9]
    Dans le jargon de la profession de chauffeur, le siruman est un chauffeur qui ne dispose d’aucun accord fixe avec un propriétaire de véhicule. Il est donc directement appelé par les chauffeurs titulaires en remplacement, de façon ponctuelle.
  • [10]
    Le terme provient du syndicalisme européen. Il désigne un type d’action semblable aux universités ouvrières mentionnées plus haut. Il a ensuite été repris par l’Organisation internationale du travail dans le cadre du programme et de la revue du même nom. Il fait aujourd’hui partie du vocabulaire courant dans certains syndicats pour désigner des actions de sensibilisation menées à l’égard des travailleurs.
  • [11]
    Cette expression est revenue à plusieurs reprises dans la bouche de mandataires durant mon enquête. Lorsqu’elle était prononcée, cette expression était censée résumer l’approche qu’ils avaient de leur travail. Elle fait écho aux propos de B. Rubbers et É. Gallez (2012) concernant les usages du droit au sein du tribunal de Lubumbashi.
  • [12]
    Ce récit est le fruit de plusieurs journées d’observation et d’attente aux côtés de ce groupe de travailleuses dans les locaux de l’Inspection du travail, ainsi que de divers entretiens menés avec leur mandataire ainsi qu’avec certaines d’entre elles.
Français

Ce texte rend compte des formes d’appropriation et d’usages stratégiques du statut de salarié au Sénégal. Il mobilise des observations réalisées dans les méandres de l’Inspection du travail et du Tribunal de grande instance de Dakar où ont lieu les audiences liées aux conflits du travail. Il décrit comment le décalage entre la norme juridique issue du Code du travail et les pratiques quotidiennes est construit et mobilisé quotidiennement par les travailleurs et leurs représentants syndicaux lors de conflits avec des employeurs. Le salariat apparaît alors comme une construction symbolique faisant l’objet d’usages beaucoup plus désenchantés que ce que donnent à voir les récits les plus répandus faisant l’histoire politique du mouvement ouvrier dans le contexte industriel européen.

  • travail
  • droit
  • Sénégal
  • salariat
  • syndicalisme
    • En ligneAbsi P. & Phélinas P., 2014, « La mécanique des normes du travail », Revue Tiers Monde, 218 (2) : 7-13.
    • En ligneAndreetta S., 2016, « Pourquoi aller au tribunal si l’on n’exécute pas la décision du juge ? Conflits d’héritage et usages du droit à Cotonou », Politique africaine, 141 (1) : 147-168.
    • En ligneAndreetta S., 2018, « “N’oubliez jamais que vous parlez à un avocat”. État, justice et économie de l’intermédiation judiciaire à Cotonou », Politique africaine, 149 (1) : 135-157.
    • En ligneBaumann É., 2016, Sénégal, le travail dans tous ses états, Rennes, Presses universitaires de Rennes ; Marseille, IRD Éditions.
    • En ligneBierschenk T., 2008, « The Everyday Functioning of an African Public Service : Informalization, Privatization and Corruption in Benin’s Legal System », The Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, 40 : 101-139.
    • Bierschenk T., Chauveau J.-P. & Olivier de Sardan J.-P. (dir.), 2000, Courtiers en développement. Les villages africains en quête de projets, Paris, APAD-Karthala.
    • En ligneBlum F., 2013, « Une formation syndicale dans la Guinée de Sékou Touré : l’université ouvrière africaine, 1960-1965 », Revue historique, 667 (3) : 661-691.
    • En ligneBlundo G., 2001, « Négocier l’État au quotidien : agents d’affaires, courtiers et rabatteurs dans les interstices de l’administration sénégalaise », Autrepart, 20 (4) : 75-90.
    • Bonnecase V., 2019, Les prix de la colère. Une histoire de la vie chère au Burkina Faso, Paris, EHESS.
    • En ligneBourdarias F., 2014, « Constructions de l’expérience salariale au Mali : Le contrat de travail et la resocialisation de l’État », Revue Tiers Monde, 218 (2) : 71-87.
    • En ligneBourdieu P., 1986, « La force du droit », Actes de la recherche en sciences sociales, 64 : 3-19.
    • Castel R., 1995, Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Paris, Fayard.
    • Chakrabarty D., 2020 [2000], Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Éditions Amsterdam.
    • En ligneCopans J., 1987, « Remarques sur la nature du salariat en Afrique noire », Revue Tiers Monde, 28 (110) : 315-332.
    • Cooper F., 1996, Decolonization and African Society. The Labor Question in French and British Africa, Cambridge, Cambridge University Press.
    • Dahou T., 2008, Libéralisation et politique agricole au Sénégal, Dakar, CREPOS ; Paris, Karthala.
    • Didry C., 2016, L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, Paris, La Dispute.
    • Diouf B., 1995, « Syndicalisme, vie associative et identité ouvrière : exemple de Dakar-Marine (réparation navale) », in M. Selim, J. Copans & R. Cabanes (dir.), Salariés et entreprises dans les pays du Sud : contribution à une anthropologie politique des travailleurs, Paris, Karthala-ORSTOM : 185-207.
    • Diouf M., 1992, « La crise de l’ajustement », Politique africaine, 45 (1) : 62-85.
    • Diouf M. & Diop M. C., 1990, Le Sénégal sous Abdou Diouf, État et Société, Paris, Karthala.
    • En ligneEwick P. & Silbey S. S., 1998, The Common Place of Law : Stories from Everyday Life, Chicago-London, University of Chicago Press.
    • Ferguson J. & Li T. M., 2018, « Beyond the “Proper Job” : Political-economic Analysis after the Century of Labouring Man », PLAAS Working Paper 51, Cape Town, UWC.
    • En ligneGaxie D., 1977, « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, 27 (1) : 123-154.
    • Guèye O., 2011, Sénégal : Histoire du mouvement syndical. La marche vers le Code du travail, Paris, L’Harmattan.
    • En ligneHart K., 1973, « Informal Income Opportunities and Urban Employment in Ghana », The Journal of Modern African Studies, 11 (1) : 61-89.
    • En ligneLatour B., 2004, La fabrique du droit, une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte.
    • En ligneMonteith W. & Giesbert L., 2017, « “When the Stomach is Full, We Look for Respect” : Perceptions of “Good Work” in the Urban Informal Sectors of Three Developing Countries », Work, Employment and Society, 31 (5) : 816-833.
    • Morice A., 1987, « Ceux qui travaillent gratuitement : un salaire confisqué », in J. Copans, A. Morice & M. Agier (dir.), Classes ouvrières d’Afrique noire, Paris, Karthala-ORSTOM : 45-77.
    • Morice A., 1995, « Le salariat incomplet comme procédure de reproduction socio-politique : résumé d’un parcours interprétatif », in R. Cabanes, J. Copans & M. Selim (dir.), Salariés et entreprises dans les pays du Sud. Contribution à une anthropologie politique, Karthala-ORSTOM : 399-421.
    • Ndiaye A. I., 2013, « Le partenariat social dans les années 2000 : Une décennie perdue ? », in M. C Diop (dir.), Sénégal (2000-2012). Les institutions et politiques publiques à l’épreuve d’une gouvernance libérale, Paris, Cres-Karthala : 313-346.
    • Ndiaye A. I., 2017, Les relations professionnelles en Afrique de l’Ouest : Acteurs, conflits, négociations et régulations au Sénégal, Paris, L’Harmattan.
    • Ndiaye A. I. & Tidjani B., 1994, « Les syndicats sénégalais face à la crise économique des années quatre-vingt », Pratiques Sociales et Travail : Les Cahiers, 21 : 89-108.
    • Ndiaye I. Y. & Samb M., 1997, « Neutralisation ou flexibilisation du droit du travail : de l’ajustement économique à l’ajustement juridique », in B. Fall (dir.), Ajustement structurel et emploi au Sénégal, Paris, CODESRIA-Karthala : 103-131.
    • En ligneN’Diaye M., 2015, « Interpréter le non-respect du droit de la famille au Sénégal. La légitimité et les capacités de l’État en question », Droit et société, 91 (3) : 607-622.
    • En ligneOumarou H., 2018, « Saisir la bureaucratie judiciaire. Les contraintes d’une ethnographie en milieu judiciaire nigérien », in P. Lavigne-Delville & M. Fresia (dir.), Au cœur des mondes de l’aide internationale. Regards et postures ethnographiques, Marseille, IRD éditions ; Paris, Karthala-APAD : 301-321.
    • En lignePanier É., 2015, « Une approche des relations de travail en Afrique en termes de mobilisations du droit. L’exemple du contrat de travail au Togo », Droit et société, 90 (2) : 373-392.
    • En ligneRubbers B. & Gallez E., 2012, « Why Do Congolese People Go to Court ? A Qualitative Study of Litigants’ Experiences in Two Justice of the Peace Courts in Lubumbashi », The Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, 44 : 79-108.
    • Tidjani Alou M., 2007, « La corruption dans le système judiciaire », in J.-P. Olivier de Sardan & G. Blundo (dir.), État et corruption en Afrique. Une anthropologie comparative des relations entre fonctionnaires et usagers (Bénin, Niger, Sénégal), Paris, APAD-Karthala : 141-177.
    • En lignede Vreyer P. & Roubaud F. (dir.), 2013, Les marchés urbains du travail en Afrique subsaharienne, Marseille, IRD éditions.
    • En ligneWerbner P., 2014, « “The Duty to Act Fairly” : Ethics, Legal Anthropology, and Labor Justice in the Manual Workers Union of Botswana », Comparative Studies in Society and History, 56 (2) : 479-507.
Sidy Cissokho
Centre lillois d’étude et de recherches sociologiques et économiques (Clersé), Université de Lille, France
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/06/2022
https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.36095
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'EHESS © Éditions de l'EHESS. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...