CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 E. Baumann est une économiste de l’IRD qui fréquente le Sénégal depuis plus de trente ans après des premiers séjours au Cameroun et au Mali consacrés aux agriculteurs et aux pêcheurs. Son ouvrage comporte 450 références dont au moins un quart sont d’ordre institutionnel (République du Sénégal, Banque mondiale, OCDE, BIT et ILO, etc.). Le plan est très construit, en quatre parties plus ou moins équivalentes de chacune deux chapitres contenant systématiquement une brève introduction et une brève conclusion. La première partie, « Observer, compter, comprendre », évoque la variété des activités laborieuses et productives avant de ce se consacrer à l’analyse des différentes enquêtes statistiques disponibles, qui posent de nombreux problèmes par leurs lacunes, leurs contradictions et surtout leur difficulté à percevoir des activités invisibles et mal définies, comme celles du secteur dit informel. La deuxième partie, « Comprendre les structures, dévoiler les contraintes », se consacre à un examen des trois secteurs productifs classiques à la lumière d’une problématique suggérant que les structures économiques sont insuffisamment articulées. Le chapitre IV reprend cette perspective au travers du fonctionnement de ces secteurs, y compris au niveau de l’agriculture, des entreprises et des politiques de développement. La troisième partie, « Favoriser le travail et l’emploi », s’attache à l’examen des politiques publiques globales puis aux projets spécialement dédiés à l’emploi. Enfin, la dernière et quatrième partie, « En amont et en aval, éducation, formation et protection sociale », déroule une lecture critique des difficultés à mettre au point une véritable formation professionnelle et l’impossibilité pour un État qui, de fait, n’a rien de providentiel d’assurer une protection sociale efficace dans le cadre de programmes internationaux de plus en plus fondés sur une vision assurantielle des choses.

2 Cet ouvrage tombe à point pour inciter d’autres chercheurs à conduire des synthèses identiques à propos d’autres pays africains. Le travail voire l’emploi ne sont pas, semble-t-il, des thèmes porteurs pour les économistes français spécialistes de l’Afrique noire [1]. D’ailleurs, l’index de cet ouvrage ne contient pas d’entrée « Travail » et celle d’« Emploi » ne porte que sur les jeunes (deux pages !) : l’extrême marginalisation de ce domaine si central pour le présent et l’avenir des sociétés justifie donc d’autant plus une étude comme celle d’E. Baumann. Le lecteur concerné pourra faire le lien entre ces diverses approches en se reportant à l’ouvrage collectif à paraître sous la direction de l’historien économiste M.-P. Chelini, qui expose la situation d’une quinzaine de pays [2].

3 L’économiste adopte une vision ouverte de la démarche économique qui s’efforce de rendre visible et vivante l’incroyable complexité du monde du travail dans un pays (le Sénégal) certes postcolonial mais pas du tout post-développement. En effet, un grand nombre des politiques et projets conçus pour sortir de son sous-développement depuis plus d’un demi-siècle, même convenablement financés, n’ont pas réussi à dynamiser et à articuler de manière homogène l’ensemble de la configuration économique nationale. Le terrain empirique de l’économiste provient tout d’abord des résultats statistiques et des études produites par les institutions nationales et internationales, voire par des chercheurs. Ce terrain est nourri ensuite plus empiriquement par les points de vue des acteurs des institutions publiques et privées qui font fonctionner les volets emploi, formation et protection sociale de l’économie. Enfin, la perspective est également historique sans être chronologique puisque Baumann suit le déroulement de ces dynamiques au fil des politiques mises en œuvre depuis l’indépendance, mais surtout depuis la présidence d’A. Wade qui a débuté en 2000. L’économiste a également mis à contribution de nombreux étudiants, à la fois comme informateurs et comme enquêteurs. Enfin, l’analyse de la presse écrite puis numérique lui a permis de suivre depuis les années 1980 l’évolution des événements concernant le monde du travail et les politiques de l’emploi tout comme l’état d’esprit ambiant de la population sénégalaise [3]. Mais toutes ces approches ne l’ont pas véritablement mise en lien avec des acteurs anonymes de la vie économique tant des villes que de la campagne [4]. Certes, analyser les problèmes du travail et de l’emploi à l’échelle nationale en tant qu’économiste ne prédispose pas à un tel décentrement mais l’auteur ne soulève jamais ce problème au plan méthodologique, voire épistémologique, ce qui est dommage.

4 À l’évidence, l’économiste se tient au large des alignements et des discussions théoriques proprement dites, que ce soit en économie classique ou plus contemporaine, en socioéconomie du développement et surtout en anthropologie ou ethnologie économique, au sens actuel du terme. Cependant l’acuité de son regard analytique sur la documentation disponible, notamment statistique, est frappante. Elle souligne constamment la discordance entre les catégorisations et les perspectives élaborées au Nord et appliquées de manière peu réflexive ou autoréflexive aux sociétés du Sud, comme au Sénégal. E. Baumann insiste sur la place du secteur informel pour ajouter immédiatement que la notion de secteur permet d’agréger tout ce qui n’est pas formel, alors que ce dernier secteur (salariat capitalistique) ne l’est d’ailleurs pas tant que cela et qu’on oublie toujours le secteur agricole, comme si l’informel n’était qu’urbain [5]. Les définitions des enquêtes varient et ce secteur est en fait un continuum qui va de l’économie domestique au chômage, d’une part, et du travail à temps partiel au multi-emploi ou à la pluriactivité, d’autre part. Elle souligne toujours l’oubli ou la sous-estimation du travail des femmes, tout comme le refus d’évaluer sérieusement le travail des enfants (dont l’âge varie également selon les observateurs) ou même des personnes âgées.

5 À prendre son chapitre 2 au pied de la lettre, on se demande brièvement s’il est vraiment sérieux de chercher à poursuivre l’étude du travail au sein de la société sénégalaise du XXIsiècle. Toutefois, en comparant sans relâche les résultats des grandes enquêtes statistiques et les travaux de recherche plus qualitatifs, y compris au fil du temps, l’auteure dessine les contours des structures économiques qui configurent le Sénégal. L’économiste maîtrise parfaitement sa documentation, y compris ses constats contradictoires ou ses angles morts. Sans tomber dans le panneau de la simple dénonciation des experts ou des chercheurs officiels ou même plus fondamentalistes, E. Baumann fait rigoureusement preuve d’un soupçon constructif, ce qui lui permet de consacrer les deux cents pages suivantes à la description des formes visibles et invisibles de l’emploi réel et de se référer, chemin faisant, aux points de vue ou aux opinions des premiers concernés. D’ailleurs, le premier chapitre, plus descriptif, comporte cinq pages d’une vingtaine d’extraits d’entretiens repris de la littérature ou assurés par Baumann, qui confortent cette démarche. Néanmoins, l’économiste manifeste malgré tout à plusieurs reprises une préoccupation superficiellement anthropologique en soulignant que les relations domestiques s’insinuent dans toutes les activités économiques, même les plus salariées et modernes, que le secteur informel n’en est pas un puisqu’on ne peut le circonscrire ni conceptuellement ni empiriquement et que les catégories analytiques utilisées sont à prendre avec des pincettes.

6 Il serait possible de proposer des pistes à approfondir (comme le rôle des confréries et notamment de la confrérie mouride et la formation professionnelle dans l’enseignement supérieur ou même les PME nationales) ou de soulever des questions plus politiques résultant de mes interprétations développées depuis déjà longtemps quant au rôle de l’État postcolonial africain et de la société « d’État » qu’il a configurée jusqu’aux années 1990 [6].

7 E. Baumann consacre une place conséquente aux activités de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche et donc aux formes dominantes d’un travail à la fois domestique et villageois, peu productif et pourtant indispensable à l’ensemble de la population. Le salariat ne concerne qu’un travailleur sur dix dans ce secteur et le fait que l’essentiel des stocks de la céréale la plus consommée dans le pays, le riz, soit toujours importé est l’un des grands échecs récurrents du développement sénégalais, tant sur le fleuve Sénégal, au Nord, qu’en Casamance, au Sud. En fait, le cœur de l’emploi est le travail informel, de plus en plus qualifié de « décent » par les organisations internationales, sans que ce changement de vocabulaire ne modifie quoi que ce soit à la définition fonctionnelle et surtout théorique de ce type d’activité. Le Sénégal a constitué en effet au fil de presqu’un demi-siècle d’études appliquées ou fondamentales l’un des terreaux significatifs pour sa compréhension. Cependant, même si elle cite l’un de ses ouvrages, l’économiste ne discute pas les points de vue d’A. Morice qui a produit il y a presque quarante ans une remarquable monographie [7] des forgerons de Kaolack puis, par la suite, une réflexion théorique de première importance sur le travail gratuit [8], comme il le qualifie. C’est là qu’apparaît ce qu’on pourrait appeler le dogmatisme disciplinaire de l’auteure, qui ne discute que très rarement les apports non seulement empiriques mais aussi conceptuels portant sur son domaine provenant des chercheurs non économistes. Cette prudence réflexive ne s’arrête pas aux domaines agricoles et artisanaux, voire de service, puisqu’elle sous-entend que même les secteurs les plus en pointe, comme le numérique ou l’expertise entrepreneuriale, sont rongés par des pratiques dites informelles et des cultures du familialisme et du clientélisme. Elle porte en fait tout autant sur le salariat lui-même dont la nécessité historique et capitalistique est très peu débattue.

8 Pourtant, pour ce qui concerne le seul champ français et francophone, dès les années 1960-1970, le salariat du sous-développement a fait l’objet de nombreuses réflexions et publications tant à l’IEDES qu’à l’ORSTOM ainsi qu’au sein même des services de la coopération. En 1990, j’avais codirigé un numéro des Pratiques sociales et travail en milieu urbain. Les Cahiers d’une unité de recherche de l’ORSTOM dont on ne trouve nulle trace dans la bibliographie [9]. Tout cela m’avait d’ailleurs conduit à conclure dès 1997 [10] à l’exceptionnalité du salariat dans ces pays dits du Sud et à nos biais conceptuels en la matière, constat approfondi une décennie plus tard [11]. E. Baumann insiste pourtant à juste titre sur sa perspective globale portant sur le travail et non sur le seul emploi. Encore une fois, son ouvrage, très bien construit et informé, est agréable à lire, ce qui n’a rien d’évident dans ce domaine. Il constitue un point de départ des plus utiles pour qui veut prendre connaissance de la nature très complexe des situations de travail non seulement au Sénégal mais aussi dans les autres pays africains comparables. Toutefois, en limitant ses sources de problématisation à la seule économie plutôt macroéconomique, l’auteure affaiblit la portée de ses conclusions et de certaines de ses remarques. L’économiste J.-M. Servet, qui a suivi de près tous ses travaux, décrit dans sa préface à l’ouvrage son approche comme « une macro-économie par le bas » [12], en reprenant la formule de B. Hibou et B. Samuel. Une telle démarche impliquerait de pratiquer également une pluridisciplinarité par le bas, ne serait-ce qu’au seul niveau de l’information, ce qui ne semble pas avoir fait partie de ses préoccupations.

Notes

  • [1]
    Voir les remarques d’A. Eckert dans son article au titre suggestif, « Où sont les travailleurs ? », Politique africaine, 161-162, pp. 189-204.
  • [2]
    M.-P. Chélini (ed.), African Labour Market and Wage Dynamics Since the 1960s, Londres, Palgrave, 2022. Ce recueil reprend la plupart des communications d’un colloque tenu à Arras en 2021. L’ensemble du continent est passé en revue grâce à une quinzaine d’études de cas nationaux. Deux textes portent sur le Sénégal, dont justement un d’E. Baumann sur les Programmes d’ajustement structurel et la création d’un hypothétique marché du travail.
  • [3]
    E. Baumann détaille ces sources (p. 26), qui renvoient essentiellement aux journaux Le Soleil, Walfadjri et Sud ainsi qu’à l’hebdomadaire Le Journal de l’économie. Il est surprenant qu’elle ne cite pas les magazines économiques mensuels qui apportent souvent une information riche et de première main, comme par exemple Réussir.
  • [4]
    Ainsi, page 49, elle remercie l’un de ses informateurs professionnels d’une information anecdotique. Baumann débute son périple par une petite page de sociolinguistique (pp. 22-23), ce qui paraît indispensable au lecteur anthropologue.
  • [5]
    F. Dupuy consacre le dernier chapitre de son introduction à l’anthropologie économique au secteur informel, « Une intrication des instances » : F. Dupuy, Anthropologie économique, Paris, Armand Colin (« Cursus »), 2014. Voir également C. Dufy & F. Weber, L’ethnographie économique, Paris, La Découverte (« Repères », 487), 2007 et L. Fontaine & F. Weber (dir.), Les paradoxes de l’économie informelle. À qui profitent les règles ?, Paris, Karthala, 2010.
  • [6]
    Voir J. Copans, « Afrique noire : un État sans fonctionnaires ? », Autrepart, 20, 2001, pp. 11-26 ; « La fin de la société “d’État” : entre mobilités sociales et violences invisibles », in Y. Lebeau et al. (dir.), État et acteurs émergents en Afrique. Démocratie, indocilité et transnationalisation, Paris, Karthala, 2003, pp. 7-21. La conception réaliste de l’économie d’E. Baumann ne lui interdisait pas d’aborder plus avant le débat conceptuel, la discussion sur la nature du développement mondial et surtout, la critique plus approfondie des défauts méthodologiques qu’elle note à tout propos dans les domaines statistique ou critériologique. Elle remarque toutes ces dernières inadéquations sans poursuivre plus avant. Enfin, elle ne soulève pas du tout la question de la nature éventuellement spécifique ou non de la recherche sénégalaise en économie. C’est un point central d’une partie de ma réflexion depuis plus de trente ans (voir J. Copans, Un demi-siècle d’africanisme africain. Terrains, acteurs et enjeux des sciences sociales en Afrique indépendante, Paris, Karthala, 2010). L’évaluation du degré de « nationalisme méthodologique » atteint par cette discipline, la plus internationale des sciences sociales, aurait mérité tout de même un instant de réflexion. Il est vrai qu’E. Baumann aurait dû, pour ce faire, doubler la taille de son étude mais elle ne renvoie pas à des articles où elle aurait développé les fondements d’un examen alternatif de la situation.
  • [7]
    A. Morice, Les forgerons de Kaolack : travail non salarié et déploiement d’une caste au Sénégal, Thèse de doctorat, Paris, EHESS-IEDES, 1982.
  • [8]
    A. Morice, « Ceux qui travaillent gratuitement : un salaire confisqué », in M. Agier et al. (dir.), Classes ouvrières d’Afrique noire, Paris, Karthala, 1987, pp. 45-76.
  • [9]
    J. Copans (dir.), « Ouvriers, emploi et entreprises au Sénégal », Pratiques sociales et travail en milieu urbain. Les Cahiers, 12, 1990. Ces Cahiers ont commencé à paraître en 1984 sous l’appellation de Bulletin travail et travailleurs du Tiers-Monde. Je ne joue pas ici l’auteur fâché de ne pas avoir été cité puisque cet oubli porte sur tous les travaux d’une équipe véritablement collective. Entre cette date et 1997, j’ai en mon nom propre, en me restreignant au seul domaine de l’ouvrage en revue, une vingtaine de références bibliographiques de codirection d’ouvrages et d’articles. Pourtant, les chercheurs avec lesquels j’ai collaboré, M. Agier, R. Cabanes, Y.-A. Fauré ou P. Labazée, étaient à cette époque, tout comme E. Baumann, des chercheurs réputés de l’ORSTOM.
  • [10]
    J. Copans, « Vers la fin de l’exception salariale », Le Monde diplomatique, janvier 1990, p. 20.
  • [11]
    J. Copans, « Mondialisation et salariat : une dynamique historique ou un ethnocentrisme analytique ? », Les mondes du travail, 8, 2010, pp. 121-28.
  • [12]
    B. Hibou & B. Samuel, « Macroéconomie et politique en Afrique », Politique africaine, 124, 2011, pp. 5-27.
Jean Copans
Université Paris-Descartes, Paris, France
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/06/2022
https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.36659
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