CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Deux historiens de l’Afrique, Irma Taddia (Université de Bologne) et Tekeste Negash (Universités d’Uppsala et de Dalarna), ont réuni des chercheurs en majorité italiens et aussi de Suède, du Soudan et d’Érythrée. Leurs textes traitent de l’Afrique de l’Est (Éthiopie, Érythrée, Somaliland, Soudan, Tanzanie), mais avec une incursion au Ghana. La plupart étudient la formation, par les systèmes d’éducation « importés », de l’encadrement des États pendant et après leur colonisation. L’Éthiopie a dû même greffer l’éducation « européenne » sur le pouvoir de droit divin afin de préserver son indépendance. Les supplétifs indigènes des armées coloniales ont contribué à la construction du sentiment national en Érythrée et en Tanzanie. Le lecteur, peu au fait des controverses sur le rapport forêts-savanes au Ghana et sur les habitudes alimentaires en Éthiopie, peinera à relier ces contributions avec le propos général du livre. L’éditeur a renvoyé les références bibliographiques en bas de page et n’a pas jugé utile d’inclure des cartes de localisation. Les transcriptions des toponymes et patronymes éthiopiens, érythréens et somali n’obéissent à aucune règle et les usages de l’onomastique ne sont pas respectés : Tekeste Negash devrait être classé à Tekeste, son nom, et non pas à Negash, le nom de son père ! Enfin, félicitons les auteurs qui, travaillant en Italie mais écrivant en anglais, ne citent pas seulement des références dans cette langue. Naturellement, ils mentionnent des titres en italien, mais aussi en français et dans les langues vernaculaires.

2Il n’est pas aisé de rendre compte d’un gros ouvrage qui comporte, à la fois, une forte thématique et des points de vue plus éloignés, même si l’introduction d’I. Taddia nous éclaire sur les intentions des concepteurs. Son texte et ceux de Tekeste Negash et de L. Berg montrent les negus, confrontés à l’assaut des puissances européennes depuis l’ouverture du canal de Suez (1869), cherchant à former dans l’urgence une élite administrative et politique capable de maîtriser les techniques « modernes ». I. Taddia s’appuie sur la mémoire des bureaucrates d’État de la génération qui, pendant la régence de ras Täfäri, voyagea et étudia à l’étranger. Ces intellectuels qui l’entourèrent, avant et après l’agression italienne, lui restèrent fidèles, au prix de leur vie, jusqu’à la Révolution de 1974. Le plus emblématique est bien entendu Aklilu Habtä Wäld qui, dès 1935, était au service de Haylä Sellasé. Je m’étonne que Mammo Taddäsä ne soit pas mentionné, certes moins connu, il mit sur pied l’Organisation des États africains. I. Taddia rappelle le rôle des Érythréens dans l’entourage des modernisateurs « japonisants », fascinés par l’ère Meiji qui sut capter les techniques des Européens pour mieux les repousser. Elle aurait pu insister sur le rôle capital de Lorenzo Taezaz et mentionner Abba Jérôme qui fut bien plus que le mentor de Michel Leiris à Gondär. Elle confond (p. 30) Romanä Wärq et sa sœur la princesse Tänaññä Wärq qui, en 1974, conseilla à son negus de père le refus de toute réforme.

3I. Taddia et L. Berg rappellent l’importance du pasteur Guddina Tumsaa de l’Église évangélique Mäkanä Iyasus, assassiné par le Därg en 1979. Cette Église, fondée par les missions principalement suédoises, a joué un rôle primordial dans la formation des premiers intellectuels de gouvernement dès la fin du règne de Menilek en dépit de l’opposition frontale de l’Église éthiopienne tawähedo (monophysite). Cette Église d’État jusqu’à la Révolution de 1974 prétendait conserver son monopole de l’éducation. Tekeste rappelle que Haylä Sellasé, pourtant son protecteur, a, après 1941, détenu le portefeuille de l’Éducation, appelé les écoles de mission et organisé un enseignement d’État. Il montre combien le pouvoir impérial, en développant l’enseignement secondaire et universitaire et en accordant des bourses pour étudier à l’étranger, a formé une classe nouvelle, coupée de la population, qui l’a renversé en 1974. Dommage que Tekeste (p. 56) ne mentionne pas la biographie d’A. Rouaud [1] qui montre qu’Afä Wärq était un peu plus qu’un « traître ». L. Berg attribue une partie du succès des missions protestantes à P. Heyling [2], un missionnaire luthérien de Lübeck qui atteignit la cour de Fasiladäs qui venait de chasser les jésuites d’Éthiopie (1632). Il devint son conseiller écouté et influença l’un des courants actuels de l’Église éthiopienne. A-t-il préparé la récente floraison des Églises pentecôtistes [3] ? La question reste posée.

4Trois contributions analysent les contradictions de l’éducation des indigènes : former un petit nombre d’administrateurs et de soldats de rang subalterne sans les « contaminer » par l’idée de réformer le système colonial. F. Guazzini montre que la refonte de l’éducation en Érythrée sous la British Military Administration (BMA) a poursuivi la séparation raciale héritée du fascisme. Selon D. Zizzola, la séparation subsistait encore au Somaliland dans les années 1950. Au Soudan anglo-égyptien, F. Taha et E. Vezzadini rappellent qu’à la barrière raciale entre Anglais et Soudanais, s’ajoute celle entre « Noirs » et Arabes. Cette éducation cohabite avec les écoles coraniques (et ecclésiastiques en Érythrée) qui enseignaient avant la colonisation. Les Britanniques imposèrent l’anglais dans le secondaire, tandis que Haylä Sellasé privilégiait dans le primaire l’amharique, langue nationale. Ils se résignèrent à conserver l’italien en Érythrée où subsistait une forte communauté italienne. Dans le primaire, ils ont concouru à l’arabisation des populations musulmanes mais promu le tigrinya chez les chrétiens des hautes terres en Érythrée. Ils y accentuèrent, ainsi qu’au Soudan, la coupure entre chrétiens et musulmans. A. Franconi analyse la coopération, instaurée dans le supérieur, entre la Chine de Mao Dzedong et la Tanzanie de Julius Nyerere. Elle dresse un bilan sans concession des vicissitudes du transfert du « modèle chinois » en Afrique orientale.

5Uoldelul Chelati Dirar et K. Pallaver traitent des supplétifs indigènes engagés dans les armées coloniales, poursuivant les réflexions des précédentes contributions. En Érythrée, les ascari[4] ont constitué, à la bataille d’Adwa et en 1936, une grosse part des troupes lancées par l’Italie à la conquête de l’Éthiopie. Plus que l’écrit Uoldelul, ils y ont laissé, recrutés dans les bande qui traquaient les résistants, un très mauvais souvenir. L’auteur nous convainc davantage quand il insiste sur leur rôle dans l’urbanisation précoce de l’Érythrée. Il montre qu’ils étaient, en même temps, partisans du rattachement à l’Éthiopie et à l’origine du sentiment national. Sans doute, K. Pallaver aurait-elle dû résumer et cartographier les épisodes de la campagne du général von Lettow-Vorbeck en Afrique orientale en 1914-1918 où naquit le mythe de l’askari (graphie allemande) « fidèle ». Leurs parcours, dans les écoles et universités britanniques (Zanzibar, Makerere), les conduisirent vers l’indépendance. On peut rapprocher ces institutions d’Afrique orientale du Gordon College de Khartoum, l’un des foyers du nationalisme soudanais.

6Les textes de G. Mangamieli, exposant la protection de l’environnement et la désertification au Ghana, et de V. Peveri, sur la politique de l’alimentation en Éthiopie, se rapprochent, à la réflexion, des précédents. Comme les langues européennes ont ravalé au rang d’idiomes les parlers indigènes, les connaissances acquises auprès des colonisateurs ont oblitéré les savoirs traditionnels chez les cadres africains éduqués. À l’exemple des fonctionnaires coloniaux, ils rendent les agro-éleveurs inconscients, responsables du recul des forêts et de la « savanification », prélude à leur désertification. G. Mangamieli cite judicieusement J. Fearhed & M. Leach, qui exposent dans le film : Second Nature : Building Forests in Savannah[5] que les Guinéens, loin de détruire les forêts, les reconstruisent à mesure qu’ils déplacent leurs villages. Encore maintenant, le noble prétexte de la préservation de la forêt des peuples primitifs aboutit à les expulser de leurs terroirs. V. Peveri rend compte d’une étude multidisciplinaire sur la « bonne » nutrition fondée sur la science, telle que l’aide internationale la conçoit et les écoles éthiopiennes l’enseignent. Elle souligne la dépréciation des régimes alimentaires à base d’ensät, face aux céréales consommées dans le Nord et l’Est. Toutefois, des circuits de vente d’aliments préparés avec le ensät/wärqé, approvisionnent maintenant Addis Abäba [6].

7Ce livre analyse, à court et à plus long terme, les suites de la greffe difficile des systèmes d’éducation « modernes » dans des sociétés coloniales ou environnées par des colonies. Les écoles et les connaissances qu’elles répandent sont à l’origine de réactions ambivalentes : fascination pour les uns, rejet brutal pour les autres. D’anciennes fractures sont réveillées, de nouvelles naissent qui déchirent la belle unité des luttes pour l’indépendance… Ce gros ouvrage touffu est une mine d’idées et de renseignements d’abord pour qui travaille sur l’Afrique de l’Est, mais aussi pour les curieux. Ses contributeurs, en sortant du face-à-face anglo-anglais, ont consulté des enquêtes et publications de diverses disciplines et dans toutes sortes de langues et donc de points de vue. Pour apprécier la variété des ressources de ce livre, le lecteur devra se munir de cartes et avoir à portée de la main les cinq tomes de l’Encyclopaedia Aethiopica[7] afin d’identifier les nombreux acteurs de cette histoire trop peu connue. Il pourra aussi fréquenter avec profit les romanciers italiens qui s’attaquent au mythe du colonialisme diverso[8]. Un ouvrage qui compte.

Notes

  • [1]
    A. Rouaud, Afä Wärq 1868-1947. Un intellectuel éthiopien témoin de son temps, Paris, CNRS Éditions, 1991.
  • [2]
    O. F. A. Meinardus, « Heyling Peter », in S. Uhlig (ed.), Encyclopaedia Aethiopica, t. 3, Wiesbaden, Harrassovitz, 2007, pp. 27-28.
  • [3]
    S. Dewel, Mouvement charismatique & pentecôtisme en Éthiopie. Identité et religion, Paris, L’Harmattan (« Bibliothèque Peiresc, 30 »), 2014.
  • [4]
    Voir la note, p. 221, ascari (graphie italienne) vient de l’amharique aškär : serviteur. Askari en swahili.
  • [5]
    Second Nature: Building Forests in Savannah, IDS, 1996.
  • [6]
    Ensät/wärqé : Ensete ventricosum, « faux-bananier », voir Ashenafi Chaka Tuffa, Value Chain and Nutritional Analyses of Warqe Food Products in Relation to Post-Harvest Losses, Doctoral Thesis, Uppsala, Faculty of Natural Resources and Agricultural Sciences, 2019, p. 1.
  • [7]
    S. Uhlig & A. Bausi (eds.), Encyclopaedia Aethiopica, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 5 vol., 2003-2014.
  • [8]
    C. Lucarelli, La 8e vibration, Paris, Métaillé, 2010 ; Albergo Italia, Paris, Métaillé, 2016 ; Le temps des hyènes, Paris, Métaillé, 2018. F. Melandri, Tous, sauf moi [Sangre giusto], Paris, NRF, 2019.
Alain Gascon
Institut français de géopolitique (IFG Lab), Université Paris 8
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/03/2021
https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.33483
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