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Introduction : Michel Henry, un interprète de Marx ?

1Parmi les interprétations contemporaines de Marx, c’est peu dire que celle de Michel Henry (1976) occupe une place à part. Son originalité et sa portée ont tout de suite été saluées (Ricœur, 1990), mais sont loin d’avoir fait l’unanimité (Texier, 1977), tant cette nouvelle interprétation prenait de biais "le jeu de rôles" (humanisme versus structuralisme) dans lequel les débats marxistes semblaient pris à cette époque (Dosse, 1992) [3].

2L’hypothèse de lecture que Michel Henry applique à l’ensemble de l’œuvre de Marx est simple, stimulante mais profondément iconoclaste. Pour lui, on ne peut rejoindre le fond de la pensée de Marx que par la mise hors jeu du marxisme, horizon dans lequel se tiennent les interprétations, qu’elles penchent du côté du sujet ou du côté de la structure. Le marxisme s’est constitutivement développé dans l’ignorance des textes philosophiques fondamentaux de Marx (Critique de l’État hégélien, Manuscrits de 44, et surtout L’idéologie allemande), lesquels n’ont été connus qu’entre 1927 et 1933. Or, pour Michel Henry, c’est précisément à travers ces textes que s’accomplit, chez Marx, la critique radicale de l’horizon philosophique traditionnel dominé par les concepts abstraits de conscience et de sujet. Ce qui émerge alors, notamment dans les Thèses sur Feuerbach par le double rejet de la dialectique idéaliste de Hegel et du matérialisme intuitif de Feuerbach, c’est le concept nouveau d’une subjectivité concrète, individuelle, radicalement immanente, constituée par l’épreuve muette du besoin et de l’effort indéfiniment repris pour le satisfaire, et coïncidant comme telle avec cette indéfinie reprise. Cette subjectivité, saisie précisément dans son opposition radicale à la pensée entendue comme réflexion ou comme vision ("theoria"), Marx l’appelle dans les Thèses sur Feuerbach "praxis", dans les Grundrisse "subjectivité organique", dans le Capital "travail subjectif", "travail-vivant" ou encore "force de travail".

3Dans le champ académique contemporain, on peut se demander si la philosophie économique a pris toute la mesure de la spécificité de cette interprétation de Marx. En particulier, on peut s’étonner que son originalité n’ait finalement que très peu été commentée – encore moins intégrée ou développée –, par la pensée marxiste contemporaine [4]. Bien sûr, il ne peut être question dans le cadre d’un simple article de proposer une évaluation systématique et une mise en perspective exhaustive de cette interprétation. Nous nous proposons plutôt de l’aborder à partir d’un angle précis, le problème du statut de cette interprétation en tant qu’interprétation. Si elle n’est qu’une interprétation qui se loge pleinement au cœur de ce qu’elle interprète et cherche à le prolonger en l’explicitant, qu’apporte-t-elle précisément de plus ou de mieux à la critique du capitalisme engagée par Marx ? Si elle déborde ce qu’elle interprète, comment et dans quelle mesure modifie-t-elle cette critique du capitalisme ? La présente contribution se propose d’éclairer par étapes cette alternative, mais pour défendre au total l’idée que l’explicitation – pour éclairante qu’elle puisse être – finit par tourner au déplacement de perspective.

4Pour ce faire, il convient d’abord de la resituer par rapport à la philosophie du travail de Marx dans laquelle elle prend sa source et qu’elle entend radicaliser pour lui faire rendre tous ses effets (Section 1). Partant de là, il est possible de bien comprendre la spécificité de cette interprétation. Pour nous, elle se présente de la manière suivante : en liant le travail à la vie, Michel Henry ne propose pas simplement un éclairage de toute l’œuvre de Marx en tant qu’elle est essentiellement une critique de l’économie [5] ; la portée de cette critique n’est elle-même décisive que si une telle phénoménologie du travail-vivant déborde le simple cadre d’une anthropologie philosophique pour accéder au rang de ce que Michel Henry appelle une "ontologie de la vie" (Section 2). Si cette lecture ontologique radicale peut apparaître comme enthousiasmante, notamment sur le plan de la critique sociale, c’est qu’elle permet de comprendre précisément en quoi le capitalisme est un système intrinsèquement parasite du travail-vivant, ne pouvant jamais exister par lui-même et tirant tout son être du seul pouvoir ontologique de la vie (Section 3). Pour autant, on peut se demander si le réexamen du problème de l’oppression capitaliste sous ce prisme ne finit pas par dissimuler davantage qu’il ne révèle. La redéfinition de la praxis à laquelle conduit l’ontologie de la vie conduit finalement à vider la condition humaine de toute substance politique et fragilise ainsi la puissance critique que l’on pense pouvoir tirer d’une telle interprétation de Marx (Section 4). En quoi sans doute l’interprétation de Michel Henry porte à l’extrême des contradictions qui le dépassent mais qui trouvent chez lui une formulation indéniablement exigeante et que toute interprétation de Marx se doit, d’une manière ou d’une autre, d’affronter.

Section 1 – Où situer la philosophie économique de Michel Henry par rapport à la philosophie du travail de Marx ?

1.1 – La dualité de la notion générale de travail et les deux grands types d’interprétation de Marx (phénoménologique et structuraliste)

5On trouve chez Marx ce qu’il appelle une détermination générale du travail, valable pour toutes les périodes de l’histoire humaine, et donc quels que soient les modes de production ou les formes sous lesquelles se présente le travail collectif. Certes, la philosophie du travail, comprise comme discours qui explicite une définition unique et universelle du travail, n’a pas toujours existé comme telle dans l’histoire des hommes. Mais il ne saurait y avoir de société qui n’ait pas fait, d’une manière ou d’une autre, l’expérience du travail sous sa forme générale. Chez Marx, la notion générale de travail comporte deux aspects dont il faut aller chercher l’explicitation dans deux textes différents et dont il faut bien comprendre comment la dynamique interne de son œuvre se nourrit systématiquement de leur articulation.

6L’un des aspects est exposé dans le chapitre 7 du livre 1 du Capital. Ce texte commence ainsi : "Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue le rôle d’une puissance naturelle […]" (Marx, 1963, p. 727). Le terme de travail y est ensuite décrit comme un processus où l’application d’un "moyen de travail" sur l’"objet de travail" par l’activité de travail proprement dite est tenue sous le contrôle continu de la représentation mentale du produit voulu comme fin. C’est toute la différence entre le travail humain et l’activité animale : "Ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans sa ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur." (Marx, 1963, p. 728). Ce premier aspect est l’aspect productif [6] et enveloppe une double relation externe, entre l’acte et ce qu’il mobilise et entre l’acte et sa fin (laquelle, pour ainsi dire, tombe "objectivement" en dehors du processus). Au cœur de cet aspect productif se trouvent la technique, le maniement et l’invention progressive d’outils, de systèmes mécaniques, le tout mobilisant la rationalité instrumentale.

7L’autre aspect est développé dans les Manuscrits économico philosophiques (ou encore Manuscrits de 1844). Le travail est l’acte par lequel l’homme se rapporte à lui-même comme à un être universel.

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"C’est précisément en façonnant le monde des objets que l’homme commence à s’affirmer comme être générique. Cette production est sa vie générique créatrice. Grâce à cette production, la nature lui apparaît comme son œuvre et sa réalité. L’objet du travail est donc la réalisation de la vie générique de l’homme. L’homme ne se recrée pas seulement d’une façon intellectuelle, dans sa conscience, mais activement, réellement, et il se contemple lui-même dans un monde de sa création"
(Marx, 1968a, p. 64).

9Ce second aspect est l’aspect créatif et enveloppe, quant à lui, une double relation interne, entre l’acte et ce qu’il mobilise et entre l’acte et sa fin, double relation en laquelle se loge pour tout un chacun le ressort même de la construction de soi, de la subjectivation. Sous le premier aspect, l’activité de travail était analytique – l’intelligence technique procédant par division puis assemblage d’éléments séparés – et négative – l’intelligence technique détruisant des formes données de son environnement pour se les approprier et transformer cet environnement. A l’inverse, sous le second aspect, l’aspect créatif, l’activité de travail est synthétique. Elle apparaît "comme une activité indivise où se déploie en chacun de ses moments et en chacune de ses particularités l’affirmation de la vie, de l’esprit inventif de l’homme et du génie de l’humanité toute entière" (Berthoud, 1997, p. 118).

10La notion générale de travail ne constitue pas un simple aspect – parmi d’autres – d’une anthropologie générale qu’il faudrait alors compléter par la saisie d’autres traits saillants pour en reconstituer l’unité essentielle [7]. Au contraire, elle contient, pour Marx, l’essence même de la condition humaine. Dans l’histoire réelle des hommes, cette condition n’est jamais abstraite, mais se donne toujours concrètement dans des agencements spécifiques combinant l’aspect subjectif-créatif et l’aspect objectif-productif du travail. Cette condition peut bien se trouver dénaturée par les multiples formes d’aliénation que génèrent les différents modes de production dans l’histoire – en particulier le capitalisme –, et qui amoindrissent voire contrarient les potentialités créatrices et subjectivantes du travail. Mais l’utopie d’une société communiste est bien là, qui à terme promet une réconciliation de l’homme avec lui-même et un épanouissement universel lorsque le travail sera redevenu pour tout un chacun, comme Marx le dit, "le premier besoin de la vie", c’est-à-dire quand les hommes seront parvenus à organiser en conséquence la sphère technico-productive en y éradiquant toute forme d’oppression sociale (Sobel, 2008).

11Il est clair qu’au cœur de cette définition générale du travail se trouve toujours chez Marx une tension entre ces deux aspects, l’aspect objectif-productif, d’une part, et l’aspect subjectif-créatif, de l’autre. Suivant que l’on met l’accent sur un aspect ou sur l’autre, voire que l’on hypostasie l’un des aspects au détriment de l’autre, l’interprétation que l’on cherche à donner de l’œuvre de Marx est différente. C’est ce qu’a bien repéré Raymond Aron (1970), formulant ainsi la thèse que les interprétations de Marx peuvent finalement toujours se partager en deux grands types de lectures : la lecture structuraliste – qui privilégie l’angle objectif-productif –, et la lecture phénoménologique – qui privilégie l’angle subjectif-créatif [8]. Pour en rester à quelques figures emblématiques du champ philosophique français, la lecture phénoménologique se retrouve essentiellement dans le marxisme existentialiste de Jean-Paul Sartre (1960) et de Maurice Merleau-Ponty (1960), mais également dans l’interprétation de la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel par Kojève (1979). Nonobstant l’originalité propre à ces deux philosophes, cette lecture prend ses racines dans la tradition herméneutique qui part de Vico, passe par Hegel et aboutit à Dilthey et lie cette tradition à la phénoménologie de Husserl.

12Quant à la lecture structuraliste, elle est incarnée par le marxisme de Louis Althusser (1965) et de son école de pensée (Althusser et alii, 1965), dans la filiation analytique de l’épistémologie de Bachelard et de Canguilhem (Balibar, 1991). Contre la lecture phénoménologique, elle considère que l’œuvre de Marx est marquée par une rupture radicale entre les textes "préscientifiques", c’est-à-dire pour Althusser les textes philosophiques et d’anthropologie générale (centrés sur la philosophie du travail et la notion d’aliénation), et les textes fondateurs d’une science objective des modes de production, et notamment d’une science du capital. Le recours explicatif aux catégories d’anthropologie générale comme celles de travail et d’aliénation conduit à adopter le point de vue illusoire de l’individu, ou plus précisément du sujet constituant, alors même qu’il conviendrait de construire une théorie sociologique des modes de subjectivation propres à la superstructure, c’est-à-dire du sujet constitué comme effet-support de l’infrastructure, notamment des rapports sociaux de production (Althusser, 1976). En cela, ce marxisme entendait s’inscrire pleinement dans le projet structuraliste tel qu’il domine la pensée française des années 1960-1970 (Deleuze, 1973 ; Dosse, 1992). C’est l’époque même où Michel Henry entreprend son travail d’interprétation de Marx ; comment le situer ?

1.2 – L’interprétation de Marx par Michel Henry : une lecture phénoménologique "radicale"

13Par rapport à cette opposition entre deux lectures de Marx, l’œuvre de Michel Henry (1976) occupe selon nous une place très particulière [9]. Non seulement elle affronte explicitement la tension interne entre les deux aspects du travail – l’aspect objectif-productif et l’aspect subjectif-créatif. Mais surtout elle cherche à construire une articulation originale entre eux, en redéfinissant profondément la notion de subjectivité qui sous-tend le second aspect et, partant, en revisitant de fond en comble le premier aspect. Son interprétation de Marx part du constat que la composition du Capital – œuvre centrale de Marx – est hétérogène. Elle mélange des passages proprement théoriques, où s’exposent avec rigueur les concepts fondamentaux de l’analyse économique marxiste [10], avec des développements empiriques : non seulement des considérations historiques sur les modes de production, mais aussi nombre de descriptions réalistes sur les conditions de vie des travailleurs.

14Pour Michel Henry, toute la question est de savoir quel statut théorique donner à ce mélange. De deux choses l’une. Ou bien cette hétérogénéité du texte est ce qu’il faut réduire pour atteindre la vérité scientifique de Marx, et alors la description des souffrances de la classe ouvrière n’est qu’illustratrice, voire ne constitue qu’un pathos enveloppant l’analyse du fonctionnement du système capitaliste mais n’ajoutant fondamentalement rien de plus à sa compréhension. On homogénéise alors par défaut la pensée scientifiquement "impure" de Marx, en en extrayant une théorie abstraite pouvant valoir, par delà l’inscription historique de son auteur, comme grille d’analyse et de jugement général. Ou bien cette hétérogénéité du texte est prise au sérieux de son problème et – pour ne pas se contenter d’une posture éclectique qui juxtaposerait des discours de statut différent – c’est alors à partir d’une description phénoménologique du travail et de la vie concrète du travailleur qu’il faut refonder la perspective de Marx et ainsi, en reliant un à un les différents éléments, donner pleinement à voir le déploiement d’une œuvre homogène.

15Bien que Raymond Aron ne commente pas l’interprétation de Michel Henry [11], il serait aisé de lui appliquer sa grille et de faire de cette interprétation un simple avatar de la lecture phénoménologique. Face à l’antihumanisme théorique de la lecture structuraliste, Michel Henry se revendiquerait d’un humanisme philosophique en convoquant une fois de plus – mais sous une nouvelle forme, une forme plus subtile peut-être – la figure épistémologique du sujet individuel de la métaphysique occidentale, entendu comme conscience constituante (Henry, 2003a). Pour autant, ranger, sans plus de procès, l’interprétation de Michel Henry sous la bannière phénoménologique telle que l’a définie Raymond Aron serait selon nous fortement réducteur. L’œuvre de Michel Henry déborde la simple remobilisation analytique de ce que l’on appelle couramment "individu" et s’efforce d’interpréter Marx en dehors des oppositions : conscience/monde, subjectif/objectif (Henry, 1975 ; 2004b), ou dans un langage plus contemporain : sujet/structure.

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"L’opposition du subjectif et de l’objectif est totalement renouvelée par Marx, puisque la subjectivité n’est plus la conscience, mais quelque chose de tout à fait nouveau qui est la vie. Il ne faut quand même pas oublier la phrase : Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur vie, c’est leur vie qui détermine leur conscience", ce sont des paroles énormes que l’on n’a pas encore pensées."
(Henry, 2004b, p. 103).

17En articulant aussi intimement, et pour la première fois dans l’histoire de la philosophie, la notion de travail et la notion de vie [12], Michel Henry ne propose pas simplement une interprétation globale de l’œuvre de Marx qui reconduirait toute critique de l’économie – et surtout toute critique radicale de sa forme actuelle dominante, le capitalisme – à un fondement anthropologique, fondement certes plus explicite ou plus élaboré que celui que Marx mobilise mais qui en fin de compte pourrait encore être rangé avec les interprétations phénoménologiques courantes. Dans la théorie marxiste, cette explicitation anthropologique jouerait en quelque sorte le rôle de ce que, dans le courant dominant de l’analyse économique contemporaine, on appelle des fondements micro-économiques ! Une telle position n’est pas tenable tant la phénoménologie du travail-vivant en laquelle Michel henry radicalise la philosophie du travail de Marx déborde – et de très loin – le simple cadre d’une anthropologie philosophique. [13] Elle rejoint la dimension fondamentale d’une ontologie de la praxis vitale (Petit, 1977 ; Dufour-Kowalska, 1980 ; Terestchenko, 1992), seule à même, pour Michel Henry, de rendre compte des tenants et aboutissants essentiels du système capitaliste.

18Ce débordement de perspective n’a que très peu, voire pas du tout, été exploité par la pensée marxiste contemporaine, laquelle sans doute ne donne pas à l’interprétation de Michel Henry l’importance qui devrait être la sienne au sein du débat [14]. D’un point de vue de philosophie économique, rendre justice à l’œuvre de Henry suppose alors de ne pas en rester à ce qui se présente sur ce point comme étant explicitement sa contribution principale – à savoir : ses deux gros ouvrages de 1976 : Marx, Une philosophie de la vie (I), une philosophie de la réalité (II). Dans le champ de l’épistémologie et de la philosophie économique marxiste, on se contente le plus souvent de lire ces deux ouvrages comme étant l’aspect "économique" de l’œuvre de Henry et en les isolant du reste de son œuvre. Au contraire, il convient selon nous de les éclairer avec ses réflexions d’ontologie générale en amont – L’essence de la manifestation (1963), notamment [15] – et ses réflexions sociopolitiques en aval – Du communisme au capitalisme (1990), notamment. C’est cette articulation que nous allons développer dans les deux sections suivantes. Qu’on la partage ou pas, il faut reconnaître que l’interprétation de Marx par Michel Henry signale à quel niveau d’exigence doit se situer une philosophie économique [16] dès lors qu’elle ambitionne de penser radicalement – c’est-à-dire au niveau existentiel – notre expérience économique sous domination capitaliste.

Section 2 – D’une anthropologie du travail à une ontologie de la vie : Michel Henry au-delà de Marx ?

2.1 – La phénoménologie du travail-vivant comme méthodologie critique

19Analysant le problème que pose, pour Marx, l’actualisation des potentialités subjectives du travailleur dans toute division "sociale" du travail – c’est-à-dire comprise comme objective et aliénante –, Michel Henry désigne explicitement son principe de lecture en indiquant qu’

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"ici comme toujours la description de Marx s’entend comme phénoménologique. C’est précisément parce que l’analyse se place au point de vue de l’individu que l’actualisation des pouvoirs de la vie qui ne s’effectuent plus en lui ne peut être que représentée par lui. L’objectivité de ces pouvoirs, la confusion de leur représentation et de leur être, s’enracine dans la vie même du travailleur [..] et dans ses modalités concrètes"
(Henry, 1976, I, p.269).

21Force est de constater, chez Marx, la prolifération des thèmes phénoménologiques, notamment dans les textes critiquant vertement les systèmes socio-économiques à partir de l’opposition travail-vivant/travail-mort. Si l’on suit l’éclairant commentaire qu’en donne Jean-Luc Petit (1977), on peut même admettre que le pivot de toute la conception marxienne du travail est constitué par la "dialectique" du travail-vivant et du travail-mort telle que, sur un terrain préparé par L’Idéologie allemande, elle s’exprime explicitement dans les Grundrisse, et continue de travailler en profondeur les analyses du Capital. Ce sont les oppositions mêmes selon lesquelles se déploie cette "dialectique" qui semblent ne prendre leur pleine signification que dans une perspective phénoménologique, à l’exclusion de tout autre mode d’appréhension de la réalité, notamment celui de la "théorie" [17] économique duquel on aurait tort de penser qu’elle relève intégralement. L’analyse économique de Marx, en tant qu’elle est essentiellement critique, remonte en deçà des catégories positives de l’économie jusqu’à l’essence de leur objet et apporte à la "science économique" elle-même la raison propre du monde de l’économie, qui est aussi la raison dernière – au sens de fondement (Heidegger, 1990) – de la raison économique. Pour Michel Henry, ce que Marx conteste à l’économie, c’est bel et bien le droit de se constituer en un domaine autonome par rapport à la "praxis vitale" : l’économique n’est qu’un domaine toujours déjà secondaire et n’a d’objectivité que pour autant qu’il altère son mode d’être originel – la vie – et que, partant, il ne cesse de le travestir en une abstraction prétendant valoir par elle-même et en cela fascinant l’ensemble des acteurs économiques.

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"La critique de l’économie politique chez Marx est radicale, ce n’est pas seulement une mise en question de certaines propositions de Smith ou de Ricardo, d’une certaine économie politique donc, mais de toute économie politique en général, quelle qu’elle soit. Ainsi la problématique qu’allait instituer Marx ne saurait-elle se ranger elle-même sous le titre de l’économie politique […], c’est-à-dire se proposer comme une science, sans tomber sous le coup de sa propre critique, sans se détruire elle-même. Elle ne saurait le faire parce qu’elle conteste le droit même d’une économie politique, c’est-à-dire d’un savoir défini par la thématisation et l’émergence d’un objet économique autonome, par l’élucidation de phénomènes spécifiques et de leur loi, pris et étudiés comme tels. Pour Marx, il n’y a pas de lois économiques, pas de phénomènes économiques spécifiques, pas de science autonome de l’économie. La critique de Marx est radicale parce qu’elle n’est pas d’abord une critique de l’économie politique mais une critique de la réalité économique elle-même."
(Henry, 2004a, p. 42).

23La critique de l’économie (comme science) reconduit l’économie (comme domaine) au socle ainsi découvert de l’expérience directe du travail-vivant, socle que cette dernière ne cesse précisément d’ignorer et de recouvrir. En bonne méthode, les déterminations économiques sont à appréhender en fonction de la vie, par et pour leur signification vitale et non en fonction du système fermé sur soi et formé par l’ensemble de ces déterminations réifiées. Dans son commentaire, Michel Henry entremêle subtilement sa voix à celle de Marx. Marx dit : "En produisant l’accumulation du capital, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise à la retraite ou de sa métamorphose en surpopulation active" (Marx, 1963, p.1141). Henry poursuit, comme d’une même voix :

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"Ainsi se trouve brutalement renversée la causalité naïve qui fait suivre le mode de vie concret de l’individu du système économique et de ses lois. Ainsi surgit dans l’illumination d’une évidence non moins brutale la cohérence interne du livre 1 (du Capital), pour autant que la description des misères et des malheurs de la classe ouvrière, la phénoménologie concrète du travailleur, ne soient pas une adjonction synthétique idéologique à l’analyse conceptuelle des régulations économiques, mais la mise à découvert de leur principe effectif, de leur naturant réel. Ainsi entre dans le champ de lisibilité cette proposition ahurissante du livre I en laquelle ne s’annonce cependant rien d’autre que la relation fondatrice de la vie du travailleur aux lois du système".
(Henry, 1976, II, page 426)

25Marx reprend : "Pour mieux pénétrer la loi de l’accumulation capitaliste, il faut nous arrêter un instant à sa vie privée et jeter un coup d’œil sur sa nourriture et son habitation…" (Ibid., p. 1342). Henry développe :

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"L’insertion des analyses phénoménologiques dans le livre I n’est donc que la formulation concrète de l’affirmation théorique la plus générale de Marx, à savoir la fondation subjective de la réalité économique. Parce que la formation de la valeur réside dans la praxis individuelle, l’élucidation de la première se recouvre avec la saisie de cette praxis. Voilà pourquoi une phénoménologie du travail et de la vie concrète des travailleurs s’entremêle constamment à la définition conceptuelle de la valeur, de la plus-value relative et de la plus-value absolue, de la composition organique du capital et de ses variations, etc. : parce qu’elle exhibe son contenu.
(Henry, 1976, II, p. 427).

27Nous examinerons plus loin (3.1 et 3.2) l’interprétation en termes d’ontologie vitaliste du capital et de la plus-value, mais pour l’heure il convient d’expliciter cette notion de vie qui constitue le soubassement de l’approche phénoménologique de Michel Henry et la tire du côté d’une véritable ontologie.

2.1 – La notion philosophique de vie chez Michel Henry

28Par "vie" se trouve désignée, chez Marx relu par Henry, une butée fondamentale en deçà de laquelle rien d’essentiel ne peut être dit à propos de l’expérience humaine en tant que telle. La vie, comme socle originel, est à appréhender dans son mode d’être spontané, telle qu’elle est immédiatement vécue par les individus vivants eux-mêmes, "la vie subjective individuelle telle qu’elle s’éprouve dans l’expérience immédiate de son immanence phénoménologique" (Henry, 1976, I, p.142). On peut ainsi parler de la vie comme sphère onto-phénoménologique de la réalité [18].

29Ici l’interprétation de la philosophie de Marx s’appuie sur l’ontologie phénoménologique exposée par Michel Henry dans L’essence de la manifestation (1960) et pour laquelle la vie individuelle enferme dans son immanence radicale le tout de la réalité. Constamment je fais l’épreuve du monde, je fais l’épreuve de ce sol sur lequel mon pied se pose. Mais le sol, lui, ne s’éprouve pas lui-même, il n’est rien pour lui-même et ainsi il n’est rien. C’est seulement en moi et pour moi que le monde apparaît et qu’il m’est donné. La subjectivité est ce qui me donne le monde à chaque instant et, si l’on entend concrètement par monde le tout de ce qui est, cette subjectivité est le fondement de toutes choses, ce qui les fait être et les soutient à l’être, l’absolu auquel elles renvoient toutes et sans lequel elles ne seraient tout simplement pas. On peut convenir d’appeler vie cette épreuve du monde qui ne fait qu’un avec lui et qui s’opère toujours déjà à partir de cette primordiale épreuve de soi.

30A la suite de la publication de ses deux ouvrages sur Marx, Michel Henry a dû revenir à plusieurs reprise sur sa notion de vie pour l’expliciter et la positionner dans le champ de la métaphysique occidentale, notamment dans (Henry, 2003, b) et surtout dans (Henry, 1990) que notre commentaire va désormais privilégier puisqu’on y trouve la formulation la plus ramassée et la plus précise de sa pensée. Pour être plus explicite, ce que Michel Henry appelle vie présente constitutivement et positivement quatre traits saillants :
1) D’abord la subjectivité essentielle en tant que le propre de la vie est d’abord de se sentir soi-même.

"Toute vie est subjective, commence et finit avec la subjectivité, au point de n’être rien d’autre que celle-ci. Naturellement "subjectif" ne doit pas s’entendre ici au sens trivial comme si "tout est subjectif" voulait dire "tout est relatif", tout dépend de la façon de voir de chacun : "à chacun sa vérité". Loin de désigner la façon de penser variable d’un individu, son point de vue particulier sur les choses, la subjectivité constitue la réalité la plus essentielle de cet individu, sa condition métaphysique ou ontologique, son être en tant que cet être c’est justement [sa] vie [à lui]."
(Henry, 1990, pp 29-30).
2) Ensuite la capacité créative de la vie, en tant qu’elle est d’abord une force dont le monde qui l’entoure et qui lui est immédiatement coextentible est précisément un monde-de-la-vie. Ce monde
"n’existe qu’en elle et pour elle, comme le corrélât des pouvoirs de sa corporéité subjective, comme ce qui résiste à son effort et ne subsiste qu’à ce titre, comme ce continu résistant qu’est la Terre", la vie, de façon réciproque n’étant pas "dissociable de ce qu’elle tient constamment dans sa prise, de l’air qu’elle respire, du sol qu’elle foule, de l’outil qu’elle manie, de l’objet qu’elle voit. Cette coappartenance originelle de l’individu vivant et de la terre est essentiellement pratique, elle a son site dans la vie et repose en elle. La force avec laquelle l’Individu et la Terre cohèrent dans cette primitivité sans âge, c’est la force de la vie"
(Henry, 1990, pp 29-30).
Dès lors, ce que Marx appelle travail-vivant ne désigne ainsi rien d’autre finalement que la mise en œuvre de cette force, l’actualisation à chaque fois singulière du pouvoir par lequel "la vie retient l’univers." (Ibid., pp.134-135).
3) Cette singularité essentielle de la vie fait que la vie n’est pas une entité universelle susceptible de s’accomplir et de subsister sous le mode d’être abstrait d’une réalité générale dont on pourrait faire après coup une théorie objective. Au contraire,
"toute vie […] est individuelle et ne s’actualise que de cette façon, sous la forme d’un individu vivant. C’est pourquoi cette actualisation de la vie dans ce qui est à chaque fois un individu obéit à la loi de la réitération indéfinie, donnant naissance à des individus innombrables. C’est pourquoi aussi on ne trouve que très rarement le terme de "vie"utilisé isolément dans les textes de Marx mais plutôt celui d’ "individus vivants" individus qui, précisément parce qu’ils sont l’unique mode possible de réalisation de la vie, seront reconnus comme fondement unique de toute réalité"
(Henry, 1990, p. 31).
Un tel Soi Primordial, se sentant soi-même, constamment, sous un mode ou sous un autre, affecté par soi et par rien d’autre, n’est finalement lui-même rien d’autre que soi : "aucune altérité, aucune objectivité qu’on puisse voir ou toucher, mais au contraire ce qui touche, qui prend, qui agit" (Ibid., p. 33).
4) Pour autant – et c’est le dernier trait saillant, celui de la passivité primordiale de l’individu vivant par rapport à la vie en lui –, il ne faudrait pas considérer que cet individu soit lui-même un principe absolu. Au contraire, l’individu naît de la vie, et ne peut y échapper.
"Il est placé dans la situation qui est la sienne, celle de ne s’être pas créé mais de se trouver lui-même, d’être toujours en quelque sorte déjà là pour lui-même, comme si son propre être le précédait d’une certaine manière, comme s’il était second non pas sans doute vis-à-vis de ce qu’il veut chaque fois, mais à l’égard du jaillissement primitif et ininterrompu de la vie en lui."
(Henry, 1990, p. 34)
Comme l’a bien compris Paul Ricœur (1990), cette parenté profonde entre le pâtir le plus originel et l’agir le plus fondamental constitue sans doute la clé de lecture ultime de Marx par Michel Henry. Nous reviendrons en conclusion de cet article sur les limites d’une telle parenté, mais pour l’heure contentons-nous simplement d’insister sur le fait que cette notion philosophique de vie ne peut absolument pas être confondue avec un concept biologique [19] :

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"Ce qui caractérise une telle vie, ce qui fait qu’elle est si désirable et si noble, c’est qu’elle s’éprouve elle-même, ne cessant ainsi de souffrir ce qu’elle est, c’est-à-dire aussi bien d’en jouir. Elle n’a donc rien à voir avec la vie qu’étudie la biologie, laquelle se trouve constituée de processus qui, si étonnants soient-ils, ont cependant le trait commun d’être aveugles. En ce sens ce sont des choses : ni les molécules, ni les chaînes acides, ni les neurones ne se sentent eux-mêmes, ne sont conscients"
(Henry, 1990, p.28).

32Des quatre traits saillants précédents, il ressort que la critique de l’économie, en tant qu’elle s’oppose à une théorie de l’économie, ne saurait donc se fonder sur une théorie de la vie, mais plutôt – et au sens spécifique que nous venons d’expliciter –, sur une ontologie phénoménologique de la vie, c’est-à-dire sur une perspective mobilisant la description de la vie de son point de vue propre et souverain sur elle-même. Au contraire, l’économie se constitue très précisément de l’oubli et du masquage de la réalité de la vie. L’élaboration d’une philosophie de l’économie n’est alors que la genèse de son objet propre – la réalité économique – sur le fond du principe même de cette genèse, la vie et ses exigences propres (Dufour-Kowalska, 1980). Ce point fait parfois l’objet d’un malentendu. Il faut bien préciser que, chez Marx relu par Henry, la notion d’économique prend deux sens. En un premier sens, implicite et immanent à la définition de la vie, l’économique n’est que le mouvement interne du pâtir liant intrinsèquement le besoin au travail. En ce sens – quasi tautologique –, il ne peut pas ne pas y avoir d’économie susceptible d’une critique. Mais quand Michel Henry emploie le terme "économique", c’est le plus souvent pour désigner la perversion du procès vital qui est d’emblée présente en toutes les formes abstraites de l’économique, et en particulier dans la forme marchande généralisée ou capitaliste (Dufour-Kowalska, 1980).

33

"La triple caractérisation de la réalité comme radicalement immanente et par conséquent comme vie, comme une vie par essence monadique et toujours déterminée [la vie de tel individu comme unique], n’est pas une simple curiosité philosophique dont la mise en évidence n’offrirait qu’un intérêt douteux pour un éclaircissement de l’œuvre de Marx. C’est dans sa relation à ces trois caractères fondamentaux de la réalité et comme leur négation paradoxale que surgit, dans la problématique, l’économie : la "réalité" économique se propose d’abord comme une aliénation de la vie."
(Henry, 1976, II, p.69).

34C’est donc un mauvais procès que des commentateurs pressés ont pu faire à Michel Henry, en caricaturant sa prétendue naturalisation des rapports sociaux de production capitaliste. L’avènement de l’économique – au second sens du terme – est un devenir autre de la vie individuelle, immanente, devenir déterminé par l’introduction de cette vie dans un milieu étranger à son être propre – ce qui conduit à sa dissolution. Pour Michel Henry, cette perversion trouve son expression la plus aboutie dans le capitalisme (section 3) et son remède dans le communisme, cette promesse d’un retour à l’économique "originel", celui caractérisant le procès vital et rendant toute praxis pleinement à elle-même (section 4).

Section 3 – L’apport théorique d’une lecture ontologique-radicale de Marx : le capitalisme vu comme système parasite du pouvoir de la vie

3.1 – Une interprétation vitaliste du capital…

35Dans cette perspective, le capitalisme doit être interprété comme la phase terminale du déploiement de cet ordre secondaire de réalité, l’ordre économique. Le capitalisme, en effet, entend précisément mettre en œuvre la production de telle sorte qu’elle soit radicalement détournée de ses fins vitales au profit d’autre chose qui, à cette occasion, entend prendre la place de la vie. Henry interprète ainsi ce que Marx appelle le capital. La question est alors de savoir comment le capital parvient à s’attribuer à lui-même une apparence de vie éternelle par- delà la vie individuelle de tous les individus qui, ne travaillant plus pour eux-mêmes, travaillent pour lui. Or, pour Marx – et c’est selon Michel Henry une découverte inouïe et aujourd’hui encore largement inaudible –, le capital n’est pas maintenu en vie et perpétué, conservé et éternisé par lui-même mais – à la lettre – il "doit" la vie à une dialectique du travail-mort et du travail-vivant qui au sens propre "anime" le procès de production. Pour Michel Henry relisant Marx, cette dialectique semble tout entière relever du pouvoir de création et de réactivation de la vie.

36Rappelons que le capital est constitué par des valeurs qui ne sont rien d’autre que du travail objectivé. Mais le travail objectivé est comme tel, souligne Michel Henry en commentant les Grundrisse, habité d’une double tendance à être à la fois attiré par "la pure matière naturelle" [20] et par le travail-vivant. En tant que produit déposé et marqué par une objectivation économique, le travail tendrait à faire retour de l’activité vivante dont il provient et par laquelle il arrive à l’être vers l’inertie des pures matières naturelles, si la trace inscrite en lui du travail-vivant passé n’était pas périodiquement ravivée par le contact avec du travail-vivant nouveau. Le travail objectivé ne trouve donc pas dans l’objectivité sa stabilité, mais se trouve au contraire livré à un procès d’indifférenciation croissante qui menace de faire de lui un travail-mort, à moins qu’il ne soit repris, ressaisi et retenu à l’être dans l’acte continu du travail-vivant. Si un apport de travail-vivant toujours nouveau ne venait pas sans relâche contrarier cette retombée dans le néant de la matière inerte et informe, il finirait par perdre l’empreinte en lui du travail humain qui l’a façonné et par conséquent finirait par se dévaloriser complètement, puisque "la simple matière naturelle n’a aucune valeur si nul travail humain ne s’est matérialisé en elle" (Marx, 1967, I, p.319). Pour comprendre la place essentielle du travail en tant que travail-vivant dans le processus continu de valorisation, il convient pour Michel Henry de préciser le rapport chez Marx entre le "travail-vivant" et la "matière objective".

37Selon Michel Henry, dans la conception de la matière de Marx, l’objet n’échappe jamais vraiment à sa relation avec le travail-vivant, il ne se maintient pas en dehors d’elle. Il n’est jamais – véritable contradiction dans les termes – un objet subsistant par lui-même mais une condition objective du travail-vivant. Son être propre se loge dans une espèce d’entre-deux ontologique. Ou bien il n’est pas encore pleinement un objet et n’est alors en fait qu’un procès d’objectivation prématurément interrompu ou incomplet. Ou bien, à peine terminé, il s’offre déjà comme la condition matérielle d’un travail nouveau devant intervenir ultérieurement à l’achèvement de ce dernier procès. Il n’existe jamais donc en tant qu’objet pur, indépendant de tout travail objectivant ou objectivé. Autrement dit, le travail n’est "matérialisé" qu’en tant qu’il dépend d’un travail nouveau, qu’en tant qu’il a déjà cédé ce primat ontologique qu’est la nouveauté à un autre travail que le travail qu’il est ou qu’il était. Cette ontologie du travail-vivant, Michel Henry l’exalte ailleurs dans un passage qui fait écho au texte du Capital sur la notion générale de travail [21] et qui tout en empruntant aux catégories de la métaphysique aristotélicienne [22] (acte/puissance, matière/forme), confine au lyrisme heideggérien.

38

"La force avec laquelle l’Individu et la Terre cohèrent dans cette primitivité sans âge, c’est la force de la vie. Le travail vivant n’est que la mise en œuvre de cette force – non quelque événement accidentel survenant à la surface de la Terre et affectant l’individu de l’extérieur, mais l’actualisation en lui du pouvoir par lequel la vie retient l’univers. Prises dans ce pouvoir les choses sont d’entrée de jeu ce qu’elles se découvrent être sous l’action du travail vivant : des matières pour être informées par sa force vivifiante, des instruments de cette force, ses prolongements déjà façonnés, eux aussi, et informés par elle."
(Henry, 1990, p. 135).

39C’est seulement dans une telle perspective radicale que l’on peut vraiment comprendre en quoi, chez Marx, le travail-qui-est-en-train-d’être-accompli [23], en acte, est la racine ontologique du capital fixe. Dans son rapport d’échange au capital-argent, le travail n’est encore que comme virtualité de travail, et non comme travail effectif. Dès qu’il est mis en présence du travail matérialisé dans le matériau et l’instrument du procès de production, le travail se comporte en tant que travail, il met en œuvre la virtualité, la force de vie qu’il contient et qu’il diffuse. En ce sens, le travail-vivant retravaille pour ainsi dire le travail mort, il est vivifiant. C’est donc la qualité du travail-vivant, à savoir précisément qu’il est du travail vivant, qui conserve la valeur du capital existant, avant même que celui-ci puisse se mettre en valeur et pour pouvoir le faire. Le contact avec son élément vital ranime la qualité de travail anciennement vivant en sommeil dans toute valeur et du même coup le maintient comme valeur.

40En ce point où se concentre toute la puissance de vérité de cette philosophie de la vie, on comprend combien la dialectique du travail mort et du travail vivant constitue pour Marx le motif ultime de sa critique radicale du capitalisme.

41

"On a appelé unité du cycle vital organique l’unité originelle du travail et de ce qu’il travaille, l’unité du travail, de l’instrument et du matériau. Dans la dialectique du travail mort et du travail vivant cette unité reçoit un sens nouveau, non plus celui d’un simple phénomène vital, pour ne pas dire biologique, analogue par exemple à l’unité qui fait que le gonflement du sein maternel et la faim du nourrisson se produisent de façon connexe et complémentaire, et appartiennent comme telles à un même cycle vital. Au-delà d’une simple complémentarité ou d’une connexion objective, l’unité vitale du travail subjectif et de ses conditions signifie une condition ontologique de possibilité, le fait que les secondes ne parviennent à l’être compris comme production que […] dans leur lien au travail vivant qui leur confère la vie pour autant qu’il s’unit à elles dans le baiser du feu vital."
(Henry, 1976, II, p. 278).

42La valeur d’échange, qui nourrit le procès de valorisation, est produite dans le même mouvement que celui qui produit la valeur d’usage au cours du procès réel dominé par le capital. Ce fut

43

"en suçant le sang du travail vivant comme un vampire […] que la valorisation du capital fut possible et ainsi le capital lui-même. De même que la production des valeurs d’usage n’advient que dans le creuset de la production, là où le travail vivant étreint, déforme, brûle, tord sous sa flamme, désintègre, liquéfie les matières pour les re-structurer, les réorganiser, les ré-informer, les ressusciter d’entre les morts, bref leur imprimer la configuration nouvelle qui fera d’elles des valeurs d’usage, de même et comme le résultat de ce feu brûlant du travail vivant qui crée les valeurs d’usage, la valeur d’échange de celles-ci est produite en même temps qu’elles, résulte elle aussi de ce baiser brûlant de la vie dont elle compte et expose les marques – n’étant rien d’autre que leur représentation."
(Henry, 1990, p. 137).

44Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ceci a lieu dans le cours même du procès de travail sous domination capitaliste, et avant que son achèvement ne se concrétise par un produit doté d’une plus-value par rapport au capital jeté dans ce procès La conservation du capital est assurée dans toutes les phases du déroulement du procès de production par la mise en contact du capital constant avec le travail-vivant qui le met en œuvre et le revivifie par la transmission de son activité propre spontanée. "Loin de rompre l’unité du travail et des conditions instrumentales de la production qui ne sont telles que dans cette unité, le capital s’empare de celle-ci et de ce qui la fonde, du travail en tant que travail vivant" (Henry, 1976, II, p.279). Il faut donc, pour Marx relu par Henry, dénoncer le capital en tant qu’il prétend séparer, et sépare effectivement dans l’ordre idéal de la propriété juridique et économique, ce qui précisément est uni dans l’ordre de l’être et dont par ailleurs le capital se nourrit.

45On retrouve à nouveau cette idée centrale que les déterminations économiques ont toujours finalement le caractère de re-présenter le travail-vivant. La relation fondatrice est effectivement celle-ci : le procès réel est l’origine, le principe ; le procès économique n’est que son résultat, puis son double abstrait. Or, le propre du régime capitaliste est de renverser cette priorité en opérant une véritable subversion ontologique au terme de laquelle c’est le résultat qui se donne comme le moteur de tout le système, tandis que la force qui produit, fait être, l’ensemble des déterminations économiques est intégrée à celles-ci, comme facteur de production parmi d’autres, comme ce que les économistes appellent le "facteur travail".

3.2 – …et de la plus-value

46Contre cette subversion, pour Michel Henry, il faut donc tenir bon cette conclusion radicale : ce n’est rien d’autre que la vie qui constitue le support ontologique du capital, la vie en tant que réalité primordiale essentiellement singulière et qualitative. On doit encore à Michel Henry d’avoir explicité ce point nodal de la critique du capitalisme par Marx, d’autant que ce point reste le plus souvent confus dans la mesure où l’on se focalise non pas sur le pouvoir –fondamental – de conserver, de faire être, mais sur le pouvoir – complémentaire – de créer, de faire plus, pouvoir qui caractérise aussi, et par surcroît, le travail humain. En effet, le travail-vivant est également créateur de valeur : la vie, rappelons-le (cf. 2.2), se caractérise par sa productivité intrinsèque, ce pouvoir qui lui est propre d’apporter plus que ce qu’on lui a donné et qui fait d’elle et de ses modalités immédiates – ce qu’on a appelé plus haut praxis vitale –, une puissance créatrice de valeurs d’usage et par là même, moyennant le passage à l’abstraction du travail-vivant en travail général, créatrice de valeur d’échange. Michel Henry rappelle ce fait vital fondamental pour la compréhension de l’origine de la plus-value et en dehors de la reconnaissance duquel aucun débat de "théorie" économique ne saurait avoir, pour lui, le moindre sens.

47

"Un tel fait, totalement étranger à l’économie, méta- ou extra- économique, signifie que l’individu n’a pas besoin de tout son temps de travail pour produire les subsistances nécessaires à son entretien, et qu’il est donc capable, au-delà de ce temps de travail nécessaire, ou de se reposer, ou d’accomplir un surtravail, c’est-à-dire un travail producteur de valeurs d’usage qui outrepassent sa consommation et qui subsisteront au terme du procès comme un surplus."
(Henry, 1976, II, p. 259).

48L’enjeu ici n’est pas de discuter la "théorie" de la plus-value ni de reprendre les anciens débats d’histoire de la pensée économique sur le travail productif. Ce sur quoi il faut insister dans la perspective de Michel Henry, c’est sur cette propriété absolue de la vie d’apporter plus que ce qu’on lui a donné, ou pour le dire autrement, de produire plus qu’elle ne consomme. Pour Michel Henry relisant Marx, ce "plus" témoigne de la condition métaphysique de la vie, celle d’être une force qui porte toujours en elle, outre la volonté de s’outrepasser, la capacité effective de le faire. Il est certain que la manifestation historique de la vie d’apporter plus que ce qu’on lui a donné trouve dans le capitalisme, via l’inversion téléologique de la praxis vitale par le désir d’argent infini, un spectaculaire accomplissement [24].

49C’est toute l’ambiguïté de la notion même de valeur d’usage chez Marx. Par valeur d’usage, Marx ne vise pas simplement, comme le faisaient les économistes de son temps et comme le font encore les économistes aujourd’hui, la simple notion d’utilité. Chez Marx, la valeur d’usage ne désigne pas simplement, et même plus, ne désigne pas essentiellement, le produit du travail utile (Gouverneur, 1987), cet élément naturel transformé et ainsi rendu adéquat aux besoins de la subjectivité vivante. Car la production de valeurs d’usage adéquates au besoin est en tant que telle, à savoir en tant qu’usage de la force du travail, la valeur d’usage fondamentale, celle-ci se distinguant essentiellement de celles-là dans la mesure où, radicalement subjective, elle n’a pas d’existence objective et peut comme telle s’identifier à la vie même du travailleur. Marx est on ne peut plus explicite sur ce point :

50

"La valeur d’usage que l’ouvrier offre au capital n’est pas matérialisée en un produit, elle ne peut exister en dehors de l’ouvrier, autrement dit, elle n’est pas réelle, étant une faculté de l’ouvrier […] Cette valeur d’usage est l’activité productive déterminée de l’ouvrier ; c’est sa force vitale tournée vers ce but précis et s’exprimant donc sous cette forme déterminée"
(Marx, 1967, I, p. 214).

51C’est cette valeur d’usage et elle seule qu’il importe au capital de s’approprier. Dans ce curieux échange Travail contre Argent, le travail ne fait jamais face au capital comme une valeur d’usage particulière qui viendrait "contribuer" pour une part au procès de production ; mais plus fondamentalement comme la valeur d’usage en général sans laquelle rien n’est tout simplement possible. C’est là, dans ce malentendu, tout le "secret" de la plus-value : si c’est bien sur le marché que se vend la force de travail suivant sa valeur d’échange, c’est pour être, à la lettre, exploitée dans la sphère de la production, dans ses "laboratoires secrets", suivant l’indéfinie productivité de sa valeur d’usage propre, qui, nous l’avons décrit avec Michel Henry, n’est rien d’autre que la force vitale du travail constitutive de la subjectivité organique individuelle [25]. Michel Henry peut ainsi mettre au jour la radicalité ontologique de la théorie marxienne de la plus-value :

52

" Référer la production de plus value à l’actualisation des potentialités motrices de la subjectivité individuelle, c’est quitter le plan économique de la circulation des marchandises pour interroger une toute autre région d’être, non plus celle de l’objectivité économique, mais cette région secrète où, seul avec lui-même, le corps déploie ses pouvoirs dans l’intériorité silencieuse qui l’individualise radicalement. Et parce que c’est seulement cet effort, ce travail, accompli dans le laboratoire secret du corps, qui produit la plus-value, l’intelligence du capital, non pas du capital existant présupposé en ses structures et en ses productions, mais l’intelligence de la production du capital lui-même implique nécessairement cette conversion par laquelle le regard scientifique qui élabore la théorie des régulations économiques devient le regard transcendantal qui saisit, sous cette sphère apparente et bruyante des consécutions visibles, leur possibilité intérieure, la genèse non plus de la valeur, mais de la plus-value, c’est-à-dire du capital"
(Henry, II, 1996, p. 239-240).

53Cette création nette de valeur n’est pas elle-même en tant que telle le fondement de la conservation antérieure de valeur, conservation qui ramasse et supporte à chaque instant l’accumulation et rend possible son indéfinie poursuite. Insistons bien sur ce point sans doute moins connu et commenté que le mouvement de la plus-value : le fondement, c’est aussi et encore la vie, non pas d’abord considérée comme l’excès qu’elle représente par rapport à soi, dans cette extension technologiquement relayée vers du toujours nouveau qui caractérise la dynamique du capitalisme ; mais bien plutôt la vie dans sa passivité originaire, dans sa durée propre, en tant qu’elle retient toujours auprès de soi ses phases en train de s’écouler irrémédiablement et en tant qu’elle réactualise de façon continuelle ses phases anciennes. Ne devant trouver devant soi, sous une forme ou sous une autre, que du travail et ne pouvant faire finalement qu’il ne trouve devant soi que du travail, le travail-en-tant-que vivant est à soi-même une sphère monadologique absolue fermée sur elle-même et s’élargissant tout autour de son noyau. Dans ces conditions, le capital ne peut être considéré que comme une modalité d’être particulière, parasite, qui ne se soutient vraiment à l’être qu’à projeter, d’une façon de plus en plus systématique, une extension illimitée de cette sphère par l’accaparement de la pulsation vitale du travail (Petit, 1977, 1980). En dehors de cette indéfinie projection, le capital s’effondre – ce qu’on dira autrement, chez les marxistes, en soulignant que le capitalisme est un système travaillé par des contradictions internes et en perpétuel déséquilibre. Contre cette projection, le travail n’a de cesse de chercher à reconquérir l’espace de sa souveraineté perdue. Cette perte et son espace propre, il faut désormais en rendre compte dans la perspective d’une ontologie de la praxis vitale.

Section 4 – Une dépolitisation de Marx : Michel Henry en deçà de Marx ?

4.1 – Oppression et émancipation sous le prisme d’une ontologie de la vie

54Quelles que soient ses multiples formes historiques, le procès de valorisation suppose un événement radical et fondateur : la séparation du travail libre des conditions de sa réalisation, c’est-à-dire des moyens et de la matière du travail qui constituent le procès réel. Cette rupture ontologique déguisée en événement historique n’a sans doute pas fini d’être discutée par les sciences sociales. L’enjeu pour nous ici est d’en saisir la portée philosophique du point de vue d’une philosophie de la vie. Commentant ce que Marx en dit dans les Grundrisse, Michel Henry indique que

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"cette séparation qui ne signifie rien de moins que la rupture du cycle organique, l’anéantissement de la condition naturelle, de sa condition d’homme vivant sur terre, vivant de la terre et de son travail de la terre, revêt différentes formes. C’est d’abord la dissolution du lien qui attache l’individu à la terre elle-même et qui fait d’elle, dans ce lien, la condition naturelle de la production. […] Cette séparation d’avec la terre se réalise avec la dissolution de la propriété foncière collective de la commune primitive. La rupture du cycle organique s’accomplit en second lieu avec la séparation de l’individu et de l’instrument de travail."
(Henry, 1976, II, p. 107)

56Certes, dans la propriété foncière, la propriété de l’instrument existe aussi en tant que "les instruments secondaires […] créés par le travail font partie eux-mêmes de la propriété foncière dans ses formes primitives" (Marx, 1967, II, p. 460), la terre étant elle-même l’instrument originel. Par ailleurs, la propriété de l’instrument peut se maintenir à travers d’autres formes sociales, telles l’artisanat. Quant à l’esclavage et au servage, souligne Henry à la suite de Marx, ils laissent subsister une sorte de lien direct entre le travailleur et ses conditions matérielles d’existence. Par rapport à toutes ces formes, ce qu’il faut bien comprendre, c’est la rupture profonde qu’engage le capitalisme : il parachève la séparation jusqu’à lui encore partielle de l’individu vivant d’avec ses conditions naturelles d’existence, la pérennise et la retourne contre lui.

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"Cette séparation revêt maintenant une double forme en tant qu’elle arrache l’individu à la fois à la terre et à l’instrument. Séparée de la terre nourricière et de l’instrument de travail, l’individu est devenu un travailleur libre. Libre veut dire dépouillé de ses conditions naturelles d’existence. La liberté désigne la rupture du cycle organique, l’événement historique où l’existence cosmovitale de l’individu est mise en question …"
(Henry, 1976, II, pp. 107-108).

58Non seulement ce qui était uni dans le processus vital est maintenant séparé, mais les éléments séparés se trouvent désormais l’un face à l’autre dans un rapport asymétrique et négatif, d’un côté le travailleur libre qui n’a que sa force de travail à vendre pour vivre et, de l’autre, le capital virtuel qui, suivant la célèbre métaphore de Marx, n’aspire qu’à se nourrir de cette force en suçant le sang du travail-vivant. Les instruments, la terre, etc., sont certes là devant l’individu, mais il lui est désormais impossible de s’en emparer directement. L’appropriation immédiate, celle de la propriété foncière collective de la communauté primitive, se heurte désormais à la propriété privée des conditions objectives de la production qui sont devenues valeurs à valoriser indéfiniment.

59Cet événement "historique" brutal de "l’accumulation primitive" est le fondement du capitalisme sur lequel il ne faut pas se raconter d’histoires – telles les fameuses robinsonnades des économistes classiques – et que le fonctionnement quotidien du capitalisme reproduit indéfiniment depuis cette rupture qui en inaugure la possibilité historique. Une expropriation arbitraire et brutale a littéralement "arraché au travailleur ce qu’il tenait en main, car seule la violence a pu délier ce qui est naturellement lié, déchirer l’unité originelle, briser le cercle organique où la vie trouve son accomplissement premier". Peu importe ici de savoir précisément si, comme le dit Marx, ce qui gît au fond de l’accumulation primitive du capital, au fond de sa genèse historique, c’est cette expropriation du peuple travailleur [26]. Ce sur quoi il importe d’insister, c’est sur l’idée que cet arrachement qui, ontologiquement, inaugure le capitalisme est aussi dans le même temps ouverture d’une certaine compréhension du politique impliqué dans ce mouvement d’aliénation de l’humanité à elle-même. De quoi le capitalisme, en tant que système de valorisation du capital, nous arrache-t-il toujours déjà ? La réponse est claire dans ce qui précède : de la communauté originelle, forme véritablement humaine, c’est-à-dire non aliénée, de "l’être-ensemble" constitutif de la pluralité des individus vivants. Cette communauté, c’est ce qui nous manque au double sens de ce dont un événement sans âge nous prive toujours déjà [27] et de ce vers quoi les luttes pour l’émancipation du travail vivant doivent faire retour. Explicitons cet être en commun originel consubstantiel à la vie.

60Le moins que l’on puisse dire, c’est que la pensée de Michel Henry est, sur ce point, tout à fait homogène : la communauté trouve son fondement dans la structuration ontologique du travail vivant comme vie subjective. Mieux même : celle-là lui est toujours déjà consubstantielle et ce qui lui arrive dans "l’histoire", ce ne sont que les péripéties multiples, et inessentielles, de l’aliénation de celle-ci. Il ne faut pas s’y tromper : l’argument peut bien être d’apparence factuelle et historique, au fond il est d’ordre philosophique et relève d’un jugement analytique à propos de la praxis vitale.

61

"Depuis qu’il y a des hommes la production des biens nécessaires au maintien de leur vie est une production en commun. […] Les formes primitives de la production en commun montrent sa constitution pratique : dans la chasse, dans la pêche, dans la cueillette, etc., il faut pouvoir prendre, pouvoir frapper, etc., et c’est la raison pour laquelle les uns se tiennent là, faisant telle chose, pendant que d’autres se placent ailleurs, attendant d’accomplir la tâche qui leur est spontanément dévolue. C’est à partir de la praxis, de ses pouvoirs spécifiques et subjectivement définis, que se trouvent distribués les différents rôles, l’importance de chacun d’eux et pour chacun d’eux, le nombre des exécutants. Quantité et qualité des actions à accomplir sont prédéterminés dans la subjectivité organique avant que ces actions soient effectivement accomplies par elle."
(Henry, 1976, II, p. 119)

62Que le travail relève d’une collaboration de plusieurs individus et prenne ainsi la forme nécessaire d’un co-travail, que l’être-avec soit au fond un faire-ensemble, que l’intersubjectivité se fonde dans la praxis originelle (Henry, 2004d), cela n’est pas simplement vu par Michel Henry comme un fait contingent dans l’histoire des hommes, assemblage en extériorité de subjectivités multiples cherchant à être efficaces pour survivre dans une nature hostile [28]. Au contraire, là encore, c’est fondamentalement à partir des cheminements intérieurs de la subjectivité corporelle, et comme la prolongeant, que s’organise toute co-présence humaine. Si, de fait, tout acte d’un individu s’accomplit toujours conjointement avec d’autres, c’est suivant une concordance qui s’enracine dans la subjectivité, laquelle en dessine la possibilité en pointillé si bien que "les comportements qui, dans le faire-ensemble, accompagnent l’activité de chacun, sont vécus par lui dans leur convenance principielle avec ce qu’il fait lui-même" (Henry, 1976, II, p. 119).

4.2 – Communautarisme et dissolution de la vie politique

63A la lettre, l’être-en-commun prend corps dans la subjectivité vivante des individus et tient d’elle une force que l’on peut qualifier de pulsionnelle. La notion de communauté, on le sait, est une notion ambiguë qui peut prendre différentes figures : communauté des amis, des amants, de la famille, du travail, voire communauté religieuse et même communauté …politique. Mais chez Michel Henry, il n’est pas douteux qu’elle a pour repère privilégié la figure fusionnelle de la communion des individus vivants ensemble et qu’elle induit de ce fait une résorption du social dans un tout organique, identitaire et substantiel. "Car", pour Michel Henry,

64

"les individus ne sont jamais isolés : traversés par la vie et par sa pulsion, ils sont jetés l’un vers l’autre. C’est en chacun, cette force de la vie qui le pousse à se joindre à l’autre, qui constitue le fondement de toute communauté concevable en tant que communauté pulsionnelle. Ainsi chacun est-il avec l’autre non seulement par son désir mais aussi par tous les modes de son affectivité – sympathie, pitié, amour, haine, ressentiment, solitude – et d’abord dans l’être-avec muet qui l’unit, enfant, à sa mère, mais qui demeure avec le même statut dynamique et émotionnel tout au long de sa vie et de son histoire. […] Sans cette communauté originelle, ante-politique, ante-sociale, aucun projet commun ne pourrait se faire jour, parce qu’aucun projet […] ne peut se former indépendamment de son enracinement dans la structure organique du désir et de l’action."
(Henry, 1990, pp. 195-196).

65Dans la communauté originelle, la substance sociale se confond avec la vie des hommes et le lien qui les rassemble ne peut être séparé d’eux et vécu en extériorité. Paradoxe d’une médiation vécue immédiatement, la relation sociale y est une relation immanente intérieure à l’existence individuelle et définie par elle, comme relation subjective entre des subjectivités. C’est dire que la communauté résorbe la pluralité des individus dans la transparence des relations sociales. Par là, il faut entendre

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"des relations intersubjectives telles que leur substance est précisément faite de la vie des individus dont elles sont les relations, que celles-ci, vécues immédiatement par eux, sont aussi, pour cette raison, connues par eux et, comme nous le disions, transparentes à leurs yeux. Lorsque tous concourent à une certaine action dont ils partagent le produit, le consommant ensemble, rien d’obscur ne voile ce procès qui ne se sépare pas d’eux, dont la réalité est leur vie même, telle qu’ils l’éprouvent et la vivent"
(Henry, 1976, II, p. 470).

67C’est par rapport à ce point fixe d’une communauté originelle fondée sur la transparence et l’immédiateté que les notions d’aliénation et d’émancipation sont pensables. Comme telle, la politique n’a qu’une existence secondaire et transitoire, liée au mouvement des luttes vitales qui cherchent à dissoudre toutes ces médiations qui déracinent l’homme de sa vie communautaire [29]. Dans cette résorption du politique par le mouvement interne dans une vie d’essence communautaire, ce qui est manqué, c’est la pluralité même des individus vivants. Rendue transparente à elle-même, cette pluralité ne peut finalement se donner, dans la communauté de vie, que comme toujours déjà exempte de toute dimension véritablement politique. Se marque à ce niveau la buttée depuis laquelle l’interprétation de Michel Henry peut être critiquée fondamentalement. Si l’on assume l’irréductible pluralité des individus vivants et si l’on ne croit pas que le terme des luttes émancipatrices consiste dans le retour à l’immédiateté originelle, il faut alors penser que la condition humaine consiste à la fois dans le lien et dans la séparation des individus, ou – pour parler comme H. Arendt (1983) – qu’elle se déploie sur fond d’un monde commun non communautaire. Ce monde commun, et toutes les tensions qu’il mobilise, constitue un horizon indépassable ; à son propos se manifeste l’indéfinie confrontation de points de vue le plus souvent hétérogènes, dont aucun n’est a priori plus légitime que les autres et qui ne sont pas forcément conciliables. "La communauté politique ne se fonde pas dans la solidarité harmonieuse d’une communauté close reconduisant la rassurante communauté proximale du chez soi, mais dans la solidarité des ébranlés qui se tisse à l’épreuve […] de l’ébranlement, de l’étrangeté et du conflit dont polemos est la loi" (Tassin, 1999, p. 527). Or, l’ontologie de Michel Henry accomplit, nous l’avons vu, une véritable destitution de la primauté du monde, de la phénoménalité du monde [30]. Par là même, il disqualifie "l’apparence" comme "nature phénoménale du monde". C’est là tout l’effet de son ontologie de la vie – monadique –, qui s’oppose ici frontalement à une ontologie du monde – pluraliste –, forme d’ontologie phénoménologique [31] qu’au sens propre H. Arendt développe comme condition de possibilité d’une vie proprement politique :

68

"Dans ce monde où nous entrons, apparus de nulle part, et dont nous disparaissons en direction de nulle part, Être et Paraître coïncident […] Il n’est rien au monde ni personne dont l’être même ne suppose un spectateur. En d’autres termes, rien de ce qui existe, dans la mesure où cette chose paraît, n’existe au singulier ; tout ce qui est destiné à être perçu. Ce n’est pas l’homme mais les hommes qui peuplent notre planète. La pluralité est la loi de la terre."
(Arendt, 2000, p. 34).

69On reproche foncièrement aux interprétations structuralistes de ne donner aucune épaisseur propre à la vie politique et de n’y voir qu’agitations de surface, agitations dissimulant les violences et dominations structurales qui, de façon sous-jacente et toujours en dernière instance, déterminent l’action et configurent fondamentalement l’histoire des hommes (Lefebvre, 1975). Pour autant, adopter un point de vue phénoménologique ne garantit pas nécessairement un véritable retour du politique au cœur de l’interprétation que l’on peut donner à l’œuvre de Marx. Comme toute interprétation, l’interprétation de Marx par Michel Henry n’épuise jamais complètement ce qu’elle interprète. Néanmoins, comme l’ont fait d’autres grands commentateurs [32], elle s’approprie et radicalise à sa façon une tendance bel et bien présente au cœur de la pensée de la pensée politique de Marx (Barbier, 1992), la tirant ainsi du côté de l’apolitisme ou de l’inessentialisation du politique (Kail, 1996) plutôt que du côté de l’autonomie de la politique et l’avènement de la démocratie (Abensour, 1997). Quelle que soit la puissance avec laquelle elle rend compte des tenants et aboutissants du capitalisme comme "forme" de vie aliénée et ouvre ainsi, à son endroit, une perspective critique radicale de l’économisme, l’ontologie de la praxis vitale n’en reste pas moins une position que l’on n’adopte vraiment qu’au prix de vider de sa substance toute dimension politique de la condition humaine. Telle qu’elle est construite, rien dans cette ontologie ne rend possible son articulation fondamentale – c’est-à-dire sans éclectisme [33] – à une philosophie politique. Sur ce point, on ne peut donc l’adopter innocemment.

Conclusion : Les "individus vivants" …et leurs conditions réelles d’existence

70Au terme de notre parcours, nous sommes suffisamment armés pour étayer une position concernant notre problème initial : le statut de l’interprétation de Marx par Michel Henry. Celui-ci peut-il se contenter de répéter – quitte à les reformuler de façon flamboyante – les intuitions de celui-là ? Non sans doute, et en cela nous rencontrons la position de Paul Ricœur. "Une répétition qui ne laisserait entendre qu’une voix est sans doute impossible. La voix de Michel Henry, en se mêlant à celle de Marx, tantôt la fait mieux entendre, tantôt la couvre de sa propre diction" (Ricœur, 1990, p. 292). Nous partageons ce diagnostic : toute grande interprétation philosophique n’est jamais une simple répétition, mais "toujours un débat ou l’on entend deux voix" (ibid. p. 267), c’est-à-dire précisément "un duo et un duel" (ibid. p. 268). Car "ce que Marx a voulu dire" n’apparaît qu’à celui qui a lui-même quelque chose à dire, comme Michel Henry" (ibid. p. 268). Pour trancher le problème du statut de l’interprétation de Marx par Henry, il faut coûte que coûte se tenir en équilibre sur cette crête : c’est précisément parce qu’elle n’est pas innocente que sa lecture est profondément [34] éclairante !

71Des développements qui précèdent, il ressort en effet que ce que cette lecture éclaire chez Marx (le lien entre praxis et réalité – Section 2 – et son potentiel de critique sociale – section 3), elle le fait pour autant qu’elle le déplace de son champ initial (d’une ontologie objective du monde sous-tendant la notion générale de travail – Section 1 – on passe à une ontologie subjective de la vie) et du coup contribue à l’obscurcir (cette redéfinition de la praxis conduit à la dissolution du politique – Section 4). En démontant les articulations de cette lecture phénoménologique de Marx qui se veut "radicale", nous avons été amenés à insister sur la parenté profonde qui lie, au cœur de la subjectivité, l’agir au pâtir, et qui conduit finalement Michel Henry à redéfinir la notion de praxis en la faisant basculer complètement du côté d’une perspective monadique, d’une pure philosophie de l’intériorité, d’une pure philosophie du dedans [35]. Or, il faut rappeler que pour définir la condition humaine en général à travers l’histoire, Marx mobilise une philosophie du travail au cœur de laquelle il a pris soin de placer une tension spécifique entre subjectif/objectif, ce qui lui évite de tomber entièrement soit du côté d’une pure philosophie du dedans, soit du côté d’une pure philosophie du dehors. En rompant cette tension, Michel Henry fait disparaître le moment de l’extériorité des conditions objectives, moment en dehors de la position duquel la notion d’agir perd selon nous tout son sens. L’agir se constitue d’une visée subjective et du coup consiste toujours à composer avec des circonstances qu’il n’a pas faite et qu’il entend transformer ou dépasser. En cela, l’agir est profondément différent du souffrir car il ne s’épuise jamais dans l’immanence de ses modalités affectives. Dans L’idéologie allemande, ce texte qui semble décisif dans l’interprétation de Marx que donne Michel Henry, Marx ne cesse de dire : "les individus vivants et leurs conditions matérielles d’existence" ; Michel Henry n’entend que "les individus vivants" et opère, via une ontologie monadique de la vie, une dissolution de l’objectivité des conditions, désormais réduites au rang de représentations aliénantes [36].

72

"Les prémisses dont nous partons ne sont pas des bases arbitraires, des dogmes ; ce sont des bases réelles dont on ne peut faire abstraction qu’en imagination. Ce sont les individus réels, leurs actions et leurs conditions d’existence matérielles, celles qu’ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leur propre action."
(Marx, 1968b, p. 24)

73Telle est bien la pierre angulaire de l’anthropologie que Marx développe sur la base de sa notion générale de travail : la pluralité des individus vivants est toujours déjà entrée dans l’histoire sous des conditions ou dans des circonstances qu’elle éprouve mais qu’elle n’a pas produites, conditions à la fois nécessaires et contingentes à travers lesquelles elle a à produire à nouveau l’histoire et à l’occasion desquelles, sous des formes singulières, chacun sera amené à se construire – et ceci, indéfiniment tant qu’il y aura des hommes peuplant le monde. Les individus réels et les conditions réelles sont d’emblée posés ensemble, éléments indissociables tout autant qu’irréductibles l’un à l’autre [37]. Pour Ricœur, c’est bien là la contribution spécifique de Marx à la théorie de la praxis [38] et l’on peut dire que c’est là précisément ce que finit par dissimuler la lecture de Michel Henry.

74

"Les conditions matérielles sont toujours des conditions pour des individus […]. [Elles] ne peuvent être définie indépendamment d’une certaine sphère de l’activité humaine. Donc dès le départ, il y a subtile réciprocité entre l’activité des hommes et leur dépendance. D’un côté, les hommes agissent pour produire leurs conditions d’existence et de l’autre ils sont également dépendants de ces conditions"
(Ricœur, 1997, p. 109).

75Même si elle remet à juste titre la notions d’individus vivants au cœur de la lecture de Marx, l’interprétation phénoménologique de Michel Henry est finalement pour nous réductrice en ce qu’elle manque la caractérisation essentielle d’une vie individuelle se produisant sous des conditions (matérielles et sociales) qui sont à la fois un donné pour son activité et toujours une ouverture vers l’activité des autres vies individuelles, avec lesquelles elle est engagée à faire l’histoire sur fond d’un monde commun et avec lesquelles elle peut donc tout aussi bien sombrer dans la violence, subir ou faire subir une oppression ou s’élever au niveau de la vie politique.

76En ce sens et contre l’interprétation de Michel Henry, une philosophie de la réalité pratique ne peut jamais intégralement s’enfermer dans une philosophie de la réalité "pathique" (Henry, 2004c). Mais cette non-coïncidence lui ouvre, du coup, l’espace pour accueillir une véritable réflexion de philosophie politique. Au total, à quoi peut servir notre lecture de la lecture de Marx par Henry ? A ceci : en la confrontant à la radicalité de la position de Michel Henry, dégager la spécificité de la position de Marx, spécificité qui lui permet à la fois de comprendre le monde social-historique et d’envisager sa transformation. Et c’est – pourrait-on dire en clin d’œil à Derrida –, précisément de cela qu’il s’agit d’"hériter" de Marx.

Notes

  • [1]
    Maître de conférences en économie à Lille I (USTL), CLERSE (Centre Lillois d’Études et de Recherches Sociologiques et Économiques – UMR 8019 CNRS), Université des Sciences et Technologies de Lille, 59655 Villeneuve d’Ascq cedex. Bureau 109, Bât. SH2, Tel : 03 20 43 45 90, Richard. sobel@ univ-lille1. fr
  • [2]
    Je tiens à remercier les rapporteurs anonymes qui m’ont permis d’améliorer très sensiblement une première version de cet article. Bien sûr, je reste le seul responsable des lacunes et limites qui pourraient demeurer dans l’argumentation.
  • [3]
    Nous nous limitons ici à l’espace intellectuel français de réception de l’œuvre de Michel Henry.
  • [4]
    Comme indice significatif de cette indifférence, on peut relever que dans le Dictionnaire critique du marxisme (Labica, Bensoussan, 1982), les références à la pensée de Michel Henry sont très ponctuelles, simplement présentes aux deux articles "ontologie" et "prolétariat". Le traitement est encore plus maigre dans le plus récent Dictionnaire Marx contemporain (Bidet, Kouvélakis, 2001). On peut également s’étonner de la très maigre discussion qu’engage avec Henry une des plus importantes interprétations de Marx parmi les interprétations récentes, celle de Jacques Bidet (1985, 2005). Quant à la réception académique, dans le champ proprement philosophique, de l’ensemble de l’œuvre de Michel Henry, le moins que l’on puisse dire, c’est que son aspect "économique" n’est qu’assez peu commenté et mis en perspective, comme en témoigne par exemple la place qui lui est accordée dans deux ouvrages collectifs récents (David, Greisch, 2001 ; Lavigne, Brohm, Vaschalde, 2006).
  • [5]
    L’économie – terme ambivalent – étant comprise à la fois comme sphère sociale prétendant à l’autonomie ontologique et discours théorique à vocation hégémonique mystifiant et célébrant cette hégémonie. C’est – sauf précision contraire – en ce double sens que nous allons désormais l’employer. Afin d’éviter toute ambiguïté et de préciser davantage notre perspective, il faut indiquer que l’argumentation de cet article se tient entièrement dans l’espace d’une réflexion philosophique qui entre dans l’économie par la notion de travail (définition substantive, sous laquelle on peut ranger Marx et le marxisme) et non par la notion de rationalité (définition formelle sous laquelle on peut ranger aujourd’hui l’approche dominante en sciences économiques, la théorie néo-classique). Sur la distinction entre définition substantive et définition formelle, nous renvoyons à (Polanyi, 1986).
  • [6]
    Du latin : producere, à savoir conduire à travers, ce qui signale bien le passage par différentes étapes d’un processus.
  • [7]
    Il n’entre pas directement dans notre propos de savoir si l’anthropologie générale peut être réduite à une philosophie du travail, et si tel n’était pas le cas, de savoir ce que doit contenir plus largement une anthropologie générale pour rendre compte de la condition humaine. Sur la place du travail en anthropologie générale, cf. la trilogie "travail, œuvre, action" de Hanna Arendt (1983). Pour une lecture aristotélicienne mobilisant l’opposition entre "poésis" (production) et "praxis" (action), cf. (Berthoud, 1997).
  • [8]
    Nous ne cherchons pas ici à discuter ici la pertinence de la grille de lecture de Raymond Aron ; il s’agit juste de l’utiliser parce que nous la jugeons tout à la fois simple et éclairante. Sa force vient sans doute de ce qu’elle reproduit, à propos de Marx, une grille de lecture plus générale (Ollman, 1993) que l’on peut faire jouer pour toute l’histoire de la philosophie occidentale entre les philosophies dites des "relations externes" (par exemple, celle de Hume ou, aujourd’hui, celle de Deleuze) et les philosophies dites des "relations internes" (par exemple, celle de Michel Henry). En ce sens, le marxisme analytique anglo-saxon (Bertram, 2001) n’échappe pas à cette typologie. Son individualisme méthodologique, qui n’est pas une phénoménologie mais s’appuie sur une philosophie des relations externes, conduit à le situer du côté de l’interprétation structuraliste.
  • [9]
    Afin d’éviter toute ambiguïté, il faut indiquer que la perspective que nous adoptons écarte la mise en relation de l’interprétation de Marx par Henry avec le contexte sociopolitique dans lequel elle émerge (critique et crise des régimes se réclamant du socialisme réel, remise en cause de l’hégémonie intellectuelle du marxisme) pour privilégier la mise en dialogue des notions pures.
  • [10]
    C’est-à-dire : marchandise, valeur d’usage, valeur d’échange, travail abstrait, travail concret, valeur, capital constant, capital variable, valeur de la force de travail, plus-value, etc. Autant de concepts, du reste, que le marxisme structuraliste entendait hypostasier et mettre en système pour fonder le matérialisme historique comme science du "continent histoire" (science du même rang épistémologique que les sciences du "continent nature").
  • [11]
    Ni dans (Aron, 1970) bien sûr puisque l’essentiel de l’interprétation de Marx par Henry n’était pas encore publié, ni à notre connaissance dans des travaux ultérieurs.
  • [12]
    Pour une perspective générale sur l’œuvre de Michel Henry, voir (David, Greisch, 2001), qui comporte notamment une bibliographie de Michel Henry et des travaux de commentateurs très complète ; pour une lecture transversale très récente d’une trajectoire de pensée, voir (Audi, 2006).
  • [13]
    Par anthropologie générale, nous entendons le discours philosophique qui se propose d’expliciter les traits saillants de la condition humaine, indépendamment des formes sociales-historiques dans lesquelles elle se trouve saisie et par lesquelles elle se donne toujours concrètement à voir. Par ontologie, nous désignons un niveau de discours philosophique plus profond que le niveau anthropologique, celui qui ne s’adresse plus simplement à cet être particulier qu’est l’homme, mais à l’être en général de l’étant, c’est-à-dire à l’être en général de tout de qui est dans le monde (Lalande, 1991).
  • [14]
    Le problème de l’ontologie marxienne n’a été que très rarement traité (Jervolino, 2000). Dans la tradition marxiste, il y a principalement l’œuvre de Lukacs (Tertulian, 1982) qui affronte explicitement cette question et, plus récemment, l’approche de Guy Haarscher (1980).
  • [15]
    Michel Henry précise lui-même ce lien fondationnel : "Si je jette un regard rétrospectif sur l’ensemble de mon travail, il me semble qu’il a revêtu un double aspect. D’une part, l’élaboration des présuppositions fondamentales qui définissent la duplicité de l’apparaître. D’autre part, la mise en œuvre de ces présuppositions et leur application à divers problèmes ou à diverses philosophies : au corps (Maine de Biran), à l’économie (Marx), à l’inconscient (psychanalyse), à l’art (Kandinsky), au problème de la culture (La barbarie), la phénoménologie husserlienne (Phénoménologie matérielle), au christianisme enfin. L’élaboration des présuppositions, bien sûr, n’est jamais totalement séparée de leur application" (Henry, 2001, p. 495).
  • [16]
    Au sens radical que donne à ce terme Arnaud Berthoud (2002) : "Une philosophie économique n’est ni une anthropologie ou une psychologie économique, ni une histoire ou une sociologie économique, ni une science économique […]. Le philosophe présuppose que sous les formes multiples et transitoires des histoires humaines, se trouvent des formes universelles et des essences. Le thème de toute philosophie économique est l’essence de l’économie" (p.10).
  • [17]
    La critique de la vérité comme abstraction est permanente dans l’œuvre de Michel Henry. "C’est précisément parce que la vérité a été définie par la tradition philosophique à partir de la structure de l’idéalité et de ses caractères les plus apparents, l’universalité, l’omnitemporalité, la simplicité, etc., que la vérité la plus originelle, sise en la vie et définie par elle, s’est trouvée de façon absurde dévalorisée, discréditée par rapport à cette vérité rationnelle qui n’en était jamais et ne pouvait en être que la représentation au sens d’une simple représentation. Aussi les catégories ne sont-elles éternelles, simples etc., que pour autant qu’on substitue les caractères inhérents à leur idéalité propre aux déterminations changeantes de la praxis qu’elles prétendent pourtant signifier" (Henry, 1976, I, p. 470). Cette critique est au cœur de son essai sans doute le plus polémique, La barbarie (1987)
  • [18]
    Toute ontologie n’est pas une ontologie phénoménologique. Il y a des ontologies non phénoménologiques, celles qui cherchent dans des arrières-mondes les supports ontologiques des phénomènes, comme l’a bien démontré Clément Rosset (1974). Qui plus est, toute ontologie phénoménologique n’est pas une ontologie phénoménologique de la vie. C’est le cas, par exemple, de celle de Jean-Paul Sartre (1943) qui est une ontologie phénoménologique de la conscience (Kail, 1996b). Dans son commentaire, Paul Ricœur souligne bien cette différence. Ce à quoi s’oppose Michel Henry, c’est à une ontologie de l’être-au-monde, "cette philosophie qui a régné des grecs à Hegel, à savoir la philosophie selon laquelle la conscience se pose en se transcendant, en se dépassant, en se projetant dans des objets, à partir desquels ensuite cette conscience entreprend de se comprendre", dans l’horizon d’un monde ainsi déployé à sa vue (Ricœur, 1990, p. 267).
  • [19]
    En quoi – soulignons-le bien – l’ontologie "vitaliste" d’Henry ne saurait absolument pas être comprise comme l’interprétation de Marx à partir d’une philosophie ayant simplement importé un concept biologique !
  • [20]
    Ce "continu résistant", comme l’appelle par ailleurs Michel Henry dans l’Essence de la manifestation (1963), dont le caractère inerte le constitue comme une forme de néant.
  • [21]
    Plus précisément du chapitre 7 du livre 1, commenté ici en 1.1.
  • [22]
    Dans (Aristote, 1991), commenté notamment par (Dumont, 1991)
  • [23]
    Par cette typographie, nous cherchons à signifier la puissance et la continuité du processus.
  • [24]
    Pour une autre discussion théorique et philosophique sur la notion de productivité chez Marx, voir notamment (Berthoud, 1974), ouvrage qui est antérieur à la parution du maître ouvrage de Michel Henry sur Marx (1976), et qui n’intègre pas les ressorts de son questionnement ontologique sur la vie.
  • [25]
    Même si – comme le font les théoriciens non marxistes (Aron, 2004, p. 344-375) – ils n’affirment pas que la plus-value n’a aucun fondement et relève finalement d’un arbitraire sociopolitique, les théoriciens marxistes ne remontent jamais à la racine de la plus-value, se contentant de la faire découler de ce "marché de dupes" qui fait que le travailleur-salarié vend sa force de travail suivant sa valeur d’échange tandis que le capitaliste l’achète pour sa valeur d’usage (Nadel, 1994). On comprend là encore le rôle nécessaire d’une philosophie économique pour éclairer ce que la "théorie" économique a vite fait de qualifier de dimension "métaphysique" du problème, et donc de dimension ne relevant pas de sa compétence. Mais, pour Henry relisant Marx, ce compartimentage entre "théorie" et "philosophie" (on pourrait ajouter "politique") n’est pas "marxien", au sens où l’œuvre de Marx intègre, unifie et assume ces différents types de discours.
  • [26]
    Pour plus de développements sur la question de l’appropriation et de la propriété chez Marx, cf. (Sereni, 2007).
  • [27]
    Bien sûr, d’un point de vue diachronique, l’historien peut essayer de dater l’accumulation primitive (du reste variable selon les pays, et s’inscrivant dans des temporalités différentes) ; mais du point de vue synchronique et pour les acteurs sociaux qui le vivent, le rapport salarial semble ne pas avoir d’histoire, être pour ainsi dire "naturel". Sur cette distinction diachronie/synchronie chez Marx, cf. l’étude d’Étienne Balibar (1980 [1965]).
  • [28]
    Bien évidemment, le traitement, par Michel Henry, de la question de l’autre, du rapport à l’autre et de l’intersubjectivité demanderait une étude spécifique plus précise que nos quelques remarques critiques. C’est dans la "théorie chrétienne des relations avec autrui" (Henry, 1996, p. 314), c’est-à-dire dans la communauté des Fils et non dans celle des Ego que cette question se trouve problématisée au plus proche des convictions profondes de Michel Henry. Pour une analyse générale de cette question, cf. (Audi, 2006, pp. 154-162)
  • [29]
    Pour une analyse de la vision communautaire du lien social dans la société communiste chez Marx, voir (Kail, 1996a).
  • [30]
    Il ne faut malgré tout pas exagérer cette destitution : " Ce crime ne porte pas atteinte à l’existence même du monde – comme le ferait peut-être, par extrapolation, une pensée d’inspiration gnostique. Henry entend au contraire redonner au monde ses couleurs véritables, celles d’un lieu pour la vie subjective absolue, pour l’existence incarnée" (Audi, 2006, p. 41).
  • [31]
    Nous renvoyons à la note 18 et aux distinctions qu’elle fixe pour cet article.
  • [32]
    Dont certaines sont tout aussi radicales, comme par exemple celle de Cornélius Castoriadis (1976).
  • [33]
    Par éclectisme, nous qualifions un discours théorique qui intégrerait comme homogènes des éléments hétérogènes, en les juxtaposant sans plus de procès, avec au mieux un lissage rhétorique pour donner l’illusion de la continuité.
  • [34]
    Au sens où elle n’apporte pas un éclairage partiel comme peuvent le faire tel ou tel commentateur (historien, sociologue, économiste, épistémologue, théoricien politique), mais affronte ce qui constitue le cœur de cette philosophie, ce qu’elle y identifie – à tort ou à raison, c’est une autre question – comme sa racine et demande à être perçue et discutée à ce niveau radical (de "radix", "racine" en latin).
  • [35]
    Qualification forgée par ce qu’on appelle les philosophies postmodernes, et en particulier par Michel Foucault à propos de la pensée de Maurice Blanchot (Foucault, 1966).
  • [36]
    C’est-à-dire, dans l’ontologie de Michel Henry, affectées d’un moindre être, ou d’une forme d’être secondaire.
  • [37]
    Ce qui – signalons-le au passage pour faire écho à la section 1– signifie que dans cette perspective, la lecture phénoménologique finit toujours par envelopper toujours la lecture structuraliste !
  • [38]
    Ou, pour employer un vocabulaire contemporain, à la théorie de l’action, qui est désormais au cœur des sciences sociales (Ricœur, 1986 ; Dosse, 1995).
Français

Résumé

En liant, à partir d’une approche phénoménologique, travail, individu et vie, Michel Henry propose un magistral éclairage de toute l’œuvre de Marx en tant qu’elle est essentiellement une critique de l’économie et une ontologie sociale. La radicalité d’une telle philosophie économique n’est que très peu soulignée par la pensée marxiste contemporaine, qui n’a sans doute pas donné à l’interprétation Michel Henry l’importance qui est la sienne. Pour autant, sa notion d’individus vivants, ainsi hypostasiés de leurs conditions objectives d’existence, conduit Michel Henry à déformer l’anthropologie de Marx et à en affaiblir la dimension politique.

English

Phenomenology of labour, ontology of life and radical criticism of capitalism

Reflections about the status of the interpretation of Marx by Michel Henry

Abstract

The aim of this article is to show the full critical power of the subjective philosophy of living-labour which Michel Henry develops out of Marx. The radicality of such an economic philosophy was only underlined very little by the contemporary thought Marxist which, one knows it, does not give to the interpretation of Michel Henry the major importance which should be his. For all that, his notion of alive individuals, so taked out from their objective conditions of existence, leads Michel Henry to deform the anthropology of Marx and to weaken the political dimension.
Classification JEL : B14, B40, B52

"Un héritage ne se ressemble jamais, il n’est jamais un avec lui-même. Son unité présumée, s’il en est, ne peut consister qu’en l’injonction de réaffirmer en choisissant. Il faut veut dire il faut filtrer, cribler, critiquer, il faut trier entre plusieurs possibles, qui habitent de façon contradictoire autour d’un secret. Si la lisibilité d’un legs était donnée, naturelle, transparente, univoque, si elle n’appelait et ne défiait en même temps l’interprétation, on n’aurait jamais à en hériter. On en serait affecté comme d’une cause – naturelle ou génétique. On hérite toujours d’un secret – qui dit "lis-moi, en seras-tu jamais capable ?"
(Derrida, 1993, p. 40)

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Richard Sobel [1][2]
  • [1]
    Maître de conférences en économie à Lille I (USTL), CLERSE (Centre Lillois d’Études et de Recherches Sociologiques et Économiques – UMR 8019 CNRS), Université des Sciences et Technologies de Lille, 59655 Villeneuve d’Ascq cedex. Bureau 109, Bât. SH2, Tel : 03 20 43 45 90, Richard. sobel@ univ-lille1. fr
  • [2]
    Je tiens à remercier les rapporteurs anonymes qui m’ont permis d’améliorer très sensiblement une première version de cet article. Bien sûr, je reste le seul responsable des lacunes et limites qui pourraient demeurer dans l’argumentation.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/05/2009
https://doi.org/10.3917/cep.056.0007
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