CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Comment pratiquer l’espoir là où tout est résolu d’avance ? Comment pratiquer une ouverture dans un éternel avenir clôturé »
Edmond Jabès (1991)

1C’est l’histoire d’un nouage entre intime et collectif, entre subjectivité et politique : celle d’adolescents en échec et à la dérive, à la dérive de leurs pulsions, qui passent à l’acte violent, et se retrouvent devant un juge des enfants ou un juge d’instruction. Ces jeunes, je les ai rencontrés, accompagnés, pris en charge, eux et leurs parents, au sein d’une équipe éducative, dans un service de Milieu Ouvert de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ), où j’exerçais comme psychologue. Dans le cadre d’un projet d’équipe souple, ouvert et marqué par une cohérence d’orientation psychanalytique, des enfants en bout de chaîne, dont personne ne veut et qui ne nous veulent pas, m’ont confrontée à des questions brûlantes, des questions cliniques, théoriques mais aussi éthique et politiques.

2Le passage adolescent est ce moment charnière où tout peut se construire, mais aussi où tout peut basculer. À nous d’être les passeurs pour ceux d’entre eux qui traversent un passage à vide ou stagnent dans une impasse. Ils dérivent au gré des rencontres, sans but, et sans passé. Sans repères, sans attaches, sans autre à qui se fier, ils ne peuvent rien dire de leur mal-être, mais ils l’agissent sur la scène du social. C’est alors que – au fil des rencontres virtuelles ou réelles –, leur radicalité adolescente risque de glisser vers une radicalisation de leur violence, habillée d’une idéologie de la terreur.

3Là où des jeunes en déshérence se vivent comme électrons libres pris dans le flux de leur jouissance, notre but est de les encorder à leur histoire pour qu’ils se reconnaissent maillons d’une chaîne, pris dans une filiation et dans le lien social. La contrainte judiciaire va nous le permettre dans le meilleur des cas. En effet, devoir rendre des comptes, c’est une façon d’être pris en compte, d’être redevable, de se sentir maillon d’une chaîne, inscrit dans une réalité sociale et familiale.

4Tout ceci à condition que le judiciaire puisse s’appuyer sur un travail clinique qui fasse sortir ces jeunes de leur ghetto psychique. La réalité des faits va nous permettre de faire brèche dans la réalité psychique de ces adolescents : un monde interne compact et figé, évidé, mais ravagé de pulsions mortifères désarrimées.

5Il s’agit de créer du lien quand ces enfants se sentent menacés par le lien, il s’agit de faire que la contrainte donne lieu à la demande, une demande qui ne se sait pas encore et qui va naître par le biais d’un Autre à l’écoute de ce qui n’a pas encore fait lieu psychique. Il ne suffit pas que ceux qui ont commis un délit ou un crime répondent de leur acte judiciairement, encore faut-il qu’ils l’élaborent psychiquement, qu’ils le subjectivent, que l’impensé se désenclave du corps, que les décharges haineuses se métabolisent et génèrent d’autres écritures, que les traces se métamorphosent en formations de l’inconscient. Entre « agir » et « acte », il y a toute la dimension de la construction psychique. Le délit doit apparaitre non seulement comme signal d’alarme, mais aussi comme événement dans une chaîne à dérouler. C’est une remise en chantier de la constitution même du Sujet entre désir et Loi, la loi sociale dans son écho à la Loi symbolique.

6Si officiellement, notre raison d’être est d’éclairer le juge dans sa décision, notre objectif est de transformer cette contrainte judiciaire en chance, la chance pour ces enfants de rencontrer sur leur parcours un autre qui recueille ce qui n’est pas encore venu au dire, la chance de pouvoir leur permettre de prendre leur envol en se réappropriant une histoire qui les habite, mais qu’ils ne peuvent habiter car ils en sont otages. Si pour François Perrier (1994), l’actualité concrète est au service de rétrospectives encore virtuelles, c’est cette virtualité que nous tenterons d’actualiser en la faisant glisser sur le versant d’un trajet de vie à construire.

7Faire exister la dimension clinique dans un système judiciaire a toujours été un combat parce que la réalité des faits qui sont jugés répond d’une autre logique et d’une autre temporalité que la réalité psychique qui les a portés. Faire exister un nouage possible entre logique judiciaire et logique de l’inconscient est un pari, voire une corde raide, mais c’est une nécessité pour qu’une dialectique s’engage autour du signifiant de la Loi.

8Si l’acte délinquant est au premier plan du judiciaire, nous donnerons corps et voix au Sujet de l’acte. Nous interrogerons la réalité des faits à la lumière de la réalité psychique, « pour que des adolescents répondent de leur acte devant un juge, au nom de la loi, mais puissent aussi répondre de leur position de Sujet de leur acte » (Epstein, 2011, p. 26). La dynamique judiciaire doit pouvoir permettre que la dimension du Sujet émerge et glisse de sa position d’arrière-plan pour prendre sa place en avant-scène.

9Exercer dans un cadre judiciaire n’est donc pas seulement être au service du juge avec bilans, évaluations, investigations, mais c’est être auprès de ces jeunes, dans une position active pour susciter des étincelles, des images, des affects, des associations, des liaisons dans leur univers déserté, là où ils errent dans l’angoisse du vide. Entre clinique et judiciaire, le psychologue fait trait d’union entre le jeune et le juge, il est interprète, passeur d’un récit mais surtout, passeur de vie entre les générations, afin que des jeunes en déshérence prennent pied dans leur histoire. La décision du juge aura d’autant plus d’effet que le clinicien aura, dans ce premier temps, été là pour ce jeune,

10Ces adolescents ne savent pas où est leur place, ni même s’ils ont une place. Ils ont échoué à s’inscrire dans un monde qui ne les attend pas, sans savoir qu’ils sont au carrefour des tumultes de l’histoire, la leur intime, et celle de l’Histoire collective, et c’est sans doute aussi cette violence de l’histoire qu’ils nous renvoient en acte. Se caler dans son histoire est un préalable pour pouvoir s’en dé-caler, et en dé-coller pour trouver sa propre voie. Ce qu’on vise, c’est une dialectique entre lien et coupure, une dynamique entre fidélité et trahison, pour qu’ils puissent s’approprier leur histoire et rebondir à leur façon.

11Il sera question ici essentiellement de ces enfants fragilisés dont les parents sont venus d’ailleurs. Ils représentent la majeure partie de nos prises en charge dans le cadre de la Justice. Loin de stigmatiser des populations fragilisées ainsi que tous les enfants issus de l’émigration, ces développements ne concernent que ces adolescents en grandes difficultés, qui ont eu affaire à la Justice. De même que la plupart des trains arrivent à l’heure et que seuls les accidents sont connus, de même nombreux sont les enfants issus de l’émigration, qui suivent leur chemin brillamment et sans bruit.

12Le parcours de leurs familles fut douloureux. La génération qui les a précédés dut avoir le courage de tout quitter – pays, village, parents, langue – pour faire le saut dans l’inconnu. La traversée des mers fut souvent une traversée de larmes, entre deuils, accidents de parcours et maladies. Les enfants en firent les frais sans que jamais cela ne leur soit parlé. Au prix du silence, les parents firent leur vie ici, mais gardèrent leur regard tourné vers là-bas, impuissants à transmettre un désir à leurs enfants. L’important pour les parents était l’urgence de s’adapter ; alors, ils ont occulté leurs douleurs au prix de dépressions et de somatisations, d’accidents de travail, d’accidents de circulation….

13Après avoir traversé des zones de turbulences, les parents se sont pétrifiés et repliés sur un quotidien de silence. Les douleurs muettes devenues irreprésentables, non dialectisables, non symbolisables, mais elles ont fait retour au travers des enfants : retour de l’histoire collective de la colonisation, retour de l’oppression que les parents ont refoulée. Là où les générations passées furent discrètes, effacées et soumises, les ados se retrouvent insoumis, bruyants, pleins de cris. Là où les parents se résignèrent, ils sont révoltés. De ces douleurs intimes et secrètes, les parents ne transmirent que des taches aveugles et des injonctions paradoxales, laissant leurs enfants sur le fil du rasoir, des enfants qui tissent leur toile sur les trous de leur histoire et colmatent un drame sans parole qui reste à décrypter. Sur la pente glissante de « l’inespoir », ils risquent alors de se laisser happer par le miroir aux alouettes des recruteurs djihadistes, un miroir qui leur renvoie ce reflet narcissisant de toute-puissance, qui fera d’eux des élus là où ils étaient exclus.

14Pourtant, les parents ont tenu de sacrifices en sacrifices, ils se sont battus pour offrir à leurs enfants une vie meilleure. Ils ont misé sur l’école à laquelle ils n’avaient pas eu accès, ils ont misé sur la réussite de leurs enfants pour leur offrir tout ce dont eux-mêmes avaient manqué. Mais en toile de fond, le double message est délivré : celui d’une injonction de réussite sociale ici, mais aussi, le refus d’adhérer aux valeurs vacillantes d’une culture occidentale mal en point. Des parents mis à mal, sans place reconnue dans le pays d’accueil, pourraient-ils sans arrière-pensée soutenir l’inscription de leurs enfants dans un socius qui ne les reconnaît pas ? Des enfants pourraient-ils, sans culpabilité, investir un lieu et s’inscrire dans un processus dont les parents étaient exclus ?

15Pris dans cette double injonction, les enfants, fascinés par la vie facile et la société de consommation, sont devenus anorexiques scolaires et consommateurs boulimiques, intolérants aux frustrations. Le sans-limites, et le « tout est dû /tout est permis » de l’enfant-roi a pris la place de la dette symbolique envers les parents, des parents qui se sentent, par culpabilité, devoir être les obligés de leurs enfants. Quand les Droits de l’enfant viennent effacer la dette symbolique, des enfants se vivent comme auto-fondés et réclament leur dû dans le déni de leurs devoirs. L’enfant seul maître à bord ignore sa dette et réclame son dû : il se fera Maître tyrannique et totalitaire des lieux, d’abord des lieux de la mère et des objets d’amour et de haine qui suivront.

16Des failles symboliques à la censure de savoir, le désinvestissement scolaire et l’échec des apprentissages témoignent des ratés de la symbolisation. Ce sont les fondements mêmes des processus opératoires qui s’en trouvent atteints (lire, écrire, compter). Ils échouent à l’école, ils échappent aux parents, aux institutions, mais surtout, ils s’échappent d’eux-mêmes pour fuir le vide qui les étreint, embarqués dans l’immédiateté de leurs affects.

17Là où la fonction symbolique n’a pu faire rempart, l’annonce d’une frustration les appelle au désordre d’un réel inassimilable ; alors, ils exigent à corps perdu devant l’effondrement qui guette. Tour à tour privés, frustrés puis gavés, ils ne manquent de rien, sauf de l’essentiel : un lien d’amour fiable et la loi qui le limite.

18Sans lien et sans loi, ils vibrent de tout leur corps pour se sentir exister. Ils se retranchent sous leur casquette en guise de carapace, ils nous fuient et nous font fuir, ils s’excluent et se font exclure. Ils nous rejettent à la mesure du rejet et de la maltraitance sociale dont furent victimes leurs parents. Ils sont devenus des ados ingérables, incasables, dont personne ne veut. Ils se brûlent les ailes en pratiquant la politique de la terre brûlée, mais c’est eux qui brûlent leur vie en brûlant leurs cartouches. Toujours plus d’excitations pour s’éprouver vivant : toujours plus fort, toujours plus loin, toujours plus vite, toujours plus d’excès, à la recherche de l’objet qui va combler leur vide – drogue, alcool, vitesse, décibels. Un magma bouillonnant les emporte jusqu’à l’escalade maniaque de la toute-puissance, tandis que leur violence sous pression est une façon de retarder le temps de la dépression. Ils se perdent dans la mégalomanie, pour ne pas sombrer dans la mélancolie. Leur passion aveugle leur évite de chuter dans le néant, faisant de la traversée adolescente un enjeu d’existence toujours aux limites de l’inexistence. « La libido (…) est le creuset de ce qui se joue entre Eros et Thanatos » écrit François Perrier (1994), tandis que pour Serge Leclaire (1966), le corps est le lieu de visées aussi inconciliables que la réalisation du plaisir et le maintien de la vie.

19On est confrontés à une clinique de l’immédiateté, une clinique de l’urgence, une clinique de la jouissance, qui découle d’un long processus de désymbolisation, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’écart pour penser le monde. Comment permettre à ces jeunes, pris dans un flux libidinal de vie et de mort, d’habiter cet écart qui permet de dire « Je », de penser ce qui leur arrive et le pourquoi de ce qui leur arrive ? Comment les soutenir pour qu’ils prennent pied en s’encordant à leur histoire ?

20Ce qui aurait pu se nouer entre les cultures, entre ici et là-bas, entre hier et demain, est devenu nœud coulant, jusqu’à les faire couler dans les abîmes de la violence, là où ça ne parle pas, où ça ne pense pas, là où s’ouvre la brèche de l’archaïque. L’archaïque reflue sur un présent qui s’étire, sans projet, ni passé, sans lien social. Ils ne trouvent pas de rive où s’arrimer. Les bords qu’on leur propose sont instables, mouvants, friables et illusoires parce que sans racines pour s’accrocher. Sans attaches, ils se noient au milieu du gué, pris dans le courant d’une jouissance sans limites.

21Ce qui aurait pu se tisser dans un passage est devenu clivage. Se faire passeurs, c’est les aider à se raccrocher aux rives. Nous sommes ces tiers qui relancent une dynamique de paroles pour retraverser une histoire dont les parents ont jusqu’ici été les porteurs muets.

22Il ne s’agit pas seulement de reconstituer un trajet de vie à partir d’un recueil d’informations, d’objectiver un parcours façon anamnèse, ce qui est plutôt de l’ordre de l’enquête sociale. Entre anamnèse et récit de vie, il y a un gouffre : celui de la subjectivité. Et c’est la dimension de ce Sujet que nous avons à soutenir, avec ses filtres déformants, ses oublis, ses condensations, ses déformations. Avoir les moyens et le temps de faire ce travail avec le jeune et sa famille, c’est faire que la décision du juge prenne sens pour le jeune et ait quelque effet. C’est mettre en place un espace où l’adolescent ne sera pas l’objet passif de la justice, mais sujet actif de son histoire, partie prenante de son devenir.

23Nos jeunes sont souvent présentés comme frustres ou psychopathes, mais il nous faut déconstruire ces étiquettes pour comprendre le pourquoi de leurs limites. Pourquoi cette violence, pourquoi vivent-ils dans ce que j’appelle un ghetto psychique, une réalité psychique sinistrée. Ce qu’on appelle réalité psychique est une machine à interpréter le réel, à lui donner sens, à le métaphoriser. Pour nos jeunes, cette machine à interpréter le réel est grippée. Ils sont englués dans ce qui leur est arrivé à une période de leur vie où ils n’étaient pas en mesure de l’interpréter. « Il n’est pas possible de se souvenir de quelque chose qui n’a pas encore eu lieu, et ce quelque chose du passé n’a pas encore eu lieu parce que le patient n’était pas là pour que ça ait lieu en lui » écrit Winnicott (1971). Des zones de catastrophe leur ont fait violence sans pouvoir faire mémoire. Les traumas ont fait trou psychique, « troumatisme », selon le néologisme inventé par Lacan (1956).

24Le terrain sur lequel ils se sont construits est miné de ruptures, d’abandons. Trimballés au fil des évènements comme des poids morts, ces enfants se sont construits la peur au ventre, autour d’un noyau traumatique qu’ils ont bétonné. Ils l’ont enterré dans une grotte, ils ont enkysté cette partie morte de leur psyché, pour pouvoir survivre. Il y a « clivage en deux personnalités qui ne veulent rien savoir l’une de l’autre » (Ferenczi, 1932). C’est ce que Ferenczi a appelé auto-clivage narcissique : « La part morte, dématérialsée, a tendance à vouloir attirer à elle dans le non-être la partie non encore morte » (Ferenczi, 1930).

25Dans un de ses premiers textes (1896), Freud adresse une lettre à Fliess, en un temps où il était encore marqué par la neurologie. Freud, pionnier, en avance sur les recherches neuro-comportementales contemporaines, cherchait alors à comprendre le processus de la construction psychique. Il s’agit de la lettre connue sous le numéro de lettre 52, qui figure dans Esquisse d’une psychologie scientifique. Il écrit « que notre mécanisme psychique s’est établi par un processus de stratifications, les matériaux présents sous forme de traces mnémoniques se trouvent de temps en temps remaniés suivant les circonstances nouvelles. (…) la mémoire est présente non pas une seule, mais plusieurs fois, et se compose de diverses sortes de signes ». Les matériaux psychiques s’enregistrent et se traduisent en fonction d’évolutions successives. Les premières traces se modifient, se métamorphosent tout au long de la construction psychique au travers d’un procès de subjectivation. Ainsi, l’accès au langage permet de transcrire les décharges motrices (ce qui n’est pas sans évoquer les passages à l’acte de nos jeunes) en traces mnésiques. Aharon Appelfeld (2004) en témoigne poétiquement dans le film de Nurith Aviv « D’une langue à l’autre » : « La mémoire… a des racines profondément ancrées dans le corps. Il suffit parfois de l’odeur de la paille pourrie ou du cri d’un oiseau pour me transporter loin et à l’intérieur ». Dans son ouvrage « La jouissance, un concept », Nestor Braunstein (1992) reprend cette lettre de Freud sur la construction psychique, depuis le chaos de la jouissance primitive jusqu’à la sublimation. Ainsi, écrit-il, la jouissance récupère « la vérité de l’inscription originaire (…) dans un savoir inventé », le savoir inventé qu’est la sublimation. La jouissance primitive, c’est-à-dire la trace traumatique de l’inscription originaire irradie nos adolescents à la dérive, sans que ces noyaux de terreur enkystés puissent donner lieu au savoir inventé qu’est la sublimation (échecs au niveau des apprentissages opératoires, échec de l’investissement scolaire). Ils restent prisonniers du trauma, tout en s’en coupant et en l’enterrant dans une fosse pour ne pas s’effondrer, comme le théorisait Ferenczi dans son Journal clinique. Là où les artistes parlent de ces noyaux de terreur qui les poussent à créer, nos jeunes les ont enterrés pour survivre et, parce qu’ils échouent à les transcrire, ils passent à l’acte sans pouvoir les sublimer. Les zones irreprésentées, hors-sens, hors représentation, celles du chaos de la jouissance primitive, peuvent aussi bien s’exprimer en « agirs » destructeurs, que donner lieu à des actes créateurs (Epstein, 2016). Cette part de l’ombre fonde les ressorts de la création ou de la destruction en tant que pulsion de mort, cette « force radicale ordinairement figée et fixante, (qui) affleure dans l’instant catastrophique ou extatique » (Leclaire, 1966). Les artistes témoignent par leurs écrits de cette force de l’archaïque « cette angoisse disséquante primitive » (Winnicott, 1971) et de son destin. Ils s’arrachent de ce point aveugle du refoulement originaire, en créant : ils peignent, écrivent, sculptent leur angoisse primaire tandis que des jeunes s’y perdent sans autre issue que le passage à l’acte (Epstein, 2016).

26« La réalité psychique, écrit Roland Gori (2010, p. 92), procède de ce travail de mise en sépulture des évènements et de leur restitution sous une forme vivante, celle de la création ». La réalité psychique de ces jeunes porte les stigmates des premières traces traumatiques qui les ont laissés comme des écorchés vifs, travaillés au corps sous l’emprise d’un noyau incandescent que Freud compare à un chaudron de stimulus bouillants, qui pèse sans parexcitation. Ils échouent à se détacher du corps-mémoire, à se décoller des terreurs archaïques pour sublimer ce savoir in-su et y revenir autrement. Leur corps est devenu un mémorial incandescent, creusé de traces qui n’ont pas pu se subjectiver.

27Et pour peu que la flambée pubertaire qui réactive les traces brûlantes du passé, survienne sur fond de désintégration du lien familial et social, alors les fragilités narcissiques, identitaires et symboliques font de ces adolescents des bombes explosives. Ils se délestent alors de cette part d’ombre qui les déborde, en l’expulsant sans possible médiation. Le jusqu’auboutisme adolescent s’appuie sur ces premières traces hors-sens, hors-représentations, qui n’ont pu se transcrire, qui les traversent et éclatent au grand jour. Cette part archaïque fait retour explosif sur la scène du social, une violence qui ne laissera pas indifférents les recruteurs du Djihad, à l’affût d’un recyclage de l’inespoir.

28Au fil des générations, leurs échecs répétés témoignent des difficultés qui se sont accumulées. Les blancs de la transmission font place à l’expression de la terreur : terreur subie, perdue dans les limbes de l’originaire, et terreur retournée et agie, enrobée d’une idéologie qui viendra la justifier.

29Dolto disait qu’il fallait 3 générations pour faire un psychotique, mais peut-être faut-il aussi 3 générations pour faire un terroriste ?

30De cette violence inarticulée à ce qui peut prendre la forme d’un récit, il y a le temps de la subjectivation. Notre place est de nous faire promoteur d’un sens qui n’est pas encore là. C’est une construction, une interprétation, parfois une fiction, mais une fiction qui dit vrai, parce qu’il faut parfois « fictionner » les blancs pour approcher d’une vérité qui toujours échappe. Lacan (1956) avançait que « la vérité a une structure de fiction » parce que la vérité est toujours mi-dire. Ce qui nous revient, c’est de mettre en forme et en sens le déroulement d’une vie au travers de ses accidents, d’associer des mots, des images et des affects aux turbulences de leur histoire.

31Nous sommes ces tiers présents dans les interstices de la parole pour la creuser, l’amener là où elle ne se savait pas être, ces tiers qui sollicitent, s’étonnent, reformulent, rendent audible ce qui s’est désaffecté pour donner de la résonance aux paroles, du poids psychique aux drames et impasses relationnelles. Nous reconnaissons les lieux, nous révélons des repères, nous ouvrons des chemins de traverse, nous soulevons des voiles, nous suscitons et ressuscitons la mémoire, nous démêlons les fils ensevelis, nous les tissons pour retrouver une trame, et inscrire le jeune dans un tissu vivant. Nous portons la réalité subjective de ces familles, les liens conscients, mais aussi les liaisons inconscientes, émotionnelles, les déliaisons, les déformations, les blancs de l’histoire. Ce qui importe est autant ce qui se dit, que la façon dont c’est dit, mais aussi ce qui ne se dit pas, ou ce qui achoppe, ce qui échappe, ce sur quoi ça bute. Ce qui importe, c’est la façon dont un récit de vie est reconstruit au travers du prisme de l’imaginaire, tel une glace déformante. Freud écrit dans « Constructions en analyse » que la tâche de l’analyste est de reconstituer ce qui a été oublié, ou plus exactement de le construire. La subjectivité du clinicien va être pour beaucoup dans la possibilité de cette reconstruction. Entre intime et collectif, entre histoire familiale et grande Histoire, nous sommes partie prenante d’une co-construction à partir de traces refoulées ou non symbolisées (celles du refoulement originaire et des traumas archaïques). Un récit de vie va se tramer selon le fil rouge de notre écoute et de notre curiosité. Nous en sommes le curseur dans une relation de transfert.

32C’est à ce prix que des adolescents en déshérence auront des cartes pour résister aux « grands frères » du djihad, qui cherchent à instrumentaliser leur fureur de vivre et leur inespoir. Ces « grands frères » cherchent à se saisir de leur errance pour les affilier à une Origine mythique et à une Cause qui justifiera leur violence. Là où la fonction du Père a manqué, le recours à Allah se présente comme une tentative de suppléance pour se tenir debout. Avec ce risque que l’appel au père se radicalise sous la forme d’une allégeance à un Père tout-puissant, hors castration. C’est ainsi que ceux qui se revendiquaient sans foi ni loi, vont s’arrimer à une foi qui leur fera loi, une loi non plus symbolique et pacifiante, mais une loi tyrannique, obsessionnelle, celle de la Charia qui les corsètera et les fera échapper au doute et à l’angoisse, qui les fera s’échapper de leurs pulsions débridées pour se brider d’une Cause paranoïaque qui justifiera leurs agirs mortifères.

33S’en remettre au Prophète, c’est un appel au père, là où leur propre père a chuté de sa place. C’est avoir à disposition un père fétichisé qui les protègera et les narcissisera. Pour Assoun (1989) le père est celui qui brille toujours par son absence et sa nécessité. Or, ces enfants ignorent tout de leur père, de son trajet, ils ignorent qu’il vint seul en éclaireur, qu’il dut affronter seul l’adversité pour accueillir sa famille.

34Ils ne voient qu’un père malade, handicapé, assisté, déconsidéré, absent ou qui n’a plus que sa violence pour exister, un père bien plus âgé que la mère, absent dans le désir de la mère, invalidé par le social, disqualifié. Ils restent les témoins impuissants d’un père qui n’est plus en place de soutenir sa fonction, celle de dé-fusionner l’enfant de la mère et de l’introduire à la socialisation et à l’altérité. Les enfants peinent alors à se décoller du corps familial maternant, pour décoller dans un corps social où les pères ne tiennent pas, ne contiennent pas. Ils s’arrachent avec pertes et fracas d’une représentation honteuse de leurs parents, telle que véhiculée par le discours dominant, tout en nourrissant le désir obscur de les venger.

35De n’avoir pu s’appuyer sur la fonction du Père pour faire barrage à l’imaginaire incestueux, la mère de ces adolescents restera lieu de parasitage et de dévoration. Ainsi, des enfants restent à la merci de mères rejetantes ou dévorantes, possessives ou abandonnantes, tandis que des mères sont à la merci de leur enfant et deviennent l’objet élu de leur parasitisme revendiquant. Si la fonction paternelle est restée en mal d’inscription, si l’écart n’a pu s’inscrire pour faire barrage à l’emprise maternelle – enfant dévoré par la mère et mère dévorée par l’enfant – des mères seront les proies de leur enfant-roi devenu tyrannique, des mères battues par leurs enfants. La « mère suffisamment bonne » de Winnicott, celle qui rassure, qui contient, est aussi celle qui ose soutenir un non, qui instaure un écart entre besoin, demande, désir, qui permet de différer parce qu’elle peut se soutenir elle-même de la métaphore paternelle pour se dé-compléter, et se dégager d’un parasitage incestueux. Le régime de la terreur intrafamiliale pourra alors se déplacer sur la scène du social, mise en scène virtuelle puis réelle des fantasmes les plus archaïques.

36Éviter ces dérives de terreur, éviter cette allégeance à un Père mythique tel le Père de la Horde qui échappe à la castration, c’est en passer par la mise en forme et en sens de ces trajets de vie. Cela implique de reconnaître ces familles, leur parcours éprouvant, pour relancer leur désir là où les coups de la vie l’ont anéanti. À nous de permettre aux parents de se réhabiliter à leurs propres yeux, et par la même occasion aux yeux de leurs enfants. Et à retraverser le cours d’une vie pour un tiers qui valorise ce chemin, on découvre les regards attentifs et ébahis des enfants qui entendent pour la première fois que leurs parents furent courageux, voire téméraires, qu’ils prenaient des risques là où ils les voyaient victimes consentantes à leur propre défaite.

37Face aux effets de l’exil, notre fonction est de pointer la douleur de la coupure, pour qu’il n’y ait plus clivage, mais passage entre ici et là-bas, entre hier et demain, entre culture d’origine et culture du pays d’accueil. Faire résonner le passage, c’est faire vivre la parole de chacun au croisement de la parole de l’autre, avec ses illusions, ses déceptions, ses douleurs, ses renoncements. Relancer parents et enfants dans une rencontre autour de souvenirs intimes et enfouis, soutenir ces familles dans leur parole naissante, c’est insuffler un peu d’air, un peu de jeu, pour que les enfants trouvent l’écart pour dire « Je ».

38Un paysage psychique va peu à peu se dessiner, qui met en lumière ce qui a échoué à se transmettre. Des zones qui semblaient gelées, figées, des zones de pétrification vont être remises en circuit, réhabilitées, rendues à leur vie psychique, et donner lieu à un glissement du discours, à un travail de déliaison et de nouvelles liaisons. Relancer une mémoire familiale en veilleuse, entamer le poids du silence, desserrer l’étau du non-dit, c’est faire en sorte d’arrimer les pulsions dé-bridées des enfants à des représentations, c’est faire en sorte que ces ados passent du registre du corps – passages à l’acte, agir violents – au registre de la parole et de la mémoire, c’est permettre ces transcriptions dont parle Freud. C’est permettre de mordre sur l’impensé, l’irreprésenté, pour que des pans retranchés de l’histoire viennent au jour, c’est relier ces ados au fil des générations pour éviter qu’ils ne s’en remettent à une identification de masse. C’est faire que la radicalité adolescente ne glisse pas vers la radicalisation intégriste.

39Tisser l’identité de ces adolescents « en éclats », et rassembler les éclats en un récit de vie, c’est du sur-mesure qui va bien au-delà de la lettre de l’Ordonnance judiciaire, bien au-delà d’une fonction aseptisée et définie d’avance. C’est un travail de décryptage, un travail de lecteur, d’interprète d’un scénario à construire. C’est cette dimension de fil rouge, de fil de vie, qui doit toujours mettre en tension notre écoute clinique. C’est autant un enjeu pour les jeunes que nous suivons, qui continuent à grandir dans un monde sans horizon, que pour le juge qui les suit, mais aussi pour la société tout entière, qui ne sait que faire de ces fantômes en errance qu’on appelle « les revenants », qui ne sait que faire de leurs enfants, ainsi que des migrants et des enfants des migrants, autant d’âmes errantes en mal de repères, qui nous demanderont des comptes et auxquelles nous aurons à rendre des comptes.

Français

Comment prendre en charge un jeune, sans foi ni loi, dans le cadre d’une mesure judiciaire, afin que sa radicalité adolescente ne glisse pas vers une radicalisation de sa violence habillée d’une idéologie de la terreur ? Qu’en est-il de ces enfants fragilisés par l’exil de leurs parents qui ont échoué à s’inscrire dans un monde qui ne les attend pas ? Ce qui n’a pu faire passage est devenu clivage pour ces enfants qui se noient entre deux cultures, sans pouvoir se raccrocher à aucune. Tisser l’identité de ces adolescents « en éclats », et rassembler les éclats en un récit de vie, peut leur permettre de sortir de leur enfermement psychique. Au carrefour des tumultes de leur histoire et de l’Histoire collective, les relier au fil des générations peut éviter qu’ils ne s’en remettent à une identification de masse, autour d’une origine mythique et plaquée.

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English

Adolescence between radicalism and radicalization

Adolescence between radicalism and radicalization

How to take charge of a young person, without faith or law, as part of a judicial measure, so that his teenage radicalism does not slip into a radicalization of his violence dressed with an ideology of terror? What about these children weakened by the exile of their parents who have failed to enroll in a world that does not expect them? What has not been able to pass has become a cleavage for these children who are drowning between two cultures, without being able to hold on to any of them. To weave the identity of these adolescents “in fragments”, and to gather the fragments in a story of life, can allow them to leave their psychic confinement. At the crossroads of the tumults of their history and collective history, connecting them over generations can prevent them from relying on a mass identification, around a mythical and clinging origin.

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Références

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Danièle Epstein
Ex-Psychologue à la Protection Judiciaire de la jeunesse (PJJ), Psychanalyste membre du Cercle Freudien et d’Espace Analytique.
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/10/2019
https://doi.org/10.3917/ctf.063.0107
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