CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »
(Proust, 1913, p. 72)

1La plupart d’entre nous avons en tête ce qu’est « la madeleine de Proust », cet objet qui, loin d’être obligatoirement une madeleine, nous plonge par son odeur et sa saveur dans un passé dont nous sommes nostalgiques. Rares sont, pourtant, ceux d’entre nous qui savent à quoi renvoie vraiment la « madeleine » de Proust. Le romancier décrit, dans À la recherche du temps perdu, la façon dont l’odeur, puis la dégustation d’une cuillerée de thé, dans laquelle avaient été ramollis des morceaux de « petites madeleines », le rappela au souvenir de sa tante Léonie lui offrant des madeleines trempées dans une infusion, lors de ses visites à Combray. L’expérience vécue par Proust illustre, pour une part, les liens forts existant entre l’odeur, source de connaissances sensibles, et la mémoire. Mais les transformations connues ensuite par le souvenir de « ces petites madeleines », en vue de leur intégration dans le sens commun et les contenus qui leur sont peu à peu associés, témoignent aussi des dynamiques liées à la mémorisation et à la diffusion d’une expérience olfactive, dans et par les catégories du social.

2Dès lors, comment la mémoire des odeurs se construit-elle socialement ? Quelles connaissances transmet-on aux autres, en lien avec ce que nous savons ou avons senti d’une odeur ? Que partage-t-on collectivement en matière de connaissances, lorsque nous nous souvenons d’une odeur ? Peu de travaux en psychologie ont, jusqu’à présent, exploré la matière des souvenirs olfactifs collectifs en lien avec la manière dont ils s’élaborent, sans doute en raison de certaines spécificités imputables à l’odeur, qui ont longtemps freiné l’étude de cet objet en sciences humaines et sociales.

3Un constat s’impose à quiconque s’intéresse à la formalisation de l’odeur dans le sens commun : cet objet sensoriel est difficile à mettre en mots. La faiblesse du vocabulaire que nous avons pour en parler est liée à l’absence de nomenclature spécifique existant pour le verbaliser (Dubois, 2008). Cela a, d’ailleurs, conduit Howes (1986) à qualifier l’odorat de « sens sans parole ». L’odeur n’a pas d’autonomie matérielle par rapport à sa source et à la personne qui la perçoit, contrairement aux couleurs, par exemple. Elles n’ont pas non plus le degré d’abstraction nécessaire leur permettant de s’en désolidariser (Manetta, Urdapilleta, 2013). On ne peut donc pas parler d’une odeur comme l’on parle du bleu ou du vert. On ne peut pas non plus décrire un parfum que l’on sent comme nous le faisons d’une iconographie, de ce qu’elle figure d’un point de vue factuel, de son style ou de sa taille. Dès lors, comment peut-on se souvenir d’un objet considéré comme a-catégorisable ? Se poser cette question revient en filigrane à interroger la possibilité de son souvenir collectif. Avec quel degré de précision peut-on partager les informations sur les odeurs ?

4Lorsque nous évoquons une odeur, il nous faut, d’abord, reconstruire l’objet auquel elle est associée, objet qui, dans ce cas, ne se manifeste pas toujours à nous de façon formelle. La traduction qui va du senti au figuré ou du flairé au conçu n’a pas son pareil pour des objets comme les images, les photographies ou les textes. Les souvenirs liés aux objets visuels s’élaborent d’abord à partir de ce qui est directement et explicitement exposé par ces médias, voire à partir de ce qui est imposé à celui qui les consulte. Dans ce cas, il y a une congruence entre l’objet et la manière dont on en rend compte : l’objet visuel est figuré pour soi ou pour autrui. Dans cette perspective, par quoi se traduira le souvenir olfactif ? Si les odeurs sont loin de bénéficier de l’attention scientifique, aujourd’hui portée aux images, elles n’en demeurent pas moins des objets culturellement investis, avec lesquels nous composons quotidiennement et qui nous permettent de nous situer dans notre environnement.

5Partant de ce qui fait la singularité de l’odeur, autant que la complexité de son étude, la question s’est posée de savoir comment nous pouvions envisager le souvenir olfactif dans sa dimension sociale d’expression et d’élaboration. Bien que la littérature portant sur les liens existant entre la mémoire et les odeurs abonde, rares sont les auteurs à les avoir pensés à partir des processus sociaux de construction et de reconstruction qu’ils impliquaient. Tel est l’objectif de la présente étude, menée à but exploratoire. Après avoir montré comment les travaux, réalisés en psychologie, sur l’étude de la mémoire dans sa dimension sociale nous serviront d’appui, nous verrons dans quelle mesure la réplication de la technique de la reproduction sérielle, initialement proposée par Bartlett (1932), est pertinente pour l’étude de la reconstruction collective des souvenirs olfactifs. Cette démarche nous amènera à considérer de façon concrète les marques du social sur les connaissances que les groupes choisissent d’utiliser pour se remémorer une odeur.

Des odeurs de la mémoire à la mémoire des odeurs

6Deux approches distinctes, dans l’exploration des liens existant entre la mémoire et les odeurs en sciences humaines et sociales, peuvent, jusqu’à présent, être mises en évidence. La première porte sur les odeurs de la mémoire en tant que traces privilégiées du passé. Dans ce sens, le « syndrome de Proust », nommé par Engen (1989), fait écho aux odeurs qui plongent l’individu dans son passé. Elles vont, pour la plupart, le renvoyer à des moments partagés avec d’autres (Ackerman, 1998 ; Le Guérer, 1990 ; Wathelet, 2013). Ces odeurs témoignent du patrimoine olfactif détenu par chacun et ancrent l’individu dans la ou les cultures à laquelle ou auxquelles il appartient. Le second angle d’approche a trait au processus même de la mémoire olfactive. Lorsqu’une odeur est mémorisée, c’est tout le contexte dans lequel elle a été sentie qui est intégré, c’est-à-dire les éléments propres à la scène perceptive, mais aussi les éléments émotionnels et la valence hédonique attribuée à la situation (Manetta, Urdapilleta, 2011). Quand nous sommes dans un contexte olfactif, similaire à celui dans lequel nous nous trouvions par le passé, ce contexte fait alors figure d’« indicateur facilitateur », permettant un meilleur accès aux souvenirs liés à l’instant vécu (Candau, 2000). On considère, depuis longtemps maintenant, que la mémoire olfactive permet moins le souvenir que la reconnaissance d’une odeur (Sperber, 1974). Durable et résistante au temps (Candau, 2005), elle s’illustre par son caractère implicite (Rouby et coll., 2005). Effectivement, elle ne se lie pas systématiquement aux formes explicites de la mémoire sémantique, ce qui fait a priori de la mémoire olfactive, une mémoire difficile à partager.

7Si dans la première perspective, les odeurs apparaissent comme des objets mémorisables, confortant ainsi la possibilité d’étude de leurs produits, avec la seconde, la mémoire olfactive s’illustre comme une sorte de « réservoir », où les connaissances accumulées nous aident à interpréter les informations nouvelles rencontrées dans notre environnement. Ces connaissances ne sont, néanmoins, pas toujours aisément mobilisables. Bien qu’elles prennent en compte le caractère contextualisé de la mémoire de l’odeur, ces deux perspectives manquent d’envisager sa dimension socialement construite. Pourtant, il s’agit là d’un champ fécond d’investigation pour la psychologie sociale qui a, jusqu’à présent, surtout porté sur les effets qu’avaient les stimuli olfactifs sur les attitudes et les comportements intra et interindividuels (pour une revue de la littérature, voir Saint-Bauzel, 2011). Ce nouvel angle d’approche des odeurs a d’autant plus d’intérêt qu’il porte sur une catégorie de matériaux, en l’occurrence les objets sensoriels, encore trop peu étudiés par la discipline dans le champ plus spécifique de la mémoire. Ces derniers peuvent, néanmoins, servir de canevas à l’exploration, tant théorique qu’empirique, de la dimension sociale et collective du souvenir olfactif.

Appréhension de la mémoire de l’odeur dans sa dimension sociale

8Porter notre intérêt sur la mémoire de l’odeur revient à étudier l’une des formes de manifestation typique de la pensée sociale, tout en cherchant à comprendre le mode d’insertion de son souvenir dans la vie des groupes (Rouquette, 1997). Si l’on se réfère aux travaux récemment menés dans le domaine de la mémoire (Licata, Klein, Gely, 2007 ; Rimé, Bouchat, Klein, Licata, 2015 ; Yamashiro, Hirst, 2014), saisir les caractères collectifs de la mémoire de l’odeur consistera, pour nous, à considérer ses produits comme résultant d’une activité d’élaboration et de communication survenue dans un contexte symbolique particulier, en lien avec une situation sociale spécifique. Ce constat nous amène moins à nous focaliser sur les dynamiques inhérentes à la mémoire sociale de l’odeur que sur celles propres à l’élaboration de sa mémoire collective. Nous faisons référence aux deux niveaux d’analyse de la mémoire établis et différenciés par Halbwachs (1925 ; 1950). Alors que la mémoire sociale renvoie à la mémoire historique qu’une société possède d’un évènement, la mémoire collective associée à un phénomène apparaît comme une mémoire affective de signification, de sens et de valeur (Namer, 2006) socialement construite par un groupe spécifique. Ainsi, c’est probablement dans la manière dont le souvenir d’une odeur est collectivement élaboré par l’ensemble des membres d’un groupe que les manifestations de cette mémoire collective pourront être mises en lumière.

9Un retour aux travaux pionniers d’Halbwachs (1925), puis de Bartlett (1932), tel qu’encouragé par Haas et Jodelet (2000, 2007 ; Jodelet, 1992 ; Jodelet, Haas, 2014) pour l’exploration de la mémoire dans sa dimension collective, permet également de prendre en considération l’un des aspects potentiels de la mémoire de l’odeur : sa créativité dans le présent. Dans cette perspective, l’exercice de la mémoire apparaît, non seulement comme mémorialiste, mais aussi comme inventif (Rateau, 2009). Pour Halbwachs (1925), si les hommes parviennent parfois à reproduire en pensée certains évènements passés, ils sont aussi amenés à « retoucher », « retrancher » et « compléter » ces souvenirs. En d’autres termes, les groupes reconstruisent leur passé en remaniant sans cesse leurs souvenirs. Bartlett (1932) s’inscrit dans la continuité de cette réflexion, lorsqu’il mentionne le fait qu’aucun objet n’est strictement reproduit à mesure de sa circulation dans et par les catégories du social. Au contraire, il est perpétuellement créé et recréé en fonction des intérêts du présent. En lien avec notre objet d’étude, c’est donc sur les interprétations et les réinterprétations collectives de l’odeur, faites par les groupes au sein desquels elle est remémorée, que nous allons nous focaliser.

10Les travaux de Bartlett (1932) peuvent également aider à l’exploration plus approfondie de la dimension collective des souvenirs olfactifs à d’autres égards. Bien que plus souvent cités en psychologie cognitive et développementale, en référence à la théorie des schémas, ils ont aussi fortement porté sur la mémoire du groupe dans sa dimension temporelle, c’est-à-dire sur sa capacité à retenir et à rappeler un objet passé. Pour l’auteur, « se souvenir ne consiste pas en l’excitation a posteriori d’innombrables traces figées, fragmentaires et sans vie. C’est une reconstruction imaginative ou une construction, fondée sur la relation de notre attitude envers toute une masse active de réactions ou d’expériences organisées passées et un petit détail exceptionnel, qui apparaît communément sous forme d’image ou dans le langage » [1] (Bartlett, 1932, p. 213). Dans ce sens, l’étude du souvenir collectif d’une odeur pourra consister en l’observation de l’acte social de se la remémorer sous forme imaginative, non seulement dans un contexte particulier, mais aussi en fonction des conventions culturelles présentes au sein du groupe qui s’y emploie. Par acte social, nous entendons un processus « en train de se faire » dans une interaction constante entre un organisme et un environnement physique et social, où « autrui et les outils culturels participent au processus même du souvenir et le constituent en fournissant le cadre ou l’échafaudage culturel à partir duquel les souvenirs sont construits » [2] (Wagoner, 2012, p. 1035). Notons, au passage, que la reconstruction d’un objet est d’autant plus évidente pour Bartlett (1935) lorsqu’il est ancré dans les pratiques des groupes.

11Notre intérêt pour la reconstruction du souvenir olfactif trouve également un écho particulier dans le concept de conventionnalisation sociale, introduit par Bartlett dès 1932. Il renvoie à la manière dont un groupe se souvient et intègre un matériau, que ce dernier lui soit étranger, car issu d’une autre culture, ou simplement inconnu, du fait de sa présence dans son environnement culturel. Les « intercommunications » sont, pour Bartlett, au cœur de ce processus qui implique, tour à tour, cinq mécanismes : l’assimilation, la simplification, la rétention et l’élaboration, et la construction sociale. Le matériau est assimilé en fonction des formes culturelles existant au sein du groupe. Certains éléments, a priori non centraux et peu importants dans la compréhension du matériau, seront adoptés et, donc, retenus. D’autres subissent des transformations en fonction de la tendance persistante du groupe récepteur. Le matériau est aussi simplifié. La plupart des éléments qui lui sont liés, s’ils sont non pertinents ou non familiers pour le groupe, seront omis. Enfin, le matériau est socialement construit, c’est-à-dire qu’il est transformé « dans la direction dans laquelle le groupe tend à se développer au moment où ces caractéristiques sont introduites » [3] (Bartlett, 1932, p. 275). Peu à peu, l’objet non familier ou inconnu est transformé en un objet familier et connu pour le groupe. Ces processus renvoient à la tendance commune, consistant à changer « l’ensemble du matériau présenté sous une forme telle qu’il puisse être accepté sans difficulté et sans équivoque » [4] (Bartlett, 1920, p. 36). Ce faisant, l’objectif de notre étude sera de saisir comment et dans quelle direction une odeur sentie doit être « changée » pour obtenir une forme qui soit acceptée par le groupe amené à s’en souvenir. Cela consistera à se centrer sur ce à quoi les groupes l’assimilent et ce qu’ils choisissent de retenir ou non d’elle lorsqu’ils la commémorent, en lien avec leurs propres intérêts.

12Ces perspectives théoriques à l’esprit, nous nous sommes tournés vers l’une des techniques qui avaient permis à Bartlett (1932) d’illustrer empiriquement la conventionnalisation sociale : la technique de la reproduction sérielle. Avant de revenir sur la façon dont elle a été utilisée dans le cadre de cette étude, il nous faut comprendre comment, grâce à elle, Bartlett a entrepris l’examen de la construction et de l’intégration sociales d’objets au sein des groupes (McIntyre, Lyons, Clark, Kashima, 2004).

De la reproduction sérielle de matériaux inattendus à la reproduction sérielle de matériaux inconnus

13La technique de la reproduction sérielle consiste à présenter un matériau à un groupe et à observer son évolution à mesure qu’il est transmis de façon discursive à l’intérieur de celui-ci et que s’élabore une chaîne associative. Bartlett (1932) a soumis des matériaux de nature différente à la reproduction sérielle. L’auteur a d’abord utilisé des matériaux étrangers à la culture à laquelle appartenaient les groupes (par exemple, des textes folkloriques ou des matériaux picturaux). Ces matériaux étaient, donc, inattendus pour les groupes de participants. Il a ensuite essayé de voir si les résultats obtenus avec ces matériaux étrangers étaient comparables à ceux observés à partir matériaux inconnus, mais familiers pour les groupes de participants. Dans ce sens, il a, par exemple, fait reproduire des textes décrivant des matchs de cricket ou de tennis par des groupes d’étudiants de Cambridge connaissant ces sports et leurs règles. Il a aussi fait reproduire un texte relatant avec humour un fait divers au front de guerre par des groupes de participants qui avaient, eux-mêmes, été officiers militaires pendant la guerre.

14Au fil des chaînes associatives, l’auteur a constaté des changements récurrents, quel que soit le type de matériau reproduit. L’oubli, d’abord, des éléments non familiers ou non centraux dans la compréhension du message. D’autres éléments ont été transformés. Certains mots et expressions ont aussi spontanément été ajoutés. D’autres, paraissant à première vue de moindre importance, ont été conservés. Enfin, certains mots ont été transposés, en ce sens qu’ils ont soit été correctement reproduits à un endroit et dupliqués de façon erronée à un autre, soit été omis à leur place initiale et réinsérés de façon originale à un autre endroit. Ne pouvant être le seul fait de facteurs individuels, ces changements étaient toujours en accord avec la réalité sociale dans laquelle s’inscrivait le groupe. Si Bartlett (1932) a fait « reproduire » de façon sérielle divers matériaux, c’est bien à la reconstruction du contenu de ces matériaux qu’il s’est retrouvé confronté.

15Plusieurs auteurs ont ensuite réutilisé la technique de la reproduction sérielle, afin de simuler les aspects cognitifs et communicatifs liés à la transmission des connaissances culturelles (Bangerter, 2000) procédant ainsi à une certaine « ethnographie expérimentale » des processus de construction de sens (McIntyre, Lyons, Clark, Kashima, 2004). Allport et Postman (1945) ont observé, grâce à cette technique, l’effet des stéréotypes culturels sur les caractéristiques et les processus inhérents à la diffusion d’une rumeur. Bangerter et Lehmann (1997) ont montré les façons dont la description biologique de la reproduction sexuelle était appréhendée et représentée par des profanes, à mesure qu’elle était reproduite de façon sérielle. Avec cette technique, McIntyre et coll. (2004) ont, quant à eux, étudié les façons dont certains stéréotypes culturels étaient transmis. Plus récemment, Wagoner et Gillespie (2014) ont répliqué la reproduction sérielle de la lecture d’un texte folklorique, proposé par Bartlett en 1932. Enfin, Lee, Gelfand et Kashima (2014) ont fait reproduire, de façon sérielle, des situations conflictuelles. Ils ont, ainsi, simulé les dynamiques impliquées dans la propagation des conflits. Ces différentes réplications de la technique de la reproduction sérielle ont pour point commun d’avoir montré la force des stéréotypes sur la reconstruction d’objets, allant de la reproduction sexuelle telle qu’elle peut être décrite de façon scientifique à la situation conflictuelle. On s’aperçoit toutefois que l’intérêt de ces différents auteurs s’est davantage porté sur la reproduction des contenus explicitement véhiculés par leurs matériaux respectifs, plutôt que sur les souvenirs proprement associés à la nature des matériaux reproduits. Pourtant, Bartlett (1932) avait initialement fait varier ceux qu’il utilisait avec la volonté de comparer, à titre expérimental, les changements opérés en fonction des « moyens utilisés ». Bien qu’il ait ainsi comparé les reproductions de matériaux iconographiques et textuels, toutes deux avaient seulement consisté en la reconstruction d’objets visuels. Dans l’étude du passage qui va du senti au collectivement conçu, partageable et transmissible, la question se pose de savoir si les changements opérés sur les odeurs seront comparables à ceux observés dans le cadre de la reproduction de matériaux iconographiques ou textuels.

16Si l’odeur ne fait pas partie des matériaux jusque-là utilisés dans le paradigme de la reproduction sérielle, pour Kashima et Yeung (2010), tout matériau, quelle que soit sa forme, peut être soumis à cette méthode, à partir du moment où il peut être reproduit par le biais d’une transmission interpersonnelle, ce qui est le cas de l’odeur. Ainsi, en faisant reproduire, de façon sérielle, un matériau tel que l’odeur, nous avons eu accès à la compréhension de l’interprétation sociale à laquelle donnait lieu l’odeur dans un contexte particulier, ainsi qu’à la manière dont cette interprétation marquait la construction du souvenir olfactif à venir.

Méthode

17C’est à la nature et au poids de ce que les groupes reproduiraient fidèlement, omettraient, transposeraient ou ajouteraient, lors de la reproduction sérielle du matériau odorant, que nous nous sommes intéressés, pour pouvoir saisir les contenus associés à la remémoration collective d’une odeur. Plusieurs études ont déjà montré que, pour donner du sens aux odeurs, les individus n’ont d’autre choix que de les classer et les juger selon plusieurs dimensions. Quatre axes de classification mobilisés dans la verbalisation des odeurs ont été mis en évidence par David, Dubois, Rouby et Schaal (1997) : la source, construite à partir de la dénomination de la source odorante (par exemple, « l’encens »), l’intensité, qui équivaut à la force de la sensation provoquée par une odeur dans un contexte particulier (par exemple, « odeur forte »), la familiarité qui traduit la mémoire personnelle des odeurs (par exemple, « odeur habituelle ») et l’effet qui rend compte des réactions affectives provoquées par l’odeur (par exemple, « odeur piquante »). Nous avons fait l’hypothèse que l’investissement de chacun de ces quatre axes de classification et leur poids respectif dans le traitement collectif de l’odeur ne serait pas le même en contexte de reproduction sérielle et en fonction de la nature de ladite odeur. Parce que les groupes sont placés dans une logique explicite de remémoration et de transmission de la connaissance olfactive, nous avons imaginé qu’ils ne reproduiraient pas de façon égale ces quatre axes de classification, à mesure qu’ils progresseraient dans les chaînes associatives, d’une part, en fonction de matériau odorant proposé, d’autre part. Cela revient à émettre l’hypothèse d’un axe plus pertinent que les autres en vue de la construction collective du souvenir olfactif. Afin de tester cela, deux matériaux odorants différents ont été soumis à la technique de reproduction sérielle. Nous avons fait l’hypothèse que l’élaboration de deux chaînes associatives par groupe serait révélatrice des différences observables à ce niveau. Nous avons également supposé que la nature de la connaissance olfactive transmise serait aussi fonction du groupe impliqué dans la reproduction. Cela devait se traduire par la mobilisation de champs lexicaux spécifiques à chacun pour commémorer telle ou telle odeur.

Population

18Pour voir les changements opérés sur des textes relatant des matchs sportifs par un groupe appartenant à la culture dont ce matériau était issu, Bartlett (1932) avait fait appel à des groupes d’étudiants, qui connaissaient les règles techniques des sports décrits. De la même manière, nous avons décidé de nous tourner vers des groupes d’étudiants pour qui les matériaux odorants à reproduire de façon sérielle seraient, certes, inconnus, mais, néanmoins, familiers. Les groupes de participants pouvaient ainsi reconstruire lesdits matériaux grâce aux réseaux signifiants d’idées, de pratiques, de souvenirs et de connaissances dans lesquels ils étaient ancrés de façon commune. Trente-six étudiants (77,8 % de femmes et 22,2 % d’hommes), inscrits en premier et deuxième cycle de sciences humaines et sociales dans une université française, ont participé à cette étude. Âgés de seize à vingt-sept ans (M=19,4 ; ET=2,20), ces étudiants ont été répartis en neuf groupes composés de quatre participants. Une description de chaque groupe est présentée dans le tableau 1.

Tableau 1

Composition des groupes

Tableau 1
Groupe Mâge(ET) Répartition par sexe 1 18,75 (1,708) 4 femmes 2 18,25 (0,5) 4 femmes 3 18,25 (0,5) 4 hommes 4 17,75 (1,258) 4 femmes 5 17,75 (0,5) 2 hommes/ 2 femmes 6 23 (3,367) 4 femmes 7 20,75 (2,062) 3 femmes/ 1 homme 8 18,75 (1,5) 4 femmes 9 20,50 (1) 3 femmes/ 1 homme

Composition des groupes

Matériel

19Deux phases de prétest ont conduit à la sélection de deux arômes différant du point de vue de la dimension « agréabilité ». Dix-sept arômes, issus d’un jeu olfactif à destination du grand public, ont, d’abord, été présentés à soixante-trois sujets (57,1 % de femmes et 42,9 % d’hommes ; M=22,7 ; ET=5,43). Ce jeu olfactif, en amenant le joueur à découvrir des odeurs faisant partie de notre patrimoine olfactif, était composé d’arômes présents dans la culture des participants. Les avantages de ce type de corpus sont pluriels. Il ne relève d’abord pas d’un choix arbitraire. Les godets relatifs à chaque arôme sont « anonymisés ». Nous ne pouvons donc pas savoir de quel arôme il s’agit, à moins de retourner le flacon. Aussi, les arômes présents dans ce jeu sont connus pour ne pas subir d’altération au fil du temps. Les arômes, s’ils sont sentis à plusieurs semaines d’intervalle, restent sensiblement les mêmes. Cela donne la possibilité d’une comparaison des données résultant de leur flairage.

20Pour chacun des 17 arômes, la consigne suivante était donnée : « Pourriez-vous s’il vous plaît juger cet arôme ? ». Les participants ont jugé l’agréabilité perçue pour chaque arôme sur une échelle de type Likert en sept points allant de très désagréable (1) à très agréable (7). L’objectif de la première phase de prétest était de dégager les deux paires d’arômes contrastant le plus du point de vue du jugement de l’agréabilité. Pour ce faire, nous nous sommes reportés aux moyennes obtenues au jugement de chacun. Le citron (M=5,60 ; ET=1,44) et l’ambre (M=5,38 ; ET=1,44) étaient les deux arômes perçus comme étant les plus agréables, alors que le feu de bois (M=2,76 ; ET=1,8) et la brioche (M=2,94 ; ET=1,88) ont été jugés comme étant les deux arômes les plus désagréables. S’il peut paraître étonnant de voir la brioche figurer parmi les arômes les plus désagréables, Rouby et coll. (2005) ont montré que certaines odeurs de nourriture (l’ail ou le poisson en l’occurrence) étaient jugées comme désagréables lorsqu’elles étaient présentées en dehors du contexte du repas ou de la cuisine. Cet effet de contexte est susceptible d’expliquer les résultats obtenus pour la brioche. Dans la seconde phase de prétest, ces quatre arômes ont de nouveau été soumis au jugement de 41 nouveaux sujets (46,3 % d’hommes et 53,7 % de femmes ; M=23,4 ; ET=9,15). Lorsque nous leur avons demandé quel était pour eux l’arôme le plus agréable, la majorité des évocations était l’ambre (soit 46,3 % de l’ensemble des évocations). A contrario, lorsque les sujets devaient citer l’arôme qui, pour eux, était le plus désagréable, le feu de bois était le plus fréquemment cité (39 % des évocations).

Procédure

21Pour chaque groupe nous avons, d’abord, fait entrer un sujet dans une pièce. Nous lui avons donné un godet odorant à sentir pendant plusieurs minutes. Le godet restitué, la consigne suivante était donnée au sujet : « Je vais vous demander de décrire de façon la plus fidèle possible l’arôme que vous venez de sentir à la personne qui va entrer dans la pièce. L’identification de l’arôme importe peu, l’essentiel étant que la description soit la plus complète possible ». Un deuxième sujet entrait dans la pièce. Le premier sujet lui transmettait sa description avant de sortir de la pièce. La consigne suivante était donnée au deuxième sujet : « Je vais vous demander de reproduire le plus fidèlement possible ce qui vient de vous être dit à la personne qui va entrer dans la pièce ». Cette consigne était formulée de la même façon jusqu’à l’avant-dernier participant. Le dernier participant répétait à haute voix la description transmise par son prédécesseur. Sa contribution équivalait à la dernière reproduction. Deux chaînes associatives ont été élaborées à quelques minutes d’intervalle par neuf groupes, la première, à partir de l’arôme d’ambre, la seconde, à partir de l’arôme de feu de bois.

Préparation des données et analyses

22À l’issue des passations, 18 chaînes associatives ont été obtenues. Elles ont toutes fait l’objet de 4 (re)productions. Par souci de clarté, nous appellerons « production », les messages produits à partir du contact direct avec le matériau odorant, soit le premier message transmis en suite de la présentation du matériau. Nous utiliserons le terme de « reproduction » pour tous les messages qui feront suite aux productions, en spécifiant leur place dans la chaîne associative. Neuf chaînes associatives ont été réalisées à partir de l’arôme « ambre ». Les neuf autres ont été construites à partir de l’arôme « feu de bois ». Nos analyses ayant pour objectif de saisir la reconstruction sociale dont un souvenir olfactif fait l’objet, nous avons, d’abord, cherché à expliciter l’effet du contexte de reproduction sérielle sur la verbalisation des matériaux odorants présentés. Une attention particulière a ensuite été portée à l’effet du type de matériau odorant et des groupes sur cette verbalisation. Pour ce faire, des analyses mixtes ont été opérées sur notre corpus.

23Bangerter et Lehmann (1997) avaient identifié trois effets liés à la construction graduelle d’un ensemble verbalisé, cohérent et pertinent pour le groupe, créé à partir d’un matériau soumis à la reproduction sérielle : la sélection progressive (ou l’abandon) de divers contenus, la transformation de la structure du texte ou d’une phrase, et la génération de la nouveauté. Dans le cas de leur étude, c’est un texte scientifique, relatant les différentes étapes de la reproduction sexuelle, qui avait été réinterprété et transmis de façon sérielle. Nous avons voulu voir si ces effets apparaissaient et la façon dont ils s’exprimaient au sein de notre corpus.

24S’agissant de la sélection progressive, le contenu de chaque production a été séquencé puis codé en fonction des quatre axes de classification (la source, l’effet ou l’agréabilité, l’intensité et la familiarité) mis en évidence par David et coll. (1997). L’objectif était de voir comment ces contenus étaient reproduits à mesure que l’on progressait dans les chaînes associatives. Lorsqu’un élément était mentionné à plusieurs reprises dans la production, il n’était codé et comptabilisé qu’une seule fois. Si différentes sources étaient citées, chacune était comptabilisée une fois. Le contenu de chaque reproduction a ensuite été comparé au contenu codé de la production dont elle était issue. Seuls, les éléments reproduits de façon fidèle ont été codés. Lorsqu’un élément fidèlement reproduit était répété à plusieurs reprises, celui-ci n’était codé qu’une seule fois. Des analyses de variance à mesures répétées ont été réalisées, afin de tester les différences de scores obtenus aux quatre axes (agréabilité, familiarité, intensité et source), en tenant simultanément compte de la place de la production et des reproductions dans la chaîne associative et du type d’arôme. Des tests du Chi2 ont été effectués, d’abord pour analyser la distribution des évocations liées aux quatre axes selon l’arôme sur l’ensemble des chaînes associatives, puis pour analyser la distribution des mentions liées aux quatre axes selon le rang, d’une part, pour l’arôme d’ambre et, d’autre part, pour l’arôme de feu de bois.

25Pour étudier la transformation de la structure des phrases et la génération de la nouveauté, nous avons repris, pour point de référence, les quatre axes de classification précédemment mis en évidence. Une analyse manuelle de contenu thématique et syntaxique comparée (Braun, Clarke, 2006) sur les productions et sur les dernières reproductions des chaînes associatives a permis d’apprécier les différences qualitatives qui s’opéraient des unes vers les autres. Pour l’analyse thématique comparée, nous sommes partis des dernières reproductions. Nous nous sommes centrés sur la façon dont certains éléments de signification avaient été ajoutés ou transformés par rapport aux productions d’une ou de plusieurs sources particulières, de l’intensité de l’arôme, de sa familiarité ou de son agréabilité. Chaque changement a été dûment comptabilisé. Pour l’analyse syntaxique comparée, notre regard s’est porté sur les liens de conjonction, de coordination et sur les relations de temporalité établis entre les différents éléments de signification au niveau des dernières reproductions. Dans ce cadre, les ajouts de mots fonctionnels de liaison entre le début et la fin des chaînes associatives ont été observés. L’exemple ci-après témoigne de la façon dont nous avons codé la dernière reproduction résultant de la production réalisée par le groupe 6, à partir de l’arôme d’ambre :

26Production : Je viens de sentir l’odeur d’un petit flacon et c’était une odeur qui pour moi changeait, genre au fur et à mesure du temps. Je l’ai senti trois fois. Et la première fois, c’était vraiment comme une fleur. C’était une odeur vraiment sucrée, pas très douce. Je ne pourrai pas identifier la fleur, mais c’était vraiment comme ça. Après, ça a pris une teinte un peu plus amère, genre comme du savon presque. Enfin, comme si c’était un savon qui était parfumé. Après vers la fin, c’était vraiment une odeur que je sentais chez ma grand-mère, dans les placards. Elle met toujours de la naphtaline et des savons et ce genre de trucs dans les placards, entre les habits. Pour moi, à la fin, c’était ça. C’était plus l’odeur douce, mais c’était un peu plus amer. Je dirai que c’était un peu plus amer comme odeur. Si je dois prendre une couleur, je dirai que c’est passé de lavande à un truc un peu plus vert en couleur. Voilà.

27Dernière reproduction : Donc (coordination) elle a senti une odeur qui a fait penser à une fleur. Elle l’a senti une seconde fois et (coordination) ça avait beaucoup plus d’amertume (transformation lexicale), enfin c’était amer. Ensuite (adverbe de temps), ça lui a fait penser au placard de sa grand-mère (transformation de signification) et (coordination) c’était de plus en plus amer (transformation de signification). Et après (coordination et adverbe de temps), on lui a demandé si ça lui faisait penser à une couleur et (coordination) c’était jaune (ajout) et après (transformation lexicale, coordination et adverbe de temps) violet (transformation lexicale).

28Les analyses statistiques et l’analyse de contenu comparée devaient nous permettre de saisir le rôle du contexte de la reproduction sérielle sur la verbalisation du matériau odorant, mais nous étions aussi intéressés par la nature du contenu associé aux connaissances olfactives reproduites de façon sérielle en fonction des tendances persistantes des groupes amenés à les reconstruire. Nous avons utilisé la méthode Alceste, afin d’étudier l’organisation lexicale des chaînes associatives et sa cartographie sémantique (Kalampalikis, 2003). Elle nous a éclairés sur la structure du lexique utilisé par les groupes dans la transmission linéaire des matériaux odorants présentés. Deux variables externes ont été considérées : la nature de l’arôme présenté (ambre ou feu de bois) et le groupe à l’origine du contenu produit. La nature de l’arôme a été prise en considération dans le but d’étudier l’effet qu’elle avait sur le lexique employé par les groupes dans la reproduction sérielle d’un matériau odorant. Nous nous attendions à ce que deux univers lexicaux contrastés soient investis pour l’un et l’autre. Nous avons aussi supposé que les univers lexicaux s’opposeraient en fonction des groupes à l’origine des chaînes associatives.

Résultats

Sélection progressive des contenus

29Des ANOVA à mesures répétées ont d’abord été réalisées sur chacune de nos variables dépendantes selon un plan S9 (Groupes) *2 (Arôme) *4 (Rang). L’ensemble des moyennes et des écarts types de chaque groupe de mesure est reporté dans le tableau 2.

Tableau 2

Effet du rang et de l’arôme sur les caractéristiques évoquées - Moyennes (écarts types)

Tableau 2
Caractéristiques Arômes Production 1re reprod. 2e reprod. 3e reprod. Total Source Ambre 5,22 (2,33) 3,56 (2,13) 3,22 (2,04) 2,56 (1,13) 3,64 (1,90) Feu de bois 6,22(4,17) 3,67 (1,41) 2,89 (1,27) 2,22 (1,21) 3.75 (2.01) Total 5,72 (3,32) 3,61 (1,75) 3,06 (1,66) 2,39 (1,14) 3,69 (1,97) Intensité Ambre 1,11 (0,93) 0,56 (0,53) 0,56 (0,53) 0,56 (0,53) 0,70 (0,63) Feu de bois 0,56 (0,72) 0,33 (0,71) 0,33 (0,71) 0,22 (0,44) 0,36 (0,64) Total 0,83 (0,86) 0,44 (0,62) 0,44 (0,62) 0,39 (0,51) 0,52 (0,65) Agréabilité Ambre 1,01 (0,71) 0,56 (0,72) 0,44 (0,73) 0,22 (0,44) 0,56 (0,65) Feu de bois 0,89 (1,17) 0,56 (1,01) 0,33 (0,71) 0,22 (0,44) 0,5 (0,83) Total 0,94 (0,94) 0,56 (0,86) 0,39 (0,69) 0,22 (0,43) 0,53 (0,73) Familiarité Ambre 0,33 (0,51) 0,00 0,00 0,00 0,08 (0,13) Feu de bois 0,00 0,00 0,00 0,00 0,00 Total 0,17 (0,38) 0,00 0,00 0,00 0,04 (0,09)

Effet du rang et de l’arôme sur les caractéristiques évoquées - Moyennes (écarts types)

30Nous avons, d’abord, constaté un effet du rang sur la mention de la source, (F(3,6)= 12,96 ; p<0,01 ; Wilks’s λ= 0,134). Des tests de contrastes ont montré la moyenne d’éléments liés à la source différait significativement entre la production (M=5,72 ; ET=3,32) et la première reproduction (M=3,61 ; ET=1,75 ; F(1,6)= 10,74 ; p<0,05), entre la première reproduction et la seconde (M=3,05 ; ET=1,66 ; F(1,6)= 30,77 ; p<0,01). La troisième reproduction tendait également à différer de la deuxième (M=2,39, ET=1,14 ; F(1,6)= 4,27 ; p=.0,07). D’un autre côté, le rang tend aussi à avoir un effet sur l’agréabilité (F(3,6)= 3,79 ; p=0,07 ; Wilks’s λ= 0,346). Les tests de contrastes rendent compte d’une différence significative de la moyenne d’éléments liés à l’agréabilité évoqués entre la production (M=0,94 ; ET=0,94) et la première reproduction (M=0,56 ; ET=0,86 ; F(1,6)= 7,84, p<0,05). Cette différence est tendancielle entre la première reproduction et la deuxième (M=0,39 ; ET=0,69 ; F(1,6)= 4 ; p= 0,08). Nous avons également constaté un effet tendanciel du rang sur l’intensité (F(2,7)= 3,94 ; p= 0,07 ; Wilks’s λ= 0,470). L’étude des contrastes montre que l’effet tendanciel du rang sur l’intensité s’explique par une différence significative entre la production (M=0,83 ; ET=0,86) et la première reproduction (M=0,44 ; ET=0,62 ; F(1,7)= 5,76 ; p<0,05). Au vu des données, aucune analyse n’a été menée sur la familiarité. Il n’y a pas de variance à mesure que l’on progresse dans les chaînes associatives. De plus, la familiarité n’est plus abordée dès le rang 2 pour l’arôme d’ambre et ne l’a pas du tout été pour l’arôme de feu de bois.

31Si les processus généraux d’omission progressive observés correspondent aux effets classiques causés par le contexte de la reproduction sérielle sur la transmission d’un matériau de quelque nature que ce soit, des tests du Chi2 ont aussi montré que la distribution des évocations renvoyant aux différents axes tendait à différer en fonction de l’arôme sur l’ensemble des chaînes associatives (Chi2 (3,329)=5,78 ; p=0,06). La source a été moins investie pour décrire l’arôme d’ambre (73,2 % des évocations totales entrant dans sa description) que pour le feu de bois (81 % des évocations totales) tandis que l’intensité est plus investie pour l’arôme d’ambre (14 % des évocations) que pour l’arôme de feu de bois (8,2 % des évocations). L’agréabilité est, quant à elle, évoquée de façon relativement similaire pour l’ambre (11,2 % des évocations) et pour le feu de bois (10,8 % des évocations). Ces résultats montrent que la connaissance construite à partir de l’arôme n’implique pas la même caractérisation selon la nature de ce dernier (ambre versus feu de bois).

32D’autres Chi2 comparant la distribution des évocations liée aux différents axes en fonction des rangs ont été menés. Ils se sont révélés non significatifs, que ce soit pour l’ambre (Chi2 (9,163)=6,29, ns) ou pour le feu de bois (Chi2 (9,146)=0,53, ns). Cela signifie que la distribution des évocations ne change pas significativement d’un rang à l’autre pour ce qui touche aux contenus élaborés dans les chaînes associatives. La source est donc l’axe le plus investi, comparativement à l’intensité, l’agréabilité ou la familiarité pour décrire les arômes présentés.

Transformation de la structure et génération de la nouveauté

33L’analyse de contenu thématique comparée entre les productions et les dernières reproductions a permis de mettre en évidence les transformations subies à mesure de la transmission des odeurs dans le cadre des chaînes associatives. Ces « transformations de détails mineurs » (Bartlett, 1932) ont principalement renvoyé à des transpositions de mots et de signification.

34Les transpositions de mots étaient présentes dans sept des dix-huit chaînes associatives. Elles ont traduit le remplacement graduel d’un terme par un autre sémantiquement proche. Lors de la reconstruction de l’arôme d’ambre, la « vieille personne » a, par exemple, été transposée par le groupe 5 en « personne âgée », la couleur « lavande » a été remplacée par le groupe 6 par le « violet », et le « désodorisant pour toilettes » a été préféré au « produit qu’on pourrait utiliser pour aérer les toilettes » par le groupe 7.

35Plus nombreuses que les transpositions de mots, les transpositions de significations sont apparues dans la majorité des chaînes associatives (13 sur 18). Elles ont été observées dans la totalité des chaînes associatives élaborées à partir de l’arôme de feu de bois. Elles ont touché des termes présents tout au long de la chaîne associative ayant subi, au fil du processus de la reproduction sérielle, une modification de signification.

36À titre d’exemple, le début de la chaîne associative élaborée par le groupe 6 (ambre) contenait la phrase suivante : « Ce n’était plus l’odeur douce, mais c’est un peu plus amer ». À l’issue de la chaîne associative, l’amertume est, certes, mentionnée par le groupe, mais elle n’a plus la même signification. En début de chaîne, l’arôme renvoyait à une sensation plus importante d’amertume. Lors de la dernière reproduction, c’est la dimension évolutive de l’arôme qui est retenue par le groupe à travers l’expression « de plus en plus amer ».

37La chaîne associative produite par le groupe 4 sur l’arôme de feu de bois illustre également bien cette tendance. La production du groupe rend compte de la description suivante de l’odeur : « Alors c’était une odeur un peu poivrée qui m’a fait penser à de la cendre, mais, ouais, épicée, poivrée ». Le contenu de la dernière reproduction est le suivant : « Alors c’était une odeur poivrée. Au début, j’ai cru que c’était de la cendre, mais en fait c’était un peu plus pimenté ». Dans la production, l’arôme semble pouvoir être rapproché de l’odeur de cendre avec un côté épicé, tandis qu’en fin de chaîne associative si l’arôme pouvait initialement faire penser à de la cendre, son côté pimenté l’en éloigne.

38La construction graduelle du message est aussi illustrée par la mise en lien progressive d’éléments a priori déconnectés dans les productions ; connexions que nous avons pu observer grâce à l’analyse syntaxique opérée sur notre corpus. Mis dans un rapport d’opposition, de complémentarité ou de similitude, ces éléments ont, peu à peu, été justifiés par l’existence des autres éléments constitutifs du message. Autrement dit, l’attribution d’une caractéristique à une odeur a été, en quelque sorte, expliquée par l’existence d’une autre ou d’autres caractéristiques. Le début et la fin de la chaîne associative, élaborée par le groupe 5 (ambre), illustrent cette tendance :

39Production : « Heu c’était une odeur un peu forte quand même. Ce n’était pas un parfum qu’on se met sur soi. C’était soit un parfum de fleur, mais qu’on trouve aussi dans les bois ou dans la forêt ou un peu comme l’encens. Ouais. Voilà. Ouais, c’est un peu un parfum d’encens ».

40Dernière reproduction : « C’était une odeur forte, pas comme du parfum, plus comme de l’encens ».

41L’intensité de l’arôme, le parfum et l’encens ont, dans ce cas, été considérés dans un rapport de similitude et d’opposition. Ainsi, le message obtenu apparaît comme un ensemble cohérent. De façon générale, nous observons que les marques d’hésitations, présentes dans les productions résultant de la perception directe de l’odeur, disparaissent petit à petit au profit d’un ensemble cohérent, aisément mobilisable et transmissible. Cette rationalisation du souvenir est également observable dans la chaîne associative élaborée par le groupe 2 sur l’arôme de feu de bois. Si les marques d’hésitation sont très présentes dans la production, elles sont absentes du souvenir finalement reconstruit par le groupe :

42Production : « Alors ce que je viens de sentir, ça sent comme quand, tu sais, tu ouvres la porte de la cheminée et que les bûches elles ne sont pas vraiment en train de brûler avec du feu, mais que ça fait juste la fumée, tu vois ? Quand ça fait juste les cendres en fait, mais qui continuent à se consumer et cette odeur que ça sent bien particulière là. Ça te parle ? Ouais. Ouais bah c’est… Mai ça n’est pas la même quand tu fais genre… Quand tu fais du feu. Ça n’est pas la même chose. Mais c’est plus genre l’odeur fermée. Ouais, voilà. Qu’il y a dans la fumée. Le bois qui se… Des cendres un peu quoi. Voilà, c’est ça. Des cendres qui se consument, mais dans la cheminée. Pas le rouge. Hein. Les braises rouges ? Voilà, c’est ça. »

43Dernière reproduction : « Donc il y a quelqu’un qui a ouvert une cheminée et qui a senti quelque chose, mais c’n’était ni une odeur de cendres, ni une odeur de braises. »

44Le peu d’ajouts générés à partir des productions ne nécessite pas que l’on s’y attarde, d’autant qu’aucun des rares ajouts observés n’a affecté la signification des descriptions initiales.

Organisation lexicale des chaînes associatives

45Les énoncés construits et reconstruits dans le cadre des 18 chaînes associatives élaborées par les groupes ont été répartis et analysés par le logiciel Alceste, par le biais d’une double classification descendante hiérarchique en cinq classes stables, intégrant 193 des 239 unités de contexte élémentaire identifiées. 80 % des unités de contexte élémentaire ont ainsi été analysés. Le tableau 3 reprend, de façon détaillée, le vocabulaire composant ces cinq classes, les Chi2 qui les ont caractérisées, les variables externes significativement associées et les titres que nous avons attribués à chacune des classes. Dans un contexte olfactif similaire, il apparaît que les groupes ont investi, de façon singulière, un ou plusieurs discours typiquement constitutifs des classes. Ces dernières ont également été impactées, pour la plupart, par la nature des arômes présentés.

Tableau 3

Synthèse de l’analyse Alceste

Tableau 3
Thèmes des classes Présences significatives de mots (Chi2) Variables externes (Chi2) Organisation des pôles (193 u.c.e classées, 80 %) Le social (49%) Classe 1 (33%) : Interactions culturelles Parfum (54), fort (20), note (19), henné (17), cendrée (15), oriental (15), encens (13), mélange (9), personne (9), âge (8), dame (8), fleur (7), alcool (6), toilette (6), ramadan (3), identifier (3), correspondre (3) G7 (45), Ambre (29), G3 (4), G4 (4), G2 (3) Classe 3 (16%) : Souvenirs familiaux Amère (42), dense (31), savon (31), armoire (31), placard (31), couleur (26) grand-mère (26), amer (25), vert (21), violet (21), douce (9), floral (9), doux (7), fleur (7), penser (7) G6 (53), G1 (30), Ambre (26) Le sensoriel (51 %) Classe 2 (18%) : Processus d’attribution Vanille (49), désagréable (44), centre équestre (39), ambre (29), goudron (29), sens (23), respirer (19), pièce (18), nez (14), agréable (14), bougie (10), impression (9), sentir (7), petit (5), naturel (5) G5 (110), G9 (65) Sous pôle : Univers sémantique du feu (33%) Classe 4 (8%) : Comestible Poivre (69), poisson (57), épice (45), pimenter (45), âcre (35), imprégner (35), fumée (29), début (19), chaud (14), cendre (13), fumer (11), odeur (3) G6 (28), G4(24), Feu de bois (17) Classe 5 (25%) : Feu de bois Bois(73), bruler (51), feu (47), cheminée (42), résine (22), éteindre (22), braise (19), ouvre (16), parler (14), cendre (13), aimer (12), charbon (12), consumer (12), évoquer (8), fumée (4), fumer (4), encens (4) Feu de bois (63), G8(22), G3 (21), G2 (10)

Synthèse de l’analyse Alceste

46Les classes 1 et 3 renvoient à des connaissances olfactives impliquant Autrui. L’arôme d’ambre a participé de la constitution des classes de ce premier pôle (Chi2=29 ; Chi2=26). Avec des traits typiques tels que « parfum » (Chi2= 54), « fort » (Chi2=20), « note » (Chi2=19), « henné » (Chi2=17), « cendrée » (Chi2=15) ou « oriental » (Chi2=15), la classe 1 a renvoyé aux interactions et rencontres culturelles suggérées par un arôme. Les groupes 7 (Chi2=45), 3 (Chi2=4), 4 (Chi2=4) et 2 (Chi2=3) ont communément contribué à la création de cette classe. La classe 3 s’est davantage structurée autour des souvenirs familiaux invoqués et provoqués par l’arôme avec des formes comme « amère » (Chi2=42), « savon » (Chi2=31), « armoire » (Chi2=31), « placard » (Chi2=31) ou « grand-mère » (Chi2=26). Les groupes 6 (Chi2=53) et 1 (Chi2=30) ont conjointement eu un effet sur l’émergence de cette classe.

47Les classes 4, 5 et 2 témoignent toutes les trois des expériences résultant de la perception olfactive. De façon plus spécifique, la classe 5 a été caractérisée par un vocable en lien avec le feu de bois et les contextes dans lesquels on le trouve. Le « bois » (Chi2=73) y a fait figure de puissant attracteur sémantique. Nous avons également observé des formes telles que « brûler » (Chi2=51), « feu » (Chi2=47) ou « cheminée » (Chi2=42). Les groupes 8 (Chi2=22), 3 (Chi2=21) et 2 (Chi2=10) ont conjointement contribué à l’élaboration de cette classe, en même temps que l’arôme de feu de bois (Chi2=63). La classe 5 a contrasté avec la classe 4 qui, pour sa part, a eu trait au comestible avec des formes comme « poivre » (Chi2=69), « poisson » (Chi2=57) ou « épice » (Chi2=45). Sa constitution a été impactée par les groupes 6 (Chi2=28) et 4 (Chi2=24) ainsi que par l’arôme de feu de bois (Chi2=17). Les classes 5 et 4 étaient opposées à la classe 2. Cette dernière était majoritairement composée d’adjectifs, d’adverbes et des auxiliaires « être » et « avoir », catégories grammaticales plébiscitées dans la description d’un objet. Le contenu de la classe 2 s’est caractérisé par son hétérogénéité. Le trait « désagréable » (Chi2=44) côtoyait un nombre important de sources n’ayant a priori pas de liens les unes avec les autres : « vanille » (Chi2=49), « centre équestre » (Chi2=39), « ambre » (Chi2=29) ou encore « goudron » (Chi2=29). Enfin, d’autres éléments tels que « sens » (Chi2=23), « respirer » (Chi2=19), « nez » (Chi2=14) renvoyaient davantage à l’odorat. Cette classe explorait un mécanisme particulier, celui de la recherche d’identification d’une odeur. Les groupes 5 (Chi2=110) et 9 (Chi2=65) ont eu un effet sur sa constitution.

Discussion

48Tentons, à présent, de résumer les résultats obtenus par nos analyses. La plupart des changements survenus lors de la reproduction sérielle de matériaux odorants font écho à ceux classiquement observés lors de l’application de la technique à des matériaux d’autre nature (Allport, Postman, 1945 ; Bangerter, Lehman, 1997 ; McIntyre et coll., 2004 ; Lee, Gelfand, Kashima, 2014 ; Wagoner, Gillespie, 2014). Nous avons remarqué que le contenu des productions décrivant les arômes subissait systématiquement des omissions à mesure que l’on progressait dans les chaînes associatives. Les éléments associés étaient sûrement jugés non pertinents par les groupes pour l’élaboration du souvenir des arômes présentés. Le contenu du souvenir olfactif a, aussi, connu des transpositions de mots et de significations. Ces transformations associées à la mise en lien progressive des éléments constitutifs du message ont été les premiers témoins de la reconstruction collective du souvenir. Modelé dans les termes qu’il contenait, il s’est peu à peu imprégné de la culture à laquelle appartenaient les groupes de participants.

49Force est, néanmoins, de constater que certains changements observés classiquement lors de la reproduction de matériaux iconographiques et textuels ne sont pas survenus dans les chaînes élaborées à partir de matériaux odorants. Les souvenirs olfactifs n’ont, par exemple, pas fait l’objet d’ajout à l’intérieur des groupes contribuant à leur élaboration. Deux hypothèses explicatives à cela, l’une en lien avec la démarche méthodologique adoptée, l’autre en lien avec la nature du matériau reproduit. Si les souvenirs olfactifs n’ont pas fait l’objet d’une élaboration considérable, ce peut être dû à la faible longueur des chaînes associatives. Les quatre rangs composant chaque chaîne n’ont peut-être pas suffi aux groupes pour trouver l’espace suffisant pour ajouter d’autres idées, souvenirs et connaissances au souvenir peu à peu intégré. La deuxième hypothèse tient en ce qu’il est sûrement difficile d’alimenter le souvenir socialement transmis d’une odeur avec de nouveaux éléments, lorsque nous n’en avons pas une expérience directe. Ce problème se pose probablement moins pour le contenu d’un texte ou d’un dessin auquel les groupes peuvent, peut-être, plus aisément et plus librement associer un réseau d’idées et d’expériences sans avoir eu un rapport concret avec celui-ci. Quant au processus, Bartlett (1932) avait aussi mentionné le fait que les groupes retenaient certains détails propres au contenu du matériau dans l’élaboration de son souvenir. Or, nous n’avons rien observé de tel s’agissant des matériaux odorants. Leurs propriétés intrinsèques respectives ont moins retenu l’attention des groupes que les contextes dans lesquels ils pouvaient être inscrits.

50Ce faisant, plusieurs principes inhérents à la reconstruction collective du souvenir olfactif peuvent être dégagés. Ils nous renseignent plus généralement quant à la manière dont l’odeur est socialement construite. Dans notre étude, la construction sociale du souvenir olfactif a été observée au niveau de l’activité des membres des groupes coopérant (Bloor, 2000) pour produire et transmettre les matériaux odorants présentés. Des ensembles homogènes, impliquant une forte centration sur la source comme élément central du souvenir olfactif et, à la fois, des contenus contrastés en fonction de la nature de l’arôme proposé, ont émergé comme produits de cette construction. C’est parce qu’il est admis que l’odeur se parle et se remémore principalement plus en référence à ses sources qu’en mentionnant ces dernières, les groupes ont pu en constituer un souvenir. Les produits de ce souvenir ont été fonction du groupe à l’origine de son élaboration. En témoigne l’univers lexical que tel ou tel groupe a fait le choix d’explorer, au détriment d’un autre, pour commémorer chaque arôme. L’ambre a pu être envisagé au regard de souvenirs familiaux comme de connaissances impliquant des interactions culturelles, par exemple. Malgré ces contrastes, les produits de ces constructions sociales ont aussi témoigné de la culture commune des groupes amenés à élaborer les souvenirs olfactifs. Pour se souvenir de l’arôme d’ambre, les groupes ont communément investi des contenus renvoyant au social, tandis que, pour l’arôme de feu de bois, les groupes ont préféré se focaliser sur le sensoriel. Ces choix de centration ont permis aux groupes de rendre chacun de ces deux arômes communicables, intégrables et partageables, facilitant ainsi le développement progressif d’une connaissance et d’une mémoire socialement partagées les concernant (Saito, 2000).

51Les considérations tant théoriques que méthodologiques de Bartlett sur l’appréhension du souvenir comme reconstruction nous ont semblé pertinentes pour saisir les processus liés à la construction sociale du souvenir olfactif dans et par le groupe. Plusieurs limites, dues au caractère exploratoire de notre étude, peuvent, toutefois, être soulignées. La spécificité de la population rencontrée ne nous permet de généraliser les processus et les produits observés dans la construction collective du souvenir olfactif. La réplication de l’expérience au sein d’une population toujours familière des matériaux reproduits de façon sérielle, mais plus large, permettra de poursuivre cette entreprise. La reproduction sérielle mise en place dans le cadre de notre étude a, d’un autre côté, impliqué une transmission linéaire de contenus. L’expérimentateur n’a pas donné aux participants la possibilité d’interagir les uns avec les autres à ce propos. En ce sens, Middleton et Edwards (1990) ont dit, de cette méthode, qu’elle ne considérait pas assez la dimension sociale de la transmission. Il est difficile de savoir si le contenu des souvenirs olfactifs, élaboré et transmis dans le cadre de la reproduction sérielle, a été de celui que les individus transmettent communément en dehors de ce contexte particulier (Kashima, Yeung, 2010). Une comparaison des résultats issus de la reproduction sérielle d’un matériau odorant avec ceux qui résulteraient d’un partage collectif d’expérience olfactive vécue en groupe pourrait, dans ce sens, être d’un éclairage certain.

52Cette étude exploratoire tend, plus généralement, à ouvrir la voie à de nouvelles perspectives de redécouverte des travaux princeps de Bartlett (1932). Si la technique de la reproduction sérielle a fortement été investie ces dernières années par la psychologie sociale, dans le but de comprendre la prégnance des stéréotypes et des rapports intergroupes sur la reconstruction sociale d’un matériau, cette étude invite à réfléchir au lien existant entre la nature sensorielle du matériau commémoré et celle des souvenirs socialement élaborés à partir de lui. En montrant une « façon de pratiquer » l’exploration de la reconstruction collective du souvenir olfactif, gageons que cette étude contribuera au dépassement de la timidité psychosociale entourant, encore aujourd’hui, l’étude de certains objets sensoriels dans leur dimension mémorielle.

Notes

  • [a]
    Université de Lyon, Groupe de recherches en psychologie sociale (GRePS, EA 4163), France.
    Correspondance : Blandine Cerisier, Université Lyon 2, Institut de psychologie, 5 avenue P. Mendès-France, 69656 Bron, France.
    Courriel : blandine.cerisier@univ-lyon2.fr
  • [1]
    « Remembering is not the re-excitation of innumerable fixed, lifeless and fragmentary traces. It is an imaginative reconstruction, or construction, built out of the relation of our attitude towards a whole active mass of organized past reactions or experience, and to a little outstanding detail which commonly appears in image or in language form ».
  • [2]
    « Social others and cultural tools participate in and constitute the very process of remembering by providing the cultural framework or scaffold though which memories are constructed ».
  • [3]
    « in the direction along which the group happens to be developing at the time at which these features are introduced ».
  • [4]
    « all presented material into such a form that it may be accepted without uneasiness and without question ».
Français

L’objectif de cet article est de cerner la dimension socialement construite du souvenir olfactif. Nous montrons dans quelle mesure les travaux théoriques et empiriques de Bartlett (1932) sur la mémoire permettent de systématiser les processus liés à l’élaboration collective du souvenir d’une odeur. Nous avons appliqué la technique de la reproduction sérielle à deux arômes différents au sein de neuf groupes composés de quatre participants (N=36). Les résultats montrent que la source potentielle de l’arôme apparaît comme un élément central dans la reconstruction collective de son souvenir. La construction graduelle du souvenir olfactif implique des omissions, des transpositions et une mise en relation des éléments qui le composent.

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Blandine Cerisier [a]
  • [a]
    Université de Lyon, Groupe de recherches en psychologie sociale (GRePS, EA 4163), France.
    Correspondance : Blandine Cerisier, Université Lyon 2, Institut de psychologie, 5 avenue P. Mendès-France, 69656 Bron, France.
    Courriel : blandine.cerisier@univ-lyon2.fr
Valérie Haas [a]
  • [a]
    Université de Lyon, Groupe de recherches en psychologie sociale (GRePS, EA 4163), France.
    Correspondance : Blandine Cerisier, Université Lyon 2, Institut de psychologie, 5 avenue P. Mendès-France, 69656 Bron, France.
    Courriel : blandine.cerisier@univ-lyon2.fr
Nikos Kalampalikis [a]
  • [a]
    Université de Lyon, Groupe de recherches en psychologie sociale (GRePS, EA 4163), France.
    Correspondance : Blandine Cerisier, Université Lyon 2, Institut de psychologie, 5 avenue P. Mendès-France, 69656 Bron, France.
    Courriel : blandine.cerisier@univ-lyon2.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/10/2017
https://doi.org/10.3917/bupsy.551.0323
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