1Selon une étude de l’INSEE (2008), il y aurait 5,3 millions d’immigrés en France, représentant, au total, 8 % de la population française. Les immigrés maghrébins (toutes générations confondues) constituent 29 % de la population immigrée générale (un chiffre qui reste relativement stable au regard du recensement de 1999, où ils constituaient 30 % de la même population), et un tiers de cette population immigrée maghrébine est âgé de 55 ans et plus. D’un autre côté, les personnes de plus de 60 ans résidant dans les foyers ont augmenté de 107 % en dix ans (10 150 en 1990, 21 000 en 1999) (Bas-Théron, Michel, 2002).
2Ces nombres montrent l’importance de la question du vieillissement des immigrés maghrébins, dans une société qui semble plutôt préoccupée par leurs enfants et petits-enfants. Or, la qualité du vieillissement des immigrés est une question fondamentale de société et de santé publique, qui reste inexplorée : la consultation des bases de données bibliographiques (Sciencedirect, Psychinfo, Medline…) nous révèle l’absence de travaux en psychologie traitant du sujet, alors qu’il existe d’importantes recherches, qui sont d’ordre historique, social ou démographique (Dubus, Braud, 2006). Ainsi, quelques questions centrales se posent : comment les immigrés maghrébins vivent-ils leur vieillesse, cette dernière tâche développementale du changement psychosocial de l’être humain ? (Havighurst, 1953, 1976). Comment évaluent-ils leur qualité de vie ? Cet objectif ultime de vie, qui, à en croire Erikson (1980), n’aura comme issue que l’intégrité de soi ou le désespoir. Utilisent-ils des stratégies d’adaptation particulières face à ce nouveau statut de retraité dans l’immigration ?
3Aussi, l’objectif de cette recherche exploratoire, pionnière dans ce domaine, est d’étudier la qualité de vie des immigrés maghrébins âgés. Pour ce faire, nous avons suivi une démarche comparative nous permettant de mettre en lumière les similitudes et les différences avec une population âgée française et au sein même de chaque groupe de participants. Les immigrés, dont il s’agit ici, sont les primo-arrivants (c’est-à-dire de première génération), ayant quitté le Maghreb pour la France, afin d’y travailler et d’y séjourner durablement.
Immigration, vieillissement et qualité de vie
4Le processus d’immigration implique un travail de transition sociale, sollicitant de l’immigré des tâches développementales (au sens défini par Havighurst, 1976), indispensables à l’adaptation à l’autre et à l’ailleurs. Se confrontant au premier plan au statut du provisoire, et au sentiment du provisoire dans la société d’accueil (Sayad, 1993), l’immigré parait vivre dans un ailleurs physique et subjectif. D’un état voulu, consciemment ou inconsciemment, d’un statut dit provisoire, l’immigration va devenir durable, et même familiale (Bolzman, Fibbi, Vial, 2001), exigeant de l’immigré des ressources psychologiques vers l’intégration sociale.
5Les difficultés d’adaptation à cette transition pourraient être majorées par le passage à la retraite, exigeant de nouvelles tâches développementales, indispensables à l’adaptation à la vieillesse et au maintien de la santé et la qualité de vie (Vaillant, 2002). La retraite s’inscrit, d’ores et déjà, dans l’irréversible, pouvant mettre l’intégrité individuelle à rude épreuve (Sayad, Bolzman, Fibbi, Guillon, 2001). Immigration et retraite représentent ainsi deux transitions et deux événements majeurs de vie, classés par Holmes et Rahe (1967) parmi les événements de vie les plus stressants.
6Évidemment, la tentation est grande de spéculer sur la qualité de vie des personnes âgées maghrébines. Leur histoire de vie, leur condition d’immigré ne peuvent, semble-t-il, plaider en faveur d’une vieillesse réussie ou heureuse. Mais cette « évidence » doit être examinée et c’est tout l’objet de cette recherche comparative exploratoire de la qualité de vie, ce construit psychologique, dont les aspects définitoires et nomologiques sont multiples et font toujours l’objet de controverses nombreuses (Dupuis et coll., 2000). La définition de la qualité de vie étant influencée et déterminée par la confusion qu’entraînent deux types d’indicateurs : objectif et subjectif. Et pourtant, la consultation de la base de données bibliographique Psycinfo (APA) fait apparaître, pour les dix dernières années, un peu plus de 10 000 publications dont le titre contient quality of life. Cet état de fait dévoile, sans doute, toute la difficulté qu’il y a à définir les contours de ce construit.
7Parfois assimilée au bien-être psychologique et au bonheur (Marois, 2006), la qualité de vie est un construit composite, qui renvoie à la manière dont l’individu apprécie et évalue sa vie au moment présent (Étienne, Fontaine, 1997). Il s’agit également d’un construit multidimensionnel renvoyant à des aspects aussi bien généraux que spécifiques de la vie (Albouy, Godefroy, Lollivier, 2010). En outre, la satisfaction de vie semble être un indicateur général de la qualité de vie (Dupuis et coll., 2000), alors que la satisfaction conjugale ou la qualité du soutien social seraient davantage des indicateurs spécifiques de cette dernière.
Objectifs de la recherche
8S’inscrivant dans une démarche comparative et multiculturelle, notre recherche vise à étudier la qualité de vie d’une population d’immigrés maghrébins âgés résidant en France et d’une population de personnes âgées françaises, dans le but d’apprécier les similitudes et les différences.
9Rappelons, par ailleurs, que l’absence de travaux en psychologie dédiés à la population âgée immigrée maghrébine, ainsi que le caractère exploratoire de cette recherche, rend difficile la proposition d’hypothèses précises à cet égard. Toutefois, et à la lecture des éléments théoriques rappelés, nous énonçons avec précaution l’hypothèse selon laquelle les personnes âgées immigrées entretiennent une perception plutôt négative de leur qualité de vie, comparée à celle qu’entretiendraient les personnes âgées françaises. Cette différence pourrait s’expliquer par le passage des immigrés à la retraite, par une plus grande insatisfaction de vie, une plus grande solitude sociale et émotionnelle, et par une mauvaise perception de la santé subjective. D’un autre côté, nous pensons que la perception de la qualité de vie pourrait être différente entre les hommes et les femmes, ou selon l’âge au sein même de chaque groupe. Aussi, certains aspects culturels et religieux (par exemple, la notion de destin, « maktoub ») pourraient influer positivement sur la perception qu’ont les personnes immigrées âgées de leur qualité de vie (agissant comme une sorte de faire face religieux).
Méthode
Participants et procédure
10Au total, deux groupes de 137 personnes âgées ont participé à cette étude. Le premier groupe est composé de 70 Français (49 femmes et 21 hommes), qui ne sont pas issus de l’immigration récente et qui n’ont pas d’ascendance étrangère immédiate, et dont la moyenne d’âge est de 73,85 ans pour un écart type de 6,24 ans. Le second groupe est composé de 67 immigrés maghrébins (26 femmes et 41 hommes), dont l’âge moyen est de 71,20 ans pour un écart type de 7,14 ans (63 % sont Algériens, 31 % Marocains et 6 % Tunisiens), dont l’année moyenne d’arrivée en France date de 1964 (ET= 7,83). On notera que 33 % des participants français vivent en couple, et que 67 % vivent seuls. En ce qui concerne les participants immigrés, 36 % vivent en couple et 64 % vivent seuls. Parmi les participants français, 7 % n’ont pas de diplôme, 33 % détiennent un niveau BEP/CAP, 27 % ont le baccalauréat et 33 % ont fait des études supérieures. Parmi les participants immigrés, 85 % n’ont pas de diplôme, 10 % ont le niveau BEP/CAP et 5 % détiennent le baccalauréat.
11Selon la catégorie socioprofessionnelle, 9 % des participants français n’ont jamais travaillé, 7 % ont été ouvriers, 58 % ont exercé un métier de l’industrie ou du commerce, et 26 % ont été cadres moyens. Dans le groupe d’immigrés, on relève que 10 % n’ont jamais travaillé, 54 % ont été ouvriers, 15 % ont exercé un métier de l’industrie ou du commerce, et 21 % ont été personnels de service.
12Les participants ont été sollicités par l’entremise d’associations et organismes s’occupant des personnes âgées de la région Meurthe-et-Moselle (France). Après le recueil du consentement de chaque participant, la passation des questionnaires se déroulait avec chaque participant dans un lieu permettant de répondre aux règles de déontologie et d’éthique qu’impose la recherche en psychologie. Ainsi, les participants étaient informés du caractère scientifique et strictement confidentiel de notre recherche.
Mesures
13Outre les variables factuelles (sexe, âge, nationalité, niveau scolaire, catégorie socioprofessionnelle, pension de retraite, aide financière), notre protocole de recherche comporte les mesures présentées ci-dessous [1].
Échelle de satisfaction de vie (Diener, Emmons, Larsen, Griffin, 1985)
14Nous avons utilisé la version française, adaptée et validée par Blais, Vallerand, Pelletier et Brière (1989). Censée mesurer la dimension cognitive du bien-être subjectif, cette échelle contient cinq items, assortis chacun d’une échelle de réponse de type Likert en 7 points (en guise d’illustration, voici l’item 3 : « Je suis satisfait(e) de ma vie »). Un score élevé est indicatif d’une forte satisfaction de vie. La version adaptée de Blais et ses collaborateurs (1989) donnait un alpha de Cronbach de 0,84. Dans notre étude, le coefficient alpha de Cronbach était de 0,80 sur la base des scores obtenus par les participants français, et de 0,72 sur base de ceux obtenus par les participants immigrés.
Échelle de solitude sociale et émotionnelle
15L’échelle The Social and Emotional Loneliness Scale for Adults de DiTommaso, Brannen, Best, 2004 (voir aussi DiTommaso, Spinner, 1993) a été utilisée dans sa version française courte (DiTommaso, Turbude, Poulin, Robinson, 2007). Elle est constituée de 15 items, assortis, chacun, d’une échelle de réponse de type Likert en 7 points, mesurant trois dimensions : 1° la solitude romantique (par exemple, item 6, « Au cours des deux dernières semaines, j’ai eu un(e) partenaire amoureux (se) ou conjugal(e) qui m’a apporté l’appui et l’encouragement dont j’avais besoin ») ; 2° la solitude familiale (par exemple, item 8 : « Au cours des deux dernières semaines, je me suis senti(e) proche de ma famille ») ; et 3° la solitude sociale (par exemple, item 5 : « Au cours des deux dernières semaines, mes amis ont compris mes motifs et mon raisonnement »). Dans l’étude de validation de l’échelle, DiTommaso et ses collaborateurs (2007) ont rapporté un alpha de Cronbach de 0,83 pour la sous-échelle relative à la solitude familiale, de 0,84 pour la sous-échelle relative à la solitude sociale et de 0,89 pour la sous-échelle relative à la solitude romantique. Dans notre étude, le coefficient alpha de Cronbach varie de 0,67 pour les participants immigrés à 0,72 pour les participants français pour la sous-échelle « solitude romantique » ; de 0,78 pour les premiers à 0,73 pour les seconds pour la sous-échelle « solitude familiale » ; enfin, de 0,69 pour les premiers à 0,70 pour les seconds pour la sous-échelle « solitude sociale ».
Échelle du soutien social perçu
16Nous avons utilisé la version française du Social Support Questionnaire de Sarason, Levine, Basham, Sarason (1983) adaptée et validée par Rascle et coll. (1997), constituée de 12 items. Six items qui mesurent la disponibilité, où le participant identifie et énumère les personnes (9 au maximum) qui lui apportent un soutien (exemple d’item : « Sur qui pouvez-vous réellement compter pour vous aider à vous sentir plus détendu lorsque vous êtes sous pression ou crispé ? »). Les six autres items mesurent la qualité du soutien, le participant est invité à évaluer le degré de satisfaction du soutien ou de l’aide apportée (qualité) pour chaque item, sur une échelle de type Likert en 6 points. Dans la version française, les auteurs ont rapporté un alpha de Cronbach de 0,89 pour la disponibilité et 0,84 pour la qualité du soutien. Dans notre étude, l’alpha varie de 0,98 pour les participants français à 0,90 pour les immigrés aux items mesurant la disponibilité, et de 0,95 pour les premiers à 0,97 pour les seconds aux items mesurant la qualité du soutien.
Satisfaction conjugale
17Un item mesurant le degré de satisfaction conjugale a été introduit dans le questionnaire. Les réponses allaient de 0 « très mauvaise » à 7 « excellente ».
Santé subjective
18Un item a été introduit afin d’évaluer la santé subjective : « Comment jugez-vous votre santé ? ». Les réponses allaient de 0 « très mauvaise » à 4 « très bonne ». La santé est un critère décisif du bien-être psychologique (Gana et coll., 2013). Non seulement les liens entre santé subjective et santé objective sont connus pour être importants, mais la santé subjective s’est révélée être un très bon prédicteur de la mortalité chez les personnes âgées (DeSalvo et coll., 2006 ; Jylhä, 2009).
Échelle multidimensionnelle de lieu de contrôle de Levenson
19Nous avons utilisé la version française révisée (Loas, Dardennes, Dhee-Perot, Leclerc, Fremaux, 1994 ; Rossier, Rigozzi, Berthoud, 2002) de l’échelle Levenson Multidimensional Locus of Control Scales (Levenson, 1973). L’échelle contient 24 items répartis en trois sous-échelles : 1° internalité (I), (exemple d’item : « Quand je fais des projets, je suis presque toujours sûr de les réussir ») ; 2° externalité associée au pouvoir d’autrui (PA) (exemple d’item : « J’ai le sentiment que ce qui arrive dans ma vie est principalement décidé par les gens puissants ») ; 3° externalité associée au hasard (H) (exemple d’item : « Ma vie est en grande partie dirigée par des événements dus au hasard ». Les réponses sont assorties chacune d’une échelle de réponse type Likert en 6 points. Dans l’étude de validation de la version française révisée, les auteurs ont rapporté un alpha de Cronbach qui varie de 0,56 à 0,58, pour la sous-échelle internalité, de 0,65 à 0,71 pour la sous-échelle externalité associée au pouvoir d’autrui et 0,59 à 0,70 pour la sous-échelle externalité associée au hasard ou chance. Dans notre étude, la cohérence interne de la sous-échelle internalité (I) est égale à 0,62 pour le groupe français et à 0,68 pour le groupe d’immigrés. Elle est égale à 0,52 pour le groupe français et à 0,82 pour le groupe d’immigrés, pour la souséchelle externalité associée au pouvoir d’autrui (P). Enfin elle est de 0,67 pour le groupe français et de 0,65 pour le groupe d’immigrés, pour la sous-échelle externalité associée au hasard ou chance (C).
Croyances et pratiques religieuses
20Deux items ont été introduits, l’un mesurant le degré de croyance, et l’autre le degré de pratique religieuse. Les réponses vont de 0 « Pas du tout croyant/pratiquant » à 3 « Très croyant/pratiquant ».
21Nous considérons que le lieu de contrôle et, surtout, les croyances religieuses ont un lien avec le faire face religieux, utilisé par certains individus comme mécanisme adaptatif au service de la qualité de vie (Lowis, Edwards, Burton, 2009).
Analyses statistiques
22Nos données ont été soumises à des analyses de variance pour examiner les différences intergroupes, mais également les différences au sein de chaque groupe selon l’âge et le sexe. Des analyses de corrélations, des régressions multiples, ainsi que des analyses discriminantes ont été réalisées afin d’examiner en intragroupe et intergroupe les principaux prédicteurs de la qualité de vie.
Résultats
Statistiques descriptives
23Les moyennes et les écarts types des variables utilisées dans cette étude sont présentés dans le tableau 1. Ces données ont fait l’objet d’analyses, dont on détaillera les résultats plus loin. Nos analyses comparatives avaient porté sur deux types de différences : différences intragroupe, en fonction du sexe et de l’âge d’abord, et différences intergroupes (immigrés versus Français) ensuite.
Statistiques descriptives (moyennes et, entre parenthèses, écarts type) par groupe et selon le sexe (H= hasard ; PA= pouvoir d’autrui ; I= internalité)
![Tableau 1](./loadimg.php?FILE=BUPSY/BUPSY_550/BUPSY_550_0243/BUPSY_idPAS_D_ISBN_pu2017-04s_sa01_art01_img001.jpg)
Statistiques descriptives (moyennes et, entre parenthèses, écarts type) par groupe et selon le sexe (H= hasard ; PA= pouvoir d’autrui ; I= internalité)
Analyses de variance
Différences intragroupes
Différences selon le sexe
24L’ANOVA sur les données des participants immigrés selon le sexe nous a permis d’observer une différence significative pour les scores de toutes les sous-échelles de la solitude sociale et émotionnelle. Ainsi, les hommes affichent un plus grand isolement romantique (F(1, 65)= 5,3, p= 0,024) et familial (F(1, 65)= 12, p= 0,001), de la même manière, ils vivent davantage l’isolement social (F(1, 65)= 5,36, p= 0,024) que les femmes.
25Par ailleurs, les femmes affichent plus de satisfaction de vie (F(1, 65)= 6,91, p= 0,011) que les hommes. Elles mentionnent plus de disponibilité de la part des autres personnes (F(1, 65)= 9,90, p= 0,002) et elles présentent une satisfaction de la qualité du soutien (F(1, 65)= 3,29, p= 0,074) plus importante que les hommes.
26En revanche, l’ANOVA appliquée aux données des participants français selon le sexe nous a permis d’observer qu’il n’existe qu’une seule différence significative, par laquelle les hommes affichent moins de disponibilité du soutien social (F(1, 68)= 4,58, p= 0,036) que les femmes.
Différences selon l’âge
27Afin d’étudier des différences éventuelles en fonction de l’âge, nous avons comparé les scores obtenus par les personnes selon les quatre groupes d’âge, à savoir les 60 à 65 ans, les 65 à 70 ans, les 70 à 75 ans et les 75 ans et plus.
28On notera, ici, que, chez les participants français, le groupe d’âge 60-65 ans ressent plus de solitude que les autres tranches d’âge (F(3, 66)= 3,71, p= 0,016). D’un autre côté, les participants entre 65 à 75 ans perçoivent un manque très important de disponibilité dans le soutien social perçu (F(3, 66)= 3,63, p= 0,017). En revanche, il n y a aucune différence significative en fonction de l’âge chez les participants immigrés.
Différences intergroupes (Français immigrés)
29On notera, tout d’abord, qu’il n’y a pas différence significative entre immigrés et Français pour la satisfaction de vie (F(1, 135)= 3,1, p= 0,076).
30Nos résultats ont révélé une différence significative pour l’échelle de solitude sociale et émotionnelle et, plus précisément, à la sous-échelle solitude sociale (F(1, 135)= 11,5, p= 0,001), où nous constatons une identification plus importante de la nature de l’isolement chez le groupe de participants immigrés par rapport aux Français. Nous avons observé également une différence significative pour la satisfaction conjugale (F(1, 135)= 14,19, p< 0,001). Les participants immigrés étant plus satisfaits de leur situation conjugale (M= 4,73), que les participants français (M= 3,46).
31À propos de l’échelle du soutien social perçu, nos résultats montrent une différence significative pour la disponibilité du soutien du réseau (F(1, 135)= 7,2, p= 0,008). Les participants français étant plus satisfaits de la disponibilité de leur soutien social (M= 11, 91) que les immigrés (M= 8,97). Cependant, nous relevons la similitude quant à la qualité du soutien dans les deux groupes (F(1, 135)= 0,015, ns).
32Pour ce qui intéresse le lieu de contrôle, nos résultats montrent qu’il n’existe aucune différence significative entre les deux groupes à l’attribution internalité (F(1, 135)= 0,364, ns). En revanche, nous relevons des différences significatives à l’externalité associée au pouvoir d’autrui (F(1, 135)= 13,1, p< 0,01), ainsi que celle associée au hasard (F(1, 135)= 76, p< 0,01). Les immigrés accordent une plus grande importance à ces deux lieux de contrôle que les participants français.
33De même, l’analyse des variances, à propos de la santé subjective (F(1, 135)= 12,0, p< 0,001), révèle que les participants français ont une perception plus positive de leur état de santé que les participants immigrés.
34Nous observons également une différence significative entre les deux groupes au sujet de la perception religieuse (F(1, 135)= 19,56, p< 0,001) ; d’une part les participants immigrés indiquent être très fortement croyants, contrairement aux participants français. D’autre part, pour ce qui se rapporte au niveau de la croyance (F(1, 135)= 39,40, p< 0,001), ils expriment un fort niveau de croyance, tandis que les participants français accordent une place moins importante à cette dimension.
35Pour les variables factuelles, nos résultats montrent une différence significative relative à la condition socioéconomique (F(1, 135)= 30,1, p< 0,001), les participants français indiquent percevoir une pension de retraite plus importante que celle perçue par les participants immigrés. Cependant, nous remarquons que ces derniers apportent une aide financière nettement plus importante (F(1, 135)= 60,2, p< 0,001) à tous les membres de la famille (enfants, conjoints, frères, parents, etc.) que les participants français.
Analyse discriminante
36Les résultats de cette analyse nous révèlent une seule fonction discriminante (lambda de Wilks λ= 0,439 ; χ2= 104,43, ddl= 10, p< 0,001), avec une corrélation canonique égale à 0,749 et un test Cox significatif (M= 242,47, F(1, 135)= 4,05, p <0,001).
37L’examen de la matrice de structure révèle les variables les plus discriminantes entre les deux groupes. D’abord, la sous-échelle externalité/hasard (lambda de Wilks= 0,913 ; F(1, 135)= 12,655 ; p= 0,001), par laquelle les participants immigrés indiquent accorder une plus forte importance au lieu de contrôle lié au hasard (M= 27,35, ET= 10,97) que les participants français (M= 22,01, ET= 5,54). Ensuite, la sous-échelle externalité/pouvoir d’autrui (lambda de Wilks = 0,648 ; F(1, 135)= 71,746 ; p< 0,01) pour laquelle les participants immigrés accordent une plus grande importance (M= 35,02, ET= 5,44) que ne le font les participants français (M= 26,32, ET= 6,40). Ensuite encore, la sous-échelle de solitude sociale (lambda de Wilks= 0,926 ; F(1, 135)= 10,552 ; p= 0,001), où les participants immigrés perçoivent une solitude sociale plus importante (M= 20,37, ET= 6,11) que les participants français (M= 16,74, ET= 6,79). Enfin, la perception de la disponibilité du soutien social (lambda de Wilks= 0,944 ; F(1, 135)= 7,814 ; p= 0,006), où l’on remarque que les participants français indiquent une disponibilité des membres de leur réseau social plus importante (M= 13,67, ET= 14,04) que les participants immigrés (M= 8,55, ET= 5,14).
Analyses de régression multiple
38Trois modèles de régression ont été analysés ici pour chaque groupe séparément. Pour ce faire, nous avons, à chaque fois, procédé au test des trois variables dépendantes (satisfaction de vie, qualité du soutien perçu et solitude sociale), avec toutes les échelles standardisées et variables factuelles utilisées dans notre recherche. Les analyses de régression étaient assorties d’une procédure « pas à pas ». Les tableaux 2 et 3 présentent les résultats significatifs.
Principaux résultats des analyses de régression portant sur les données des participants immigrés
![Tableau 2](./loadimg.php?FILE=BUPSY/BUPSY_550/BUPSY_550_0243/BUPSY_idPAS_D_ISBN_pu2017-04s_sa01_art01_img002.jpg)
Principaux résultats des analyses de régression portant sur les données des participants immigrés
Principaux résultats des analyses de régression portant sur les données des participants français (SSP= soutien social perçu)
![Tableau 3](./loadimg.php?FILE=BUPSY/BUPSY_550/BUPSY_550_0243/BUPSY_idPAS_D_ISBN_pu2017-04s_sa01_art01_img003.jpg)
Principaux résultats des analyses de régression portant sur les données des participants français (SSP= soutien social perçu)
39Les modèles appliqués aux données des participants immigrés (tableau 2) montrent que le seul prédicteur négativement significatif de la satisfaction de vie est la solitude sociale (ß=-0,319, p= 0,001). La perception du soutien social est expliquée positivement par la disponibilité du soutien (ß= 0,590, p< 0,001) et négativement par la solitude familiale (ß= -0,260, p= 0,018). La solitude sociale, quant à elle, serait expliquée négativement par l’internalité (ß=-0,657, p< 0,01) et la satisfaction de vie (ß=-0,228, p= 0,019), et positivement par l’externalité-hasard (ß=0,242, p =0,034).
40En ce qui concerne le groupe des participants français (tableau 3), les résultats montrent que ce sont la perception de la qualité du soutien social (ß= 0,225, p= 0,053) et sa disponibilité (ß= 0,279, p= 0,020) qui expliquent positivement la satisfaction de vie, contrairement à l’externalité/hasard (ß=-0,343, p= 0,003). La solitude familiale apparaît comme étant le seul prédicteur (dans un sens négatif) de la perception des participants de la qualité du soutien (ß=-0,621, p< 0,01). Enfin, seule, la perception de la vie de couple semble déterminer négativement, ici, la solitude sociale (ß=-0,308, p= 0,011).
Discussion
41L’objectif principal de cette recherche était, rappelons-le, d’effectuer une étude comparative de la qualité de vie auprès de personnes âgées françaises (c’est-à-dire, ni issues de l’immigration récente, ni ayant d’ascendance étrangère immédiate) et d’immigrés âgés maghrébins (c’est-à-dire primo-arrivants). Nous émettions l’hypothèse principale selon laquelle les personnes âgées immigrées entretiennent un sentiment de qualité de vie moins important que les personnes âgées françaises. Nous nous attendions également à observer certaines différences selon le sexe en intragroupe.
42En premier lieu, on notera qu’aussi bien au sein du groupe de participants immigrés que de celui des participants français, la dimension relative à l’isolement et la solitude est apparue plus importante chez les hommes que chez les femmes. En effet, comme le soulignent de nombreuses recherches (Perlman, 2004 ; Pinquart, Sorensen, 2001a, 2001b ; Rokach, Matalon, Rokach, Safarov, 2007 ; Tomassini, Glaser, Askham, 2003), contrairement aux hommes, les femmes entretiennent des liens plus étroits avec leurs entourages et arrivent à tisser un réseau social à multiples facettes.
43Plus particulièrement, en ce qui concerne la population de personnes âgées immigrées, nous remarquons que les femmes maghrébines de notre étude vivent, pour la plupart, avec des proches (mari, enfants, petits-enfants, etc.), contrairement aux hommes, dont la grande majorité vit soit dans les foyers soit seuls. D’un autre côté, nous avons observé que ces femmes tentent d’accéder par tous les moyens aux codes de la langue française en participant à des événements sociaux et à des activités qui contribuent ainsi à leur évaluation positive et subjective de la qualité de vie.
44En ce qui concerne les participants français, nos résultats indiquent des différences liées à l’âge et au sexe quant à la disponibilité du soutien social. Les femmes accordent une grande importance à la présence d’un grand nombre de personnes proches pour leur bien-être, élément moins important chez les hommes. Ces derniers ne semblent pas lier la qualité du soutien au nombre de personnes présentes dans leur vie. Nous relevons, toutefois, un degré d’isolement social plus important chez les participants âgés de 60 ans et de 65 ans, correspondant, peut-être, au passage à la retraite, transition entraînant plusieurs remaniements dans les relations sociales.
45En deuxième lieu, les résultats de l’analyse comparative intergroupe permettent de constater plusieurs différences significatives. Contrairement à notre hypothèse, relative à la satisfaction de vie, les personnes âgées immigrées affichent une meilleure satisfaction de vie que les personnes âgées françaises. D’un autre côté, cette perception du bien-être se manifeste également à travers les résultats de la qualité du soutien, pour lesquels nous n’enregistrons aucune différence entre les deux groupes de participants. Ceci pourrait s’expliquer par l’implication des dimensions relatives à la religion et l’internalité, que nous aborderons plus loin.
46En outre, nos résultats confirment notre deuxième hypothèse relative à la solitude sociale. Les participants immigrés mentionnent un isolement social plus important, et une mise à distance avec l’extérieur, vécu, peut-être, comme source de méfiance. Ce résultat concorde avec celui de l’étude de Victor, Burholt et Martin (2012). En effet, les auteurs rapportent que les populations minoritaires en Grande-Bretagne montrent un degré de solitude beaucoup plus élevé que dans la population générale, ce qui s’explique, entre autres, par les caractéristiques de vie en milieu défavorisé. De plus, il n’est pas étonnant d’y apprécier le rôle de la disponibilité des membres du réseau, soit le second critère discriminant pour les deux groupes. Les participants immigrés ressentent moins de disponibilité de la part des personnes de leur réseau social que les participants français, disponibilité moindre venant renforcer leur sentiment de solitude. Ces résultats sont intéressants et invitent à prendre en considération cette dimension, d’autant que nous connaissons les conséquences délétères de la solitude, comme facteur de risque de morbidité (Cacioppo, Hawkley, Thisted, 2010) et de mortalité chez les personnes âgées (Luo, Hawkley, Waite, Cacioppo, 2012).
47Ainsi, nos résultats suggèrent que le manque de liens émotionnels et affectifs risque de renforcer, chez les hommes immigrés, l’isolement social et le repli sur soi.
48En troisième lieu, cette étude a permis de mettre en relief d’autres caractéristiques propres à la population immigrée, comme une certaine fragilité de la santé subjective et des ressources financières moindres, sources de précarité. Ces éléments entrent en résonance avec les problématiques liées à l’autonomie, à la santé et à l’adaptabilité de la personne âgée et des lieux de vie (Desurmaux, 2002). Par ailleurs, nos résultats montrent que, chez les personnes âgées immigrées, l’aide financière apportée aussi bien à leurs enfants, même devenus adultes, qu’à leurs proches restés dans le pays d’origine est importante. Ces devoirs à l’égard de la famille sont de nature à perpétuer des pratiques de solidarité ancestrales, qui peuvent aider à entretenir une bonne image de soi et le sentiment d’être encore utile. Ces dimensions semblent moins présentes chez les participants français, car elles seraient davantage en lien avec l’objet de l’immigration et les projections de l’immigré (Broese van Groenou, Glaser, Tomassini, Jacobs, 2006 ; Silverstein, Giarrusso, 2010).
49Quant au rôle de la dimension culturelle dans la perception de la qualité de vie, on notera que, quand on demandait aux participants « sur qui vous pouvez-vous appuyez pour vous aider ou pour vous sentir mieux ? », la réponse qui revenait souvent était « Dieu ». Ceci montre à quel point les croyances religieuses sont imbriquées dans leur perception de la qualité de vie. La religion semble, d’ailleurs, aider à donner un sens à la vie en servant de mécanisme de faire face. En effet, le rôle du faire face religieux, c’est-à-dire l’utilisation des croyances et pratiques religieuses pour faire face aux adversités de la vie, n’est plus à démontrer (Abu-Raiya, Kenneth, 2015). Les résultats de la méta-analyse réalisée par Ano et Vasconcelles (2005) ont mis en évidence que le faire face religieux positif (comme l’expérience de la connexion spirituelle ou le fait de rechercher le soutien des religieux) est lié à une meilleure adaptation psychologique. A contrario, le faire face religieux négatif (comme le mécontentement spirituel, c’est-à-dire la confusion et l’expression du mécontentement à l’égard de Dieu) est davantage lié à une mauvaise adaptation psychologique. Les participants immigrés font ainsi appel au système de croyances en l’utilisant comme source d’acceptation de ce qu’ils désignent comme étant la marque du destin, « El maktoub » (Al-Khawaja, 1998).
50Dans le même sens, on notera également une différence significative entre les participants français et les immigrés quant à l’externalité/hasard et l’externalité/pouvoir d’autrui. Les immigrés affichent une plus grande propension à croire que leur vie serait déterminée par des forces extérieures, échappant ainsi à leur volonté. Les liens entre faire face religieux et lieu de contrôle sont désormais connus (Lowis, Edwards, Burton, 2009). Il y a, ainsi, une forte inclusion de la culture et des croyances religieuses comme moyens de canaliser ses propres angoisses face à l’exil, l’âge et la retraite. Nous pensons ainsi que la religion et le lieu de contrôle sont de nature à expliquer, du moins en partie, la différence quant à la satisfaction de vie entre les deux groupes de participants.
51Nous sommes parvenus, à travers notre étude, à comprendre qu’il est important d’intégrer la compréhension de la qualité de vie dans une vision globale de l’individu (Dupuis et coll., 2000), qui prend en compte la place qu’occupe l’immigré dans la société qui est la sienne, mais, tout autant, de son histoire, qui est, à la fois, sociale et subjective. Aussi, nous relevons que la perception des dimensions de la vieillesse et de la qualité de vie est essentielle par rapport au temps de la vie, au sens et à la place occupée socialement. Mais, plus encore, cette perception peut être conçue comme relevant d’une position de continuité, de changement et, également, de rupture.
52Pour finir, soulignons que cette étude comporte un certain nombre de limites. D’abord, l’étroitesse de l’échantillon a eu un impact, tant sur la puissance statistique des tests réalisés que sur les résultats obtenus. Ensuite, il y a les biais inhérents à toutes les recherches interculturelles, en l’occurrence l’équivalence des mesures des construits étudiés. En outre, il convient de mentionner que les échelles utilisées comportent des qualités parfois discutables et que la méthode d’administration a, sans doute, eu une influence sur les réponses des sujets, comme l’effet de la désirabilité sociale et de la pudeur (dimensions psychologiques qui n’ont pas été contrôlées). De plus, aucune validation en langue arabe des échelles n’a été réalisée, à notre connaissance et à ce jour.
53En conclusion, malgré les limites inhérentes à notre étude, force est de constater l’intérêt de poursuivre les recherches sur les immigrés maghrébins âgés en France, afin de construire une connaissance éprouvée, dont le but ultime serait de proposer un accompagnement adapté, permettant de répondre, de manière pertinente, aux enjeux psychologiques et psychopathologiques qui se posent à ces aînés (Cochand, 2014). Il serait également intéressant, non seulement de contre-valider nos résultats, mais aussi de comparer la population âgée maghrébine avec d’autres populations immigrées en France, afin de comprendre leurs spécificités respectives.