CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les soins de réadaptation restent peu connus et peu développés en France (Legay, 2001 ; Vidon, Dubuis, Leguay, Habib, 1999). Pourtant, leur intérêt thérapeutique pour des patients gravement troublés psychiquement (en particulier les schizophrènes) a été démontré à plusieurs reprises (Reker, Eikelmann, 2004 ; Bustillo, Lauriello, Horan, Keith, 2001 ; Anthony, Rogers, Cohen, Davies, 1995 ; De Sisto, Harding, McCormick, Ashikaga, Brooks, 1995 ; Lehman, 1995 ; Wang, 1994). Ces effets sont, pour l’essentiel, de limiter les ré-hospitalisations, d’améliorer la symptomatologie et de favoriser l’insertion sociale et professionnelle. Cependant, un domaine reste encore peu étudié : il s’agit de l’effet psychodynamique de ces prises en charge. Nous ne savons pas bien comment les soins de réadaptation influent sur la vie psychique profonde des patients pris en charge. Pour aborder cette question, nous nous appuierons sur l’étude clinique d’un cas unique et, plus précisément, sur ses protocoles de Rorschach et de TAT. La patiente schizophrène étudiée a passé deux bilans projectifs, incluant Rorschach et TAT, à un an d’intervalle. Le deuxième bilan se situe à la fin de la prise en charge dans un centre de soins de réadaptation. La comparaison de ces protocoles montre l’évolution du rapport à la réalité, de la vitalité psychique, ainsi que l’expression d’éléments surmoïques archaïques. Cette étude permet de dégager des pistes de réflexion et des hypothèses, qu’une recherche sur des populations statistiquement suffisantes, en cours de construction par les auteurs, devra valider par la suite.

Problématique et hypothèses

2Le problème posé est celui des effets, sur la vie psychique, des thérapeutiques institutionnelles, que nous mettons en œuvre pour aider les patients schizophrènes. Parmi ces approches, les soins de réadaptation ont une position particulière en France. Leur histoire prend racine aux débuts de la psychiatrie, quand les médecins mettaient les malades mentaux au travail dans la perspective de leur traitement moral. Les soins de réadaptation se sont développés, surtout après la deuxième guerre mondiale, dans le courant de la psychothérapie institutionnelle (Billiard, 2002) et leur conceptualisation se prolonge, alors, dans un militantisme, prônant la socialisation ordinaire des malades (Jolivet, 1995) et le recouvrement, par les patients, de leur dignité citoyenne (Colucci, Di Vittorio, 2005), en particulier par le travail. Aujourd’hui, les avancées de la recherche sur l’importance du travail pour la santé mentale (Dejours, 2000 ; Linhart, 2003) confirment que ce dernier, ainsi que les activités qui y préparent, peuvent contribuer à la santé mentale (Dejours, 2005). De nombreuses expériences de réadaptation existent en France [1], mais, pourtant, les services de réadaptation sont loin de pouvoir couvrir l’ensemble des besoins et des demandes des patients. Malgré la richesse des expériences passées et de celles en cours, malgré les confirmations de leurs effets positifs, la France peine à développer les soins de réadaptation, sans doute parce qu’ils imposeraient un changement profond de la culture médicale, en accordant une plus grande importance aux aspects psychologiques et sociaux dans l’abord des troubles psychiques graves. Quoi qu’il en soit, la recherche dans ce domaine, en particulier en France, reste pauvre, surtout en ce qui concerne l’impact psychologique de ce type de soins. Ainsi, dans l’hôpital de jour [2], d’où est issu le matériel de cette étude, les statistiques annuelles repèrent des éléments sociaux du type : « sortie travail » (environ 35 %), ou « sortie ré-hospitalisation » (30 %), mais ce bilan annuel ne met, à aucun moment, l’accent sur les éléments psychiques, alors même que les soignants, qui travaillent dans ce centre, revendiquent une action soignante psychologique (comme l’amélioration du rapport à la réalité ou la diminution des angoisses relationnelles ; voir Bouvet, 1995). De plus, les informations sociales nous informent peu sur l’évolution psychique d’un patient. En effet, une reprise de travail n’est pas nécessairement signe d’une amélioration, mais peut refléter une fuite dans l’agir et un déni des troubles. À l’inverse, l’hospitalisation n’est pas forcément l’aboutissement d’une dégradation, mais peut indiquer une meilleure prise en compte de ses troubles par le patient. D’ailleurs, les soignants repèrent ce type d’évolutions psychiques, mais ce savoir demeure trop partiel, trop dispersé et engagé dans la relation pour être objectivable. En plus de l’étude des évolutions sociales et comportementales, il importe donc d’utiliser une méthodologie permettant l’exploration la plus directe possible des évolutions psychologiques profondes des patients pour comprendre et améliorer les soins de réadaptation.

3Cependant, il est important de souligner une des difficultés liées à l’évaluation des prises en charge institutionnelles, à savoir l’impossibilité d’attribuer avec certitude un rapport de causalité entre une évolution psychique et une des techniques thérapeutiques, dont le patient a pu bénéficier pendant sa prise en charge. Par exemple, le sujet de l’étude, que nous appellerons Jeanne, a été prise en charge durant plusieurs années, au cours desquelles elle a participé à de nombreuses activités (groupe sociothérapeutique, entretiens psychologiques, formation en bureautique et en anglais, jeux de rôle, psychodrame, etc.). C’est, d’ailleurs, une des caractéristiques des services de réadaptation, que de proposer simultanément des actions ayant des objectifs thérapeutiques, de soutien, éducatifs, sociaux et de formation au travail. D’un autre côté, à l’extérieur du Centre, Jeanne suivait un traitement neuroleptique, proposé par son psychiatre traitant « en ville » et, les dernières années, elle fréquentait un groupe de psychodrame analytique. Notons également qu’entre les deux bilans Jeanne a réussi deux stages professionnels et rappelons qu’elle fréquente régulièrement sa famille. Ainsi, nombreuses sont les causes potentielles de changement et il nous paraît impossible de les isoler en tant que variables, sans briser ce qui fait la dynamique de la réadaptation, inscrite dans la vie, les soins et le social. Il est probable que c’est l’interaction de ces variables, ainsi que d’autres, qui produisent des changements psychologiques très progressifs. Nous ne pouvons, donc, qu’espérer repérer et décrire des évolutions psychiques et, seulement alors, discuter de rapports de causalité hypothétiques.

4Dans cette perspective, les tests projectifs (Rorschach et TAT en l’occurrence) nous paraissent des outils très utiles. Or, Jeanne a passé un premier bilan projectif, à des fins d’aide à la prise en charge, il y a un peu plus d’un an et un deuxième, récemment, dans le cadre de la mise en place d’une recherche à venir sur le thème du changement psychique dans ce type d’institution. La comparaison de ces deux bilans ouvre des pistes intéressantes. Il s’agit, donc, dans cette étude, de repérer, à l’aide des outils projectifs, des évolutions intrapsychiques chez Jeanne et de les comprendre. Vu l’évolution notée comme assez positive, en ce qui concerne l’adaptation, par les soignants et la durée de sa prise en charge (quatre ans), vu les objectifs de ce service de réadaptation, vu la réalisation récente de deux stages professionnels par Jeanne, vu ses possibilités croissantes de travailler, nous nous attendons à plusieurs résultats :

  • que son rapport à la réalité soit plus opérant et moins envahi par ses angoisses paranoïdes ;
  • que les éléments psychiques sous-jacents à ses capacités de socialisation soient plus intégrés ;
  • que ses relations d’objet intériorisées soient moins désorganisées et persécutrices.

Méthodologie

La patiente, Jeanne

5Née dans un milieu pathogène (mère dépressive, frères psychiquement perturbés), Jeanne présente, dès l’enfance, des troubles schizoïdes (retrait social, inhibition), nécessitant des prises en charge spécialisées. Jeune adulte, elle décompense ses troubles schizophréniques brutalement. Les angoisses dissociatives et les idées délirantes interprétatives s’associent, alors, à une inhibition permanente. Elle est traitée par neuroleptiques à faibles doses qui suffisent à réduire l’expression délirante, sans hospitalisation. C’est pour l’aider à se dégager des symptômes négatifs (retrait, inhibition) résiduels mais massifs et permanents, de ses angoisses (de mort et d’atteintes corporelles), ainsi que pour favoriser son insertion sociale et professionnelle, qu’elle est prise en charge dans le centre de soins de réadaptation. Elle s’y présente, alors, extrêmement angoissée, inhibée et en retrait, les soignants soupçonnant toujours une activité délirante interprétative non exprimée. Au cours des quatre années de sa prise en charge, son état clinique évoluera très progressivement, mais dans de faibles proportions. Le retrait et l’inhibition sont moins marqués, les angoisses, sans doute un peu moins envahissantes. Cela peut être la conséquence des soins, mais cela peut aussi être lié à une familiarisation progressive avec le service. Ainsi, entre le premier bilan (trois ans après l’entrée) et le deuxième bilan (un an après le premier), que nous allons présenter, les soignants ne notent pas d’amélioration clinique franche de l’état de Jeanne, mais une relative ouverture relationnelle. Ce qui évolue, en revanche, c’est son activité sociale. Elle a, en effet, effectué deux stages professionnels, à l’initiative de sa référente psychologue, Jeanne suivant passivement les propositions qui lui étaient faites. En revanche, elle y a montré des capacités d’insertion inattendues pour ses soignants. Il est vrai que les deux stages étaient à mi-temps et se déroulaient dans un réseau spécialisé, avec des étayages bienveillants importants. Le premier stage a duré un mois et consistait dans des activités de bureau dans une entreprise ordinaire (mais avec un suivi spécialisé interne et externe). Deux mois après (durant lesquels Jeanne est revenue au centre de soins de réadaptation), le deuxième stage se déroule sur quatre mois. Là encore, il s’agit de travail de bureau, mais avec une dimension plus créative et intellectuelle, permettant à Jeanne d’exprimer des capacités certaines. À l’issue du deuxième stage, donc au deuxième bilan, les soignants ne notent pas d’évolution clinique spécifique. Ils constatent, cependant, que lors de son deuxième stage, Jeanne a réussi à exploiter un contact professionnel, pour accélérer son entrée dans une entreprise d’insertion sur un contrat aidé, où elle travaille maintenant. Ce « vrai » travail, rémunéré, fait, d’ailleurs, craindre aux soignants qui la suivent, une réactivation de ses angoisses et de ses délires interprétatifs.

6Ainsi, la massivité des symptômes négatifs de Jeanne ne semble pas lui permettre d’initier les démarches d’insertion. Mais, quand ces démarches sont prises en charge par des professionnels, elle montre des capacités surprenantes au vu de l’état clinique qu’elle présente dans le service de soins. Il semble, comme nous allons tenter de le montrer à travers l’évolution des bilans de Jeanne, que ces expériences professionnelles ont contribué à l’évolution de son fonctionnement psychique.

Les bilans

7C’est l’opportunité de ces deux bilans projectifs successifs, l’un dans une visée clinique, l’autre dans la visée de la recherche future en psychologie clinique sur les soins de réadaptation, qui a suscité l’intérêt pour en faire la comparaison. Un peu plus d’un an s’est passé entre ces deux bilans. Cette année confirma les relatives améliorations cliniques de Jeanne, en particulier dans l’expression de ses capacités professionnelles (dans un réseau spécialisé et étayant).

8Si les deux passations étaient quasiment identiques (la deuxième comportait, en plus, des outils non projectifs), leur succession n’était pas prévue au départ. Dans les deux cas, le bilan incluait deux épreuves projectives : Rorschach et TAT. Les cliniciens (C. Bouvet et M. Stieffatre), ayant fait les passations, travaillent et se forment ensemble sur ces projectifs depuis plus d’un an, dans le cadre du projet de recherche clinique sur les soins de réadaptation. C’est, donc, dans les deux cas, le même genre de passation pour ce qui concerne l’attitude du clinicien. Pour le Rorschach, la consigne était : « Dites tout ce à quoi ça pourrait ressembler ». Au cours de l’enquête, les cliniciens étaient assez précis pour repérer les localisations et les déterminants, de façon à pouvoir coter avec certitude. La méthode de cotation est celle dite « française » (Anzieu, Chabert, 1987 ; Rausch de Traubenberg, 1983) et se référait au livret de cotation de Beizman (1966). Pour les cotations spéciales, ce sont les catégories d’Exner, qui ont été utilisées (Petot, 2003, p. 404-405) [3].

9Au TAT, les différences sont plus nombreuses. En effet, le premier bilan s’est appuyé sur la technique de Vica Shentoub et de son équipe (Brelet-Foulard, Chabert, 2003), alors que le second s’est appuyé sur celle de Drew Westen (1985, 1995 ; Conklin, Westen, 2001), plus propice à une quantification et à une utilisation pour la recherche. La consigne du premier bilan était, donc : « racontez une histoire à partir de l’image ». Celle du second bilan était plus proche de la consigne préconisée par Murray : « J’ai ici des images que je vais vous montrer. Je voudrais que vous inventiez une histoire. Dites ce qui s’est passé avant, ce qui se passe maintenant et ce qui va se passer après. Dites ce que les personnages ressentent et pensent. Vous pouvez inventer l’histoire qui vous plaira ». La deuxième consigne est plus « cadrante », mais nous ne croyons pas que cela explique les différences entre les deux passations, d’autant moins que ces différences sont confirmées par le Rorschach. Une autre différence réside dans les planches utilisées. Le premier TAT a utilisé les quinze planches préconisées par V. Shentoub (Brelet-Foulard, Chabert, 2003). Le second a utilisé dix planches. Cependant, huit sont similaires pour les deux bilans. C’est, donc, sur ces huit-là seulement, que portera la comparaison test-retest. La méthode élaborée par Westen et son équipe est peu connue et utilisée en France et nous ne pouvons que renvoyer à ses manuels (malheureusement non publiés, mais que l’on peut se procurer en lui écrivant), pour un abord plus approfondi (Westen, 1985, 1995). Le nom de sa méthode est SCORS (Social cognition and object relation scale Échelle de cognition sociale et de relation d’objet [4]). Dans un cadre théorique psychanalytique (Westen, 1999), enrichi par des apports de la psychosociologie (cognition sociale), cette méthode propose une interprétation quantifiable du TAT, suffisamment fiable statistiquement (voir, par exemple, Ackerman et coll., 1999, 2000, 2001 ; Vaz, Bejar, Casado, 2002 ; Hsi, 1996). C’est dans la perspective de la recherche sur la réadaptation, mentionnée plus haut et qui utilisera le TAT sur des populations quantitativement suffisantes pour des calculs statistiques, que nous avons choisi de l’utiliser. En outre, si la quantification permet d’objectiver les comparaisons entre sujets, elle n’empêche pas une interprétation plus nuancée. Il existe plusieurs versions de la SCORS. Nous avons choisi d’utiliser la version en cinq échelles cotées sur sept points, mieux adaptée à nos objectifs [5]. Chaque échelle comporte sept degrés : 1 pour le moins élaboré (le plus pathologique), 7 pour le plus élaboré (le plus « normal »). Il convient, donc, d’estimer, pour chaque récit TAT, à quel niveau il se situe sur chacune des échelles. Nous expliciterons plus en détail les significations des échelles dans l’étude des résultats. Le choix de cette méthode ici est aussi l’occasion de la tester et de la présenter.

Tableau 1

Comparaison des psychogrammes T1 et T2

Tableau 1
Rorschach T1 Rorschach T2 G% 28 10 D% 51 54 Dd% 8 27 Dbl+ Ddbl% 12 24 F% 44 85 F+% 59 67 F+% élargi 53 67 A% 44 49 H% 8 2 H 1 (mais « objet ») 1 Hd 3 0 TRI (K/C pond.) 0 / 12,5 0 / 4,5 Form. Sec. (k/ E+C’pond.) 5/2 0 /0 RC% 37 44 Type couleur De gauche (10 CF / 5 FC) De droite (2 CF / 4 FC) Banalités 5 (ni H à la III ni ban àlaV) 4 (ni H à la III ni ban àlaV) morb 4 3 anx 1 0 host 4 2 Ag. 1 2 Fabcom1 et 2 2 1 Incom 1 et 2 1 3 MOA (m) 3,7 2,9

Comparaison des psychogrammes T1 et T2

10De façon à éviter que les cotations, tant du Rorschach que du TAT, soient trop imprégnées par la subjectivité d’un seul clinicien, chaque cotation a été effectuée par chacun des auteurs, puis comparée et harmonisée. Concernant la SCORS, les cotations du premier bilan ont été faites « en aveugle » par deux des cliniciens ignorant l’identité du sujet. Après un entraînement en commun, nous obtenons régulièrement une bonne fidélité inter-juges pour les cotations SCORS (pour chaque échelle, les corrélations sont significatives, entre 0,7 et 0,9 à p < .05). Pour les protocoles de Jeanne aussi, les cotations des trois cliniciens sont apparues très proches.

Résultats

11La richesse d’un protocole ne permet pas de l’envisager dans son intégralité, il nous faut, donc, délimiter les indicateurs que nous allons comparer, en raison de leur pertinence pour éclairer les hypothèses étudiées. Nous le préciserons pour chacune des hypothèses. Cela ne nous empêchera pas de faire appel à d’autres éléments pertinents, cas par cas. Précisons, aussi, que les normes utilisées pour le Rorschach sont les normes françaises provisoires, dégagées par Sultan (Sultan et coll., 2004), bien que celles-ci se fondent sur le Système intégré d’Exner. Notre choix est réduit, car ce sont les seules normes françaises récentes et rigoureuses (bien que provisoires), que nous ayons à notre disposition. Cependant, ici, il s’agit de comparer un sujet à lui-même à deux temps différents et non un sujet à une population donnée et normée. Cela limite l’impact de la fragilité actuelle des normes françaises pour cette étude. Nous utiliserons aussi l’échelle MOA (Mutuality of autonomy) créée par Urist (Urist, 1977 ; Urist, Shill 1982), que nous présenterons avec les résultats. Précisons, enfin, que, comme le remarquent Gaudriault et Guilbaud (2005), les changements observés dans les réponses entre T1 et T2 ne semblent pas pouvoir être délibérés de la part de Jeanne, si l’on se fie à ses propres commentaires : parfois elle croit donner des réponses nouvelles en T2, alors qu’elle les avait déjà données en T1 ; d’autres fois, elle croit répéter une réponse, alors qu’elle est nouvelle. Le plus souvent les réponses se ressemblent, mais c’est la qualité de leur construction qui les différencie et qui signe l’évolution de Jeanne. Ce constat est valable, autant pour le Rorschach que pour le TAT.

Tableau 2

Récapitulatif et comparaison des cotations SCORS au TAT T1 et au TAT T2

Tableau 2
Éch. SCORS/ Planches 1 2 3 4 5 TAT1 TAT2 TAT1 TAT2 TAT1 TAT2 TAT1 TAT2 TAT1 TAT2 1 3 4 4 4 3 4 3 3 2 4 2 3 5 4 6 3 4 4 5 2 4 3BM 3 6 2 1 1 1 3 3 2 4 4 3 4 3 3 4 2 2 2 3 4 6GF 3 4 4 6 4 5 3 5 2 5 10 2 4 4 3 2 5 2 – 3 4 12BG 3 4 4 5 – 4 – – 4 4 3MF 3 4 3 2 2 1 1 3 3 3

Récapitulatif et comparaison des cotations SCORS au TAT T1 et au TAT T2

Tableau 3

Comparaison des moyennes des échelles de la SCORS au TAT 1 et TAT 2

Tableau 3
?Échelles SCORS/TAT 1 2 3 4 5 Score total moyen TAT1 2,6 3,4 2,1 2,9 2,6 2,7 TAT2 4,4 3,8 3,3 3,6 4 3,8

Comparaison des moyennes des échelles de la SCORS au TAT 1 et TAT 2

La structuration de son rapport à la réalité

Au Rorschach

12Les indicateurs les plus pertinents, pour saisir la structuration du rapport à la réalité, sont : le F%, mais, surtout, le F+%, ainsi que le F+% élargi. Nous serons, aussi, attentifs aux cotations spéciales, qui apparaissent dans le protocole.

13Au Rorschach T1 [6] le F% (44) est dans les normes, laissant penser à un abord suffisamment formel de la réalité. Mais cet abord est mis en échec par la faiblesse des F+% et F+% élargi, tous les deux autour de 50 %. Cela s’explique par l’envahissement massif du protocole par des troubles du cours de la pensée : combinaisons incongrues, fabulées… s’exprimant aussi dans un TRI massivement extratensif (12,5 C pondérés) et un type couleur de gauche. Les réponses en mauvaise forme sont fréquemment associées à des représentations anxiogènes (anatomie, sang) et/ou des réponses vagues ou mal formées (« un crapaud écrasé, aplati, desséché… »).

14Un an plus tard, le Rorschach T2 montre un profil différent : le F% est très élevé (85), indiquant une maîtrise plus grande, mais excessive, des affects et des représentations anxiogènes envahissants. Cela s’accompagne de F+% et F+% élargi meilleurs (67). Le rapport à la réalité paraît plus rationnel, moins affectif, comme l’attestent le type couleur de droite, ainsi qu’un TRI extratensif pur, mais avec 4,5 C pondérés (à comparer aux 12,5 C pondérés du Rorschach T1). En T1, comme en T2, la désorganisation psychique structure le rapport à la réalité de Jeanne, comme l’attestent les trois combinaisons incongrues en T2 (« des cornes d’escargot mélangées avec des ailes d’oiseaux ») et la fabulation incongrue. Mais, en T2, l’affectivité (C, E…) est nettement moins présente. L’impression générale est que la vie psychique de Jeanne est, en même temps, moins soumise à l’intensité des angoisses psychotiques et appauvrie quant à sa réactivité affective.

Au TAT

15Au TAT, deux échelles de la méthode SCORS apportent des éléments sur le rapport à la réalité : l’échelle 1 : « complexité des représentations des individus » et l’échelle 5 « compréhension de la causalité sociale ». L’échelle 1 reflète la capacité du sujet à percevoir-concevoir l’objet dans sa plus ou moins grande différenciation et complexité. Ainsi, cette échelle va du plus indifférencié (pas d’individualité repérée) au plus complexe (individu bien différencié et sa complexité psychologique est envisagée). L’appréhension du rapport à la réalité de l’objet, sa perception-conception est le but de cette échelle. Sur une échelle d’1 à 7, Jeanne augmente son score moyen de 2,6 à TAT T1 (objets peu différenciés et leur vie psychique est simple. Par exemple, planche 10 : « … un proche est mort… et il pense à se suicider… »), à 4,4 à TAT T2 (objets relativement différenciés et la complexité de leur vie psychique est mieux prise en compte, par exemple, planche 10 : « c’est un mari et une femme, qui viennent d’apprendre le décès de leur enfant et qui se consolent mutuellement. »). Ainsi, la réalité de l’objet paraît mieux appréhendée, l’identification est plus solide et la vie psychique mieux perçue. On reste en deçà, cependant, des scores normaux (6 – 7).

16L’échelle 5 mesure la façon dont le sujet comprend les motivations des comportements d’autrui et leurs enchaînements. Au plus bas degré, l’illogisme et l’absence de causalité l’emportent ; au plus haut, la causalité est cohérente et inclut une compréhension psychologique des motivations des personnages. On peut donc le rapprocher de la capacité à saisir la réalité et la complexité des relations. Plus le score est élevé, plus le sujet a une appréhension fine et solide des rapports de causalité dans la réalité sociale et relationnelle. Jeanne augmente, là aussi, son score, de 2,6 à TAT T1 (forte tendance à l’illogisme, aux causalités incohérentes), à 4 à TAT T2 (causalité légèrement confuse et pauvre). Ses récits montrent une pensée moins confuse, plus proche de la réalité, leur lisibilité est plus grande, tout en restant, cependant, bien au-dessous de la norme. Son score reste bas, en raison de la difficulté de Jeanne à appréhender les relations de causalité sociale et à envisager les motivations psychologiques des personnages.

17Le TAT montre une nette évolution positive du rapport à la réalité de l’objet et des relations. Dans l’ensemble, le bilan projectif montre un meilleur rapport à la réalité, ainsi qu’une désorganisation psychique mieux contrôlée dans ses expressions, si ce n’est dans sa déstructuration, mais cela se fait au prix d’un relatif écrasement de la vie psychique, d’un contrôle massif de la vie affective.

Les éléments intrapsychiques sous-jacents aux capacités de socialisation

Au Rorschach

18Au Rorschach, les indicateurs de socialisation sont nombreux : le D%, le A%, le H%, en tant qu’indice d’identification humaine et sociale, le nombre de banalités et, surtout, le type de banalités perçues.

19Au Rorschach T1, le D% est normal, bien que le G% soit bas. L’attention portée aux Dd (8 %) est normale, mais celle portée aux blancs (12 %) est un peu élevée. Le A% est normal, mais le H% est bas (8), d’autant plus qu’il est composé de 3 Hd (anxiogènes : « une espèce de sourire pas très bienveillant »). Plus encore, le H n’est pas de bonne qualité (VII) et, de ce fait, il n’y a pas de H vraiment solide, ce qui indique des difficultés graves d’identification humaine globale et, donc, de capacité à s’identifier et à s’engager dans les relations. D’un autre côté, si Jeanne repère un nombre de banalités correct, il y manque les personnages de la planche III et la banalité de la planche V. Cela vient confirmer les troubles identitaires et d’identification, que nous avons mentionnés. Par ailleurs, les cotations spéciales : hostile, agressif, anxiété, morbide… reflètent les angoisses importantes traversant la vie psychique de Jeanne et gênant probablement (angoisse de persécution et de morcellement) ses capacités relationnelles.

20Au Rorschach T2, les indicateurs se présentent de la même façon, il n’y a pas d’évolution notable, si ce n’est l’absence de Hd (qui font passer le H % sous la norme) et la diminution des cotations spéciales, indiquant l’angoisse relationnelle.

21Il n’y a donc pas d’évolution de la structuration de sa socialisation. Sans doute, parvient-elle à mieux contrôler ses angoisses relationnelles, mais celles-ci restent actives.

Au TAT

22Le TAT, méthode SCORS, a précisément pour visée les relations d’objet, envisagées dans de multiples dimensions. À toutes les échelles, Jeanne augmente son score (de 0,4 à 1,8 point, suivant les échelles). Son score moyen, toutes échelles confondues, passe de 2,7, score gravement pathologique, à 3,8 indiquant un fonctionnement moins déstructuré, bien que fortement marqué par les troubles. Le TAT-SCORS montre une nette évolution positive de sa façon d’envisager et de se représenter les relations. Cette évolution est repérée par toutes les échelles : la 1 (complexité des représentations des individus) et la 5 (compréhension de la causalité sociale), que nous avons déjà citée. Mais aussi l’échelle 2 (tonalité affective des représentations), indiquant des affects moins hostiles et morbides, quant aux relations. Et, bien que restant très négatifs (3BM TAT 2 : « … elle se dit qu’il n’y a pas d’aide possible et donc elle se laissera mourir. »), ces affects sont plus intégrés à des relations partageables et contextualisées. L’échelle 3 (« investissement émotionnel dans les relations ») indique le degré d’affectivité engagée dans les relations. Jeanne passe de 2,1 à 3,3, en particulier parce que les relations vagues, anonymes ou impersonnelles du TAT T1, se sont enrichies de relations plus nombreuses et, surtout, plus familiales (par exemple, au TAT T1, planche 2 : « c’est l’histoire d’une étudiante, qui va passer ses vacances à la campagne dans une ferme » ; même planche, TAT T2 : « c’est l’histoire d’une jeune fille, qui est fille de fermier, elle est partie en ville pour étudier et revient pour les vacances chez elle… »). Les liens affectifs et la conflictualisation, absents au TAT T1, s’ébauchent au TAT T2 (Planche 1 : « … il en veut à son père, car son père ne veut pas l’inciter à jouer du violon »). Enfin, l’échelle 4 (« investissement émotionnel des normes morales et des valeurs »), qui montre le degré de présence et d’intériorisation d’éléments surmoïques, évolue de 2,9 à 3,6. S’agissant des patients schizophrènes, il importe de comprendre le concept de surmoi, dans le cadre théorique kleinien, théorisant les prémisses archaïques (psychotiques) du surmoi. Dans ce sens, ces éléments de surmoi archaïques se constituent par l’introjection des mauvais objets persécuteurs. L’évolution positive, que l’on peut en attendre, consiste, donc, dans une meilleure intégration de ces objets persécuteurs et une diminution consécutive de l’angoisse paranoïde diffuse et dispersée sur de multiples objets partiels et peu intégrés. Autant, au TAT T1, les éléments surmoïques archaïques étaient absents (ni loi, ni autorité, ni morale), autant ils apparaissent mieux constitués au TAT T2 (planche 3 : « C’est l’histoire de quelqu’un qui est en prison et qui pleure (…) elle est innocente et a été accusée à tort (…), elle se dit qu’il n’y a pas d’aide possible et elle se laissera mourir. » ou, planche 13MF : « (…) il l’a tuée et il est désespéré car il ne sait pas comment s’en sortir. (…), il finit par se faire attraper par la police et finit sa vie en prison »). Cette meilleure délimitation des objets persécuteurs introjectés participe certainement de l’apaisement des angoisses paranoïdes, que nous repérions dans la partie précédente.

23Ainsi, le TAT montre une évolution claire des capacités de socialisation, mais celle-ci n’apparaît pas au Rorschach ou pas aussi nettement. Cela peut se comprendre, du fait de la sensibilité structurelle du Rorschach (Anzieu, Chabert, 1987), qui reflète le peu d’évolution de Jeanne à ce niveau, alors que le TAT serait plus sensible aux dimensions adaptatives et aux aménagements relationnels et sociaux. Cette discussion sur la socialisation se prolonge dans l’hypothèse suivante.

Les relations d’objet intériorisées

Au Rorschach

24Au Rorschach, la qualité des relations d’objet se repère particulièrement dans les H, les K, la qualité des représentations d’objet, ainsi que par l’échelle MOA. Nous avons déjà relevé, à propos des deux Rorschach, l’absence de H solide. Précisons qu’il n’y a pas non plus de K, (ce qui est logique, vu l’absence de H), ce qui vient confirmer la fragilité identitaire. Cependant, les représentations d’objet sont plus dégradées dans le Rorschach T1, c’est-à-dire qu’ils sont plus marqués par le morcellement et la morbidité (4 morbides brutes : I, 1 « un corps ouvert en deux avec les côtes » ; V, 22 « un oiseau mort, écrasé par terre »), que dans le T2, où il y a 3 morbides, mais qui semblent moins porteuses d’angoisses qu’en T1. Par exemple, en T2, IV, 12 : « un crapaud écrasé » et, à l’enquête : « la forme ». Cette représentation renvoie à une réponse proche en T1, qui était : IV, 13 : « on dirait un crapaud » et à l’enquête : « écrasé, aplati, desséché, les pattes, la tête, la couleur, (…), les nuances de clair et de foncé ». Ainsi, la représentation est la même, mais, au T1, elle exprime plus de morbidité et d’anxiété, qui paraissent mieux contrôlées au T2, où la représentation est claire et relativement contrôlée par la forme. Donc, la structuration des objets reste très fragile (en T2, persistent des représentations d’objet avec perte des limites : X, 38 : « deux escargots sans coquille qui s’embrassent » ou X, 41 : « deux escargots avec quelque chose à l’intérieur, peut-être un fœtus… »), mais leur impact anxiogène paraît mieux contrôlé. Quant à l’échelle MOA d’Urist, elle mesure la qualité des mises en relation au Rorschach sur une échelle en sept points (1 renvoyant à la relation d’objet la plus globale et intégrée, 7 renvoyant à la relation d’objet la plus partielle et destructrice). Notons, tout d’abord, que Jeanne a plus de mises en relation à T2 (9 sur 41 réponses) qu’à T1 (7 sur 47 réponses). D’un autre côté, les mises en relation paraissent globalement moins désorganisées en T2 qu’en T1. Par exemple, en T1 VIII, 29 : « une toile d’araignée », enquête : « c’est la couleur, ça s’agrippe ». Et, en T2, VIII, 29 : « des pattes qui s’accrochent à des petits trucs ». L’évolution porte sur l’objet : inanimé en T1 (toile), il devient un objet partiel animé en T2 (pattes), comme si un degré était franchi vers une meilleure appréhension de l’objet. C’est principalement cette diminution de la désorganisation et des angoisses paranoïdes, qui fait passer son score MOA, de 3,7 en T1, à 2,9 en T2. Cette diminution est un progrès pour cette échelle, d’autant plus que deux réponses, cotées 5 en T2 (dents arrachées), sont fortement influencées par une expérience réelle et récente de Jeanne (opération des dents de sagesse). Si l’on exclut ces deux réponses, son score MOA, en T2, est de 2,3. D’un autre côté, cet accrochage à la réalité (référence à la réalité vécue récente) confirme le surinvestissement du réel, que la première partie a mis en évidence.

Au TAT

25Pour le TAT, c’est à l’échelle 1 (« complexité de la représentation des individus »), que son score augmente le plus, indiquant une meilleure appréhension-conception de l’objet et une mise à distance des imagos persécutrices. Les personnages sont mieux construits et les récits sont plus lisibles à T2 qu’à T1, et, en T2, les mises en lien sont plus crédibles et familiales qu’en T1 et laissent penser à une intériorisation plus efficiente de relations d’objet, elles-mêmes plus solides. Mais celle-ci reste insuffisante, cependant, pour assurer à Jeanne une sécurité interne.

26Notons que, dans les deux protocoles, les histoires alternent les fins heureuses (1, 2, 6GF, 12BG) ou totalement désespérées (3BM, 10, 13MF…). Très réactive au stimulus, Jeanne ne parvient pas à trouver d’étayage, quand les affects dépressifs se manifestent : c’est l’effondrement absolu (même en T2 à 3BM : « elle se laissera mourir », ou à 10 : « Ils meurent de chagrin tous les deux »…). Cette massivité dépressive et cette ébauche de clivage posent la question de l’existence d’une dimension maniacodépressive chez Jeanne, qui marquerait ses relations dans les deux bilans.

27L’évolution des relations d’objet intériorisées, chez Jeanne, montre le maintien des fragilités identitaires et des imagos internes (partielles, dégradées, menaçantes) entre T1 et T2, mais elle montre aussi une évolution positive des mises en relation, plus affectives et plus contrôlées, plus à distance des imagos désorganisatrices.

Conclusion des résultats des épreuves projectives

28Les épreuves projectives montrent une évolution positive de la vie psychique de Jeanne, au-delà de ce que la diminution relative de ses symptômes laissait espérer. Elle paraît envisager de façon plus solide sa vie interne et être moins désorganisée par des imagos archaïques. Elle conçoit-perçoit, avec plus de différenciation et de complexité, les objets. Les objets persécuteurs paraissent mieux intégrés et constitués. Son rapport à la réalité est plus contrôlé et plus adapté, elle se met davantage en relation avec autrui et ces relations sont plus solides et soutenantes. Les angoisses paranoïdes (morcellement, persécution) diminuent.

29Cette évolution est probablement à comprendre comme étant la conséquence d’une désaffectivation et à d’un appauvrissement de la vie psychique (comme l’indique aussi la différence entre les enquêtes), et non à un changement qualitatif du « travail psychique » du traitement des pulsions et de la réalité. De ce fait, ces progrès psychiques ne se maintiendraient probablement pas, si, pour des raisons internes ou externes, les angoisses paranoïdes de Jeanne étaient fortement réactivées. C’est, d’ailleurs, la crainte des soignants qui la suivent, maintenant qu’elle est insérée et que ses idées délirantes et ses angoisses de mort paraissent se réactualiser. C’est aussi pourquoi le suivi psychosocial au très long cours, de Jeanne, paraît une nécessité.

Discussion

30L’évolution des bilans paraît correspondre à une évolution clinique. La question qui reste, cependant, en suspens est : à quoi peut-on attribuer ces progrès ? Rappelons qu’en l’absence d’expériences contrôlées et de maîtrise des variables, il nous est impossible d’être affirmatifs. Néanmoins, quelques idées peuvent être dégagées.

31Tout d’abord, l’impact des soins, hors traitement psychotrope, nous paraît évident. En effet, Jeanne prend le même traitement neuroleptique, aux mêmes doses (avec des variations très ponctuelles), depuis de nombreuses années, alors que l’évolution repérée porte sur des protocoles récents. Par conséquent, l’effet des neuroleptiques est probablement resté constant durant toute cette période. D’autres éléments ont, donc, contribué à l’évolution de Jeanne. La durée des troubles est, en soi, un facteur de changement : un équilibre peut s’installer au fil du temps, concourant à un apaisement de la vie psychique (Ogawa, Watarai, Miya, Nakazawa, 1997). De la même façon, des réaménagements relationnels, au sein de la famille, peuvent participer à des changements importants (Watzlawick, Helmick Beavin, Jackson, 1972). Nous ne contrôlons pas ces événements et nous ne pouvons donc pas en discuter. D’un autre point de vue, si nous envisageons, en particulier, l’évolution des relations familiales fantasmatiques (plus présentes, plus conflictualisées), nous pouvons supposer que les psychothérapies d’inspiration psychanalytique, suivies par Jeanne, produisent leurs effets, en participant à l’amélioration de ses relations d’objet.

32Mais l’hypothèse, dont nous voulons discuter, est celle-ci : un certain nombre de changements intrapsychiques, constatés dans cette étude, seraient liés à l’impact psychologique des activités d’insertion sociale et professionnelle, auxquelles Jeanne a participé, en particulier, les deux stages professionnels, qu’elle a effectués entre les deux bilans. En effet, nous sommes frappés par l’évolution du F % (de 44 à 80), qui indique un accroissement du contrôle des affects par la forme, donc, par une certaine rationalité, même si elle n’est pas très efficace (qualité formelle faible), et qui est l’indice d’un renforcement de son rapport à la réalité. Nous posons l’hypothèse que cette évolution est liée aux stages professionnels que Jeanne a effectués récemment. En effet, ces activités professionnelles imposent un rapport étroit à la réalité extérieure, rapport caractérisé par la fonctionnalité et, donc, par une mise en retrait de la réalité interne affective. De fait, les tâches de bureau (traitement de texte, classement, etc.), qu’elle avait à accomplir, nécessitent des capacités fonctionnelles logiques et un rapport étroit avec une réalité, elle-même gouvernée par une logique rigide désaffectivée (ordinateur…). Nous supposons qu’il y a un effet d’entraînement dans ce sens, du fait des activités régulières et intenses, auxquelles elle s’est pliée, lors de ces stages. À partir du moment où elle est supportable, l’intensification du rapport à ce type de réalité, accroîtrait les capacités de contrôle de cette même réalité et pourrait participer du retrait de la vie affective. C’est, sans doute, pourquoi les activités, médiatisées par l’ordinateur, semblent si bien supportées par la plupart de ces patients. Et, d’une façon plus générale, ce n’est pas une idée nouvelle que d’affirmer que le travail détourne des préoccupations internes (pensons à Candide dans son jardin). Si cela semble agir comme un apaisement, quand la vie interne est troublée, cela peut aussi avoir un effet dévitalisant et désubjectivant (Linhart, 1978, par exemple). D’ailleurs, l’évolution de Jeanne était marquée par un appauvrissement de sa vie psychique, dont nous pourrions penser qu’il est un effet de son engagement dans le travail et, plus particulièrement, dans ce type de travail de bureau informatisé. Le deuxième point, qui nous paraît notable, c’est l’introduction, en T2, des notions d’autorité et de punition (« la prison » est exprimée à deux reprises dans le TAT T2). Celles-ci n’apparaissaient pas en T1 et nous supposons que son immersion médiatisée et étayée par des tuteurs bienveillants, dans un univers extrêmement hiérarchisé et structuré par des rapports d’autorité, l’inscrit clairement dans un contexte de droit, dont les liens symboliques et imaginaires avec le surmoi sont nombreux (idéaux, autorité, interdits). Cette immersion « protégée » a pu favoriser, chez Jeanne, une meilleure délimitation des objets persécuteurs, ainsi que leur rapprochement d’avec des objets sociaux de la réalité (police, prison au TAT T2). Ce double mouvement contribue à limiter ses angoisses paranoïdes, ainsi que leur envahissement du champ social.

33Notre pratique de psychologue clinicien dans des centres de soins de réadaptation nous a convaincus de l’existence d’effets thérapeutiques, non seulement comportementaux, mais aussi intrapsychiques, directement liés à la participation des patients à des activités d’insertion, de formation et de travail. Parfois, la confrontation du patient psychotique à la réalité sociale et professionnelle est douloureuse, déstabilisante et pathogène, surtout s’il y est mal préparé et si cette réalité est elle-même inadaptée aux capacités du patient, mais, dans de meilleures circonstances, cette confrontation, même si elle est parfois douloureuse au départ, a des effets positifs indéniables de réaménagement psychique, de redynamisation, de construction identificatoire et de valorisation (Bouvet, 2005). L’étude de l’évolution de Jeanne, à travers deux bilans projectifs, apporte des éléments, qui tendent à confirmer cette hypothèse.

Conclusion

34L’étude de l’évolution de Jeanne montre une concordance entre une relative évolution visible (psychiatrique, comportementale, sociale), repérée par les soignants et son évolution intrapsychique, telle qu’elle se manifeste dans les protocoles de projectifs. Cette évolution positive confirme l’intérêt des prises en charge plurielles, pour les patients gravement troublés et, en particulier, les patients schizophrènes. Ces résultats tendent aussi à confirmer l’intérêt thérapeutique des soins de réadaptation, en ce qu’ils renforcent le sujet dans ses rapports à la réalité matérielle et sociale et qu’ils contribuent, ainsi, à son amélioration globale. On conçoit souvent l’amélioration psychique comme un préalable à l’amélioration comportementale et sociale (l’insertion viendra de surcroît, pourrait-on dire), mais les soignants de réadaptation font souvent une expérience différente : l’interaction entre les soins chimique, psychique et social favorise les améliorations les plus solides. Dans de rares cas, c’est clairement l’engagement du sujet dans l’activité, avant même une amélioration psychique a priori nécessaire, qui sera le moteur d’une évolution positive et d’un meilleur engagement dans un travail psychothérapeutique. De façon à éprouver plus solidement ces impressions cliniques, ainsi que les hypothèses que le test-retest de Jeanne a permis de dégager, nous travaillons sur un projet de recherche contrôlée, portant sur une population de patients, pris en charge dans des centres de soins de réadaptation. Il y a là un champ de recherche et d’intervention à développer en psychiatrie.

Notes

  • [*]
    Laboratoire de psychologie clinique des faits culturels, Université Paris 10 Nanterre, UFR SPSE, 200 av. de la République, 92001 Nanterre Cedex. <cbouvet@u-paris10.fr>
  • [**]
    Centre de recherche traumatisme, résilience, psychothérapies, CRTRP, Université Paris 8 ; Association Vivre, Centre Alexandre-Dumas. <Marli stieffatre@yahoo.fr>
  • [***]
    Centre hospitalier Récamier, 52 rue George-Girerd, Hôpital de jour, Gériatrie, 01300 Belley. <Célineprime@yahoo.fr>
  • [1]
    Voir « Après l’hospitalisation », Pratiques en santé mentale, 2, 2005 ; « Vulnérabilité psychique et emploi », Pratiques en santé mentale, 4, 2004 ; « Institutions et soins de réadaptation », Revue pratiques de psychologie de la vie sociale et d’hygiène mentale, hors série, 41e année, 1995.
  • [2]
    SPASM, Centre Mogador, 30, rue de Mogador, 75009 Paris.
  • [3]
    Les lecteurs désireux de se procurer le détail des cotations du Rorschach t1 et t2 et du TAT t1 et t2, peuvent en faire la demande directement à C. Bouvet, Université Paris 10, UFR SPSE, 200, av. de la République, 92001 Nanterre Cedex.
  • [4]
    Il n’existe pas, à notre connaissance, de traduction française publiée de la méthode SCORS, toutes les traductions que nous proposons sont, donc, personnelles.
  • [5]
    Échelles SCORS utilisées : échelle 1 : complexité des représentations des individus ; échelle 2 : tonalité affective des représentations ; échelle 3 : investissement affectif dans les relations ; échelle 4 : investissement des normes morales et des valeurs ; échelle 5 : compréhension de la causalité sociale.
  • [6]
    T1 pour temps 1 (premier bilan) et T2 pour le deuxième bilan.
Français

Résumé

Cet article expose l’étude de l’évolution d’une patiente schizophrène, prise en charge dans un hôpital de jour proposant des soins de réadaptation. Cette patiente a passé deux bilans projectifs (TAT – méthode SCORS, Rorschach – méthode dite « française »), à un an d’intervalle. Les résultats permettent de faire apparaître les changements intrapsychiques qui ont eu cours durant cette année : amélioration du rapport à la réalité, apaisement ou appauvrissement de la vitalité psychique, meilleure délimitation des objets internes persécuteurs (éléments de surmoi archaïques), mise à distance relative des imagos persécutrices. Les auteurs font l’hypothèse que ces changements sont en rapport avec les activités d’insertion professionnelle que la patiente a effectuées entre les deux bilans. Cela pose la question des effets thérapeutiques indirects des activités et du travail.

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Cyrille Bouvet [*]
  • [*]
    Laboratoire de psychologie clinique des faits culturels, Université Paris 10 Nanterre, UFR SPSE, 200 av. de la République, 92001 Nanterre Cedex. <cbouvet@u-paris10.fr>
Marli Nascimento Stieffatre [**]
  • [**]
    Centre de recherche traumatisme, résilience, psychothérapies, CRTRP, Université Paris 8 ; Association Vivre, Centre Alexandre-Dumas. <Marli stieffatre@yahoo.fr>
Céline Prime [***]
  • [***]
    Centre hospitalier Récamier, 52 rue George-Girerd, Hôpital de jour, Gériatrie, 01300 Belley. <Célineprime@yahoo.fr>
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2012
https://doi.org/10.3917/bupsy.484.0395
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