CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les sujets humains ont acquis, à la suite d’expériences variées, la réputation d’être de mauvais producteurs de hasard (pour une revue de la question, voir Nickerson, 2002), tempérée, toutefois, par quelques résultats rassurants (Neuringer, 1986 ; Kareev, 1992). Dans les expériences les plus fréquentes, on demande aux participants d’engendrer une série de choix ou d’événements pseudo-aléatoires (typiquement, une série de pile ou face), qui satisfasse aux critères d’une série aléatoire au sens mathématique (Bakan, 1960 ; Budescu, 1987). Des biais systématiques apparaissent alors (Kahneman, Tversky, 1972 ; Wagenaar, 1972). La plus étudiée et discutée de ces biais est, sans doute, la biais d’alternance : dans les séries pseudo-aléatoires de pile ou face, les sujets ont tendance à alterner les pile et face (PF ou FP), plutôt qu’à les répéter (PP ou FF) – voir par exemple Nickerson (2002).

2Le biais d’alternance concerne l’indépendance des productions successives, mais on a également rapporté des biais, plus élémentaires, sur les événements isolés et, notamment, le biais de positivité : entre deux réponses possibles, dont l’une est connotée positivement et l’autre négativement ; les sujets ont tendance à choisir plus souvent la réponse positive (Delahaye, 2004) [1]. Les anglophones nomment outcome bias (polarisation de résultat), ce type de biais, qui ne porte que sur un « tirage », On a pu montrer (Gauvrit, 2006) que, dans le cas où on souhaite étudier une polarisation de résultat, il ne faut pas que la consigne implique une tâche de production de série aléatoire, parce qu’alors les sujets se concentrent exclusivement sur la structure sérielle de leur production, et délaissent les événements aléatoires particuliers à produire. On doit, donc, demander à chaque sujet de produire un unique choix.

3Or, la première question qui se pose est celle de l’adéquation entre la réponse fournie par les sujets et celle prévue par la théorie probabiliste. Mais si les mathématiques fournissent des outils pratiques pour déterminer si une série peut être considérée comme aléatoire ou non, par exemple, grâce à la théorie de la complexité de Kolmogorov (Li, Vitanyi, 1993 ; Delahaye, 1999), elles resteront toujours incapables de prouver qu’un événement isolé est – ou n’est pas – aléatoire. C’est pourquoi on ne peut pas étudier les productions isolées des sujets une à une. C’est la production globale de la population qui sera donc décortiquée.

4Il est tout à fait possible que des sujets différents appliquent, pour répondre à une question de simulation de hasard, des méthodes différentes et c’est, d’ailleurs, un des résultats du présent travail. On peut alors se demander à quoi on a exactement accès, lorsqu’on étudie la production pseudo-aléatoire d’une population, composée de sujets qui utilisent chacun une méthode idiosyncrasique.

5Une réponse formelle peut être donnée à cette question, qui montre que l’objet de l’étude du hasard, telle qu’elle est envisagée ici, est, en quelque sorte, une « valeur moyenne » des réponses des sujets, sur une population ou un groupe particulier.

6Lorsqu’on demande à un sujet i de donner une réponse aléatoire, ce sujet utilise, pour aboutir à une réponse, une méthode [2] pas nécessairement parfaite – mais, mathématiquement, tout est aléatoire, même l’impossible ou le certain, notait déjà Boll (1947). Cette méthode ne nous est pas directement accessible, mais son résultat est une réalisation d’une variable aléatoire X(i), qui dépend du sujet i. Les méthodes utilisées diffèrent, sans doute, d’un sujet à l’autre, et on peut donc penser que les variables aléatoires X(i) diffèrent également d’un sujet à l’autre. Par exemple, tel sujet pourra utiliser une méthode de choix, qui aboutit nécessairement à « pile » pour l’alternative « pile ou face » [3], ce qui correspond à une variable aléatoire constante. Tel autre pourra utiliser une méthode plus élaborée, qui aboutit, avec une probabilité égale, à chacune des deux alternatives « pile » ou « face ». Dans ce cas, la variable associée à ce sujet est une variable uniforme, définie par les probabilités d’apparition égales de « pile » et de « face ».

7Les différentes variables aléatoires X(i) sont, a priori, différentes. Mais cela ne signifie pas qu’elles soient liées. Au contraire, pourvu que les observations soient faites séparément, il est raisonnable de supposer que la réponse d’un sujet i n’apprend rien sur l’éventuelle réponse d’un autre sujet, les observations étant indépendantes. Autrement dit, les différentes variables aléatoires X(i) sont indépendantes.

8Lorsque nous choisissons un individu aléatoirement et de manière uniforme, c’est-à-dire avec la même probabilité de tomber sur n’importe quel individu de la population [4], la réponse que nous observons (« pile » ou « face ») est une variable aléatoire, disons Y. La distribution de cette variable Y est la « moyenne » des distributions personnelles, donc des variables X(i), dans le sens où, pour toute réponse possible a, la probabilité que Y égale a est la moyenne des probabilités d’apparition de a pour les différents individus de la population.

9Notons, en effet, I l’individu choisi (c’est une variable aléatoire), dans une population de N individus. On a alors [5] les égalités suivantes :

equation im1

10qui traduisent, en termes mathématiques, le fait que la probabilité d’observer une réponse a, lorsque nous choisissons un individu au hasard, est la moyenne des probabilités personnelles associées à la réponse a.

11Cette réponse moyenne peut s’interpréter comme la réponse de « l’individu moyen » (qui, éventuellement, n’existe pas). Dans ce sens, on peut penser que l’étude du hasard se rapproche de la plupart des études expérimentales en psychologie, où ce qui est vraiment atteint est aussi un « individu moyen ».

12La plupart des études portant sur le hasard, et même celles qui ne s’appuient pas sur la simulation de séries aléatoires (par exemple Heywood, 1972 ; Christie, 2000, 2001), rapportent des écarts importants à l’uniformité, alors même que les sujets sont connus pour interpréter le hasard comme nécessairement uniforme (Falk, 1992 ; Lecoutre, 1992).

13Diverses explications de cette « incapacité » à simuler le hasard, ont été proposées, et, notamment, une incompréhension de la consigne (Chapanis, 1953 ; Lopes, 1982 ; Ross, Levy, 1958 ; Teraoka, 1963), mais aussi des limitations cognitives ou attentionnelles (Baddeley, 1966 ; Weiss, 1964, 1965).

14Dans cet article, nous montrerons, grâce à des résultats expérimentaux, et dans le cas particulier du « pile ou face », la réalité du biais de préséance, selon lequel les individus ont tendance à choisir le premier élément d’une alternative. Nous montrerons, ensuite, que ce biais de préséance dépend des représentations des participants concernant le hasard, ainsi que de leur croyance éventuelle en la possibilité humaine de produire du hasard. Nous montrerons, enfin, que le biais de préséance, qui dépend de ces conceptions et croyance, peut être compris comme le résultat naturel de l’application des représentations du problème de simulation du hasard. Il n’est donc pas besoin de supposer une erreur de compréhension de la part des participants pour expliquer l’écart entre leur production moyenne et les résultats prévus par la théorie mathématique du hasard, du moins dans le cas du biais de préséance.

L’expérience

15Des expériences, portant sur la simulation humaine du hasard, ont montré, dans certains cas, une absence de biais de préséance et, dans d’autres cas, au contraire, un biais de préséance très significatif. Une des différences entre ces expériences est que certaines portaient sur des femmes uniquement (Gauvrit, Berardi, 2002), alors que d’autres utilisaient des échantillons équilibrés (Bakan, 1960). Au cours de notre étude, nous voulons vérifier la différence homme-femme concernant le biais de préséance, et essayer d’expliquer cette différence par une variable annexe, la « section », qui se reflète en partie dans les conceptions des sujets. Nous relevons l’âge et le nombre d’années d’études pour les contrôler.

Description des sujets

Âge et sexe

16Un échantillon de 111 sujets a répondu à une série de questions portant sur le hasard et les aléas. L’échantillon comportait 57 femmes et 54 hommes. L’âge des participants variait de 18 à 31 ans au moment de la passation (m ± ? = 23,2 ± 3,26). Les hommes et les femmes n’ont pas des âges significativement différents (test de Levene pour les variances : F(2,109) = 0,01, p > .91 ; test de Student pour les moyennes : t(1) = 1,62, p > .11).

Niveau d’études et section

17Le nombre d’années d’études, depuis le cours primaire – en comptant l’année en cours – est un indice de niveau d’études. On obtient, sur notre échantillon, une moyenne de 14,61 (? = 2,65). Hommes et femmes ne sont pas significativement différents pour le nombre d’années d’études (test de Levene pour les variances : F(2,109) = .24, p > .63 ; test de Student pour les moyennes : t(109) = .19, p > .85).

18On relève également une variable « section ». Les 48 sujets étudiants en sciences ou techniques, ainsi que les ingénieurs et techniciens, sont classés sous la rubrique « sciences ». Ils représentent 43,2 % de l’échantillon. Les 52 étudiants en arts, lettres ou langues, ainsi que les artistes ou communicants, sont classés sous la rubrique « arts » et représentent 46,8 % de l’échantillon. Les 11 autres sujets sont classés dans la section « autre ». Le sexe et la section sont liés significativement (?2(2) = 17,664, p < .001), les hommes étant plus nombreux en section « sciences ».

Matériel

19Le « questionnaire » papier était rempli individuellement par les volontaires, les réponses étant données dans l’ordre d’apparition des questions. Les participants disposaient du temps voulu.

20Le questionnaire comprenait trois items :

21– Choisissez au hasard l’un des deux mots « pile » ou « face ». Essayez de donner une réponse conforme à ce qu’on obtiendrait en jouant vraiment à pile ou face avec une pièce normale.

22– Qu’est-ce que le hasard pour vous (en quelques mots) ?

23– Pensez-vous qu’il soit possible, pour un être humain, de répondre au hasard ?

Résultats

Pile ou face

24À l’inverse de ce qui a été rapporté récemment à la suite d’observations effectuées sur des étudiantes de psychologie (Gauvrit, Berardi, 2003), la distribution observée ici, pour la question de simulation de hasard, n’est pas uniforme, à cause d’une sur-représentation de « pile » (?2(1) = 4,773, p < .029).

25On constate de grandes disparités entre les sexes. Le coefficient de contingence, pour l’indépendance entre le sexe et la réponse à la première question, est, en effet, ?2(1) = 0,347 (p < .001). Alors que les femmes répondent pile 25 fois sur 57 (soit une loi non significativement différente de la loi uniforme, puisque ?2(1) = 0,860, p > .350), les hommes choisissent pile 42 fois sur 54 (soit une loi très significativement non uniforme, puisque ?2(1) = 16,670, p < .001).

26Si la variable sexe peut expliquer la non-uniformité de la réponse, la variable « section » peut également être invoquée. Il n’y, en effet, aucun écart significatif à l’indépendance dans les sections « arts » (?2(1) = 0,309, p > .579) ou « autre » (?2(1) = 0,091, p > .763). Au contraire, et bien que l’échantillon correspondant soit de taille inférieure à celui de « arts », les sujets classés en sciences donnent un résultat significativement éloigné de l’uniformité (?2(1) = 8,333, p < .004). Les proportions observées de « pile » sont données dans le tableau 1.

Tableau 1

Pourcentages observés de « pile » dans chaque section. Dans la section « autre », l’écart ne représente qu’un individu (5 sujets sur 11 ayant donné la réponse « pile »)

Tableau 1
?Art Science Autre 54,5 % 70,8 % 45,5 %

Pourcentages observés de « pile » dans chaque section. Dans la section « autre », l’écart ne représente qu’un individu (5 sujets sur 11 ayant donné la réponse « pile »)

Question ouverte sur le hasard

27Les réponses à la question ouverte sur le hasard (« Qu’est-ce que le hasard pour vous ? ») ont été codées a posteriori, en regroupant les termes clés utilisés. On a pu repérer 8 définitions du hasard données plus de 3 fois, et quelques définitions rares. Enfin, 9 sujets donnent des réponses correspondant à des exemples d’événements aléatoires (« le hasard, c’est quand un pot de fleur tombe sur ma tête », « quand on gagne au loto ») ou des non-réponses (« je ne sais pas » ou « ??? »). Ces réponses n’ont pas été prises en compte dans le traitement des données.

28Les définitions rares sont les suivantes : – Le hasard, c’est ce qui est désagréable (réponse observée 1 fois).

29– Le hasard, c’est ce qui est illogique (observée 2 fois).

30– Le hasard, c’est ce qui est inexplicable (une seule fois).

31– Un événement est dû au hasard s’il est quelconque (une seule fois).

32Les définitions plus fréquentes sont données dans le tableau 2, avec les effectifs observés correspondants.

Tableau 2

Définitions les plus fréquentes du hasard (question 2) et effectifs observés associés

Tableau 2
?Définition Effectif coïncidence 6 ce qui est imprévisible 15 ce qu’on n’avait pas prévu 21 ce qu’on ne peut pas contrôler 7 ce qui est irréfléchi 11 un modèle de notre ignorance 10 le thème des probabilités 20 ce qui n’a aucune cause 7

Définitions les plus fréquentes du hasard (question 2) et effectifs observés associés

33La section et le type de définition donnée sont liées significativement (?2(26) = 26,661, p < .045). Par rapport aux effectifs théoriques liés aux ?2 d’indépendance (c’est-à-dire les effectifs que l’on aurait si les variables « réponse » et « section » étaient indépendantes), on observe en sciences plus de réponses « un modèle de notre ignorance » et « le thème des probabilités ». À l’opposé, la section « arts » présente plus de réponses « imprévu » et « incontrôlable » qu’attendu (voir tableaux 3 et 4).

34Pour traiter globalement les différences entre sections de la définition du hasard, nous avons utilisé une analyse des correspondances avec les variables concernées. La première dimension explique 82,6 % de l’inertie, et la seconde dimension 17,4 %. La première dimension est, donc, très largement prépondérante. Les résultats sont donnés figures 1 et 2.

Croyance en la possibilité d’une simulation humaine du hasard

35La dernière question porte sur les opinions des sujets vis-à-vis de la possibilité d’une simulation humaine du hasard. Nous appellerons aléa le (pseudo-)hasard que l’on obtient, lorsque des personnes répondent à une question de simulation de hasard. La dernière question permet, ainsi, d’étudier les croyances des sujets vis-à-vis des aléas. Elle étudie, donc, ce qu’on pourrait nommer « méta-aléas ».

Tableau 3

Nombre de définitions de chaque type fréquent en fonction de la section. Les cases grisées indiquent les cellules où l’effectif observé dépasse l’effectif prévu par l’indépendance des variables. Par exemple, les modalités « arts » et « ce qu’on avait pas prévu » s’attirent

Tableau 3
autre Section sciences arts coïncidence 1 1 4 ce qui est imprévisible 3 6 6 ce qu’on n’avait pas prévu 2 6 13 ce qu’on ne peut pas contrôler 0 0 7 ce qui est irréfléchi 0 7 4 un modèle de notre 1 8 1 ignorance le thème des 2 11 7 probabilités ce qui n’a aucune 1 1 5 cause

Nombre de définitions de chaque type fréquent en fonction de la section. Les cases grisées indiquent les cellules où l’effectif observé dépasse l’effectif prévu par l’indépendance des variables. Par exemple, les modalités « arts » et « ce qu’on avait pas prévu » s’attirent

Tableau 4

Nombre de définitions de chaque type fréquent en fonction du sexe. Les cases grisées indiquent les cellules où l’effectif observé dépasse l’effectif prévu par l’indépendance des variables. Par exemple, les femmes ont, plus que les hommes, tendance à répondre « coïncidence »

Tableau 4
?sexe féminin sexe masculin coïncidence 4 2 ce qui est imprévisible 7 8 ce qu’on n’avait pas prévu 12 9 ce qu’on ne peut pas contrôler 5 2 ce qui est irréfléchi 9 2 un modèle de notre ignorance 2 8 le thème des probabilités 7 13 ce qui n’a aucune cause 5 2

Nombre de définitions de chaque type fréquent en fonction du sexe. Les cases grisées indiquent les cellules où l’effectif observé dépasse l’effectif prévu par l’indépendance des variables. Par exemple, les femmes ont, plus que les hommes, tendance à répondre « coïncidence »

3652,3 % des personnes interrogées (soit 58 sujets) pensent qu’on ne peut pas choisir au hasard. 47,7 % (soit 53 sujets) donnent, au contraire, une réponse positive, parfois sous réserve. Cette réponse ne dépend pas significativement de la section (?2(2) = 0,671, p > .715), ni de la définition du hasard (?2(2) = 7,319, p > .503).

Figure 1

Diagramme des définitions issu de l’analyse des correspondances (variables : section et définition du hasard). « 1 » regroupe les définitions rares

Figure 1

Diagramme des définitions issu de l’analyse des correspondances (variables : section et définition du hasard). « 1 » regroupe les définitions rares

Figure 2

Diagramme des sections issu de l’analyse des correspondances (variables : section et définition du hasard)

Figure 2

Diagramme des sections issu de l’analyse des correspondances (variables : section et définition du hasard)

37Cependant, il est remarquable que l’écart à l’uniformité est significatif parmi les personnes qui répondent « non » à la dernière question (?2(1) = 5,586, p < .018) – avec 38 « pile » pour 58 sujets – mais non pas parmi les personnes qui répondent « oui » (?2(1) = 0,472, p > .492) – avec 29 « pile » pour 53 sujets.

Discussion

Plus de pile que de face

38Dans une expérience d’un type désormais classique, Bakan (1960) a étudié les productions de séries d’alternatives (pile ou face) chez des sujets humains. Chaque participant devait produire une série de pile ou face, par exemple PFFPFPFPFF…, de manière à mimer, au mieux, un processus aléatoire. Un des résultats est que la proportion globale de pile n’est pas significativement différente de 50 %. Au contraire, les sujets semblent même imposer à leur production la « loi des petits nombres » (Tversky, Kahneman, 1971), c’està-dire, en l’occurrence, des proportions relatives de pile et face égales. Pourtant, le premier tirage est « pile » dans la plupart des cas. Il semblerait donc que pour un tirage unique isolé les sujets soient incapables d’avoir un comportement correspondant à un tirage uniforme.

39Au contraire, Gauvrit et Berardi (2002) rapportent une expérience effectuée auprès d’étudiantes de psychologie. Les participantes (il n’y avait que des femmes) devait produire un tirage aléatoire unique, exactement comme dans la première question de la présente expérience. Les réponses obtenues par les auteurs ne sont pas significativement différentes de l’uniformité.

40Ces deux résultats ne sont pas contradictoires et ne font que révéler des caractéristiques de la simulation de hasard et de l’accessibilité des possibilités. D’une part, la production de séries et d’événements isolés sont deux activités fondamentalement différentes parce que, dans le cas des séries, les sujets se concentrent sur la structure de la série et non sur les tirages pris un à un (Gauvrit, 2006). D’autre part, si le relâchement de l’attention sur le premier tirage, dans le cas de la production d’une série de pile ou face, conduit à une sur-représentation de « pile », cela indique que la réponse « pile » est plus accessible.

41Delahaye (2004) explique la sur-représentation de « pile » par un « effet de préséance », selon lequel le premier élément (on dit toujours « pile ou face » et jamais « face ou pile ») est plus accessible et sera, donc, privilégié, sauf si le participant fait un effort volontaire pour s’affranchir de cet effet de préséance. Le fait qu’une simulation correcte du hasard nécessite une mobilisation cognitive est, d’ailleurs, étayé par des résultats relativement récents sur l’effet du vieillissement. Beerten, Van der Linden et Pesenti (1995) ont soumis des sujets jeunes et âgés à des tâches de simulation de hasard. Il s’agissait de donner une série de chiffres aléatoires. Le temps disponible entre deux « tirages » était plus ou moins long (d’1 à 4 secondes). Les auteurs ont montré un effet de l’âge, de la contrainte temporelle, ainsi que de l’interaction de ces deux facteurs, sur la qualité de la réponse. La qualité de la réponse était mesurée par l’information de Shannon (Shannon, Weaver, 1949), ce qui revient à mesurer l’écart à l’uniformité. Autrement dit, un résultat de la recherche de Beerten et coll. (1995) est que l’âge avancé, ainsi que les situations de cadence élevée, ont un effet négatif sur la réponse des sujets, dans le sens où la distribution des chiffres choisis est alors moins uniforme [6]. En outre, l’effet de la cadence est plus net chez les personnes plus âgées. Ceci plaide naturellement en faveur de la théorie selon laquelle des ressources cognitives importantes sont nécessaires pour répondre correctement à une question de simulation de hasard.

42Ce que nous allons essayer de comprendre dans la suite est pourquoi les sujets de la section « sciences » donnent des réponses significativement non-uniformes, contrairement aux deux autres sections. Pour cela, nous invoquerons les représentations personnelles du hasard et des aléas, mais nous signalerons également qu’une explication par le lieu de contrôle (LOC) (Rotter, 1975) est également possible.

Conceptions du hasard

43Les définitions du hasard, données par les sujets, sont assez diverses et semblent se répartir selon deux caractéristiques, correspondant aux deux dimensions de l’analyse des correspondances.

44La première dimension, très largement prépondérante, oppose « incontrôlable » à « modèle ». Du côté négatif de l’axe, se trouvent les définitions les plus concrètes. Définir le hasard en fonction du contrôle est la plus concrète des définitions, parce qu’elle permet une vérification empirique du caractère aléatoire d’un événement (puis-je l’empêcher physiquement ?). Au contraire, la définition par le modèle d’ignorance est parfaitement théorique, de même que la définition vide « le hasard est le thème des probabilités ». Cette première dimension peut, donc, être interprétée comme un axe pratique-théorique.

45La seconde dimension oppose, quant à elle, l’imprévisible à l’irréfléchi. On peut comprendre l’opposition en fonction de l’universalité. L’imprévisible est ce que personne ne saurait prévoir. L’irréfléchi est ce que je n’ai pas manigancé. Dans un cas, c’est l’universalité de l’indécidabilité qui permet de déterminer si l’événement est aléatoire ; dans l’autre, moi seul. Entre les deux extrêmes, l’imprévu. Imprévu, cela signifie probablement imprévu par quelqu’un ou quelques-uns, définition d’une « universalité » intermédiaire. Nous interpréterons la deuxième dimension comme l’opposition universel-relatif.

46La section qui participe le plus fortement au déséquilibre en faveur de « pile » est la section « sciences ». C’est aussi la section, parmi les trois considérées, qui obtient, sur les deux dimensions, des valeurs élevées. Les « scientifiques » donnent, plus que les autres, des définitions abstraites et particulières du hasard. Le hasard est, donc, à la fois relatif et indéfinissable. Pour les scientifiques, le hasard 1o n’est pas testable concrètement, parce qu’il est trop abstrait et 2o est, de toute manière, relatif à un observateur.

47Cette conception particulière du hasard (particulière par rapport aux deux autres sections) éclaire le déséquilibre observé dans les aléas. Dans le cadre de la simulation de hasard, quelle est en effet la réponse rationnelle ?

48Pour celui qui pense que le hasard existe et qu’il est testable, il existe de bonnes et de mauvaises réponses. Une bonne réponse est celle qu’on obtient en utilisant un processus aléatoire. Ce processus peut être « mimé » par l’homme, comme il est mimé par l’ordinateur. Mais cela demande un effort (un coût). Ce coût est accepté, parce que la réponse en sera améliorée. Le gain augmente ainsi avec le coût.

49Pour celui, au contraire, qui considère le hasard comme une notion plus ou moins vide de sens et, qui plus est, très relative et personnelle, la réponse rationnelle est différente. Répondre pile ou face n’a, en effet, aucune influence sur la « qualité » de la réponse, et chacune des deux possibilités est également acceptable, le mode de production de la réponse étant, d’ailleurs, hors de propos. Aussi, n’importe quel processus donnera le même gain (qualité de la réponse). La décision rationnelle consiste, alors, à minimiser le coût, autrement dit l’effort, quitte à laisser s’exprimer un biais de préséance.

50On pourrait donner une interprétation alternative des différences observées par le lieu de contrôle (Rotter, 1975) et, donc, de personnalité. Il est tout à fait possible d’opposer les sujets, qui, pensant contrôler leur réponse pseudo-aléatoire (lieu de contrôle interne), soient impliqués dans le processus et tentent, donc, véritablement, de créer une réponse aléatoire, et les sujets qui, au contraire, correspondant à un lieu de contrôle externe, ne voient pas la nécessité d’un effort. Si le lieu de contrôle est lié à la section, cela pourrait expliquer les résultats obtenus.

Meta-aléa

51Bien que relativement indépendante de la section et des conceptions du hasard, la croyance en la capacité humaine à produire du hasard est, cependant, liée à la production effective du hasard. C’est ce résultat qui présente peut-être le plus d’intérêt.

52Les sujets, qui croient en la possibilité humaine de créer du hasard, arrivent effectivement, collectivement du moins, à produire une réponse correspondant relativement bien à la théorie. Au contraire, ceux qui n’y croient pas font preuve d’un biais de préséance significatif. Cela est tout à fait rationnel, encore une fois, et montre simplement que l’effort à faire pour essayer de produire du hasard n’a de sens que si on croit en la possibilité qu’il aboutisse.

Conclusion

53Nous avons mis en évidence, dans le cas particulier du pile ou face, un biais de préséance selon lequel le premier des deux éléments d’une alternative est privilégié par des sujets essayant de donner une réponse aléatoire.

54Les représentations des sujets concernant le hasard semblent sensibles à des variables individuelles, en partie explicables par l’arrière-plan éducatif. Ces représentations dépendent essentiellement du caractère plus ou moins théorique attribué au hasard par le sujet, mais également, dans une moindre mesure, de son caractère plus ou moins universel. Ces différences permettent d’expliquer – en partie – pourquoi la force du biais de préséance varie d’une personne à l’autre, ou d’un groupe à l’autre.

55Nous avons également montré que la croyance éventuelle en la possibilité humaine de donner une réponse aléatoire, indépendante des représentations liées au hasard « réel », avait une incidence sur le biais de préséance. Nous avons mentionné, à cet égard, une autre hypothèse explicative par le de lieu de contrôle. La présente expérience ne permet pas, à elle seule, de départager les deux hypothèses.

56En considérant les deux facteurs que sont la représentation personnelle du hasard et la croyance en la possibilité humaine de le produire (croyance probablement liée au lieu de contrôle), nous avons pu, ainsi expliquer, en partie, comment une réponse, parfaitement justifiée par rapport à la représentation du problème que le sujet se construit, est, dans un cas, conforme à l’uniformité, et, dans un autre, non. Le point important de cette expérience est, sans doute, le caractère finalement cohérent des réponses, parfois significativement éloignées de l’uniformité, parfois non.

57Une étude, qui prendrait en compte, de manière plus fine, les facteurs « section » et « sexe », et qui porterait sur d’autres alternatives que le classique « pile ou face », pourrait, sans doute, permettre de déterminer si 1o le biais de préséance est bien un biais général et 2o si la différence de force, constatée dans les biais de préséance, est due au sexe ou seulement à l’arrière-plan éducatif. Enfin, les deux hypothèses explicatives concernant les écarts constatés, à savoir l’explication conceptuelle (en tant que représentation du hasard) et l’explication par le lieu de contrôle, restent à départager.

Notes

  • [*]
    Université de Metz, Département de psychologie, Ile du Saulcy, 57000 Metz. <adems@free.fr>
    Remerciements : Je tiens à remercier un expert anonyme, dont les critiques avisées et détaillées m’ont permis de corriger plusieurs imprécisions et erreurs d’une version antérieure de l’article.
  • [1]
    Ce biais avait déjà été noté par Gauvrit (2003) dans le cadre des générations aléatoires et, bien avant, par Evans (1989) dans le cadre du raisonnement naturel – voir également Gale et Ball (2002) pour une discussion sur l’interprétation, par Evans, des erreurs à la tâche de Wason 2-4-6 par le biais de positivité.
  • [2]
    Par exemple, répondre « le premier mot qui vient à l’esprit » est une des méthodes possibles.
  • [3]
    Par exemple, prendre systématiquement le premier élément de la liste.
  • [4]
    De manière générale, une variable aléatoire est dite uniforme si toutes ses modalités ont la même probabilité d’apparition. On parle aussi d’équiprobabilité.
  • [5]
    La première égalité est la formule des probabilités totales. La somme s’entend sur toute la population (j est un individu particulier). La seconde égalité provient du fait que chaque individu a la même probabilité d’être choisi, ce qui donne, pour chacun, une probabilité de 1/N. Enfin, la dernière égalité est la définition de la moyenne E (espérance mathématique).
  • [6]
    L’information de Shannon utilisée dans le cadre de l’étude de Beerten et coll. ne fait que mesurer, à la manière d’un ?2, l’écart entre les réponses observées et le cas idéal d’uniformité (on mesure alors s’il y a bien autant de 1 que de 2, que de 3, etc.). D’autres mesures sont citées dans l’article, mais ne sont pas utilisées au final pour mesurer la qualité de la réponse. Depuis Shannon, d’autres solutions ont été proposées pour mesurer le contenu en information d’une série (infinie) de chiffres ou de symboles quelconques (comme la complexité de Kolmogorov, voir, par exemple, Delahaye, 1999).
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Résumé

Des sujets ou groupes de sujets, à qui on demande de choisir au hasard entre pile et face, répondent « pile », avec une probabilité supérieure à 0,5. C’est un cas particulier du « biais de préséance » (Delahaye, 2004), selon laquelle le premier élément d’une alternative est sur-représenté. Nous montrerons que ce biais de préséance dépend des croyances et définition des sujets concernant le hasard et la possibilité humaine de le produire, ainsi que de l’arrière-plan éducatif. Nous montrerons, ensuite, que les réponses observées s’expliquent tout naturellement comme le résultat d’une décision rationnelle.

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Nicolas Gauvrit [*]
  • [*]
    Université de Metz, Département de psychologie, Ile du Saulcy, 57000 Metz. <adems@free.fr>
    Remerciements : Je tiens à remercier un expert anonyme, dont les critiques avisées et détaillées m’ont permis de corriger plusieurs imprécisions et erreurs d’une version antérieure de l’article.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2012
https://doi.org/10.3917/bupsy.484.0359
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