CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En raison de sa contribution à l’élaboration des relations intragroupes et intergroupes, la saisie des mécanismes d’appréhension d’autrui est un objectif majeur en psychologie sociale (Avigdor, 1953 ; Ferguson, Kelley, 1964 ; Rabbie, Horwitz, 1969 ; Sherif, Sherif, 1969). En témoignent la quantité et la diversité des travaux théoriques et empiriques réalisés à ce jour (voir également Tajfel, Wilkes, 1963 ; Ta jfel, Billig, Bundy, Flament, 1971).

2Tajfel (1972), en transposant aux objets sociaux un concept appliqué, en psychologie cognitive, aux objets physiques, définit la catégorisation comme un en semble de « processus psychologiques qui tendent à ordonner l’environnement en termes de catégories : groupes de personnes, d’objets, d’événements (ou groupes de certains de leurs attributs), en tant qu’ils sont soit semblables, soit équivalents les uns les autres pour l’action, les intentions ou les attitudes d’un individu » (p. 272). Le débouché empirique de ce concept consiste principalement en la mise en évidence de diverses distorsions dans l’appréhension des cibles présentant des différences. Concrètement, on distingue essentiellement la distorsion due au contras te (tendance à percevoir les membres catégorisés comme plus différents entre eux qu’ils ne le sont en réalité), la distorsion d’assimilation (tendance à percevoir les membres de l’exogroupe comme plus ressemblants entre eux qu’ils ne le sont réellement) et la distorsion de discrimination (tendance à favoriser son propre groupe au détriment de l’autre groupe et/ou à exagérer la différence intergroupe, même lorsque le bénéfice escompté s’en trouve réduit). Le travail de validation, de compréhension et de qualification des effets des distorsions n’a cessé de se développer.

3La théorie de l’autocatégorisation de Turner (Turner, 1975 ; Turner, Hogg, Oakes, Reicher, Wetherell, 1987) prolonge les travaux de Tajfel relatifs à l’articulation entre catégorisation sociale et différenciation sociale. Selon le modèle de l’autocatégorisation, la recherche d’une auto-évaluation positive constitue le déterminant essentiel de la conduite sociale des individus. La perception se structure, alors, selon trois niveaux : supra-ordonnés (référence à la catégorie humaine), groupal (référence aux relations intergroupes) et personnel (référence aux relations interpersonnelles). Il est postulé que la distorsion de favoritisme, résultant de la catégorisation sociale, ne se manifeste que dans certaines conditions particulières. En effet, dans le cas d’une comparaison interpersonnelle, l’individu tend à s’auto-favoriser et, lorsque la comparaison intergroupe est mise en relief, l’individu favorise son groupe d’appartenance. Turner en dé duit l’existence d’un « antagonisme fonctionnel » entre le niveau interpersonnel et le niveau inter groupe de l’interaction. Le modèle reposant sur la dichotomie « eux/nous » est complété par l’émergence du modèle « soi/autrui », renvoyant à un contexte d’interaction, où la relation est perçue en termes interpersonnels.

4Ultérieurement, d’autres travaux ont été entrepris en vue d’éprouver l’hypothèse sous-jacente à la théorie de l’identité sociale. Les résultats disponibles montrent que la distorsion de favoritisme endogroupe est un processus consistant, mais il en ressort également que son émergence dépend d’un certain nombre de conditions. Certains de ces travaux mettent l’accent sur la diversité des facteurs incitant les participants à favoriser l’endogroupe et, notamment, sur les effets de l’incertitude qu’éprouveraient les individus dans les groupes de petite taille (ou expérimentaux ad hoc). Dans le cas de ce paradigme, Mullin et Hogg (1999), Grieve et Hogg (1999) montrent que la distorsion de favoritisme se manifeste davantage en situation d’« incertitude », c’est-à-dire dans les groupes où les individus ne se connaissent pas et ont des attitudes divergentes. La distorsion dis paraît dans les groupes où les participants se connais sent et ressentent, donc, une incertitude faible. Concrètement, lorsque la partition catégorielle artificielle est de type groupe minimal, elle engendre de l’incertitude en raison de l’impossibilité pour chacun des participants d’inférer les attitudes et croyances des autres membres du groupe. Pour exprimer une dis torsion de discrimination intergroupe, les individus doivent préalablement s’identifier à l’endogroupe ; en quelque sorte réduire cette incertitude.

5Des travaux plus centrés sur la perception endogroupe (Park, Judd, Ryan, 1991) ou encore Ostrom, Sedikides, 1992) montrent que l’homogénéité perçue des membres y est moins assurée que celle de l’exogroupe. De façon générale, différents facteurs peuvent expliquer l’effet d’homogénéité attribué à l’exogroupe : la moins grande familiarité avec les membres de l’exogroupe (Brewer, Miller, 1988), le caractère sommaire des informations disponibles ou encore la faible motivation cognitive, qui conduit à préférer le stéréotype à l’examen coûteux des informations particulières sur les individus (Brewer, 1988). Dans le cas de l’endogroupe, Linville et ses collaborateurs (Linville, Salovey, Fischer, 1986 ; Linville, Fischer, Salovey, 1989) montrent comment la variabilité interindividuelle semble s’expliquer par une focalisation de l’attention sur les personnes et une plus grande familiarité avec les membres de l’endogroupe. Cet effet est généralement étudié par le calcul d’un indice de probabilité de différenciation. Dans la même perspective, Stangor et Lange (1994) montrent que les représentations de l’endogroupe, en raison des relations entretenues avec ses membres, contiennent un nombre important de traits associés, contrairement à celles de l’exogroupe, qui sont davantage caractérisées en fonction de la catégorie impliquée. En d’autres termes, les informations concernant l’en dogroupe seraient plus nombreuses, plus variées et permettraient parfois de distinguer les personnes individuelles au sein du groupe.

6Dans une autre perspective, plusieurs recherches mettent en évidence les conditions qui permettent de moduler les effets de la catégorisation. Parmi celles ci, le statut joue un rôle prépondérant. Sa mise en opération, sous des formes diverses, conduit parfois à des effets qui contredisent ceux qui sont prédits par la théorie de la catégorisation sociale. Si l’on ne considère que les tâches d’évaluation impliquant des individus distribués sur une échelle de qualification ou de statut, Doise (1972), tout comme Kirchler, Palmonari et Pombeni (1994), montre qu’en présence de l’exogroupe, la discrimination en faveur de l’endogroupe est une conduite plus patente chez les membres des groupes dominants (de statut élevé) que chez ceux des groupes dominés (de bas statut). Les travaux de Lorenzi-Cioldi (Lorenzi-Cioldi, 1988 ; Lorenzi-Cioldi, Clémence, 1987 ; voir également Clémence, Lorenzi-Cioldi, Deschamps, 1998) réactualisent ce paradigme en soulignant, notamment, que cette inégalité de traitement, en fonction du statut du groupe d’appartenance, irait de pair avec une perception endogroupe plus individualisée pour les membres des groupes prestigieux et dominants (collections) et une perception endogroupe plus homo gène pour les membres des groupes moins prestigieux et dominés (agrégats). Cependant, l’effet de favoritisme exogroupe repéré chez les sujets appartenant à des groupes de statut inférieur est relatif à la situation des participants. En effet, il se manifeste davantage lorsque les producteurs de jugement sont impliqués dans l’interaction et disparaît lorsqu’ils ont un statut d’observateur. Dans ce dernier cas, c’est le favoritisme endogroupe classique qui se manifeste (Skolnick, Shaw, 1997).

7D’un autre côté, d’autres travaux, relatifs à la catégorisation croisée (Deschamps, Doise, 1979 ; Des champs, Devos, Brechet, Capponi, Guenot, Pesanti, Solari, 1992 ; Doraï, 1993 ; Crisp, Hewstone, Rubin, 2001), insistent sur la multiplicité des appartenances sociales – c’est-à-dire un mode d’insertion sociale plus conforme à la réalité – et montrent comment le croisement de catégories peut suspendre l’apparition du favoritisme endogroupe.

8Cette revue de la littérature conduit à poser la question suivante : l’organisation catégorielle de l’environnement, quelles que soient, par ailleurs, ses modalités, suffit-elle à provoquer la discrimination intergroupe ? Gaertner et Insko (2000) répondent par la négative. Ces auteurs constatent que la discrimination varie selon la nature de l’interaction (indépendance opposée à interdépendance) mise en jeu dans une situation d’allocation de ressources et selon le sexe des sujets. En somme, ils montrent que la manifestation du favoritisme endogroupe dépend beau coup des caractéristiques du contexte social dans lequel l’interaction est envisagée.

9Ces différents travaux constituent un inventaire non-limitatif des productions suscitées par le paradigme de Tajfel. De manière générale, ils soulignent la complexité du phénomène de catégorisation sociale et suggèrent que la production des conduites habituelles de favoritisme endogroupe dépend de la manière dont les individus appréhendent ou se représentent les catégories sociales en présence.

10Si on s’en tient aux modalités de la catégorisation sociale, il est possible de distinguer des critères associés à des substrats objectifs (Corneille, 1997), critères prioritaires lors du traitement de l’information catégorielle (Brewer, 1988 ; Brewer, Lui, 1989), tels le genre, l’âge, l’ethnie et des critères « fonctionnels » comme, par exemple, la compétence professionnelle. Le premier type de catégorisation a la primauté sur un plan perceptif, car il renvoie à des propriétés plus immédiatement accessibles (phénotype, sexe, âge). La naturalisation de ces catégories dans l’usage courant renforce le caractère automatique par lequel elles sont identifiées et invoquées. Le second type de catégorisation renvoie à des modalités d’appréhension des objets sociaux, qui sont moins explicites et qui peuvent paraître moins plausibles si la présentation de l’objet n’est pas accompagnée d’une information additionnelle. Ce type de critères renseigne sur les modes d’organisation sociale. Leur universalité est plus équivoque et leur caractère opérationnel est fonction des environnements sociaux et culturels considérés.

11Les différentes recherches renvoyant à la catégorisation sociale donnent à penser que les distorsions de traitement de l’information à propos d’autrui va rient selon le fondement de la partition (partition fondée sur des catégories « naturelles »/ partition basée sur des catégories « contextualisées ») et selon le mode de structuration de la tâche (type de consigne, qualité et quantité des informations disponibles, etc.). De notre point de vue, une partition est dite naturelle lorsqu’elle est immédiatement accessible à la perception, à la différence de partitions dites contextualisées. Concrètement, informer les individus sur l’appartenance ethnique, le genre ou la classe d’âge d’un individu paraît redondant avec le caractère naturellement informatif de ce type de critères de catégorisation. À l’inverse, la partition en fonction de la compétence professionnelle n’est pas naturellement informative en l’absence d’une information préliminaire et d’un contexte social donné. Cette inégalité dans le niveau d’accessibilité des catégories sociales semble déterminer l’attention accordée aux informations disponibles et a fortiori le type de critères de catégorisation privilégiés lors de l’évaluation des groupes.

12L’actualité du concept de catégorisation est à envisager dans un contexte social général marqué par des évolutions sociales et normatives et par un climat général, qui rendent problématique la question de la discrimination intergroupe. Ce contexte se distingue de nos jours par un consensus, relayé par les institutions, sur des valeurs comme l’égalité, l’ouverture, la condamnation des conduites discriminatoires et leur disqualification sur le plan éthique. Malgré le consensus apparent, il semble que l’adhésion des individus à ces valeurs ne soit pas uniforme. De nombreuses recherches dans le domaine du racisme portent sur ses manifestations voilées dans un contexte de répression des conduites discriminatoires (Dovidio, Gaertner, 1998 ; McConahay, 1986 ; Swim, Aikin, Hall, Hunter, 1995 ; Tougas, Brown, Beaton, Joly, 1995). Les travaux de Dovidio et Gaertner (Dovidio, Gaertner, 1998 ; Gaertner, Dovidio, 1986) illustrent bien l’ambivalence qui caractérise les individus. En effet, ils font cohabiter leurs croyances discriminatoires avec les normes sociales d’équité en vigueur dans le champ social. Plus précisément, ces travaux montrent que les individus qui se déclarent non racistes ont des attitudes non consistantes dans le temps. Tout en adoptant les valeurs d’égalité, ils produisent inconsciemment des comportements qui traduisent leur aversion à l’égard de l’exogroupe. L’expression de la discrimination intergroupe ou de l’apparent favoritisme de l’exogroupe, qui est la marque de cette ambivalence, covarie avec le degré d’ambiguïté de la situation : lorsque la situation est non ambiguë, les conduites discriminatoires sont ré primées au profit d’un favoritisme exogroupe de bon aloi. Au contraire, lorsque la situation est ambiguë, en d’autres termes lorsqu’elle rend possible l’interprétation des conduites sur des bases autres qu’interethniques, les conduites discriminatoires s’expriment. Certains aspects de cette ambivalence peuvent être abordés dans le cadre d’un dispositif qui étudie les comportements produits par des participants ayant à formuler la décision d’embauche d’un candidat exogroupe (situation non ambiguës). Dans ces conditions, les participants pourraient être enclins à maintenir une norme d’égalité dans le traitement des cibles endogroupes et exogroupes. Toutefois, la production d’un discours laissant une plus grande liberté de manœuvre et un moindre contrôle cognitif, peut permettre de repérer d’éventuels indices qui renvoient au conflit intergroupe.

13En somme, on considère, d’une part, que la dis torsion de favoritisme covarie avec le degré d’accessibilité de la catégorie et, d’autre part, que, dans un contexte général où l’égalité entre les groupes tient lieu de valeur principale, le discours est un indicateur possible de cette distorsion. Sur la base de ces différents déterminants du processus de catégorisation, la recherche présente se propose, dans le cadre d’une décision sur un mode disjonctif et d’une conduite verbale, de comparer les effets induits par la confrontation à deux types de catégories : catégories « naturelles » (l’ethnie, par exemple) opposées à contextualisées (la compétence professionnelle, par exemple). On suppose que la catégorie ethnique a un caractère plus spontanément informatif, plus facile ment accessible et mobilise davantage l’attention des juges que la partition selon la compétence professionnelle. Il s’agit de valider l’idée selon laquelle les partitions naturelles priment sur les partitions contextualisées en matière d’expression du favoritisme endogroupe.

Méthodologie

Échantillon

14L’échantillon était composé de 186 participants (60 hommes et 126 femmes) d’origine européenne, issus d’un premier cycle d’études supérieures dans l’Aube et en Loire-Atlantique, âgés en moyenne de 19 ans 9 mois, tous volontaires pour participer à cette recherche. Les objectifs de l’étude leur ont été révélés à l’issue de la passation.

Procédure

15Les participants étaient sollicités pour rédiger un rapport faisant suite à l’entretien d’embauche (en réalité fictif) d’un jeune homme à la recherche d’un emploi depuis trois mois. Selon les conditions, le postulant était présenté soit comme compétent ou, au contraire, non compétent, soit sans information sur sa compétence. D’autre part, selon les cas, un prénom connoté (d’origine européenne ou africaine) était attribué à la cible ou bien celle-ci était présentée sans indication de prénom ; donc, sans indication d’appartenance. La passation était collective et sans limite de temps.

Variables indépendantes

16Deux formes de partitions sociales étaient manipulées : la catégorisation ethnique et la compétence professionnelle.

  • La catégorisation ethnique était introduite par l’octroi d’un prénom destiné à signaler une appartenance ethnique et culturelle précise. Cette variable comportait trois modalités : Franck (endogroupe) ; Aboubacar (exogroupe) ; pas de prénom.
  • Une compétence professionnelle était alléguée à la cible selon trois modalités : cible compétente (diplômée bac plus deux) ; cible non compétente (non diplômée) ; absence d’indication sur la compétence professionnelle.

Variables dépendantes

17Deux variables dépendantes étaient enregistrées dans cette étude :

  • la décision d’embauche envisagée comme une mesure directe du favoritisme endogroupe ;
  • les répertoires utilisés dans le rapport sur la candidature examinée par chaque participant. Cette me sure est envisagée comme une mesure indirecte du favoritisme endogroupe.
Dans ce dernier cas, il s’agissait des répertoires interprétatifs employés à propos de chaque type de cible. Le choix en faveur d’indices langagiers pré sente, à nos yeux, l’intérêt de minimiser la distorsion de désirabilité sociale, courant dans ce genre de re cherches.

18La notion de répertoire interprétatif (Wetherell, Potter, 1992) renvoie à des systèmes de signification socialement établis, disponibles pour créer des images du monde. Il s’agit, selon ces auteurs, « d’ensemble de termes, de descriptions et de figures de style sou vent rassemblées autour de métaphores et d’images mentales ».

19Les répertoires relèvent du contenu. Ils sont généralement appréhendés à partir d’une analyse qualitative des textes ; cependant, dans cette recherche, ils sont repérés à travers une étude lexicale et permettent ultérieurement la construction d’un indice.

Hypothèses opérationnelles

20

  • On s’attend à ce que la décision d’embauche (mesure directe du favoritisme endogroupe) soit justifiée par des critères autres que l’appartenance ethnique des cibles (la compétence par exemple).
  • En ce qui concerne les répertoires interpréta tifs, on s’attend à ce que les participants accordent une plus grande attention aux indications renvoyant à l’appartenance ethnique alléguée à la cible à travers un patronyme qu’à celles concernant son niveau de compétence.
  • On s’attend également à ce que le nombre de répertoires interprétatifs concernant l’endogroupe soit plus important et comprenne des informations plus variées et équiréparties en comparaison du caractère relativement sommaire des répertoires concernant l’exogroupe (Linville, Fischer, Salovey, 1989).

Résultats

Décision d’embauche effective

21La décision d’embaucher plus souvent un membre de l’endogroupe qu’un membre de l’exogroupe constitue l’indicateur explicite de favoritisme endogroupe. Les données recueillies montrent que cette décision n’est pas significativement avantageuse pour les membres de l’endogroupe (?2 (4) = 2,95 ; ns). La norme de favoritisme envers l’endogroupe ne semble donc pas s’exprimer de façon significative, lors de l’évaluation des candidatures. Le sort commun ap parent réservé aux cibles relève, vraisemblablement, du refus d’exprimer une prise de position explicite ment favorable ou défavorable à l’endogroupe.

Le contenu des corpus

22L’analyse des corpus a été réalisée à l’aide du logiciel Alceste (Reinert, 1993). Selon son auteur, il s’agit d’un outil d’aide à l’interprétation de différents corpus textuels présentant une certaine homogénéité et un volume minimum. Concrètement, Alceste permet de dégager des lignes de force, des polarités, qui constituent, pour l’utilisateur, un matériau brut et appuient la démarche interprétative. Ce logiciel met en œuvre des mécanismes d’analyse indépendants du sens. Son objectif est d’obtenir un classement statistique des phrases du corpus en fonction de la distribution des mots dans ces unités d’une quinzaine de mots, ce qui permet de dégager les principaux mondes lexicaux. Alceste constitue un outil de choix pour le repérage des répertoires caractéristiques du discours de l’ensemble des participants.

23Il présente des caractéristiques générales, comme le repérage des unités de contexte élémentaires (phrases déterminées en fonction de la longueur et de la ponctuation, mais pas nécessairement selon la logique grammaticale repérée dans la proposition sujet + verbe + complément ou attribut). Les unités de contexte élémentaires ainsi identifiées permettent l’élaboration des matrices de classification. D’autre part, des unités de contexte initiales (UCI) correspondent au nombre de corpus individuels. Alceste établit une classification hiérarchique qui permet d’évaluer le degré de stabilité des partitions en différents mondes lexicaux, obtenus lors des différentes ana lyses. Il permet également de calculer le coefficient d’association entre un mot et un monde lexical. Il pro cède également à une analyse factorielle des correspondances en croisant les mondes lexicaux et les groupes de participants.

Structuration des cibles et des répertoires

24L’analyse factorielle des correspondances (AFC) nous paraît appropriée pour mettre en évidence les différents répertoires interprétatifs utilisés par les participants.

Graphique 1

Projection des groupes expérimentaux et des répertoires interprétatifs (U = univers sémantique de référence ; A = origine africaine explicite, E = origine européenne explicite, NC = non mobilisation de la catégorisation ; Q = cible compétente, NQ = cible non compétente, Q0 = cible sans indication de compétence

Graphique 1

Projection des groupes expérimentaux et des répertoires interprétatifs (U = univers sémantique de référence ; A = origine africaine explicite, E = origine européenne explicite, NC = non mobilisation de la catégorisation ; Q = cible compétente, NQ = cible non compétente, Q0 = cible sans indication de compétence

25Les deux premiers axes résultant de l’AFC expliquent 100 % de la variance.

26Du point de vue des cibles, le premier axe (90,92 % de la variance) apparaît plutôt comme un axe de catégorisation opposant la majorité des cibles explicitement catégorisées (qu’elles soient endogroupe ou exogroupe) aux cibles pour lesquelles la catégorisation n’est pas mobilisée.

27Le second axe (9,08 % de la variance) oppose moins nettement les différents niveaux de compétence, ce résultat préfigurant le caractère peu discriminant de la variable compétence professionnelle.

28Globalement, la répartition des cibles dans l’espace factoriel effectuée par les participants est cohérente avec les discours qui les accompagnent. Ces dis cours renvoient eux-mêmes à trois principaux univers de référence :

  • l’embauche effective (U1) : cet univers comprend 238 uce (unités de contexte élémentaires équivalant à des propositions), par ordre d’importance pour la classe. Les mots retenus sont par exemple : entreprise, intégrer, rester, équipe, etc. ;
  • le niveau de compétences (U2) : cet univers comprend 468 uce, par ordre d’importance pour la classe. Les mots retenus sont par exemple : emploi, diplôme, études, expérience, recherche, stage, postuler, etc. ;
  • l’image sociale (U3) : cet univers comprend 132 uce, par ordre d’importance pour la classe. Les mots retenus sont par exemple : costume, regarder, présentation, poli, vestimentaire, chemise, cravate, te nue, etc.

Tableau 1

Coordonnées des groupes expérimentaux et des répertoires interprétatifs (U) dans le plan factoriel

Tableau 1
Variables Axe 1 Axe 2 U1 0,06 – 0,13 U2 – 0,19 0,05 U3 0,57 0,08 GR_A_NQ – 0,38 0,12 GR_A_Q – 0,23 – 0,07 GR_ A_ Q0 – 0,07 – 0,04 GR_E_NQ – 0,24 0,06 GR_E_Q – 0,01 – 0,17 GR_ E_Q0 0,10 0,01 GR_NC_NQ 0,11 – 0,02 GR_NC_Q 0,18 0,08 GR_NC_Q0 0,61 0,06

Coordonnées des groupes expérimentaux et des répertoires interprétatifs (U) dans le plan factoriel

29L’association des cibles à des univers référentiels met en évidence une structuration des cibles selon leur degré de similitude avec l’endogroupe. Ainsi, nous constatons que le nombre d’univers utilisés pour décrire la cible augmente en fonction de sa similitude avec l’endogroupe. Si on considère l’axe dit de catégorisation, un seul univers (U3) sature les descriptions des cibles non catégorisées (NC) ; deux univers (respectivement U2 et U1) sont invoqués pour la cible exogroupe (A), alors que les cibles assimilées à l’endogroupe (E) sont décrites de façon plus variée à l’aide des trois univers (U1, U2, et marginalement par U3).

30Les cibles endogroupes (E) semblent, donc, bénéficier d’un traitement moins polarisé. Le fait de ne pas les rapporter à un univers unique (assimilable à un stéréotype) indique, d’une certaine façon, une centration plus importante sur les personnes, c’est-à-dire une perception plus complexe d’autrui, comprenant à la fois des traits qui renvoient à la catégorie d’appartenance et d’autres qui lui sont plus spécifiques. De ce point de vue, on peut penser que, conformément au modèle de Linville et coll. (1986), l’évaluation des pairs, dans une situation de catégorisation sociale, semble provoquer une plus grande centration sur les caractéristiques individuelles et entraîner une plus grande définition de la cible endogroupe.

31Si on considère l’articulation entre cibles et univers en fonction des axes, on observe que le degré de définition (appartenance ethnique définie par rapport à non définie) oppose, sur l’axe 1, les capacités à l’œuvre en situation de recrutement (U3) pour la cible non catégorisée (NC) aux capacités à l’œuvre hors du contexte de recrutement (U2) pour les cibles catégorisées (endogroupe et exogroupe). Sur l’axe 2, les cibles définies et compétentes de l’endogroupe (EQ) sont décrites exclusivement à l’aide de l’univers (U1), évoquant l’intégration future dans l’entreprise et l’adéquation au poste.

32Il ressort de la projection des groupes sur l’espace factoriel que la variable de catégorisation ethnique participe davantage que la variable de compétence pro fessionnelle au mode de perception des cibles endogroupe et exogroupe. Ce constat permet de soutenir l’idée selon laquelle les partitions « naturelles » se raient plus déterminantes en matière de formation d’impression que les partitions contextualisées. Les partitions « naturelles » (comme la catégorisation ethnique), disposant d’un niveau accessibilité élevé, actualisent leur emprise sur le mode de traitement de l’information ; elles favorisent, notamment, une plus grande mobilisation de l’attention.

33En définitive, on peut noter une inégalité de traitement entre les cibles européennes et africaines. Face aux stimuli doublement catégorisés, l’analyse effectuée nous permet de constater que les participants se focalisent davantage sur l’appartenance ethnique des cibles (différence de répertoire) plutôt que sur leur compétence professionnelle. Il y a donc bien un effet de catégorisation sociale. Cet effet porte moins sur la discrimination effective de l’exogroupe (refuser la candidature) au profit de l’endogroupe que sur la mise en évidence d’un contraste quant aux univers évoqués pour la description des cibles en dogroupe et exogroupe.

Analyse de variance

34L’analyse précédente a permis de définir trois uni vers sémantiques stables. Chacun de ces univers éclaire des aspects différents de la candidature à un emploi. La préoccupation des juges quant à l’embauche effective (U1) suppose l’examen des différents aspects de cette candidature et pourrait préfigurer un sort plus favorable pour le candidat; les autres critères reposent sur un examen partiel de la candidature. Ainsi, lorsque les juges s’intéressent au niveau et à la qualité de la formation du postulant (U2), on peut présumer qu’un rejet éventuel de la candidature pourrait être justifié objectivement à partir de ces éléments. En l’absence de définition de l’appartenance sociale de la cible, les juges recherchent d’autres critères pour se former une impression de la cible comme, par exemple, l’image sociale renvoyée par la cible (U3). La présence d’U1 suppose implicitement celle d’U2 et U3 ; l’inverse n’étant pas vrai. Le favoritisme endogroupe devrait se manifester de façon indirecte, notamment à travers la mobilisation d’un nombre d’univers sémantiques plus grand lors de l’évaluation des cibles endogroupes que celle des cibles exogroupes.

35Les trois répertoires sémantiques repérés dans l’analyse qualitative précédente nous ont permis d’élaborer une grille de codage (voir tableau 1), en vue de la construction d’un indice (I) qui correspond à la proportion des énoncés relatifs à un univers donné (par exemple, U1) sur l’ensemble des uni vers présents dans le corpus du participant : I = U1/(U1 + U2 + U3).

Tableau 2

Grille de codage des corpus individuels

Tableau 2
U1 : Embauche effective – Adéquation au poste – Décision d’embauche (type de contrat proposé) – Attrait pour le travail en équipe – Nécessité d’une formation interne – Salaire, horaires de travail – Ambition en rapport avec la carrière U2 : Compétences professionnelles et sociales – Compétences – Lettre de motivation – Curriculum vitae (diplômes, stages et expériences professionnelles, connaissance des langues étrangères, pratique sportive, permis de conduire…) – Culture générale, connaissance de l’entreprise – Vie privée (situation maritale…) – Mobilité géographique U3 : Image sociale – Présentation – Expression – Motivation – Attitude pendant l’entretien – Évaluation de la personnalité du candidat (gentil, assidu, propre/sale, laxiste…)

Grille de codage des corpus individuels

36Contrairement à l’analyse qualitative précédente, qui privilégiait l’occurrence des énoncés (unité de contexte élémentaire), ce nouveau codage repose sur le sens ; recoupant quelquefois la phrase, mais pouvant s’appuyer sur un mot uniquement. Le nombre d’unités de sens, résultant de ce nouveau codage, diffère, donc, du nombre d’énoncés comptabilisés précédemment.

37Une analyse de variance a été effectuée en considérant les indices comme variables dépendantes. Ainsi, pour chaque individu, nous disposons de trois mesures appariées renvoyant à la présence relative des trois univers. Il s’agissait globalement de valider l’hypothèse selon laquelle les appartenances catégorielles détermineraient le jugement dans une situation de recrutement (en réalité fictive) et donne rait lieu à l’évocation de répertoires interprétatifs différents.

Appartenance catégorielle de la cible et contraste intergroupe

38Dans un plan 3 (catégorie ethnique) x 3 (compétence professionnelle) F ( 3 (répertoires sémantiques) avec mesures répétées sur la troisième variable, l’analyse de variance met en évidence un effet global de la variable catégorisation ethnique (F(2,177) = 3,64, p < .03). À l’inverse, la variable de compétence professionnelle ne semble pas affecter les évaluations (F(2,177) = 0,49, ns), l’interaction entre l’appartenance ethnique et le niveau de compétence (F(2,177) = 1,85, ns) n’étant pas davantage significative. Ces résultats mettent en évidence le rôle pré pondérant joué par l’information sur l’appartenance ethnique, lors de l’examen des candidatures. À l’évidence, les éléments résultant de l’appartenance ethnique paraissent plus accessibles et plus informatifs que ceux résultant de la compétence professionnel le. Ainsi, les analyses partielles montrent que les participants différencient bien (F(1,177) = 6,55, p < .02) l’endogroupe (m = 0,33, ? = 0,19 ) et l’exogroupe (m = 0,31, ? = 0,17 ), alors qu’ils n’établis sent aucune différence (F(1,177) = 0,24, ns) entre cibles compétentes (m = 0,33, ? = 0,18) et non compétentes (m = 0,32, ? = 0,19) [1].

39L’analyse générale montre, d’un autre côté, que les trois univers sont nettement distingués par les participants (F(2,354) = 49,7, p < .001). Concrètement, les énoncés relatifs au niveau de compétences (m = 0,39, ? = 0,21) et à l’image sociale (m = 0,38, ? = 0,22) du candidat sont plus fréquemment invoqués que ceux relatifs à l’embauche effective (m = 0,19, ? = 0,14). D’ailleurs, une comparaison partielle sur ce facteur entre les énoncés relatifs à l’embauche effective (U1) et les autres univers (U2, U3) confirme bien cette opposition (F(1,177) = 756,29, p < .001). En fait, les participants déploient des stratégies qui les conduisent à privilégier des éléments pouvant donner l’apparence d’un jugement fondé sur des critères objectifs et permettant de justifier le choix ou le refus d’une candidature.

40Compte tenu du caractère relativement secondaire de la variable de compétence professionnelle, nous nous sommes principalement focalisés sur les effets induits par la variable ethnique ; les résultats suivants étant donc toujours référés à cette dernière variable.

Type de cibles et nature des répertoires interprétatifs

41Comparer le nombre d’univers mobilisés en fonction de l’appartenance ethnique du candidat consti tuait une mesure appropriée pour évaluer la distorsion de favoritisme endogroupe [2]. En effet, à défaut d’indiquer explicitement une préférence pour l’embauche d’un candidat de l’endogroupe, nous avions présumé que les participants favoriseraient implicitement ce dernier, d’après le nombre de répertoires utilisés pour l’examen des candidatures. Par conséquent, on peut en déduire que les trois univers discursifs seront plus équitablement mobilisés en faveur de l’endogroupe alors que cette mobilisation devrait être davantage polarisée sur un des univers, lors de l’évaluation de la cible exogroupe. Concrètement, cette différence intergroupe montre que le processus d’évaluation est moins stéréotypé lors de l’examen de l’endogroupe.

42Le tableau 3, croisant les cibles soumises à l’évaluation et les univers mobilisés, permet de réaliser un test de la médiane généralisée. En considérant le cas de la cible endogroupe, il apparaît que la distribution des effectifs est homogène, (?2 (2) = 1,34, ns). Ce résultat valide l’hypothèse formulée et montre que les trois répertoires sont mobilisés avec un même ni veau de fréquence. Dans le cas de la cible exogroupe, le répertoire relatif aux compétences est privilégié (?2 (2) = 13,11, p < .002) et, pour les cibles dont l’appartenance ethnique n’est pas indiquée, c’est le répertoire renvoyant à l’image sociale qui est pré pondérant (?2 (2) = 21,19, p < .0001).

Tableau 3

Nombre de participants pour lesquels l’indice est supérieur à la moyenne sur cet univers

Tableau 3
Embauche effective Compétences Image sociale (U1) (U2) (U3) Endogroupe 32 28 34 Exogroupe 28 40 19 Catégorisation non mobilisée 19 17 39

Nombre de participants pour lesquels l’indice est supérieur à la moyenne sur cet univers

43L’examen de l’utilisation de chaque répertoire et de l’intensité avec laquelle il est mobilisé lors de l’évaluation des différentes cibles permet de faire une série de constats complémentaires.

44– Discours autour de l’embauche. La comparaison des moyennes sur le répertoire U1(embauche effective) ne permet pas de différencier les cibles (F(2,183) = 1,48, ns, respectivement pour l’endogroupe (m = 0,22, ? = 0,16), l’exogroupe (m = 0,19, ? = 0,13) et l’absence de catégorisation (m = 0,17, ? = 0,13)).

45– Discours autour de la compétence. Les éléments relatifs à la compétence professionnelle (répertoire U2) sont, quant à eux, inégalement distribués lors de l’examen des candidatures (F(2,183) = 4,87, p < .01). Plus précisément, la description de la cible exogroupe (m = 0,46, ? = 0,21) porte davantage sur ces éléments en comparaison de celle de la cible endogroupe (m = 0,37, ? = 0,19), cette dernière ne se différenciant pas de la cible non catégorisée (m = 0,35, ? = 0,21). La comparaison partielle entre ces deux groupes (cible exogroupe relativement à la cible endogroupe et à la cible non catégorisée) met en évidence une différence, qui traduit une bipolarisation endogroupe/exogroupe (F(1,183) = 9,53, p < .005).

46– Discours autour de l’image sociale. Les énoncés relatifs à l’image sociale du candidat se distribuent inégalement selon la nature de la cible (F(2,183) = 14,34, p < .001). Concrètement, la cible endogroupe (m = 0,41, ? = 0,22) ne se distingue pas de la cible non catégorisée (m = 0,46, ? = 0,22 ; F(1,183) = 1,46, ns), ces deux dernières se différenciant de la cible exogroupe (m = 0,27, ? = 0,18 ; F(1,183) = 27,29, p < .0001).

47Les comparaisons partielles semblent renvoyer au binôme endogroupe opposé à exogroupe, classique dans ce type de recherche.

48En somme, les participants semblent assimiler par défaut les cibles non explicitement catégorisées à la catégorie d’appartenance. Ce type d’attitude laisse supposer qu’en l’absence de toute indication, les cibles sont assimilées à l’endogroupe et évaluées comme telles. Un mode binaire de perception de la réalité semble dominer et déterminer l’action des participants.

Discussion

49Si les univers sémantiques identifiés ne peuvent être indicateurs d’une valorisation endogroupe en relation avec une dévalorisation exogroupe, ils révèlent, cependant, que des critères variés sont à l’œuvre dans une situation de jugement social. En effet, les résultats montrent bien l’existence d’un contraste entre l’endogroupe et l’exogroupe quant au nombre et au type d’univers privilégiés dans la formation d’impression.

50Parallèlement, les résultats montrent que le degré de mobilisation de la catégorisation n’oriente que partiellement le choix des univers ; concrètement, les participants restructurent la partition initiale (cible en dogroupe opposée à exogroupe et à non catégorisée), en lui substituant l’opposition appartenance-non appartenance. Contrairement à la tendance dominante, issue de l’analyse factorielle, les différents tests de comparaison des moyennes permettent de constater que la cible non catégorisée est assimilée, par défaut, à la cible endogroupe. On revient, donc, ici, à des pré occupations plus proches de la différenciation intergroupe en fonction de « nous », opposé « eux », l’émergence d’un favoritisme endogroupe explicite dépendant du contexte social (normes en vigueur, représentations, mode de mobilisation des appartenances, etc.).

Discussion générale

51La recherche réalisée avait pour but principal de montrer que les processus de formation d’impression sur autrui étaient modulés par le niveau d’accessibilité des critères fondant la partition catégorielle ; plus précisément, il s’agissait de comparer les niveaux d’emprise respectifs d’une partition ethnique et d’une partition professionnelle dans une tâche de recrutement. Le but secondaire de la recherche consistait à mettre en évidence les modalités d’émergence du favoritisme endogroupe dans un contexte culturel marqué par la norme égalitariste.

52Les résultats confirment l’existence d’une différence dans la perception des cibles évaluées. L’analyse qualitative révèle la différence de traitement selon le groupe d’appartenance ethnique : la cible endogroupe bénéficie, en effet, d’un examen de situation plus complexe (mobilisation de répertoires interprétatifs plus variés), centré sur la personne. À l’inverse, la cible exogroupe, sans être stéréotypée, est plus fréquemment examinée à l’aune du niveau de compétences. La cible non catégorisée est réappropriée et traitée comme faisant partie de l’endogroupe. Contrairement aux attentes, qui supposaient un traitement différencié des cibles endogroupes, exogroupes et non catégorisées, on constate l’émergence d’une bipolarisation classique de type endogroupe inversement à exogroupe.

53Les données issues de la recherche mettent également en évidence une forme de hiérarchie entre les critères de la catégorisation. La catégorisation ethnique, plus accessible, est davantage prégnante que la catégorisation fondée sur la compétence professionnelle. Cette inégalité constitue une contribution au débat, dans la mesure où elle semble dénoter la prééminence des critères renvoyant à un substrat naturel et universel (ethnie, âge ou genre) sur les critères se rapportant à un mode d’organisation sociale (compétence professionnelle…).

54Les résultats enregistrés n’ont pas permis de déterminer l’existence d’une faveur significative à l’égard de l’endogroupe. Déclarer l’embauche ou le refus d’embauche constituant une mesure trop explicite ; nous nous sommes tournés vers l’examen d’indices latents du favoritisme endogroupe. L’analyse factorielle réalisée dans cette optique a permis d’identifier des univers sémantiques stables et les catégories de cibles plus fortement associées à chacun des univers. L’analyse de variance, réalisée à partir de ces univers, montre bien que ceux-ci sont quantitativement et qualitativement mobilisés de façon inégale. Conformément à l’hypothèse envisagée, la cible endogroupe bénéficie d’un examen de situation plus complexe (présence relative des trois univers), alors que les autres cibles sont appréhendées de façon plus stéréotypée (prédominance significative d’un univers).

55En somme, les résultats indiquent que les cibles sont évaluées selon leur appartenance ethnique. Ils montrent, par ailleurs, que la norme sociale antiraciste, qui préexiste à la situation expérimentale, détermine le traitement réservé aux différentes cibles. Cette norme entre en conflit avec une norme implicite de favoritisme endogroupe. L’expression du favoritisme endogroupe trouve, dans le choix des répertoires discursifs, des éléments objectifs (présence ou non de telle ou telle qualité personnelle) pour justifier le sort réservé aux cibles exogroupes (Gaertner, Dovidio, 1986 ; Dovidio, Gaertner, 1998), sans se compromettre. Ce type de recherche attire l’attention sur les mécanismes mis en œuvre dans un contexte dominé par la norme antiraciste. Le conflit normatif semble se résoudre dans le passage du favoritisme endogroupe vers l’expression de la différence intergroupe. Si la formule : « nous sommes supérieurs », pouvait résumer la position antérieure, elle semble apparemment remplacée par une nouvelle attitude, que l’on peut résumer à travers la formule : « nous sommes différents ». Cette conduite nous semble valoriser l’endogroupe et consacrer la discrimination intergroupe, tout en permettant aux individus d’éviter le conflit avec les normes de l’air du temps antiraciste.

Annexe

Exemples de discours ou fragments

56Concernant les cibles endogroupes :

  • « Je suis sûr qu’il saura faire preuve de bonne volonté et d’initiatives et que de tels éléments seraient bénéfiques au sein de notre entreprise. »
  • « Malgré son manque d’expérience, il semblait très enthousiaste d’être employé ici, il voudrait entrer le plus vite possible dans la vie active, j’aimerai lui donner sa chance. »
  • « (…) de prime abord fait bonne impression, il est souriant, correct, poli ; ceci est primordial lors d’une première rencontre et même dans la vie de tous les jours. »
Concernant les cibles exogroupes :
  • « Aboubacar a un niveau élevé d’étude alors que l’emploi ne requiert qu’un diplôme de bac + 3 (…) Ce métier ne va peut-être pas le satisfaire. »
  • « Aboubacar est un jeune diplômé bac + 2, je pense que ce niveau d’études est tout à fait honorable mais peut-être insuffisant aujourd’hui. »
  • « Aboubacar n’a pas beaucoup de chance car il n’a même pas au moins une expérience professionnelle ayant un rapport avec la vente. »
Concernant les cible non catégorisée :
  • « Il s’est présenté à l’entretien habillé de façon correcte c’est-à-dire en costume et en cravate avec des chaussures bien propres. »
  • « Je l’ai senti plus stressé au début de l’entretien, il ne savait pas comment se tenir sur sa chaise (…). »
  • « Il est arrivé quelques minutes en avance, il avait un langage et une façon de parler plutôt polie et calme bien qu’il ait l’air un peu timide. »

Notes

  • [*]
    Laboratoire éducation, cognition, développement (EA 3259), Université de Nantes, BP 88127, 44312 Nantes Cedex 03. <Andre.Ndobo@humana.univ-nantes.fr>
  • [**]
    Laboratoire éducation, cognition, développement (EA 3259), IUT de Troyes, Université de Reims, 9 rue du Québec, BP 396, 10026 Troyes Cedex. <E.Gardair@-troyes.univ-reims.fr>
  • [***]
    Interactions sociales et organisations sportives (ISOS), Université de Bourgogne, BP 27877, 21078 Dijon Cedex. <Marie-Francoise.Lacassagne@u-bourgogne.fr>
  • [1]
    La comparaison entre les cibles non catégorisées, d’une part, et les cibles catégorisées, d’autre part, n’est pas significative (F (1,177) = 0,71).
  • [2]
    Voir des exemples de phrases employées par les participants en annexe.
Français

Résumé

La recherche présente s’inscrit dans le cadre de la théorie de la catégorisation sociale. Elle a pour objectif de montrer que l’émergence du biais pro-endogroupe dépend des critères qui organisent la partition catégorielle, ainsi que du degré d’accessibilité de ces critères. En examinant la teneur des rapports produits par 186 sujets, jugeant des candidats à une embauche, catégorisés en fonction d’une appartenance ethnique et d’un niveau de compétence allégués, il apparaît que la partition ethnique mobilise davantage l’attention et l’intérêt des participants que la partition selon la compétence. Concrètement, les analyses montrent que le favoritisme endogroupe ne se manifeste pas lorsque le support de la décision ne permet pas de nuances. À l’inverse, un effet de différenciation intergroupe est constaté dans le choix des répertoires langagiers. Les sujets semblent actualiser la perception positive de l’endogroupe en remplaçant la norme implicite de supériorité endogroupe (« nous sommes meilleurs qu’eux ») par la norme de différence (« nous sommes différents d’eux »). La discussion porte à la fois sur l’inégalité d’emprise entre les critères et les niveaux d’accessibilité de la partition catégorielle, et sur la façon dont les normes sociales dominantes affectent les jugements intergroupes.

Italiano

Parole chiave

  • accessibilité des catégories
  • ethnie
  • évaluation
  • compétence professionnelle

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André N’Dobo [*]
Emmanuelle Gardair [**]
  • [**]
    Laboratoire éducation, cognition, développement (EA 3259), IUT de Troyes, Université de Reims, 9 rue du Québec, BP 396, 10026 Troyes Cedex. <E.Gardair@-troyes.univ-reims.fr>
Marie-Françoise Lacassagne [***]
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2012
https://doi.org/10.3917/bupsy.477.0339
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Groupe d'études de psychologie © Groupe d'études de psychologie. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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